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Fuir, fusionner, agresser

Mai 1989

Fuir, fusionner, agresser.

par le Groupe de recherche de l'ICEM : « Violence dans la salle de classe »
N° 206
Supplément au n° 9 de mai 1989

Le Groupe de recherche « Violence dans la salle de classe » est constitué de : Maryvonne Charles, Éric Debarbieux, Guy Goujon, Serge Jaquet, Monique Méric, Bruno Schilliger. Notre projet : commencer à comprendre la violence dans la classe et réfléchir à des stratégies possibles, non dans l'imaginaire, mais dans le réel. Ce qui nous a amenés à réfléchir surtout sur le rôle de l'espace-classe (le dedans) et sur des stratégies quelquefois non-verbales.
Ce groupe fonctionne depuis six ans. Après plusieurs articles parus dans la revue Chantiers et dans L'Éducateur, deux dossiers du Nouvel Éducateur feront le point de ces recherches : « Fuir, fusionner, agresser », coordonné par Éric Debarbieux, et « Un toit dans la classe », coordonné par Serge Jaquet (parution en 89-90). Ces écrits ont été travaillés en commun à partir d'une écriture unique et confrontés aux remarques d'autres praticiens, en particulier de psychanalystes.
Un livre paraîtra en septembre 1990 aux Éditions ESF, sous la responsabilité d'Éric Debarbieux.
Sommaire
par Éric Debarbieux....................................       p. 1
par Bruno Schilliger....................................       p. 3
par Monique Méric......................................       p. 9
par Éric Debarbieux....................................     p. 17

Vive les vacances, les cahiers au feu et le maître au milieu. » A chaque retour de l'été, potaches enfin libérés, nous nous échappions au rythme ironique de cette comptine. Dans le temps inversé où le loisir enfin allait prendre le pas sur l'école, nous inversions aussi l'espace. Le cercle du savoir nous avait assez enserrés, l'autorité du maître nous avait assez commandés. A leur tour de rester prisonniers dans un cercle de flammes. En chan­tonnant « Vive les vacances » et en tuant — symboliquement — le maître, nous nous disions aussi, qu'à l'inverse, nous ne vivions pas totalement en classe et si nous brûlions les cahiers c'est qu'ils n'étaient qu'un savoir mort qui n'était pas encore nôtre. Bien sûr, nous n'étions pas dupes de cette ironie souriante et nos souvenirs scolaires ne sont pas d'éternels cauchemars. Le symbole nous suffisait pour contester, sans doute.
Cependant, maintenant que nous avons pris la place du maître, en devenant enseignants, sans pour autant nous prendre pour Jeanne d'Arc sur son bûcher, nous savons bien que parfois la classe est un espace de violence non symbolique. Bien des enfants — sans présu­mer de l'historicité d'une telle évolution — n'ont qu'un rêve : en sortir, et ne le pouvant pas, y deviennent hors-la-loi. Hors de la norme, en marge, sur quelles frontières se situent ces jeunes qui dépassent les bornes en franchissant allègrement les limites de notre patience, voire de notre résistance ?
Dire, comme nous l'avons affirmé, que la violence et les violents sont « en marge » de l'école et de la classe n'est qu'outrecuidante banalité. Méfions-nous pourtant des éviden­ces, reflets d'opinions sans fondement, posées là sans questionnement.
La marginalité en classe se traduit par des attitudes bien codifiées, apparemment aberran­tes, et pourtant si connues qu'on s'étonnera qu'elles aient si peu intéressé les chercheurs. La marginalité n'est après tout qu'une question d'espace : le marginal est dans le groupe en dehors du groupe, il en est exclu ou veut s'en échapper et pourtant cette évasion/exclusion est mise en scène devant et au milieu du groupe. C'est dans la classe qu'on s'en évade.
Qu'est-ce que cet évadé qui s'enfuit devant les autres ?
Qu'est-ce que cet exclu qu'on met dehors devant chacun ?
Qu'est-ce que ce lieu obligatoire où le gardien vous met dehors et où dedans on n'est pas là?
Éric Debarbieux
 
 
Il est 9 h 50. Nous sommes en récréation et je me trouve dans la salle des maîtres. Sou­dain, deux institutrices qui étaient de service de surveillance dans la cour, déboulent dans le couloir : « Nous avons été obligées de nous y prendre à deux pour séparer Tony de David sur lequel il s'est jeté. Dans la mêlée, on a même pris quelques coups et on a eu un sacré mal à en venir à bout. Finalement, Tony s'est mis à pleurer et s'est précipité vers la porte de sortie de l'école. On n 'a pas eu le temps de réagir. Il s'est barré. Comment allons-nous faire pour le récupérer ? Est-ce que tu peux t'en occuper ? » me demandent-elles.
Scénario « classique » et « ordinaire » : face à l'angoisse, Tony a parfois recours à la vio­lence, mais le plus souvent, il fuit, signe qu'il ne supporte pas une situation, et il le fait aussi bien en classe, à l'école, qu'à la mai-, son. Par son attitude, il interpelle tout le monde, sa mère, la psychologue scolaire, la directrice de l'école, l'assistante sociale, moi-même... Bref, il fait parler de lui.
Tony, une histoire
II est né le 20 février 1977 à François en Mar­tinique. Il a dix ans. Il a surtout été élevé par sa grand-mère. Depuis trois ans, il vit en France avec sa mère, ses deux sœurs et un frère. Son père, décrit comme un homme violent, est resté en Martinique avec ses deux fils aînés.
Arrivé en France, Tony double le cours pré­paratoire. Il est pris en soutien pédagogique à raison de deux séances par semaine au pre­mier trimestre, mais ce « soutien » ne sera pas poursuivi, et il est orienté en classe de perfectionnement l'année suivante.
J'ai rencontré sa mère, suite à une histoire de vol d'argent à la maison. Après avoir vécu avec un ami violent, la mère est actuellement seule et assistée socialement. Elle déclare vouloir sortir de cette situation. Elle m'a informé de l'énurésie diurne de Tony que j'avais déjà remarquée puisqu'il n'hésite pas à enfiler quatre slips pour la dissimuler à l'école. Des recherches d'anomalies physio­logiques ont été réalisées, mais il ne souffre d'aucune lésion. Le problème se situe ail­leurs.
Sa mère est catastrophée par l'attitude de Tony, ne sachant plus qu'en faire et deman­dant, en fait, de l'aide. Devant son enfant, elle n'hésite pas à déclarer : « Mais qu 'est-ce que je vais faire de toi, mon pauvre ? Tu me fais les pires bêtises. Je vais être obligée de t'envoyer quelque part en pension. Je n 'en peux plus de ce gamin ! »
A travers son discours, j'ai surtout cru entendre : « Je n 'en veux plus de ce gamin ! »
Et il le lui rend bien puisqu'il la fait courir dans les rues vers deux heures du matin à sa recherche. Car Tony fugue de chez lui ou ne rentre pas après avoir joué dehors avec des copains. Lorsqu'il revient, sa mère n'arrive pas à savoir où il a passé la nuit. Pour éviter qu'il ne soit livré à lui-même aux moments où elle est au travail (dès quatre heures du matin), elle paye une « nourrice » (terme qu'elle utilise) pour garder Tony.
Ses attitudes de fuite, de fugue vécues dans la famille, Tony les reproduit dans l'école. A l'obligation d'être là, il peut opposer une passivité qui est sortie de la réalité, ou tenter par tous les moyens de s'évader du lieu. Qua­tre exemples pour le confirmer :
Tony, la fuite
En classe, en début d'année, il ne participe presque jamais au « Quoi de neuf » ni au Conseil. Par la suite, sa présence se fait plus fréquente mais il n'est jamais vraiment dans le cercle du groupe : sa chaise est toujours en retrait. Il n'est pas dans le groupe. Et c'est d'ailleurs la position qu'il occupe dans toutes nos activités : à la fois ici et ailleurs. Parfois quand il désire participer et intervenir à l'entretien et qu'il demande à être inscrit sur
le cahier pour son tour de parole, lorsqu'on arrive à lui, il dit chaque fois : « Hein ? Qu 'est-ce qu 'y a ? »
On lui rappelle qu'il s'est inscrit et que son tour arrive. Il répond en faisant une sorte de grimace : « Je ne sais plus ce que je voulais dire... Ah ! oui ! » Et il enchaîne...
Un jour où il a terminé son travail, il se met à gêner Sonia. Or, il sait qu'il peut se livrer à certaines activités, mais certainement pas gêner les autres. Je lui rappelle la loi : s'il ne s'occupe pas seul et gêne, je lui donnerai du travail. Il continue à déranger Sonia. Je lui demande de retourner à sa place et de pren­dre son cahier d'opérations. Il refuse. Je le saisis par le bras et le ramène à sa place. Il dit qu'il en a marre, range ses affaires person­nelles dans son cartable, enfile son blouson et fait mine de vouloir rentrer chez lui. Il est 14 h 30. Je sens qu'il attend de moi que je lui courre après et le retienne. Je n'en ferai rien puisque c'est ce qu'il cherche : je refuse de jouer son jeu. Je me contente de lui rappeler qu'il est tenu de rester en classe jusqu'à 16 heures et que rentrer chez lui en dehors des heures de sortie légale s'appelle faire l'école buissonnière. S'il lui arrive quelque chose dans la rue, je serai personnellement responsable, et de ce point de vue, comme l'acte est grave, s'il quitte l'école, je deman­derai en Conseil des maîtres une sanction grave. Il sort néanmoins de la classe. Je ne bronche pas, ni ne bouge, mais franchement, en moi-même, je ne suis pas du tout rassuré. Les enfants de la classe sont effarés par ce que vient de faire Tony, attitude mêlée de crainte, pour ce qui va lui arriver, et d'admi­ration. Tony va-t-il devenir un héros ? Heu­reusement, au bout de dix minutes, il revient en classe et se met aux opérations.
Tony s'est livré à une autre escapade le jour où il a annoncé à Yannick, le responsable de la cantine, qu'il prendrait son repas à la mai­son. Il n'en était rien et à 13 h 30 il a été rac­compagné en classe par le fils de sa « nour­rice » qui m'a affirmé qu'il devait prendre tous ses repas au réfectoire. Celui-ci l'avait trouvé en train de traîner et s'amuser dans la rue. Il n'était évidemment pas rentré chez lui, et nous avait bien eus !
Une autre fois, alors que Tony était effecti­vement à la cantine, une institutrice de l'école est venue me chercher en salle des maîtres pour m'avertir qu'il venait subite­ment de quitter l'école après avoir pris son
repas. Elle avait bien essayé de le retenir, mais celui-ci résistait tellement qu'elle n'avait pu faire autrement que de le lâcher. D'autres enseignants de l'école me diront l'avoir vu traîner autour de l'école et s'enfuir au moindre appel de leur part.
Comme on le voit, Tony est toujours à côté, en marge ou en dehors. Ses choix spontanés dans l'espace-classe confirment cette margi­nalité.
A quoi veut-il échapper ?
Il a choisi en début d'année la table la plus proche de la porte de la classe. Et il lui arrive de se lever, d'ouvrir la porte, de regarder dehors dans le couloir, et de refermer la porte, cela plusieurs fois par jour.
Aurait-il peur de se faire happer, phagocy­ter, bouffer par la classe ? Est-ce pour échapper à cette angoisse que Tony a recours à cette fugue-fuite ? A-t-il peur de lui-même, de sa violence pour exister ? Lorsqu'il ne fuit pas la situation anxiogène, la résolution du conflit peut être un épisode violent, comme celui de sa bagarre avec Isaac.
Alors que nous étions sur le point de partir à la piscine, Isaac et Tony s'empoignent et se frappent au visage avec brutalité. J'inter­viens physiquement pour les séparer et je ceinture Tony à la fois pour le calmer et le protéger. Ce manège durera tout le temps du trajet jusqu'à la piscine et même jusque dans les vestiaires.
Comment va-t-il pouvoir véritablement prendre une place et l'occuper dans la classe ? Comment va-t-il pouvoir être vrai­ment là parmi nous ?
Tony, une évolution
On se rend compte évidemment de la com­plexité du « cas Tony ». Il faut le vivre quoti­diennement dans la réalité de la classe. Croyez-moi, c'est un sacré problème !
En ce qui me concerne, fin novembre, je me sens sur la sellette. Tony en est la cause. Il essaie systématiquement de détourner les lois du Conseil en les transgressant. Il essaie de repousser toujours plus loin les limites et semble le faire afin que je réagisse vis-à-vis de son attitude. On dirait qu'il me cherche. Voudrait-il des re-pères ?
Lorsque je me mets sur son chemin dans ses tentatives de transgression délibérée de nos lois, (ou même où, exaspéré, je lui ai collé une claque) il m'envoie avec hargne : « D'abord, j'fais c 'que j'veux ! Ça ne vous regarde pas. Vous n 'êtes pas mon père ! Vous n 'avez rien à me dire ! »
Dans ces cas-là, je lui réponds : « Je ne suis pas ton père, mais les lois de la classe, ça me regarde, je suis là pour qu 'elles soient respec­tées ! »
Durant cette période, il gêne par les bruits qu'il provoque : il chante tout haut, coupe la parole par des bruits vocaux pour le moins bizarres, s'arrange pour faire tomber des objets. Bref, il cherche à attirer l'attention, mais les moyens qu'il a choisis ne sont pas vraiment recommandables ni acceptables socialement.
Et cette fois-ci, en ce qui concerne le groupe des enfants, cette attitude de Tony ne va pas rester non plus sans réponse. Les Conseils deviennent houleux : la classe ne supporte plus son attitude et le lui fait savoir au moyen de nombreuses critiques. Au Conseil, certains même commencent à se lasser des affaires qui concernent trop souvent Tony. Difficile de trouver des solutions face à quelqu'un qui refuse la vie coopérative, et qui a décidé de gêner délibérément ! Va-t-il finir par tourner le Conseil en ridicule ?
Après une période transitoire caractérisée par la recherche de solutions au « cas Tony », avec prise en compte de ses difficul­tés dans le groupe, génératrices d'une cer­taine agitation, succède la lassitude générale, voire la tendance au rejet. Dès lors, une mise à distance s'impose et je propose au Conseil de lui attribuer un statut à part en raison de son retrait de la vie coopérative : la punaise rouge. Puisqu'il refuse les lois de la classe et les devoirs qui lui incombent, il ne peut plus prétendre à exer­cer ses droits (intervenir au « Quoi de neuf », parler directement au Conseil, avoir accès au matériel, participer aux activités...). Il n'est pas obligé de travailler et sa table est provisoirement en retrait par rapport au groupe (jusqu'à discussion de son « cas » au prochain Conseil).
En y repensant actuellement, je me demande même si Tony n'a pas voulu provoquer cette mise à l'écart momentanée du groupe. Toujours est-il qu'après une semaine, par l'intermédiaire d'Isaac,  il  a demandé  au
Conseil sa réintégration, qui lui a été accor­dée.
Quelque temps plus tard se situe l'épisode de la clé :
Après m'avoir confié très souvent la clé de chez lui (de peur de la perdre), le samedi 6 décembre, Tony demande et obtient du Conseil la responsabilité de l'armoire conte­nant les puzzles et les jeux. Personne n'avait demandé à s'en occuper depuis le début de l'année. Cette armoire est fermée au moyen d'une clé fermant également le tiroir de mon bureau dans lequel je dépose mes affaires personnelles (chéquier, portefeuille).
A chaque séance d'atelier, Tony me réclame sa clé et me la restitue en fin de séance. Il est donc le seul enfant à avoir accès à cette armoire.
Il est intéressant de savoir qu'en début d'année la mère de Tony est venue en classe pendant les heures scolaires pour me confier les clés de chez elle afin que je les remette à 16 heures à Tony.
Imagine-t-on l'enjeu et l'importance de la demande de responsabilité de Tony au Con­seil ?
A partir de ce jour, il obtient une place dans la classe, et pas n'importe laquelle, puisqu'elle est matérialisée par l'espace que constitue cette armoire. C'est son espace. Et il est protégé dans la mesure où il est le seul enfant à pouvoir y avoir accès grâce à la clé.
Dès lors que sa demande de responsabilité de l'armoire est entérinée par la classe, c'est tout le groupe qui lui reconnaît et lui ménage une place, cela dans un espace socialisé puis­que regroupant des biens collectifs dont l'uti­lisation est réglementée.
A partir de ce moment, et au fur et à mesure de sa sécurisation en ce lieu, Tony n'a plus besoin de me confier sa clé. Il peut être là autrement. Il dispose désormais de la clé qui ouvre également mon espace personnel (tiroir du bureau).
Il a investi un lieu de responsabilité plutôt que ce lieu apparemment personnel : son bureau. Celui-ci n'est pas un lieu suffisant : en début d'année, le respect des autres n'est pas une valeur reconnue et Tony ne peut pas avoir confiance, malgré ses tentatives maté­rialisées par l'apport d'objets personnels. D'ailleurs, sa case ainsi que son cartable sont dans le plus grand désordre.
Il est évident que l'évolution de Tony n'est ni magique, ni linéaire et que heurts et régres­sions sont encore fréquents. Si les perturba­tions s'atténuent, Tony s'exprime encore par la « délinquance » (vol de mon cuter dans mon bureau), ou en nous refaisant le coup de la fuite dans un autre contexte. Les faits se dérouleront cette fois à la piscine : Tony, un sacré problème pour les maîtres-nageurs !
Le mardi matin, nous allons à la piscine, en car, avec une classe de cours élémentaire pre­mière année. Ce mardi-là, Tony rechigne à se mettre en maillot de bain, contrairement à l'habitude, car il aime ces séances. Je lui demande ce qui ne va pas. Il me répond : « Rien du tout. Je ne suis pas en forme. Je n 'ai pas envie de me baigner ! »
Je lui fais remarquer qu'il va manquer une séance, que c'est peut-être embêtant pour sa progression. « Ça ne fait rien, je rattraperai la prochaine fois ! »
J'accepte son argumentation et lui demande d'enlever ses chaussures et ses chaussettes, comme c'est l'usage. Je m'occupe du reste
du groupe qui est déjà prêt à côté du bassin. Soudain, lors de la séance, et alors que je suis dans l'eau, je vois un maître-nageur qui tire par les bras Tony resté dans les douches, en lui disant : « Tu vas faire comme les autres qui ne se baignent pas et aller sur le banc ! » Tony, qui, à vrai dire, ne gênait personne où il se trouvait, résiste et se fâche. Le maître-nageur le maintient sur le banc où il a réussi à l'amener. Je sens que la situation se bloque et devient critique : ni l'un, ni l'autre ne va lâcher prise et je sais ce qui en résulte pour Tony. Cela ne tarde d'ailleurs pas à arriver : alors que je sors de l'eau pour intervenir, Tony se précipite vers la sortie et s'éloigne. Une fois de plus, il aura répondu à une situa­tion anxiogène par la fuite.
Néanmoins ces fugues vont s'espacer de plus en plus, et vont aller de pair au cours de l'année avec une tendance inversement pro­portionnelle à participer, s'inclure, s'inves­tir. Les textes libres, en début d'année très rares et relatant surtout des faits, vont évo­luer vers des textes où il livre une impression, une opinion :
 
23/10/86
J'ai jeté des cailloux sur un chien qui passait.
17/11/86
J'ai rêvé qu 'on me mettait dans un cagibi. Je me suis réveillé.
14/10/86
J'ai trouvé un champignon. Je ne l'ai pas mangé.
6/11/86
J'ai fait du vélo
au parc de Saint-Quentin.
J'ai vu Stéphanie
et sa grand-mère.
5/10/86
Je suis allé me promener
au parc de Saint-Quentin.
J'ai vu des chèvres et des moutons.
8/12/86
Yannick et Stéphanie
sont partis
au parc de Saint-Quentin
pour jouer
au ballon.
Il est tombé
dans l'eau.
Yannick a plongé
pour le récupérer,
mais il s'est fait mordre
les fesses
par un canard.
Il a crié : « Aouh ! »
Et plus tard...
2/04/87
Hier,
j'ai fait une blague à ma mère. J'ai bien rigolé. Elle était fâchée.
7/04/87
J'ai joué
avec Abdessamad
à bloquer
des vieilles dames
dans un ascenseur.
L'oncle d'Abdessamad
est arrivé
et lui a donné
une claque.
On s'est bien amusé
quand même.
 
Et même s'il ne participe que peu encore à la vie de la classe, je constate que ses interven­tions ont beaucoup d'à-propos et sont tou­jours en rapport avec les règles de fonction­nement de la classe : « Hé, dites donc, le feu est au rouge, on doit demander la parole ! » « Maintenant, on doit faire gym, je crois que c'est Vheure et c'est marqué sur le plan... » Et si notre fonctionnement était devenu pour lui un repère ?
Au mois de juin, il demandera même à prési­der un « Quoi de neuf » et s'acquittera de cette tâche d'une façon telle que toute la classe le félicitera lors de la critique du prési­dent. Il saura faire preuve de souplesse dans l'animation, mais aussi de rigueur dans l'uti­lisation de notre rituel, garantissant ainsi la parole à chacun. Un indice révélateur de la bonne marche de la séance : très peu de « gêneurs ! »
Un autre aspect de l'évolution de Tony a été l'utilisation de la correspondance scolaire.
En apparence, il ne semble pas vraiment impliqué dans cette communication qu'il entretient avec Boris, son correspondant de Carignan dans les Ardennes. Contrairement
à certains enfants de la classe, il n'en parle pas. Néanmoins, je le vois parfois jeter un coup d'œil aux photos qui nous ont été envoyées. Souvent, il prépare à l'avance des dessins. Il ne manque pas de joindre à cha­que colis un petit objet qu'il a emballé à l'attention de « son corres ». Il est remar­quable qu'il ait conservé presque toutes les lettres reçues de Boris, alors qu'il perd sou­vent ses affaires personnelles. Un jour, il a même accepté de recopier son brouillon de lettre chez lui.
A l'occasion du premier avril, il écrit la lettre suivante :
Bonjour Boris,
J'espère que tu vas bien. Je réponds à tes questions : oui, j'ai un vélo. Oui, j'aime regarder la télé. Oui, j'aime regarder les des­sins animés. J'ai fait une blague à ma mère. Et toi, as-tu fait une blague à tes parents ? A ta mère ? A ton père ? Moi, ma mère s'est fâchée. Et toi ? A bientôt.
Tony
En fait, contrairement aux apparences, Tony s'est beaucoup investi affectivement dans cette correspondance.
Elle lui a permis une ouverture sur l'extérieur et une communication avec un autre, à dis­tance, dans un autre lieu que celui de notre classe. A travers Boris et les relations qu'ils ont nouées, il existe un dehors pour Tony par rapport à la classe, le dedans.
Peut-on dire que tout est réglé en ce qui con­cerne Tony ? Certainement pas, mais on peut néanmoins constater une certaine évolu­tion dans son comportement, confirmée d'ailleurs par la psychologue scolaire qui le trouve plus communicatif, plus ouvert.
Alors, en ce qui concerne Tony, vers des solutions ?
Le 3 décembre 1987 B. Schilliger
 
 
Rentrée scolaire 1984-1985, dans une sixième de SES : le groupe équilibré en nom­bre (huit filles, huit garçons) est composé d'élèves perturbés, très agités et instables, qui ne savent pas parler doucement et encore moins se taire, qui sont en majorité agressifs et passent volontiers à l'acte quand les insul­tes verbales ne produisent pas de réaction. Ce comportement ne se limite pas à l'espace et au temps des récréations, les interférences avec la classe sont nombreuses.
Cependant, dans ce groupe très agressif et plus difficile que d'autres, une élève me pose question, elle fait tâche... Elle est « trop bien » et cette grande différence de compor­tement avec les autres me gêne car il me sem­ble qu'elle cache quelque chose. Il s'agit d'une grande fille trop « sage », toujours parfaitement en ordre, soumise à ce qu'il faut faire, à ce que je dis, avide d'ordres et de consignes formelles, conformiste à l'excès... Une fille qui soigne la façade, qui a un énorme besoin que les apparences soient flatteuses et qui met tout en œuvre pour tou­jours les sauver, ces apparences !
Cet hyperconformisme scolaire et social sert probablement de paravent à une très forte angoisse. Faire le nécessaire pour paraître toujours parfaite, quel effort permanent cela doit demander ! C'est une perpétuelle vio­lence envers soi-même que de ne laisser jamais paraître un défaut, une faille... Mais, laissez-moi vous présenter cette Kadijah, puisque c'est ainsi qu'elle se nomme.
Kadijah, une ado comme les autres ?
A douze ans et demi, tu es une jolie adoles­cente, grande et fine, au visage teinté, ce qui est normal puisque tes parents sont tous les deux Algériens. Le masque que tu portes le plus souvent et qui risque d'être le plus agréable aux autres, de te faire bien voir c'est... le sourire, bien sûr ! Tu es toujours propre, correcte avec les adultes, et je suis régulièrement étonnée quand j'entends le ton  et la grossièreté avec lesquels tu réponds aux élèves-garçons de ton groupe-classe. Cette violence verbale avec tes pairs est le premier hiatus qui me fait comprendre que non, tu n'es pas une adolescente toute simple, sans problème.
Et puis, il y a cet acharnement au travail, et surtout au travail mécanique, qui n'engage pas : il faut écrire beaucoup pour que tu sois certaine d'avoir travaillé. Il faut recevoir des notes, tu en réclames, et tu es heureuse lors­que nous faisons ce que j'appelle pompeuse­ment « un contrôle » pour rassurer les élèves comme toi... Tu veux des leçons que tu étu­dies sérieusement et mémorises bien. Mais si tu es très bonne en orthographe et opéra­tions, si tu lis très bien, tu ne comprends que moyennement ce que tu lis, et tu es affolée devant les situations mathématiques qui sont pourtant de « calcul vivant ». Qui es-tu en réalité, Kadijah ? Pourquoi n'es-tu à l'aise que dans les situations où tu as du rendement, où tu peux t'évaluer en te comparant aux autres et en te trouvant au-dessus ou devant ? Pourquoi ne peux-tu investir que mécaniquement ? Pourquoi t'enfermes-tu dans ce rôle que tu tiens à mer­veille : « la parfaite élève traditionnelle » qui se tait quand je la regarde, et rectifie la posi­tion... ?
Ton identité : le problème ?
Tu es Algérienne, élevée en France par des Algériens, seule adolescente dans une famille de cinq garçons de onze à dix-neuf ans sui­vis d'une petite sœur de cinq ans. Tu es vrai­ment le type de l'adolescente déchirée entre deux nationalités et deux cultures : tu es née en France, toutes tes camarades sont Fran­çaises, tu te revendiques «Française» et tu ne perds pas une occasion de le dire. Mais chez toi, tu es une fille, donc tu n'as que le droit de te taire. Tu ne peux pas prendre d'initia­tive, mais par contre tu dois obéir à tes frè­res, et Abdel (dix-huit ans) te donnera une sacrée claque quand tu raconteras qu'en cin­quième, lors de notre visite du centre ville, tu es entrée dans la cathédrale pour la visiter, après avoir visité la mairie. Toi... une musul­mane !
En réalité, tu ne sais plus où tu en es et tu uti­lises toute ton énergie pour sauver les appa­rences qui cachent ton désarroi. Tu cultives, en façade, l'image de la « bonne jeune Fran­çaise » à l'école, puisque c'est là que nous nous situons. Tu es l'élève-conforme-aux-normes, hyper conforme chaque fois que tu peux, au modèle que tu as bien intégré et au petit stock de stéréotypes que tu reproduis déjà, résultats de ton histoire. Tu as absolu­ment besoin de ce conformisme pour survi­vre, tu n'es que cette façade.
Qu'attends-tu de l'école ?
Ou plutôt, qu'attendais-tu ? En conséquence de ce qui précède, une identité sûre, recon­nue par tous, une identité « normale » : élève de sixième... et qui soit agréée par ton père. Car il y a un précédent dans la famille : Abdel, encore ce frère, a suivi le cursus de la SES il n'y a pas si longtemps, et depuis il a déjà fait de la prison, d'où : la SES ne vaut rien... Donc Kadijah n'est rien, ou ce qui revient au même, si elle est quelqu'un, qu'elle quitte la SES ! Ainsi, systématique­ment, tout ce qui sera fait en classe sera démoli par la famille. Plus dramatique encore sera la situation de Kadijah lorsqu'elle deviendra consciente que le tra­vail fait en classe est intéressant, quand elle y trouvera son compte, qu'elle appréciera elle-même ses progrès. Elle sera encore plus déchirée : en effet, si elle est heureuse c'est que son père a tort et qu'elle est contre lui ! Peut-elle se le permettre ? Alors que faire ? Comment être ? Refuser la SES bien sûr ! En début de sixième tout le comportement de Kadijah exprimait le refus :
·       sa grossièreté et son mépris pour les gar­çons qui « l'embêtaient » (disait-elle) ou plu­tôt qui dévalorisaient l'image de marque qu'elle voulait donner au collège ;
·       son mépris affiché pour ceux qui avaient des difficultés scolaires et son refus de les aider ;
·       ses efforts quotidiens pour paraître diffé­rente, pour prouver son « niveau scolaire », afin de démontrer qu'elle n'était pas à sa place à la SES (ce qui était peut-être vrai !).
Peu à peu, la situation a évolué. Kadijah s'est intéressée aux projets de la classe et s'y
est investie tout en demandant régulièrement : « Est-ce que je pourrai partir en quatrième de LEP ? » (Lycée d'enseignement profes­sionnel.)
Que peut t'apporter la classe où tu te trouves ?
J'ai essayé de vous donner une photo, peut-être un peu floue, du type d'enfants qui arri­vent en SES. Le profil de cette classe de 1984 n'est pas exceptionnel, c'est un groupe « ordinaire »... ordinaire...ment délabré ! Je ne peux me contenter de transmettre à ces jeunes des « connaissances » qui ne collent absolument pas à leur réalité du haut d'un Savoir ô combien dérisoire pour eux ; je ne peux pas les laisser passer leur temps, gaspil­ler leur énergie à se disperser, s'épier, se mordre s'ils le pouvaient. Je ne peux pas accepter ce flot de paroles incoercibles qui, à l'image d'un méchant vent, déplace la pous­sière, les papiers jetés et les « tas de sable » ! Il est urgent de rendre ces jeunes conscients, de les aider à se construire, à se structurer à partir de ce qu'ils sont. C'est pourquoi j'ai choisi de pratiquer une pédagogie coopéra­tive et institutionnelle. Pour parler, ils auront des lieux de parole, le Conseil en par­ticulier, où ils pourront exprimer dans le groupe leurs difficultés à vivre ensemble et où seront trouvées, émanant du groupe, des « règles de vie », des lois permettant cette vie. Le Conseil où seront aussi réglés les « problèmes » pratiques, où seront expri­mées les propositions des enfants, où seront décidés, organisés et évalués les « projets » du groupe.
En pédagogie coopérative, la parole est un moyen de construction : elle permet à chacun d'agir et de prendre sa place dans une action. Elle est implicante, engageante, donc elle aide les jeunes à se construire, à être. Peu à peu la réalisation des projets permet à cha­cun d'être reconnu grâce à la part qu'il apporte, en même temps qu'elle lui fait acquérir méthode et connaissances. Alors les agressions physiques, les conflits s'atté­nuent, en fréquence et en intensité ; en même temps que se raréfient les paroles-vent, les paroles-cailloux, les paroles-télé... Elles n'auront bientôt plus cours du tout, n'ayant plus de raison d'être. Mais, pour Kadijah... cette pédagogie-là ? Au départ, l'éléphant dans le magasin de porcelaine... L'organisation de la classe-coopé, ses objectifs de conscientisation, de responsabilisation, d'autonomie et tous les moyens mis en œuvre pour les atteindre, ont encore ajouté au déchirement de Kadijah et à ses difficultés d'identité. En effet, il y avait rupture quasi totale de l'image d'élève qu'elle avait intégrée, qu'elle essayait de reproduire et qui de plus lui correspondait davantage, avec le statut de la fille algérienne à la maison. Donc, en début de sixième, elle ne pouvait plus être seulement l'élève qu'elle voulait être... « On » lui donnait la parole, on lui demandait de réfléchir, de décider, de voter, d'assumer des responsabilités... Et Kadijah ne savait plus où elle en était. Alors elle suivait... se raccrochant aux exercices qu'elle reconnaissait, silencieuse en Conseil, et aux autres « moments de parole », refu­sant toute responsabilité, n'ayant aucun véri­table contact avec moi. Elle aimait bien pren­dre les autres en défaut par rapport aux règles de vie, mais n'acceptait aucune criti­que, ce à quoi elle réagissait en niant, en se défendant avec véhémence, ou en renvoyant vertement la critique : « Toi, tu... » Mais la classe-coopé permet, provoque même, oserai-je dire, une évolution de ceux qui la vivent.
Les failles de la bonne élève
Vous vous demandez peut-être où est la vio­lence depuis que je vous raconte Kadijah et son contexte ? Personnellement, j'affirme que jusque-là, elle est dans l'histoire quoti­dienne de cette enfant, dans l'incohérence de ce qu'elle vit et dans les difficultés supplé­mentaires que lui ajoute l'Éducation natio­nale en la mettant en échec dans un milieu ségrégatif alors qu'elle a un potentiel tout à fait normal. Mais là n'est pas notre propos ! Un des avantages de la classe-coopé, grâce à ses institutions, est de permettre aux carapa­ces, même épaisses, de craquer... et aux jeu­nes de quitter le rôle dans lequel ils s'enfer­maient jusque-là. Ainsi pour Kadijah, un jour a eu lieu l'explosion... Les failles ont pu apparaître, elle a pu nous montrer, nous faire connaître sa faiblesse. La violence qu'elle vit, qu'elle s'impose en se voulant toujours « quelqu'un de bien », a enfin eu l'occasion de s'exprimer, d'être communiquée. Et ces messages reçus par le groupe grâce au respect de chacun avec ses différences, grâce à l'écoute instaurée peu à peu par les institutions mises en place, ont aidé Kadijah à sortir du système violent dans lequel elle avait commencé à s'enfermer.
Révolte contre l'adulte
Un matin de novembre, nous sommes en « code-voix-haute ». C'est une des règles de la parole dans la classe : « Pendant les réu­nions et les travaux de groupe, on est en code-voix-haute. Un seul parle et tout le monde l'écoute. Si j'ai quelque chose à dire, je lève le doigt et j'attends que celui (celle) qui parle ait terminé. Je ne coupe pas la parole. »
Une autre règle est associée à la précédente : « En code-voix-haute, je ne mange pas de bonbons ni de chewing-gum. » Cyril fait alors remarquer à Kadijah qu'elle mange un bonbon et donc ne respecte pas la loi. Le res­ponsable du jour intervient. Autre institu­tion de la classe, cette année-là, le responsa­ble du jour est chargé de rappeler l'heure si on perd du temps, de veiller au respect des règles de vie et du plan de travail élaboré ensemble la veille au soir. Ce responsable demande donc à Kadijah d'aller cracher... elle rouspète, nie, puis s'exécute enfin à la troisième observation. Moi, je ne dis rien ! A la suite de cet anodin fait divers, Kadijah fait la tête... Au chant avec une autre classe de sixième du collège, elle se tait, alors qu'elle aime beaucoup chanter. Ensuite, elle refuse toute participation et même de me répondre quand j'essaie de discuter avec elle, genti­ment et discrètement. Par contre, elle joue les mauvais esprits et distrait tour à tour trois filles de la classe. Même attitude toute la journée, y compris pendant l'après-midi d'atelier qui est déjà particulièrement diffi­cile à animer à cause du manque d'autono­mie des enfants.
16 heures : au moment de ranger, voilà Kadijah qui s'affaire dans le mauvais sens du terme, se moquant des uns et des autres, par­lant fort, donnant des ordres à droite et à gauche, et refusant d'aider en quoi que ce soit. J'interviens une première fois. « Kadijah, tu n 'as rien fait de la journée, tu as toujours refusé de répondre, alors, main­tenant, tais-toi ! »
Aucune réaction, elle continue à semer la panique. Et sur moi, qui suis fatiguée de cette journée pénible, ça prend bien. J'inter­viens une deuxième fois : « Kadijah, tu te tais, tu t'arrêtes tout de suite ou tu sors ! »
Réaction violente... elle crie, hurle même : « Non, je ne me tairai pas, je ferai ce que je voudrai ! D'abord vous, vous n 'avez rien à me dire, je vous écouterai pas, je foutrai le bordel ! »
J'interviens une troisième fois, calmement,
du moins en apparence :
« C'est ce qu'on va voir. Puisque tu ne veux rien entendre, tu sors, tout de suite !
Non, non et non.   Vous n'avez pas le droit... j'irai pas ! »
Je résiste, mais mon calme n'est qu'appa­rent, vraiment. Quel désarroi en moi ! Kadi-jah me fait vivre ce que c'est « sauver les apparences »... quand j'ai bien envie d'être violente !
Alors je l'attrape par l'encolure et je la tire vers la porte. Mais elle résiste de toutes ses forces, se retourne et me tape comme elle peut, avec son bras qui est loin de moi. J'ai dû recevoir deux ou trois coups. J'ai attrapé ce fameux bras avec ma main libre et je l'ai traînée dehors. Là, je l'ai maintenue un moment qui m'a paru d'autant plus long que le reste du groupe n'était pas calme, (porte fermée, la regardant fermement dans les yeux, j'avais l'impression d'avoir dans mes bras ma machine à laver quand, au moment de l'essorage, décentrée, elle quitte son loge­ment...). Au bout de dix bonnes minutes, je l'ai sentie se détendre, et elle s'est mise à pleurer. Alors je lui ai simplement dit : « Tu ne peux revenir ainsi dans le groupe, qu 'en penses-tu ? »
Elle a hoché « non » de la tête et je l'ai lais­sée (désemparée moi-même et regrettant d'avoir dû en arriver là) au bureau du res­ponsable de la SES, auprès duquel je me suis expliquée rapidement. Je suis revenue en classe, et après avoir retrouvé mon calme grâce à quelques exercices respiratoires, nous avons dressé le bilan de la journée. J'étais assez émue, mais ça ne me gêne pas que les gamins sentent que je suis sensible et que j'ai mes limites, à condition d'en discuter avec eux. Ce que nous avons fait. Et nous avons notamment décidé de revoir l'organisation des ateliers au prochain Conseil pour que ça se passe mieux.
Un quart d'heure après le départ du groupe, Kadijah est revenue toute seule chercher ses affaires. Je n'ai pas bronché, continuant ce à quoi j'étais affairée. Elle a tourné deux minutes puis elle est venue s'excuser. Nous avons parlé un moment, disons j'ai parlé,
elle, elle n'a pu en dire plus, se contentant d'acquiescer de la tête.
La violence de Kadijah avait été induite, je crois, par deux faits : d'une part la déstruc­turation de sa « bonne-image » dans le groupe ; d'autre part l'insécurité, née du vide de son après-midi d'atelier (les autres étant intégrés dans différentes réalisations, elle, elle n'avait plus SA place) et du désordre de la fin d'après-midi, au moment du range­ment. Kadijah n'avait pas accepté, dès le début de la journée, qu'un de ses pairs découvre une fêlure dans son comportement (les bonbons à un moment interdit). Elle s'était « exécutée » (!) (en crachant le bon­bon) et s'était vraiment « exécutée » en même temps puisqu'elle avait perdu la face, son seul mode d'exister. Elle me tenait aussi rigueur de ne pas être intervenue (c'est l'adulte qui fait la loi, non ?). Donc, n'ayant plus rien à sauver, toute la journée elle a con­tinué à s'autodétruire !
Comment allait-elle être le lendemain ? En entrant, tout le groupe, en particulier les fil­les, regardait bizarrement Kadijah, qui était très calme. Des regards réprobateurs pla­naient... Alors j'ai demandé la parole : « Tout va bien. Kadijah s'est excusée hier soir et nous avons parlé. Elle nous a simple­ment montré hier qu 'elle était comme nous tous, elle a parfois des faiblesses et elle peut même se mettre très en colère... Le bénéfice, c'est que nous la connaissons mieux et que nous pourrons mieux l'aider. » Et nous avons entamé le plan de travail de la journée dans de bonnes conditions. Il est à noter qu'à partir de ce jour-là, Kadi­jah a été plus naturelle, ne changeait plus d'attitude ou n'arrêtait pas de parler à sa voi­sine parce que je la regardais. C'est aussi à partir de ce moment-là qu'elle a commencé à participer au Conseil.
Un conseil particulier
Avant chaque Conseil, l'animateur de la semaine va consulter le cahier d'ordre du jour et note les sujets qui vont être débattus au tableau. Si besoin est, je l'aide, à sa demande. Le cahier d'ordre du jour a une place déterminée, et chaque enfant peut y aller quand il le souhaite (sauf pendant les travaux de groupe) pour écrire une critique, une félicitation, une proposition ou un pro­blème dont il désire qu'on discute. Et cette semaine-là, Kadijah avait textuellement mar­qué : « Alim m'emmerde, je veux changer de place... »
Nous étions au mois de février de la même année scolaire, en sixième, et c'est de cette demande, lue par l'animatrice que tout est parti. Cet échange fut très émouvant pour moi, adulte, et très cathartique pour le groupe, car les relations entre ces ados ont changé, ont évolué positivement à la suite de ce Conseil. Merci à Kadijah, sa demande leur a permis de dire, de « se » dire.
Un élève : « Oui, mais faut que t'expliques pourquoi il t'emmerde ! Qu 'est-ce qu 'il fait ? »
Kadijah bredouille, hésite : « Je peux pas dire... mais je peux pas le supporter. » J'ai la parole : « C'est vrai Kadijah, si tu expliques à Alim ce qu'il fait qui te gêne, il pourra essayer de l'éviter et s'arrêter. » Re-hésitation, puis :
« Ebé, il se moque de moi, il me dit des cho­ses méchantes, chaque fois il me tape en pas­sant, j'en ai marre... »
L'animatrice à Alim : « Qu 'est-ce que tu as à dire ? C'est vrai ? »
Alim, en sanglotant, arrive à hoqueter : « Oui, c'est vrai. D'abord c'est normal si je suis violent avec les filles parce que mon père, il bat ma mère, alors...»
Et il rebaisse la tête en continuant à pleurer. Je me tais.
L'animatrice :   « Qui a  quelque chose à dire ? »
Cédric : « Pleure pas pour ça ! Chez moi aussi, ils se battent mes parents... Même que je défends ma mère, je me mets entre les deux et des fois j'attrape des brins. »
Un silence, puis il reprend : « J'oublierai jamais ! Une fois ma mère, elle a sauté par la fenêtre. Heureusement, elle s'est cassé que la hanche ! »
Kamel : « Moi aussi, ils se battent, mon père et ma mère, mais je m'en mêle pas, j'ai pas envie d'attraper ! »
Alim : « Y en a qui l'ont vue, ma mère, qui sont venus à la maison. Ebé vous avez vu les cicatrices là, là (il montre) ; ce sont les traces de mon père qui l'a battue. J'ai honte !
Maintenant, je sors mes petits frères pour pas qu'on reçoive nous aussi... parce que moi aussi je me fais battre et souvent pour rien ! »
Et il recommence à pleurer. Gilles demande la parole :
« C'est pas marrant quand les parents se tapent. Moi, je me rappelle d'une fois où mon père était saoul et il m'avait tapé très fort. Alors maman lui avait dit qu 'il n 'avait pas le droit. Il était énervé et il l'a tapée aussi à elle... Après, elle voulait demander le divorce. Je sais que s'il recommençait, elle le ferait... Et des fois, j'y pense. » Claire : « Ma mère, si elle est avec un autre bonhomme c 'est parce qu 'avec mon père ça n'allait pas, ils se battaient, alors ils ont divorcé. »
Kadijah demande la parole timidement : « Moi, je voudrais bien qu 'ils divorcent mes parents... J'en ai marre, ils se tapent et pour rien encore. Moi, je défends ma mère, j'ai même donné un pet à mon père un jour pour qu 'il la laisse. »
Yves : « Et s'ils divorçaient, avec qui tu par­tirais ? »
Kadijah : « Avec aucun, j'aurais la paix ! » Cyril : « Quand mon beau-père et ma mère se disputent, ça finit toujours par la bagarre. Alors moi, j'ai peur, je crie fort et il me met dehors. Des fois, je suis resté dehors toute la nuit à la cave. J'avais peur de remonter. Et toi, Monique, qu 'est-ce que tu fais quand Jean (mon mari) te bat ? » Inattendu... Je réponds : « Nous ne nous battons jamais. » Yves : « Et s'il te battait ? »
Je réponds à nouveau : « Ça n 'arrivera pas. Il nous arrive de ne pas être d'accord, on dis­cute ensemble alors, un grand moment par­fois, et parce qu 'on se respecte, on accepte de ne pas avoir toujours le même avis. »
Silence grave. L'animatrice le rompt : « Est-ce que quelqu 'un veut encore parler de ça ?... Où est-ce que Kadijah peut se mettre puisqu 'elle veut changer de place ? » Silence... Kadijah, après un petit temps : « Je veux plus. Je vais essayer à côté d'Alim et Yves... »
Ce temps fort, dont la demande écrite de Kadijah a été la cause, a provoqué une matu­ration de l'ensemble du groupe mais a été particulièrement efficace pour Kadijah. Un mois après ce Conseil extraordinaire, si Kadijah et Alim ne sont pas encore capables de travailler ensemble, ils ont des relations de voisinage calmes et les critiques deviennent rares. Kadijah est beaucoup plus épanouie et s'exprime davantage aux conseils et aux bilans. Elle a amorcé avec Cyril, particulière­ment agité et fragile, une relation qu'on pourrait qualifier de « soutien » qui s'avère très positive.
Parallèlement, l'éventail de travail de Kadi-jah s'est élargi, elle s'est de plus en plus impliquée dans les projets du groupe et, en particulier, a pris régulièrement des respon­sabilités importantes dans la réalisation du journal. L'expression libre écrite a été un facteur important de son évolution. Jusqu'en février, ses textes libres étaient des­criptifs, racontaient ses monotones diman­ches ou les quelques sorties ou jeux qui lui avaient fait plaisir. Puis, à cette époque de l'année, (relation avec le « fameux » con­seil ?) elle s'est mise à produire beaucoup, dans des textes de plus en plus personnels, où les projections étaient importantes. Même maintenant, en troisième, elle nous apporte souvent des textes afin qu'on en choisisse pour le journal. Le Soleil, symbole du père, la Lune, symbole de la mère ont été fré­quents en fin de sixième. Puis se sont ajoutés la mort et la guerre opposées à la vie, la paix, désir d'une autre vie, thèmes favoris reve­nant souvent parmi d'autres. Et, au fur et à mesure que dans une expression de plus en plus personnelle, Kadijah arrivait de mieux en mieux à dire son angoisse, je la voyais
s'épanouir, être de plus en plus présente dans toutes les activités de la classe, et je consta­tais l'amélioration de sa capacité à communi­quer.
Les deux failles ouvertes dans la carapace de Kadijah lui avaient permis de sortir de ce système hyper-réducteur de l'hyper-conformisme et de la violence qu'il entraîne obligatoirement. Ensuite, il y a eu quelques rechutes bien sûr, quelques « creux de vague » liés à des vécus familiaux pertur­bants, mais ils ont été courts et surtout, sur­montés sans crise grave. Et puis, l'accueil, l'écoute dans la classe, l'influence de mon apparente sérénité parfois, et le temps pen­dant lequel les institutions et le vécu de la pédagogie coopérative ont joué leur bénéfi­que effet, ont permis à Kadijah de s'accepter et de se construire une personnalité ouverte et plus solide.
Une parenthèse de deux ans suffit-elle ?
En quatrième, de retour dans une classe très traditionnelle, Kadijah a de nouveau exprimé le désir de quitter la SES pour aller en LEP. Mais, pendant toute la quatrième, elle a joué la valse-hésitation : « Je veux m'en aller... »
 
Mon premier est un mot grossier. Mon second n'est pas faible. On pose les couverts sur mon troi­sième. Mon tout est une qualité.
Kadijah novembre 83 (6e)
Nuit
La nuit est belle,
La nuit est calme,
Elle est douce et silencieuse,
Et moi, je l'aime !
 
Si tu étais le soleil, Moi je serais la lune Et je te chasserais.
Si tu étais une rosé,
Moi je serais le prince
Qui te cueillerait
et l'offrirait à sa bien aimée.
Kadijah
Le soleil
Le soleil nous paraît jaune, Le soleil est une boule de feu, Le soleil réchauffe le monde, Le soleil est peut-être dangereux, Mais il est indispensable : Grâce  à lui,  tout ce qui  existe devient beau !
Kadijah mai 84 (6e)
La guerre
Pourquoi la guerre existe-t-elle ?
Ce n'est vraiment pas drôle de tuer les gens pour rien.
Vous ne trouvez pas qu'il y en a marre !...
Pourquoi la mort ?
Pourquoi jouer avec la vie des gens ?
Parce qu'ils veulent vivre, eux !
Et ils n'ont rien fait, ni demandé pour qu'il y ait la guerre.
Tout ce qu'on veut, nous, c'est la paix...
Pouvoir commencer une nouvelle vie ;
car la vie ce doit être le bonheur, la chance.
C'est si beau, la paix.
Kadijah, mars 85 (5e) 
 
Alors la conseillère d'orientation lui a fait passer des tests pour établir le dossier... « J'ai peur, j'ai envie de rester... »
Le responsable de la SES remplit quand même le dossier à la demande du père. « Je suis contente, je vais quitter la SES... » « J'ai peur, je ne veux pas partir. » Etc.
Finalement, son dossier n'a pas été accepté et elle vit actuellement sa troisième, toujours écartelée entre les idées de ses parents et son propre vécu, globalement positif. Pauvre Kadijah !
Ses problèmes familiaux ne sont certes pas résolus. Dans la classe où elle se trouve, elle peut se contenter d'un rôle de bonne élève mais il ne lui suffit pas. Une brèche a été ouverte qui ne s'est heureusement pas refer­mée. Par le biais de l'expression libre écrite, Kadijah peut continuer à « se dire »...
Elle éprouve aussi le besoin de venir souvent dans la classe pendant la récréation et quand elle souffre d'un problème familial aigu, elle vient en discuter franchement. A la recher­che de quoi ? Réconfort, conseil ou simple­ment relation de personne à personne, les éti­quettes, les rôles... ayant pu disparaître ?
Elle est en « devenir », on ne peut donc pas conclure. Tout ce qui s'est passé en sixième, cinquième, son réel changement, la dispari­tion du masque pour faire place à la per-
sonne, c'est dû surtout à la classe-coopérative. C'est aussi parce que, dans les expressions de violence, je me demande tou­jours : pourquoi ? De quelle souffrance cette révolte est-elle le signe ? Et que je ne me blo­que pas sur l'assurance de ma sécurité et du pouvoir-devoir de mon rôle, ni sur le main­tien en bonne position de ma casquette d'enseignant...
Puisqu'en deux ans un jeune peut aussi posi­tivement évoluer, pourquoi tout au long de sa scolarité ne pas s'adresser toujours à sa personne et non à l'élève fantasmé qui n'existe que sous la casquette de l'ensei­gnant ? Et pourquoi ce dernier ne descendrait-il pas, casquette enlevée, de son estrade, pour agir simplement en adulte avec des jeunes ?
Le 6 novembre 1987
Revu le 18 février 1988
Monique MÉRIC
 
Ce que nous voulons comprendre, en nous servant des monographies qui viennent d'être exposées (2), c'est comment l'espace est vécu par l'élève violent et comment et pourquoi cet espace-classe est lui-même effecteur de violence dans le système sco­laire. Nous n'aurons pas l'ambition d'éclair-cir totalement les relations de violence dans une classe : la classe est un système hyper-complexe et il serait illusoire et erroné de penser réduire la violence à un seul facteur causal. Notre angle de réflexion n'a que cette justification : « Dans ces systèmes hyper-complexes, les facteurs qui interviennent sont si nombreux que l'on est obligé d'isoler un niveau d'organisation pour l'observer correctement, en ne faisant varier qu'un seul facteur à la fois et en regardant ce que cette variation va produire sur la valeur de l'effet. On devient ainsi capable de contrôler un cer­tain nombre de variables, de voir leur domaine de variation et leur influence sur l'effet produit par l'effecteur (3). »
La classe, espace de violence
Notre recherche est donc précisément basée sur une hypothèse : l'être spatial de la classe et la manière dont il est vécu sont des causes (4) de violence et toute stratégie pour y faire face implique des changements spatiaux, au sens large. Les réactions dans l'espace, par rapport à cet espace vécu, sont en nombre fini. En conséquence, il est possible de cons­truire un modèle des comportements violents dans l'espace-classe, modèle qui nous four­nira une grille d'analyse nous permettant d'interpréter ces comportements, et même, présumons-le, nous permettra d'interpréter, et de classer un certain nombre d'attitudes apparemment hétérogènes.
Les réactions de base
La biologie des comportements nous apprend que le système nerveux commande l'action. « Si celle-ci répond à un stimulus nociceptif douloureux, elle se résoudra dans la fuite, l'évitement. Si la fuite est impossi­ble, elle provoquera l'agressivité défensive, la lutte (5). »
Fuguer, agresser, sont à la base de toutes les descriptions de comportement délinquant, en classe, comme ailleurs. C'est l'élève qui ramasse ses affaires et veut sortir de la classe (Tony), c'est l'enfant qui fait une crise de colère, renverse tout, parfois en hurlant. Cependant, ce ne sont là que deux réactions possibles face au danger : la troisième réac­tion est la soumission à l'agresseur, inhibi­tion de l'action se traduisant en classe par un hyperconformisme qui ne posera plus pro­blème, en principe au dominant. Nous ne confondons pas ici le conformisme avec la passivité, qui est une autre forme de fuite, la plus employée sans doute, à en juger par la désolation des conversations portant sur ces élèves qui n'ont plus le goût aux études. Ne croyons pas que cette acceptation active soit aisée : « Le singe dominé ne fait pas sa sou­mission au leader pour le plaisir, comme nous le montrent les profondes modifica­tions de son fonctionnement neurobiochimi­que et endocrinien, mais pour éviter un déplaisir plus grand encore dont il serait l'objet s'il ne se soumettait pas (6). » Ces trois réactions de base devant le danger prennent racine dans le désir de vie lui-même : « La motivation fondamentale des êtres vivants semble bien être, nous dit encore Laborit, le maintien de leur structure organique (7). » C'est-à-dire aussi de la structure psychique dans la mesure où elle est téléonomiquement structurée pour autoriser ce maintien. Les réactions face au danger sont d'abord pulsionnelles, inconscientes (8). Les modes de défense sont des automatismes acquis tendant tous à la préservation de l'intégrité du système personnel, c'est-à-dire au maintien de l'individu lui-même. Dans la situation scolaire binaire où l'élève n'est pas reconnu en tant qu'individu, où s'expriment des phénomènes inconscients liés à l'imago maternelle, la perception diffuse du danger (stimulus nociceptif) déclenche ces mécanis­mes de défense : fuir, fusionner, agresser.
Ces trois réactions fondamentales sont préci­sément définies spatialement : fuir, aller dehors, fusionner, aller dedans, agresser, « rentrer dedans, foutre la merde dans la classe », etc.
En fait, un certain nombre de rituels bien précis peuvent être mis à jour : les rites d'entrée et de sortie, la proximité ou l'éloi-gnement du bureau magistral, à la porte, etc. Nous allons tenter de les retrouver dans les trois monographies sur lesquelles nous allons maintenant faire un bref retour. Chacune porte trace des trois réactions de base, toute­fois dans chaque cas, elles en privilégient une sur les autres.
Une jeune fille sage : Kadijah
Pourquoi parler de Kadijah dans un dossier consacré à la violence en classe ? Rien de moins violent, en apparence, que cette ado­lescente qui donne l'image rassurante d'une élève agréable, polie, toujours propre, cor­recte avec les adultes, comme la décrit son enseignante. Elle fait montre d'un véritable acharnement au travail, surtout mécanique. Elle veut beaucoup de travail écrit (des exer­cices), elle réclame des leçons. En fait ce masque a des fissures : une très grande vio­lence verbale pour s'adresser aux autres élè­ves, et puis, exceptionnellement, des crises d'opposition avec refus de participation. Lors d'une de ces crises, quand l'adulte intervient, elle crie, elle hurle même et réagit à une tentative de contrôle physique pour la faire sortir en allant jusqu'à frapper l'adulte.
Rappelons, enfin, que Kadijah est une jeune immigrée de deuxième génération présentant de grands problèmes d'identité. Algérienne née en France, elle se revendique Française et l'affirme très fort, à l'école. A l'inverse dans son milieu traditionnel elle a un statut déva­lorisé de fille soumise.
La vie de Kadijah est imprégnée de ce cruel jeu de Pinclusion-exclusion. Immigrée, née en France : née dedans, elle est dehors, mar­ginale dans son propre milieu, qu'elle ne peut d'ailleurs rejeter vraiment. L'école française devrait lui être preuve et appui identitaire : elle a été rejetée dans ses marges, orientée en section d'éducation spécialisée, intégrée à la lisière d'un collège. Sa fragile identité réclame une conformité à une nor­malité. D'où son besoin de travail normalisé et son refus d'une pédagogie différente. Elle doit faire preuve que sa place n'est pas à la SES, et faire preuve de son niveau par le tra­vail scolastique, imaginaire. Pour être nor­male, il lui faut être différente des autres élè­ves de sa classe spécialisée : ils lui renvoient une image négative d'elle-même comme élève anormale, d'où son agressivité verbale diri­gée contre les autres élèves.
Elle veut être orientée en quatrième LEP, pour cela, il lui faut travailler dans la classe, plus que les autres : elle a besoin dedans de montrer qu'elle est en dehors pour pouvoir s'en sortir !
La classe est un lieu ambigu : celui qu'il faut fuir et celui où Kadijah doit trouver-prouver son être. L'enseignement dispensé et l'atti­tude de l'adulte doit se conformer à l'attente de Kadijah : j'ai mal travaillé avant, donc je dois bien travailler maintenant pour être (bonne élève, idéal narcissique nécessaire au recollement du moi), donc l'adulte doit me donner du travail coutumier. Sinon ce n'est pas un « vrai » adulte, ni une « vraie » classe et je ne suis pas une « vraie élève ». Or l'échec en classe banale implique une péda­gogie différente, qui pourrait d'ailleurs être celle des classes banales. Cette différence crée un conflit d'images, un double bind. Et de fait toute l'année Kadijah sera prisonnière de cette ambiguïté : n'osant aimer ce qui se fait là, et l'aimant pourtant, voulant être réorientée et ne le voulant pas. Polie, douce, voulant être aimée, et réagissant violemment à une blessure narcissique qu'elle a pourtant fortement provoquée. Je veux sortir, mais je ne veux pas qu'on me mette dehors.
On voit donc que la « solution » choisie par Kadijah est d'abord la soumission. Cepen­dant l'enseignante, et l'organisation du groupe, remettent en cause ce modèle réac-tionnel. D'où une crise latente au cours de laquelle Kadijah va essayer les autres possibi-bilités du modèle :
·   l'agressivité, qui apparaît bien là comme un apport d'énergie cinétique (énergie qui peut se traduire d'ailleurs sous la forme de la force d'inertie ou du refus actif de travail), en vue de modifier l'ensemble organisé de la classe (9) ;
·   la fuite : désir constant de réorganisation, de sortie, etc.
Finalement, elle devra trouver à investir dif­féremment son énergie en s'intégrant dans un modèle nouveau, la classe coopérative. On peut bien sûr se demander si l'ensei­gnante n'a pas forcé Kadijah à se conformer à ce nouveau modèle et s'il est normal d'avoir mis en place un système refusé par l'élève. Question d'école... Si la pédagogie habituelle n'a pas réussi avec Kadijah, on voit mal l'intérêt de la maintenir. La variation introduite par la pédagogie coo­pérative permet en tout cas d'éviter la persé-vération dans des attitudes stéréotypées. On peut se demander d'ailleurs si l'organisation coopérative, plus complexe que le système binaire maître-élève traditionnel, n'offre pas plutôt une possibilité de néguentropie par addition des informations individuelles, dans la mesure où le discours du déviant peut y être entendu (par exemple par le texte libre ou le conseil).
Pierrot : manger ou être mangé ?
Pierrot, la teigne. Pierrot, les coups, les inju­res, les crises de violence présentées comme de type hystérique par le médecin scolaire. Pierrot qui souffre d'une histoire familiale et affective « digne des meilleurs romans noirs » est évidemment un élève très difficile dans l'établissement spécialisé où il est placé. Placé, oui, mais cette place il ne peut la reconnaître pour sienne : dans cet internat à l'architecture catastrophique, il est arraché à la fragile cellule familiale qu'il essaie de pré­server oniriquement, rêvant de dragons qui crachent du feu sur les portes des prisons d'où s'échappent les petits enfants. Aussi Pierrot cherche sa place : il erre, allant ça et là sans but défini, commettant des erreurs, se trompant de chemin. En chemin, il se défend : les crises de violence ont décuplé à partir du placement en internat.
Les attitudes de Pierrot rentrent donc parfai­tement dans le modèle mécaniste : danger-agression. Modèle circulaire, répétons-le : Pierrot est agressé, il agresse, donc on l'agresse. C'est le vieux cercle infernal de l'insupporté car insupportable et insupporta­ble car insupporté. Cependant les rétroac­tions de Pierrot sont beaucoup plus com­plexes qu'il n'y paraît et il mélange les gen­res, parfois dans la même attitude. La place qu'il va demander à occuper en classe est totalement signifiante : il revendique la place la plus proche du bureau magistral, place qui lui est accordée par le groupe après discus­sion. Pour bien interpréter ce désir de locali­sation nous rapprocherons cela d'autres observations faites par les membres de notre groupe de recherche à propos d'autres enfants violents : une généralité d'abord, vécue dans toutes nos classes avec presque tous les groupes, le « marquage » de la place. Ainsi nous avons pu observer que bien des enfants marquent leurs noms sur leur chaise, preuve d'appartenance qui est déclen­cheur immédiat de violence physique ou ver­bale lorsqu'on s'aperçoit qu'un autre a pris « sa » chaise. De même pour le casier, la table. Autre fait : ce sont souvent les plus « emmerdeurs » qui nous aiment le mieux. Ils agressent et nous agressent mais ils nous recherchent avidement, ils veulent notre amour, du moins en apparence.
Pierrot lui aussi souffre de « phagocytose » : il veut une relation fusionnelle, primaire, qui se traduit par un refus de toute ingérence d'un troisième terme (un autre enfant) quand il est avec l'adulte. On pourrait dans un pre­mier temps penser que le choix spatial de Pierrot correspond à l'attitude de soumis­sion, deuxième terme de notre modèle réac-tionnel. C'est peut-être aussi cela, mais pas essentiellement sans doute. Car l'amour fusionnel est avant tout un désir de détruire l'autre en l'ingérant (10). En fait, l'élève vio­lent qui nous aime veut nous détruire, pas étonnant que l'enseignant ait parfois l'impression « d'être bouffé ». Pour être deux, il faut être trois, c'est le rôle du père d'introduire la tierce personne dans la rela­tion binaire primitive mère/enfant, le refus de cette tierce personne est désir fantasmati­que de retour dans la toute-puissance origi­nelle où le monde est soumis à mon désir. Ce que veut Pierrot n'est pas simplement être « aimé », il veut, pour avoir sa place, pren­dre la place du maître. Il veut être au centre.
D'où son « exhibitionnisme » plusieurs fois noté : Pierrot veut avoir la vedette et il a besoin d'un public.
Prendre la place du maître, voilà qui demande à être explicité. Nous avons longue­ment tenté par ailleurs (11) de montrer que dans la situation scolastique traditionnelle la place même du maître, indépendamment de sa personnalité ou d'un quelconque sadisme, est pathogène. Rappelons les principales conclusions auxquelles nous sommes parve­nus :
1.  L'enfant imaginaire
Nous admettons avec Oury que l'école moyenne ne connaît qu'une structure binaire de la relation maître-élève dans laquelle le « supérieur » agit sur « l'inférieur » (12). La parole de l'enfant n'a de valeur que comme répétition-récitation de celle de l'autre, sup­posé savoir. Parlé par l'Autre, l'élève n'est pas. Ce type de relations où le sujet n'est pas, sauf dans l'Autre, réactive les états fantasma­tiques liés à la phase an-objectale où le nour­risson perçoit mal ou pas du tout le monde extérieur.
2.  Le maître imaginaire
Aussi le maître, sur-investi de puissance, se charge de tous les conflits intra-psychiques liés à la représentation idéale de la mère, sur­tout. Le maître prend toute la place : par la parole, par le savoir, par la convergence obli­gatoire des regards. Il est la classe elle-même.
3.  La classe imaginaire
Être dans la classe de M. X c'est être en M. X, simple potentialité, adulte encore à naître de la classe-utérus.
4.  La double clôture
La situation binaire en classe est psycho­gène : puisque l'enfant n'existe que parlé par l'autre, dans l'autre, il vit dans une situation fusionnelle primaire, souvent traduite par un conformisme exacerbé. Cependant, comme est double l'imago maternelle (bonne mère-mauvaise mère, désir de fusion/peur de la dévoration) le maître est perçu en même temps comme support du désir de fusion et comme danger de dévoration. Étant celui qui donne la vie (par le savoir nourrissier) il est par là-même celui qui représente la mort. Le même individu et le même lieu sont à la fois totalement désirés et totalement désirant. La double imago se trouve portée par le lieu : maître dans un lieu clos, le maître est gardien d'une double clôture. Notre conclusion réside dans cette formule : « Dans la classe verticale il y a un dedans, il n'y a pas de dehors. »
Pierrot veut donc prendre la place du maî­tre : son bureau, sa prestance scénique. Ce n'est pas un hasard s'il lui prend son ambi­guïté imaginale : Pierrot devient « la Personne-recours », jouant les preux cheva­liers aidant les incapables, tout en restant une terreur. Il peut donner et tuer. Il se veut tout pouvoir. Le « manichéisme » de Pierrot qui classe les adultes en deux catégories, les bons et les méchants, procède sans doute de cette ambiguïté.
Or, là encore, les variations introduites par une pédagogie non scolastique permettent à l'individu de se resituer, c'est-à-dire d'échap­per à la situation fantasmatique dangereuse. Certes au départ, accepter le désir de Pierrot en lui concédant la place convoitée peut sem­bler aller vers un renforcement positif des conduites négatives, et risquer de confirmer la construction imaginaire lui permettant la gratification. Cependant cette concession est une concession légale (la loi du groupe en conseil), et la demande de Pierrot a dû passer par la parole et non plus par la violence. Pierrot a donc sa place en classe mais cette place est d'emblée socialisée. D'autre part, l'organisation topologique de la classe per­met de faire de la structure régressive qui caractérise la demande de Pierrot une struc­ture qui va lui permettre de grandir. La place du maître, comme sa parole, n'est plus le centre de la classe ni le seul lieu désirable : la pluralité des lieux, dont celui protégé et réservé de la cabane (13) crée plusieurs cen­tres. La circularité des rétroactions est sup­primée par là-même. Pour se construire Pier­rot a besoin de pouvoir être sans l'adulte, la cabane est l'élément médiateur. Pouvant être seul, avec un autre, voire avec l'adulte s'il l'invite, Pierrot devient un individu réel : pour être il n'a plus besoin de s'approprier l'autre.
L'évolution de Pierrot à partir d'une autre manière de concevoir l'espace classe qui n'est plus le seul espace de la puissance du maître nous révèle d'ailleurs un élément théorique fondamental. Le système scolaire habituel ressemble en fait au système carcéral. Comme lui, il est basé sur la convergence des regards, lié à une organisation spatiale, voire
à une architecture privilégiant le regard panoptique, celui qui place le gardien unique dans une guérite centrale, ou sur une estrade, même symbolique. Nous pensons bien sûr aux travaux de Michel Foucault : « Le Panopticon de Bentham est la figure archi­tecturale de cette composition. On en con­naît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de Vanneau ; le bâtiment péri­phérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute Vépaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, cor­respondant aux fenêtres de la tour, l'autre donnant sur l'extérieur permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier... Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt (14)... » En créant une cabane où le regard du maître ne pénètre pas, on évite à Pierrot  d'être mis en cabane. Il y a des lieux pour Pierrot, il peut être là, sans avoir besoin de tuer le maître ou les autres. Il peut être-là-avec.
Tony, la fuite
Les deux cas précédents ont privilégié les réactions de soumission et d'agression. La monographie de Tony privilégie la troisième réaction : fuir.
Tony réagit souvent par l'agression, certes. Mais il supporte mal sa propre violence. Après l'agression, il fuit, quitte la classe et l'école. Cette attitude de fuite se retrouve chez lui : il passe des nuits entières dehors (à neuf ans). Un certain nombre de faits sont intéressants :
·       Tony ne participe pas aux activités du groupe. Il n'est apparemment jamais vrai­ment dans la classe : ainsi lors des réunions de parole sa chaise est toujours en retrait.
·       La place qu'il s'est choisie est près de la porte. Il contrôle ainsi les entrées et les sor­ties, les empêchant ou les facilitant. Mais aussi pouvant sortir sans problèmes.
Tout se passe comme si Tony avait peur de rester dans la classe, et lorsque le danger se précise (remontrances, agression d'autres élèves, etc.) il fuit le lieu du danger. Pour comprendre pleinement cette conscience du danger que possède Tony, il faudrait sans doute fouiller dans son histoire, du côté des relations du couple parental, avec un père très violent. Mais là n'est ni notre propos, ni notre compétence. Ce qui compte pour nous c'est cette possibilité que se donne toujours Tony de vérifier s'il peut sortir, de prendre le pouvoir sur les entrées et sorties de la classe. En fait, si à l'intérieur il semble absent, il n'en prend pas moins une place hautement symbolique : il règle le grand jeu du dedans-dehors.
S'il a besoin de vérifier qu'il peut sortir n'est-ce pas qu'il a peur d'être dévoré par ce que nous nommons la « classe-utérus » ? Un fait encore : il ne fugue pas toujours dans l'immédiateté du stimulus nociceptif, il signale qu'il va avoir cette réaction ; il dit qu'il en a marre, il range ses affaires person­nelles, enfile son blouson et fait mine de vou­loir rentrer chez lui. L'instituteur n'a sans doute pas tort quand il dit : « Je sens qu 'il attend de moi que je courre après lui et que je le retienne. » Cependant, il y a là une difficulté importante
pour l'adulte qui doit réagir à cette « provo­cation » : faut-il « rentrer dans le jeu » de Tony et le retenir par tous les moyens ? Cette demande est-elle demande d'amour (je dis que je me sauve car je veux que tu me retien­nes pour me prouver que tu m'aimes) ou au contraire, comme nous le proposons, expres­sion d'une angoisse (si tu me retiens c'est que tu veux me tuer, je vérifie donc que c'est cela que tu veux, si tu me poursuis, j'ai raison). Il n'est même pas impossible que ces deux interprétations soient bonnes ensemble ! L'instituteur choisit la deuxième solution, tout en rappelant la loi : Tony vérifie qu'il peut sortir, sort... et revient. Il se met ensuite calmement au travail. Il n'empêche que la réaction de l'enseignant témoigne du type d'interprétation-minute auquel chaque ensei­gnant doit sans arrêt se livrer sans y être pré­paré.
Nous rapprochons la réaction de Tony d'autres faits très banaux et pourtant inaper­çus qui tous jouent sur la frontière du dedans et du dehors. Le jeu de la fenêtre par exem­ple : un élève refuse de rentrer en classe après la récréation, il se poste sous la fenêtre de la classe et regarde dedans, plus ou moins rigo­lard. On peut s'en agacer et le forcer à ren­trer : il y a de fortes chances pour que cela se transforme en drame. On peut difficilement l'ignorer : la demande se précisera vite plus bruyamment. On peut aussi sourire et faire un petit signe : je t'ai vu, tu existes, tu peux rentrer, on ne mange pas les petits enfants ici.
On pensera aussi à ceux qui toujours veulent se rendre aux sanitaires. Demande d'échap­per au cercle, pour un moment. Souvent c'est strictement interdit par le règlement, et pourtant préfère-t-on que l'élève « sème sa merde en classe » ? Pour ma part, j'ai tou­jours autorisé la sortie sans demande (un adulte s'humiliera-t-il aisément à ce type de démarche ?...) et bien entendu les demandes de petit coin diminuaient d'autant. Trivia­lité ? Fait sans signification ? Il faudrait peut-être se rappeler que tout ce qui sort du corps et tout ce qui y pénètre est ce qui per-
met à l'enfant de se construire : les pulsions sado-excrémentielles, ça existe (15). Même en classe. Il y a aussi ces élèves qui, au con­traire, ne veulent pas sortir à la fin des cours, parfois les mêmes que ceux qui veulent à tout prix en sortir aux heures obligatoires. Tous ces faits mériteraient une observation très approfondie, selon par exemple la méthode qu'a employée Montagner lorsqu'il a étudié les comportements violents dans les classes maternelles (expérience de Baume-les-Dames entre autres).
Tony s'en sort assez bien finalement, puisqu'il finit par rester dedans. D'abord symboliquement : je donne au maître la clef de chez moi, puis : j'investis un lieu, l'armoire. Pourquoi pas ? Le caractère dominant de la libido est son erratisme. L'important est un premier investissement dans la classe. Mais l'effecteur sera surtout la correspondance scolaire : de dedans, je peux écrire dehors, recevoir une réponse. L'autre existe, donc j'existe.
Conclusion : vers l'éducation spatialisée
Les réflexions que nous venons de tenir semblent bien confirmer notre hypothèse de départ : l'espace vécu de la classe est dangereux tant qu'il reste le lieu du seul maître et que son organisa­tion topologique reproduit cette dominance. Les stratégies que nous mettrons en place viseront en conséquence à l'implosion du double cercle. Cette implosion aura de toute manière lieu, sauf à vouloir (ou rêver) une efficacité de la répression. Car la violence s'emparera de l'école. Dans un premier temps, ce qui n'est qu'une condition non suffisante, ces stratégies devront réorgani­ser l'espace interne : suppression des estrades symboliques, aménagement en classe-atelier, cloi­sonnement et compartimentage de la classe (tout en maintenant bien entendu le lieu collectif décisionnel du conseil).
Corrélativement, il sera nécessaire d'ouvrir cet espace par les activités extérieures, par les échan­ges (correspondance scolaire traditionnelle, utilisation de la télématique, de l'audiovisuel, etc.), par l'implication réelle des habitants du quartier et des parents d'élèves en dehors de ces réunions-alibis qu'on ose nommer conseil d'école. Cela n'ira pas sans une formation nouvelle des enseignants. Enfin, c'est toute l'architecture scolaire qu'il faut revoir : les classes ne doivent plus être ces cubes en cercle induisant la position domino-centrique, mais des polygones irrégu­liers dont nul ne pourra pointer le centre.
Alors, peut-être pourra-t-on commencer à dire que l'école est un lieu de vie.
Eric DEBARBIEUX
notes
(1)        Ce texte a fait l'objet d'une communication aux Rencontres interdisciplinaires sur les usages
cognitifs et sociaux de l'espace (Université de Pau, novembre 1988, cf.
Le Nouvel Éducateur, n° 6,
p. 1-3).
(2)        A ces monographies, il convient d'ajouter la monographie de Pierrot ou la Teigne, de Serge
Jaquet, trop longue pour être reprise ici mais qui est résumée dans ce chapitre. Cf. Chantiers dans
TES. Année 1987-1988 où cette monographie a été publiée.
(3)        H. Laborit, La Colombe assassinée, Éditions Grasset, Paris, 1983, p. 27.
(4)        Par « cause » nous n'entendons évidemment pas cause unique, première ou linéaire, mais l'inté­
grons dans une causalité circulaire incluant l'idée de rétroaction (feed-back). Cf. pour ces précau­
tions méthodologiques : Le Thànn Khôi,
L'éducation comparée, Éditions Armand Colin, Paris,
1980, p. 270 seq. Quand nous parlons de « double cercle » et de double clôture de l'espace-classe
nous gardons ceci présent à l'esprit.
(5)        H. Laborit, Éloge de la fuite, Éditions Gallimard, Paris, 1976, Éditions Gallimard, p. 21.
(6)        H. Laborit, Éloge de la fuite, op. cit. p. 94.
(7)        Id. p. 20.
(8)        D'où une complémentarité des approches biologiques et analytiques d'ailleurs défendues par
Laborit, loc. cit.
(9)        « L'agressivité est la caractéristique d'un agent quel qu'il soit, capable d'agir, défaire quelque
chose, et ce quelque chose sera d'appliquer une quantité d'énergie cinétique sur un ensemble organisé
de telle façon qu'il en augmentera l'entropie, c'est-à-dire le désordre... »,
Laborit, La Colombe
assassinée,
op. cit. p. 20.
 
(10)        H. Laborit, Éloge de la fuite, op. cit. p. 18 : « L'amour », « Le mot d'amour se trouve là pour
motiver la soumission, pour transfigurer le principe de plaisir, l'assouvissement de la dominance »,
et son idée des hiérarchies de dominance, le dominant imposant son « projet » au dominé... par la
violence ou l'amour.
(11)        Cf. E. Debarbieux, La classe, l'espace, la violence : la place du maître, à paraître in « Actualité
de la pédagogie Freinet », PU Bordeaux.
(12)        Oury-Vasquez : De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Maspéro, Paris, 1971,
p. 16.
(13)        Sur la cabane, cf. articles in Chantiers, juin 1985, L'Éducateur, n° 3, Cannes, 1986/1987, dos­
sier à paraître dans
Le Nouvel Éducateur en 1989-1990 : « Un toit dans la classe. »
(14)        Michel Foucault, Surveiller et Punir, Naissance de la Prison, Paris, 1975, p. 202-203. Il serait
sans doute pertinent d'entamer une étude sur les rituels disciplinaires scolaires actuels comparés aux
disciplines militaires (cf. Foucault sur le regard, la docilité des corps, etc.).
(15)        Une hypothèse de travail pourrait être de comparer les trois attitudes décrites aux stades ontogé-
nétiques décrits par Freud : oralité, analité, génitalité.

 

Bibliographie

Revues :
·    Le Nouvel Éducateur, PEMF, BP 109, 06322 Cannes La Bocca Cedex.
·    Chantiers dans l'ES, AEMTES, 10, rue de Lyon, 33 Mérignac.
·    Les cahiers de Beaumont, numéros spéciaux - Colloque Violence et ina-
daptation, Beau mon (, CNEFASES, 1984.
Livres :
·    Vers une pédagogie institutionnelle, Vasquez-Oury, Maspéro.
·    De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Vasquez-Oury,
Maspéro-La Découverte.
·    La sélection non-verbale à l'école, Daniel Zimmermann, ESF.
·    Le corps de l'enseignant dans la classe, Claude Pujade-Renaud, ESF.
·    Le corps de l'élève dans la classe, Claude Pujade-Renaud, ESF.
·    Éloge de la fuite, Henri Laborit, Gallimard.
·    La colombe assassinée, Henri Laborit, Grasset.
·    Intégrer la violence, Richard Hellbrunn-Jacques Pain, Matrice.
·    L'éducation comparée, Le Thàn Khôi, Armand Colin (U).
·    La crise des générations, Gérard Mendel, Payot.
·    La révolte contre le père, Gérard Mendel, Payot.
·    Actualité de la pédagogie Freinet, actes du symposium de Bordeaux, à
paraître aux Presses universitaires de Bordeaux en juin 1989.
 
 
 

 

Documents du Nouvel Educateur N°206

Supplément au n° 9 de mai 1989

Version pdf:

http://www.icem-freinet.fr/archives/d-neduc/d-neduc-206/n-educ-206.pdf