Naissance d'une pédagogie populaire

 

ELISE FREINET
 
NAISSANCE
 
D'UNE PÉDAGOGIE
 
POPULAIRE 1
 
Historique de l'Ecole Moderne (Techniques Freinet)

 

BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE MODERNE

(droits réservés)

Naissance d'une pédagogie populaire 1 : NOTE POUR LA 2ème ÉDITION

 

NOTE POUR LA 2ème ÉDITION
   Aujourd'hui qu'il est devenu courant d'employer les Techniques FREINET, avec le risque d'en dénaturer et l'emploi et l'esprit, nos jeunes camarades désirent remonter aux sources d'une pédagogie qui, tout en répondant à leur attente, crée en eux de nouvelles exigences : celles de connaître, pour savoir mieux exercer un métier devenu vocation.
   On ne peut pas connaître vraiment la PEDAGOGIE FREINET, on ne saurait œuvrer dans l'esprit qui l'anime, si on ignore de quel effort multiple et héroïque il est issu et de quelle cohésion fraternelle — sans doute unique dans le mouvement pédagogique national et international — il est le fruit.
   Les événements que relate cette première partie du livre datent de quelque quarante ans qui comptent dans l'évolution sociale et pédagogique de notre pays. Certaines situations dramatiques auxquelles l'école avait alors à faire face se sont quelque peu atténuées sans qu'aient changé pour autant les conditions qui laissent toujours actuels les éléments de la lutte qu'ont dû mener avec acharnement les pionniers de notre mouvement d'Ecole Moderne.
   Ce livre n'est pas destiné à satisfaire seulement une certaine curiosité historique. Il vous enseigne les bases qui aujourd'hui font la force et le dynamisme des Techniques FREINET et de l'Ecole Moderne : le courage, la loyauté, la camaraderie et l'amitié, et par-dessus tout notre commun souci de servir l'enfance par l'exaltation de notre fonction éducatrice la plus délicate, certes, mais aussi la plus noble et la plus utile.
   Bon nombre de camarades cités parmi les pionniers de notre Ecole Moderne ont aujourd'hui disparu. D'autres ont été, à regret, passés sous silence dans le but évident d'un souci pédagogique montrant les bases pratiques d'une œuvre attentive à dégager, des faits, une permanente théorie.
    Au-delà de l'effort personnel, ce livre est pour nous tous le livre d'or où nous souhaitons que vous veniez inscrire à votre tour vos expériences loyales, vous tous qui avez pris et qui prendrez la relève au long des jours et des années.
 
Les Pionniers de l'Ecole Moderne.
 
    P.S.- La seconde partie de ce Livre: "Naissance d'une pédagogie populaire : la pédagogie Freinet" suivra sous peu, relatant la vie du mouvement de 1932 à 1945.
    La période contemporaine constituera plus tard un troisième volume.

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 : Avant-propos

 

Avant-propos
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    Ce livre est le livre des faits. Il est la consécration des bonnes volontés en faveur de l'œuvre commune et il est surtout le plus grand effort collectif tenté à la gloire de l'enfant. C'est parce que l'enfant est là, exigeant dans son actualité comme dans son devenir, que va s'élargissant la masse des artisans « ouvrageant » en sa faveur. Ainsi se forge, sans prétention, le beau métier d'enseigner, ainsi se construit une pédagogie valable pour le plus grand nombre.
    Le plus grand nombre, est-ce une garantie ? Aux yeux des clercs, la masse porte en elle un je ne sais quoi de fruste et de péjoratif se situant en deçà de la culture. Il lui manque cette initiation préalable par laquelle, de palier en palier, on accède à ce pur intellectualisme qui sacre le spécialiste de la pensée.
    Les artisans de l'Ecole publique n'ont pas eu, il faut le reconnaître, cette initiation préalable. Faute de comprendre les livres gonflés de docte science, ils ont usé de ce bon sens populaire qui est la marque de ceux qui ne font pas profession de penser. Ce bon sens, au demeurant, leur est apparu comme un outil excellent de critique et de jugement qui pour finir les a menés bien loin.
    Ras de terre, à même la vie, ils sont arrivés à cette constatation simple : « Il y a plus de vérité dans une troupe d'enfants que dans tous les livres de pédagogie du monde. » Sans arrière-pensée, ils sont devenus les bergers des enfants, attentifs à la brebaille comme à la bête individuelle, Rengageant dans les servitudes permanentes qui ne laissent pas de repos. Et ce faisant, ils se sont aperçus que l'initiation préalable n'est point, comme voudrait le faire croire une aristocratie intéressée, une grâce presque fortuite, mais simplement un acte de bon vouloir, qui lentement aboutit à la perfection de la chose bien faite.
    Faire bien son métier ! Telle est la noble ambition de nos artisans-éducateurs. Et il ne faut pas croire que ce ne soit là que naïve occupation de tâcherons consciencieux : rien n'existe qui ne soit d'abord mis en actes. Dans les cheminements d'une activité voulue, orientée, pensée avec son esprit comme avec ses mains, qui progressivement s'alourdit d'expérience et d'idées, on arrive à une autre culture, celle des actes réussis.
     C'est sous ce signe que se situe toute l'histoire de la Coopérative de l'Enseignement Laïc et du mouvement de l'Ecole Moderne (Techniques Freinet).
     La réussite de celui qui sait faire son métier nous semble à nous la chose la plus enviable, non seulement parce qu'elle consacre la valeur du praticien, mais parce qu'elle est toute en faveur de l'enfant dont nous avons charge d'âme. Le métier, ici, n'est pas l'habituelle besogne qui simplement liquide le présent ; il est sans cesse préparation de l'avenir, responsabilité dans l'efficience de demain et c'est ce qui nous rend graves et susceptibles parfois dans nos exigences et nos devoirs.
     Ce métier bien fait, celui qui le sait s'aperçoit bien vite qu'il ne le saura jamais tout entier. La vie est là qui sans cesse modifie l'aspect des choses, change les données et appelle d'autres pratiques. C'est pourquoi celui qui sait a besoin à son tour d'appuis et de conseils et que le savoir tout naturellement prend la forme de l'idéal compagnonnage où la leçon sort toute seule du geste réussi en commun.
     C'est seulement quand on a fait que l'on a le droit de parler. Et si l'on parle, c'est simplement pour dire comment il faut prendre les choses dans leur bon biais.
     Ceux que vous entendrez parler au cours de ces pages, ce sont ceux qui d'abord ont beaucoup besogné. Ceux qui ne parlent pas sont accrochés aux actes et leur silence n'est point oubli ni pauvreté, mais conscience du travail à terminer, explorations dans les avant- gardes où se nouent les initiatives.
     C'est de la ruche tout entière que dépend la qualité du miel ; un miel qui prend ici son sens profond de nourriture et qui en sa substance se forme de toutes les exigences de l'enfant pour lequel il est butiné. C'est par la simple obéissance à la loi du métier qui nous courbe vers le troupeau que nous allons ainsi coude à coude, sans rivalité déloyale ni prétention orgueilleuse, là où nos brebis veulent bien nous mener.
     Et l'avenir est devant nous.
E. F.

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 : BAR-SUR-LOUP (1920-1928)

 

BAR-SUR-LOUP
(1920-1928)
 
    Le 1er Janvier 1920, Freinet était nommé instituteur adjoint dans une école à deux classes, à Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes).
    Il était, plus que tout autre, l'humble débutant dans la carrière enseignante ; sa cantine d'officier de la guerre 14-18 l'accompagnait aux bagages, et l'accompagnait aussi cette lassitude sans espoir qui est le lot des grands blessés de guerre voués au repos et à la mort lente.
    D'hôpital en hôpital il avait traîné pendant quatre ans dans une décevante convalescence.
    — Pour vous, jeune homme, la chaise-longue au bord des pins !
    C'est contre cette irrémédiable prescription qu'il avait voulu s'insurger dans un sursaut d'énergie : fuir l'immobilité, le désespoir, la solitude ! Travailler ! Etre l'artisan du métier qu'il avait choisi : l'instituteur.
A Bar-sur-Loup, il venait se mettre à l'épreuve.
    La salle de classe où Freinet entre pour la première fois est la classe traditionnelle des écoles publiques : bancs- pupitres disposés par rangées, estrade pour le maître, porte-manteaux fixés au mur, tableau noir à chevalet... Les fenêtres donnant sur la place rustique du vieux château, près d'une fontaine chantante, à l'ombre d'un grand platane, sont situées si haut qu'elles défient la curiosité des enfants. Le long des murs gris, quelques cartes de France, des tableaux muraux de système métrique, d'exercices de lecture et dans un coin un boulier délavé, seule attraction de ce mobilier poussiéreux et de tradition.
    Ce qui impressionne le plus Freinet, c'est la présence effective des enfants, gamins de cinq à huit ans, à la fois disparates et semblables, faisant corps comme un troupeau docile où passent des remous, puis se disloquant, épars dans des individualités mystérieuses. Il a comme une sorte de crainte pudique à les approcher, car jamais jusqu'ici il n'a pris contact avec une classe. Arraché à l'Ecole Normale après la fin de la deuxième année, par l'ordre de mobilisation, il n'a pas eu l'initiation pédagogique de l'Ecole annexe ou des classes de ville que reçoivent à l'ordinaire les élèves-maîtres de troisième année. A défaut d'expérience ou de doctrine pédagogique, il apporte simplement ce respect profond de l'enfant, et aussi ce flair du berger, cet instinct qui suppute et qui jauge les unités et le troupeau et qui est la lente réminiscence de sa vie de petit pâtre provençal.
    C'est avec ces seules richesses qu'il devra devenir un éducateur, et c'est avec les manques d'une santé diminuée qu'il devra courir les risques des inévitables échecs.
    Son Directeur, heureusement, comprend tout de suite ses soucis et son embarras, et c'est très spontanément, à la bonne franquette, qu'il lui apporte chaque jour l'appui de son amicale expérience et de sa paternelle collaboration. Très brave homme, au demeurant, ce Directeur était le type de l'instituteur-paysan d'autrefois, se partageant avec une égale conscience entre ses champs et son école, soucieux au même degré du rendement des uns et de l'autre. Dès que l'avertissait l'horloge, au clocher du village, il abandonnait sa pioche ou son âne, sortait précipitamment de sa poche son faux-col et sa cravate qu'il ajustait consciencieusement comme les signes essentiels de sa majesté éducative. Grave, il venait donner son coup de sifflet, faisait ranger les élèves des deux classes, et c'était la rentrée, ordonnée, silencieuse, sans caractère militaire poussé à l'excès mais qui donnait néanmoins l'impression de l'indispensable autorité du Maître.
    Pour remplir au mieux son métier d'instituteur, cet homme honnête et sans prétention ne se posait d'ailleurs aucun grave problème de technique ou de méthodes. Il avait les méthodes, ou plutôt les procédés courants, qui lui permettaient de mener avec succès la majorité des élèves au certificat d'études, et c'était là pour lui la preuve suffisante de l'efficience de son enseignement. Il connaissait d'ailleurs, et se faisait un devoir de les enseigner à Freinet, tous les trucs, petits et grands, qui réussissent à l'école pour la discipline et le travail, et qui vous donnent par suite avec les parents la tranquillité et la paix. Par ailleurs, il savait aussi avec assez de bonheur, et sans servilité, amadouer l'Inspecteur, satisfaire ses habitudes, flatter un tantinet ses manies, et garder avec lui des rapports marqués de correction et de déférence sans excès de platitude. Aux heures de récréation, dans les allées et venues au milieu du flot bruyant des enfants déchaînés, il se faisait un devoir de parler de son expérience à son nouvel adjoint, pensant ainsi, sans arrière-pensée, faciliter la tâche à ce jeune débutant, malade par surcroît, dont les résistances physiques très limitées menaçaient à chaque instant de trahir la bonne volonté. Et pour l'encourager humainement, avec ce besoin méridional de faire du rire le meilleur argument des démonstrations, il racontait avec verve les innombrables faits-divers qui avaient çà et là marqué sa carrière déjà longue.
    — Oh ! Vous savez, il ne faut pas croire que les Inspecteurs se rendent toujours compte du niveau de nos élèves et de nos efforts à nous. Je me rappelle une inspection qui m'avait particulièrement touché. A vrai dire, elle m'aurait bien un peu découragé si par ailleurs elle ne m'avait donné l'occasion d'une bonne partie de rire : j'avais à peu près votre âge, à quelques années près, et j'étais dans votre classe, où, comme vous, je faisais ce que je pouvais... Un jour l'Inspecteur arrive : j'avais une leçon de choses sur le papier. Je me démène comme un diable, fais toucher du papier, du carton, je le froisse, je le fais brûler..., enfin, quoi, je « rupine », et mes élèves boivent mes paroles. Mais la leçon finie, l'Inspecteur remarque deux écoliers dont les yeux vagues disent assez que la leçon est le moindre de leurs soucis :
    — Toi, là-bas : est-ce que c'est lourd, le papier ?
    — Euh ! Euh ! Euh !... répond en riant l'interrogé, d'un air narquois.
    Il était tombé sur Joseph, l'idiot du village.
    — Alors, toi, là, qui fais le malin ! Est-ce que ça brûle, le papier ?
    — La grosse campano fa boum ! (La grosse cloche fait boum !)
    C'était cette fois un benêt, le sonneur de cloches, qui avait la parole...
    Et voilà comment l'Inspecteur, mesurant la classe à la bêtise de ces deux simples d'esprits, conclut à mon insuffisance pédagogique...
    Mais cela était, bien sûr, une histoire d'inspecteur d'il y a plus de cinquante ans...
 
    UNE CLASSE COMME TANT D'AUTRES...
 
    Vé ! Le maître, comme il est blanc !
    Un grand blessé du poumon s'accommode mal de l'air confiné d'une classe de trente-cinq élèves, de ses odeurs de remugle indéfinissables qui sont le lent poison de nos écoles prolétariennes, des poussières denses et ténues montées des chaussures boueuses, du parquet mal balayé, du vent s'engouffrant dans le couloir de l'école. Parler quelques minutes dans cette atmosphère viciée devenait pour le malade une fatigue extrême ; c'était à bref délai la menace de paralysie thoracique et de syncope. Bon gré, mal gré, il fallait se rendre, aller heurter du doigt la porte d'en face, signal convenu qui signifiait au Directeur que son adjoint était dans l'obligation de suspendre ses cours pour reprendre haleine. Puis c'était l'immobilité de mort sur le divan, et la désespérance quotidienne de l'être jeune qui voulait vivre...
    — Ne vous entêtez pas ainsi. disait le bon docteur du bourg. Prenez votre 100 % et retournez dans votre village, tranquille, dans le calme et le repos. Vous savez bien que vous ne tiendrez pas à ce sacré métier...
    Il s'entêta. Et parce que toutes les joies de la robuste jeunesse lui étaient interdites, il s'ingénia à trouver en lui des raisons de vivre : au lieu de se disperser en surface, il alla beaucoup plus loin dans la compréhension des choses, et cette immobilité inexorable l'orienta vers un cheminement de la pensée, vers une manière exigeante de s'emparer de la réalité, de la dissocier et de la reconstruire, sous l'angle de ce robuste bon sens paysan qui était jusqu'ici sa seule richesse intellectuelle. Ses dispositions d'esprit tout naturellement l'orientaient vers la pensée marxiste : il lit Marx, Lénine, et dominé par le dynamisme d'une pensée de mouvement, en lui s'éveillera peu à peu une initiative endiablée qui, plus tard, suscitera autour de lui les enthousiasmes et aussi les méfiances qui sont le lot de tous les novateurs.
    Cet enfant qui est devant le jeune instituteur, ce n'est pas seulement l'élève qui doit apprendre à lire ; c'est le fils du paysan et de la blanchisseuse, c'est l'enfant des champs et du ruisseau, c'est le sauvageon de la lointaine bastide, l'enfant poète et penseur qui ne se recrée que dans ses solitudes. Et parce que, sous chaque visage, l'éducateur qui s'ignore met une âme et un décor, tout naturellement il arrive à donner son véritable prix à la personnalité enfantine, à en faire l'objet de ses soins intellectuels et de son affection... Là était le chemin du salut, la planche de sauvetage qui devait faire de l'épreuve de Bar-sur-Loup, malgré la maladie et l'ignorance pédagogique du maître, une réussite.
    Sur son carnet de bord qui a remplacé le journal de guerre, Freinet note au jour le jour les remarques originales de ses gamins, les mots d'enfants chargés de poésie, les gestes expressifs, les actes spontanés, tout ce qui dans un comportement d'enfant a la valeur instinctive des mécanismes adaptés. A la page d'en face, sont transcrites les observations qui traduisent les ratés, les échecs, les ruptures d'équilibre, toutes les discordances qui se concrétisent dans la nervosité de l'enfant. Et dans cette alternance du positif et du négatif il parvient à se faire une notion assez juste de l'unité des personnalités. Sur un plan plus sensible et littéraire, Freinet éprouve du plaisir à camper Les silhouettes de ses élèves et en feuilletant le cahier jauni où chaque élève avait sa page, il est facile aujourd'hui de se faire une idée imagée et précise de la classe qui lui était confiée.
  Il y a là quelques élèves modèles, propres et ordonnés, attentifs et appliqués, qui constituent l'élément d'ordre et d'équilibre de la communauté scolaire. Curieux et avides devant toute nouveauté, déjà ils ont compris avant que se termine toute explication, et sans effort, comme en se jouant, leur esprit enregistre toute connaissance qui passe à leur portée.
    La moyenne anonyme et consistante des enfants à mi - chemin de l'intelligence et de l'inertie intellectuelle occupe l'essentiel de l'effectif : visages figés ou instables, chevelure à la diable, vêtements hétéroclites, et par-dessus cette turbulence vestimentaire et verbale, des esprits tour à tour fuyants ou curieux, chercheurs de chicanes et de batailles.
    Reste la plus désespérante partie : les déficients caractérisés et les anormaux qui à cinq ou six exemplaires posent dans la classe, quotidiennement, d'insolubles problèmes. Evoquons-les au passage, d'après les portraits qu'en a tracés leur maître, car plus que tous les autres élèves, ils seront l'objet des attentions vigilantes de l'éducateur, et, partant, à l'origine du renouveau pédagogique qui peu à peu s'installera dans la petite école de Bar-sur-Loup.
    Joseph, l'ami des bêtes, réfractaire sans recours à ce minimum de culture à laquelle on prétendait l'initier, ne vit qu'avec ses chats, ses chiens, et selon la saison avec les escargots, les hannetons et les cigales dont ses poches sont remplies. Vêtu d'une mauvaise chemise, d'un informe pantalon serré à la taille par une ficelle, pieds nus l'été, chaussé l'hiver d'informes savates ramassées quelque part, ce petit Murillo domine la classe d'un prestige spontané et tout naturel. Quand il regarde de ses yeux de braise, si persuasive est sa vérité qu'il s'impose d'emblée comme un petit Drac lançant ses sortilèges.
    Honoré, le lilliputien, arrive lentement le matin, traînant ses lourds souliers mal lacés, tout engoncé dans un pantalon serré à la taille par une ficelle, pieds nus l'été, dont les amples manches dépassent l'extrémité de ses petites mains. Il ne parvient jamais à se dépêtrer de cet amas d'étoffe vaguement retenu autour de son corps gracile, lui donnant l'allure un peu drôlette d'un petit singe de foire. On ne pourra jamais savoir si cette apathie qui le domine et qui chaque fois le fait arriver en retard, qui l'enchaîne à son banc alors que déjà les autres évoluent vers la sortie, est le signe manifeste d'une déficience de son petit organisme souffreteux, ou simplement l'encombrement permanent de son invraisemblable manteau.
    Faroppa, au regard hallucinant dans un visage chaviré, arrive le matin de sa lointaine campagne, affolé d'avance par l'idée d'être en retard. La moindre question le plonge dans une agitation telle qu'il lui est impossible d'articuler quelques mots compréhensibles dans un bredouillement sans suite.
    Les deux petits rétameurs, noirs de visages et de vêtements, indécrottables sous leur poussière de charbon, font un couple indissoluble. Main dans la main, épaule contre épaule, ils subissent en bloc les disciplines de l'école, si bien que, s'adressant à l'un, on voit l'autre réagir dans les mêmes limites d'une pensée commune. Une seule chose les domine : le désir des grands voyages sur les routes, dans la roulotte, au pas de la mule. Ils ne sont ici que par pure forme de présence, et quand leur esprit s'éveille c'est par la simple association d'idées qui déjà les projette en imagination dans la belle aventure ambulante du rétameur. Et c'est dans ce rêve nécessaire comme une nourriture que naîtra quelques années plus tard l'un des tout premiers numéros de nos « Enfantines » : « Les deux petits rétameurs ».
    Mansuy, le solitaire, était certainement le plus pitoyable de tous ces anormaux légers. Dominé par son instabilité inquiète et susceptible, handicapé par une myopie de taupe, il avait la sensation étrange d'être entouré de malveillance et de provocations, et, à propos de tout et de rien, il partait en avant, ongles tendus, fonçant sur l'adversaire. Il arrivait chaque jour portant un petit panier dans lequel ballottaient un méchant croûton de pain, quelques olives, un brin d'oignon, pour le repas de midi.
    — Mangia cebo ! (mange oignon !) lui criaient les taquins, qu'as-tu mangé aujourd'hui ?
    Lui, fou de rage, se précipitait sur les insulteurs de sa misère, griffes recourbées, dents serrées, prêt à mordre... Mais il arrivait quelquefois, ô miracle ! que tout seul, accroché à son clou, le petit panier se gonflait de richesses... Et, à midi, aux yeux de tous, Mansuy dépliait avec délicatesse et ostentation le chocolat fourré, le biscuit gaufré, ou la part de fromage, sertis dans ce beau papier d'étain qu'il étalait soigneusement en effaçant les plis et rangeait comme une relique dans ses méchants livres ourlés d'oreilles crasseuses.
    C'est parce qu'ils étaient ainsi humains, attachants jusque dans leurs faiblesses, que les enfants de Bar-sur- Loup posaient à leur maître scrupuleux, par leur seule présence, la grave question de leur actualité et de leur avenir. A leur contact, à même les conditions poignantes de la pauvreté prolétarienne, se profilèrent les premières responsabilités d'un éducateur du peuple.
    Tous les problèmes que posait cette petite classe de village sont les mêmes que se posent dans la majorité des écoles françaises nos jeunes instituteurs d'aujourd'hui et qui conditionnent de façon majeure toute la pédagogie des écoles publiques. Peut-être Freinet aurait-il mieux subi la déplorable emprise de la défectueuse installation scolaire et de la pauvreté, peut-être se serait-il accommodé, pour la dominer, tant bien que mal, des procédés traditionnels vantés par son Directeur, si n'entrait en jeu la grave question d'une santé compromise. Il se trouvait dans l'impérieuse nécessité de chercher d'autres solutions, valables pour son cas, et valables aussi pour ces personnalités dont il apprenait chaque jour à connaître les particularités respectives. Tout naturellement, il essaya, sans ambition, sans parti-pris, d'adapter un enseignement dépouillé de formalisme à ses possibilités physiques mesurées et aux réactions de ses jeunes élèves. Au jour le jour, il improvisa, comparant son comportement au comportement même des enfants.
    Il s'aperçut sans peine, par exemple, que les leçons traditionnelles que par impossibilité respiratoire il ne pouvait faire convenablement, fatiguaient tout autant les enfants que lui-même. Quand il rangeait sur son bureau le matériel qu'il avait préparé pour une quelconque leçon de choses, les enfants se tenaient attentifs et curieux, dans l'attente d'une sorte d'exhibition de prestidigitateur. Mais, dès que les explications commençaient, qu'il fallait imposer le silence, et mener de front l'exposé de la leçon et la discipline, l'effort était tel que le maître malade devait capituler, comme capitulait la curiosité mal satisfaite de ses élèves déçus.
    Mais que faire dans une classe, si l'on est dans l'impossibilité de faire des leçons ? On ne peut du matin au soir lire dans le syllabaire, copier un modèle et écrire des chiffres sur un cahier. D'ailleurs les enfants sont rebelles à ces activités d'immobilité physique et mentale, et pour finir c'est l'énervement qui s'empare d'eux et l'impatience qui gagne le maître.
    Chaque jour, l'expérience conduit Freinet à la même conclusion : l'enseignement donné sous la forme traditionnelle qui exige de l'enfant une attitude passive et amorphe est un échec. Certes, Freinet fait dans cet échec la large part de ses faiblesses d'éducateur. Il sait que si sa voix était forte et bien timbrée, son regard assuré, sa prestance physique imposante, le dynamisme de l'être sain aurait chance de dominer la situation. Mais dominer la situation ce n'est pas résoudre le problème éducatif. Là, tout près de lui, dans la salle d'en face, son directeur fait front à l'indocilité des enfants par des éclats de voix, des coups de règle sur la table, des lignes à écrire, des verbes à copier, et quelquefois par l'expulsion violente de quelque indésirable dans le couloir... Mais, pour autant, l'échec ne devient point succès.
    Poser le problème, en sentir les difficultés, pressentir les données qui en font la complication, ce n'est pas forcément trouver la solution idéale. Ce rôle de camarade-éducateur que Freinet a choisi ne se concilie pas toujours avec les exigences des programmes et la rigueur des horaires. Après les moments de détente amicale, inévitablement, il fallait se raidir, dominer le troupeau, aller vers l'obligation scolaire chaque fois décevante pour tous.
    Très épuisé physiquement, et devant les difficultés presque insurmontables qui surgissent quotidiennement, Freinet décide de préparer l'inspection primaire. Ce faisant, il occupera son esprit, et mènera une existence moins sédentaire tout en vivant près des enfants qu'il a appris à aimer. Il s'enquiert du programme, et pour la première fois il prend contact avec la pensée de ceux qui ont dominé la pédagogie au cours des siècles.
    Jusqu'ici il soupçonnait à peine Rabelais, Montaigne, Pestalozzi, Rousseau, que son départ précipité de l'Ecole normale ne lui avait pas permis d'approcher. Il retrouve dans ces pionniers, les mieux partagés au point de vue bons sens, une solidité, une vigueur, qui contrastent étrangement avec la psychologie intellectualiste, abstraite, des auteurs qui figuraient au programme d'inspection, et il est décidé à avaler comme une purge les traités de Spencer, William James, Wundt, Ribot ; mais c'est avec un réel plaisir qu'il s'attarde en compagnie de Gargantua et Pantagruel, et surtout de ce grand bonhomme de Pestalozzi dont les audaces le dominent.
    Ce qui va s'améliorant, ce sont ses rapports avec ses élèves, sur le plan scolaire. Sachant qu'il désertera un jour cette petite classe, il s'attache semble-t-il davantage à eux, les regardant vivre de près, s'ingéniant à être indulgent, attentif aux désirs de chacun, soucieux avant tout de comprendre, d'aider. Il trouve à cette attitude spontanée des joies quotidiennes qui rendent supportable sa vie de malade, et l'orientent de plus en plus vers la compréhension profonde de l'enfant. Il a moins de scrupules aussi à ne pas respecter l'horaire, à ne pas suivre pas à pas le programme, et petit à petit, hors des sentiers battus, il adopte un comportement nouveau en face des problèmes pédagogiques que lui pose la vie pratique de sa classe.
 
    C'est Joseph, l'ami des bêtes, qui entraîne résolument Freinet vers une reconsidération permanente du problème pédagogique. La récréation finie, au coup de sifflet du directeur, les deux classes se sont mis en rangs pour la rentrée, et tandis que la colonne s'ébranle, Joseph, en queue de peloton, s'esquive des rangs, et précipitamment vient s'agenouiller devant les remparts. Son regard avide scrute les vieilles pierres. Déjà le directeur a disparu dans le couloir. Intrigué, Freinet observe Joseph qui, avec des gestes religieux, lève les bras contre le mur, à la hauteur de ses yeux.
    — Joseph !
    Pas de réponse. Notre servant officiel...
    — Joseph !
  Alors l'enfant tourne vers le maître son visage préoccupé et d'un geste hâtif qui est à la fois un ordre impératif de silence et d'attente, il signifie :
    — Chut ! Allons, je viens, je vais venir ! Rentre, je te suis.
    Si profonde est la tension d'esprit du gamin que d'emblée Freinet comprend le langage de cette petite main impatiente, et, sans se retourner, il entre dans la classe.
    — M'sieur ! Il manque Joseph !
    — M'sieur ! Il s'est échappé. Avant, il s'échappait toujours.
    Mais la porte s'est ouverte, et, radieux, Joseph apparaît, reniflant un bon coup comme après une victoire.
    — M'sieur, c'est que dans le trou il y a une petite chenille qui a des plumes... petite, petite, comme ça (il donne la mesure sur son doigt), et elle est bleue, m'sieur... « J'y ai » donné à manger...
    La leçon de lecture commence, et tandis que la baguette du maître désigne les syllabes sur le tableau mural, Joseph, les yeux tournés vers la fenêtre, continue à veiller sur sa petite chenille qui a des plumes et une si belle couleur bleue...
    La chenille de Joseph n'est qu'un fait pris parmi des centaines de faits qui démontrent à Freinet la nécessité de prendre en considération l'intérêt de l'enfant, et d'intégrer cet intérêt dans l'enseignement, pour éviter sans cesse cette désintégration de la pensée enfantine qui est la plaie de l'école traditionnelle. Chaque événement qui dénote ces manques d'une pédagogie sans fondement psychologique est désormais analysé de près par Freinet, et tant bien que mal, par les moyens du bord, il essaye d'éviter ces heurts violents qui opposent l'élève au maître. Lancé sur cette voie de la recherche et de la critique, il aperçoit désormais les tares et la malfaisance des techniques d'autorité, et il adopte, pour une bonne fois, une attitude de doute constructif dont on va voir la lente évolution.
    L'emploi du temps prévoyait au début de la classe l'éternelle leçon de morale. Freinet se rendit compte de l'inutilité des prêches que sa gorge malade et sa maladresse oratoire rendaient à peine supportables aux enfants les plus dociles. Il cessa les leçons de morale. Mais le matin, il inspecta plus soigneusement les enfants à leur arrivée ; au cœur de la journée, il remarqua mieux les discordances créées par le comportement irrationnel des nerveux, des instables, des malpropres, des coléreux, des voleurs, des égoïstes, et à l'appui de faits sociaux suscités dans la vie de la classe, il en vint à remplacer la leçon de morale par la simple formule de suggestion dont la vogue alors des expériences de Coué lui avait révélé les possibles vertus. Durant toute une semaine, une phrase suggestive, susceptible d'influencer le comportement des enfants, était inscrite au tableau :
Je suis obéissant et respectueux avec mes parents.
Je suis toujours poli avec mes camarades.
Je prête volontiers mes affaires aux autres.
Je salue tout le monde dans la rue. Etc...
    Chaque élève lisait la phrase à haute voix et ceux qui savaient écrire l'inscrivaient sur leur cahier.
    Pour le calcul qui suivait la leçon de morale, Freinet essaya bien de tous les procédés concrets qui ne sont pas d'invention récente et qui relèvent plus de l'exercice sensoriel que de l'initiation au sens des nombres. Mais il se rendit compte à quel point ces procédés pourtant à la portée des enfants restaient à l'écart de la vie. Ce n'est pour ainsi dire qu'accidentellement qu'il commença à accrocher vraiment les notions de calcul à l'intérêt vivant de ses élèves, quand il commença les « promenades ».
    Avec cette désinvolture propre aux audacieux, Freinet avait en effet pris la décision d'emmener chaque après-midi ses gamins dans la nature. Le premier instant de surprise passé, son directeur s'accommoda de la chose, tout comme s'en accommodaient les parents, avec cette arrière-pensée, toutefois, que c'était là un moyen remarquable de perdre son temps, et, qui plus est, d'orienter les enfants vers des habitudes de paresse.
    Il n'en était heureusement rien.
    La promenade, c'était le moment de la journée le plus attendu par les enfants. Elle se faisait l'après-midi, quand déjà l'effort de la matinée avait entamé la résistance du maître malade et des élèves les plus instables. Chaque enfant prenait son crayon, son ardoise, et la petite troupe s'en allait dans les environs immédiats de l'école, le long du sentier serpentant sous les oliviers, vers le calme du cimetière, dans la colline où chantait le rossignol, ou là- haut, sur le tertre fleuri qui dominait le village.
    Freinet restait attentif à toutes les remarques des enfants plus par curiosité humaine que par souci pédagogique, et en fin de compte il était facile de voir que tout le monde tirait de cette sortie en plein air, sous le beau ciel du midi, une impression d'euphorie qui disposait à la confiance et ouvrait la compréhension.
    — M'sieur, disait Lulu, là-bas, je vois ma mère dans mon champ î
    — Où ? Où ?
    — Là-bas ! Tu vois, là-bas !
    — Explique bien, Lulu, disait le maître ; explique, pour que nous la voyions, nous aussi.
    — Regardez, là-bas : tu vois la route ? Tu vois le contour du pont ? Eh bien, monte le petit chemin : tu vois le grand chêne ? Et bé ! C’est un peu plus loin de ce côté.
    Quelle leçon d'élocution vaudrait cet exercice si naturellement éclos dans l'aventure intime de l'enfant qui regarde dans la direction de sa maison ?
    — M'sieur ? On est monté haut, ici !
    — On est plus haut que le château ?
    Et des comparaisons s'ensuivaient des évaluations de distances, de mesures, des notions de longueurs, et voilà le point de départ d'une excellente leçon de calcul donnée à même la vie.
    Cependant ce n'était là encore qu'une intuition obscure qui n'arrivait point à percer dans le champ clair de la compréhension pour susciter un changement total dans la pratique scolaire. Rentré en classe, il fallait, bon gré, mal gré, retrouver les rangées de bancs qui maintenaient les enfants prisonniers, les immobilisaient dans leur corps comme dans leur pensée. Et il fallait retrouver, à la même heure, la leçon de lecture aussi ennuyeuse pour le maître que pour les élèves. Il y avait, accrochés aux murs, une série de tableaux gradués, méthode Boscher, dont il reste certainement encore des fossiles dans nombre de classes actuelles. Les enfants venaient par groupe d'abord, puis individuellement, lire la portion de leçon qui faisait suite à celle de la veille. Bien que la preuve soit faite du manque d'intérêt d'un tel procédé archaïque, force était d'utiliser tant bien que mal le matériel existant, faute d'en connaître d'autre. Le petit groupe de bons élèves se tiraient toujours au mieux de l'épreuve, suivant la baguette sans perte d'attention, entraînant derrière eux, dans la lecture collective, la masse amorphe des hésitants capables tout juste d'accrocher leur voix aux syllabes prononcées, d'en prolonger la sonorité dans des intonations qui ne laissaient aucune illusion sur leur savoir. Heureusement que Lulu et Pierrot étaient là pour porter secours, avec une louable persévérance, aux ignorants invétérés résignés d'avance à l'échec dans les contrôles que le maître leur imposait par acquit de conscience. Nos deux «estamas» s'appuyaient fraternellement l'un sur l'autre dans un mouvement de tangage comme on franchit le passage difficile d'un gué, à contre-courant. Mansuy ouvrait tout grand ses yeux de taupe sans qu'on puisse jamais arriver à savoir laquelle était la plus défaillante, de sa vue ou de son attention. Quant à Joseph, il lisait, mains dans les poches, l'air absent, avec la belle désinvolture de celui qui n'est pas là et qui n'a pas de compte à rendre.
    — Joseph ! Allons regarde : papa a ri. - Tata a raté le rôti...
    C'était dans les poches de Joseph que se jouait la grande aventure. Sur ses doigts il sentait courir les insectes dont il avait fait provision au cours de la promenade, et la méthode Boscher avait beau étaler ses inutiles tentations sur le carton jauni de ses tableaux, d'avance elle devait s'avouer vaincue par le chatouillis des petites pattes des hannetons ou des bêtes à Bon Dieu.
    Clémenti, lui, avait trouvé le moyen de faire passer le temps par de brusques interventions qui faisaient croire de sa part à une apparente attention et risquaient de donner le change :
    — La pou le a pi co ré la... M'sieur, qu'est-ce que c'est picoréla ?
    Pour finir, c'était le maître qui se trouvait pris au piège par ces satanés tableaux Boscher, et d'avance il devait avouer son incapacité à redonner un sens à des phrases stupides dont les enfants ne percevaient jamais que les syllabes chantantes psalmodiées comme une litanie d'église.
    Pour les grands qui déjà savaient lire, l'exercice de lecture n'en demandait pas moins une continuelle tension d'esprit. Les bons élèves ouvraient leur livre à la page qui suivait la dernière leçon, en donnaient le numéro de pagination, aidaient un camarade inexpérimenté, et quand tout le monde était prêt à l'attaque, sur un ordre du maître, l'orchestre s'ébranlait sur des timbres divers dans un unisson plus que relatif, brûlant les haltes des points et virgules, indifférent au sens des phrases comme à celui des mots les plus courants dont on ne reconnaissait plus les visages...
    Pour la lecture individuelle, alors que la majorité des élèves devaient suivre mot à mot le lecteur plus ou moins brillant qui venait d'être désigné, le contrôle était vraiment épuisant. A chaque instant il fallait rappeler à l'ordre les indisciplinés qui si facilement se laissaient emporter sur la pente glissante de l'évasion.
    — Albert, suis ! Jeannot, regarde ton livre ! Louison, continue !
    Un cheval passait dans la rue, agitait ses grelots, et Georges le suivait en pensée. La mère d'Honoré discutait à voix haute à la fontaine, pendant que s'emplissait son seau. Le marchand de vin frappait sur ses tonneaux... La classe était vers le cheval qui s'éloignait, vers l'eau qui glougloutait, vers le marchand de vin rajustant sa futaille. Désemparé et impuissant, s'usant dans une tension nerveuse continuelle, Freinet sentait très bien qu'il fallait coûte que coûte trouver une technique nouvelle d'apprentissage de la lecture, plus près de l'intérêt vital des enfants; et plus que jamais il était sur la voie de la recherche.
    Que faire ? Se tourner vers le passé, chercher dans l'ancien ce qui est positif, progressif, et qui pourrait orienter le nouveau, ressaisir la chaîne des grandes idées qu'aux diverses époques de l'Histoire des novateurs ont profilé vers l'avenir.
    Il lit et relit, en les annotant, Rabelais, Montaigne, Rousseau, qui lui donnent comme une sorte de vertige en face du décalage monstrueux et permanent entre la théorie idéale et la pratique réelle d'un pauvre instituteur d'école déshéritée. Pestalozzi lui redonne confiance. Lui aussi se colletait avec la réalité et sa vie de lutteur passionné autant que son attachement à l'enfant pauvre étaient un exemple passionnant pour un jeune homme solitaire maintenu sur l'horizon étroit d'une salle de classe ; et pour la première fois Freinet comprenait toute l'ampleur du beau mot d'éducation qui, dépassant la scolastique, affronte le problème pédagogique dans toute sa complexité pédagogique, matérielle, philosophique, sociale et politique.
    C'est à ce moment, où son goût déjà pour le métier d'enseigner s'affirme, que Freinet lit les pédagogues modernes de l'Institut J.-J. Rousseau de Genève, inscrits au programme de son examen.
    Une personnalité va avoir sur son orientation pédagogique une influence décisive : celle de Ferrière.
    Le beau livre de Ferrière, « L'Ecole active », trop peu lu aujourd'hui bien qu'il ne soit pas dépassé, faisait pour ainsi dire le point de ce qu'on commençait à appeler « l'éducation nouvelle », et, outre sa grande richesse pédagogique, ce livre neuf orientait le lecteur vers des ouvrages à consulter pour approfondir les diverses branches d'activités, ouvrant ainsi devant Freinet le néophyte tout un vaste horizon à explorer.
    A travers les pages de « L'Ecole active », le petit instituteur, jusqu'ici désemparé, sentait vivre ses propres intuitions ; il entrevoyait des pratiques inédites susceptibles de faciliter sa tâche. Sa solitude amère en était tout à coup illuminée d'espoir. En souvenir de cet appui moral, Freinet ne manquera jamais par la suite, au cours de sa carrière, de rendre hommage au génial initiateur, qui fut, à cette période inquiète de sa vie, à l'écart de toute mystique, un père spirituel, un guide.
    En 1923, Freinet fut invité, pendant les vacances, par un de ses correspondants allemands à Altona, près de Hambourg. Il profita de cette occasion pour prendre contact avec l'essentiel de la pédagogie allemande et visiter quelques-unes des célèbres écoles de Hambourg où, à la fin de la guerre de 1914, on avait essayé de réaliser le mythe de l'école anarchiste intégrale sans autorité du maître, sans règle ni sanction. Ces écoles, bien que très confortablement installées, n'apportèrent rien de positif pour aider le jeune maître à résoudre les problèmes que lui posaient sa petite école de village, et, au-delà, l'Ecole Publique.
    L'examen du professorat de Lettres vaut à Freinet, à la rentrée d'Octobre, d'être détaché comme professeur à l'Ecole supérieure de Brignoles.
    Il se rendit à Brignoles, s'entretint avec le directeur de l'établissement, et reprit le soir même le train pour Bar-sur-Loup. Il retrouva sa classe, ses petits élèves, l'atmosphère accueillante de ce village sympathique qui devint définitivement son village.
    Au contact des enfants, dans ses rapports avec eux de franche et simple camaraderie, il avait définitivement compris qu'il lui faudrait chercher dans la vie même des enfants les éléments nouveaux de son travail pédagogique, s'appuyer sur leurs intérêts profonds pour satisfaire ce besoin d'activité dont Ferrière avait dit si magistralement la nouveauté dans son « Ecole active ».
    Il alla d'abord chercher dans la vie du village, autour de l'école, les éléments de base de cette nouvelle éducation. Il emmena ses élèves chez le tisserand qui fort obligeamment mit tout son savoir à la disposition de la jeune troupe curieuse. Pour entretenir l'intérêt que cette visite avait suscité, il essaya de réaliser dans la classe un petit métier à tisser, fort rudimentaire qui enchanta les enfants. On tissa même une ceinture pour les deux « estamas » qui n'en perdirent pas moins leurs culottes, mais ce qui fit sentir aux enfants que devant eux s'élargissait l'horizon de l'Ecole. Pour parachever cette victoire, Freinet fit une poésie enfantine sur le tisserand, et la lut aux gamins :
Sur son métier, le tisserand
a ourdi les fils patiemment...
    Ce fut un vrai succès, et c'est depuis ce jour-là que les petits élèves comprirent enfin à quoi servaient les poèmes, et décidèrent d'en apprendre. Il y eut ainsi toute une ronde des métiers mise en poèmes au retour de chaque visite aux artisans du village. On alla chez le menuisier, chez le forgeron, chez le boulanger, chez le potier, chez le parfumeur, et très souvent, dans l'après-midi, à l'heure où maître et élèves se laissaient gagner par la torpeur et l'ennui, Freinet partait avec ses élèves par les sentiers qui rayonnent autour du vieux village, et, à même la nature et les .aspects changeants des horizons, il faisait la plus vivante des leçons de géographie, de calcul ou de botanique.
    L'Ecole s'était ouverte sur la Vie.
    On ne réalise pas bien aujourd'hui où les enquêtes scolaires sont devenues réalité courante, tout ce qu'apportaient de ferment révolutionnaire les innovations du petit instituteur de Bar-sur-Loup. L'Inspecteur primaire, mis au courant, laissa faire tout d'abord, sans approuver ouvertement, et au moment où il commençait à s'inquiéter quelque peu des pratiques systématiques de son subordonné, les instructions ministérielles de 1923, si libérales, si délibérément axées sur l'Ecole active, vinrent donner raison à l'audacieux instituteur de la petite école de Bar- sur-Loup.
    Au retour des promenades, Freinet écrivait au tableau un petit compte-rendu très simple de la sortie. Les enfants le lisaient, le copiaient sur leur cahier, l'illustraient, et il était visible que ces travaux les passionnaient, et que, en déduction, l'écriture, la lecture, en bénéficiaient, comme la discipline et l'atmosphère de la classe.
    Quel accueil était réservé à ces pratiques scolaires au-delà de la classe ? Le plus étonné était sans doute le directeur qui voyait se généraliser et s'amplifier des pratiques qui ne cadraient plus du tout avec les habitudes de sa classe à lui ! Il conseilla la prudence à son adjoint, par crainte de réactions possibles dans le village, mais les parents d'élèves acceptèrent très bien ces innovations, car très souvent ils interrogeaient le jeune instituteur à ce sujet, se rassurant assez facilement aux explications du maître.
    Il faut dire aussi que Freinet s'est intégré peu à peu dans l'atmosphère du village. Il a noué des relations avec les parents d'élèves, et au cours des enquêtes de sa classe, il a pris contact avec les artisans divers, les producteurs, et c'est avec un intérêt profond qu'il étudie pour lui-même les déterminants économiques qui conditionnent la vie sociale provençale. Il fait, en collaboration avec un ami, une étude approfondie de l'industrie florale de la région de Grasse, et qui paraît dans « Clarté », la jeune revue d'avant-garde de Barbusse. Il écrit pour lui-même une étude suivie sur les persistances des techniques moyenâgeuses en régime capitaliste sur ce coin de Provence. Et à l'appui de ces contradictions, de ces décalages économiques, l'anachronisme de sa petite école lui apparaît lumineusement. Dès cet instant, ses activités sont doubles : inventer dans sa classe des formes modernes d'enseignement, et dans le milieu local susciter à l'appui des données économiques les aspects nouveaux de la coopération.
    Il trouva un noyau de personnes assez dévouées pour s'employer avec lui à la création d'une grande coopérative de consommation et de vente de produits locaux dont il fut l'animateur et le trésorier. La coopérative avait son siège sur la grande place du village, et Freinet partageait ainsi son temps entre sa classe et cette œuvre commune qui prenait peu à peu une étonnante extension. Cette réussite lui valut la sympathie des petites gens, et la considération de toute la population de ce petit bourg provençal, qui gardera son souvenir et lui prouvera sa reconnaissance quand l'incompréhension et la malveillance se ligueront contre lui.
    Le grand souci de Freinet restait évidemment sa classe. Certes, les méthodes actives qui l'avaient conduit à l'usage quotidien des sorties dans la nature et dans le village portaient leurs fruits. Mais il se créait ainsi une sorte de décalage progressif entre les leçons surgies de la vie et celles, toutes formelles, qui se donnaient en classe et qu'imposaient inéluctablement les programmes. Le décalage se sentait mieux encore pour la lecture, entre l'intérêt des enfants pour les textes qu'ils avaient vécus et créés, et leur indifférence à l'égard des tableaux Boscher et de leur livre de lecture. Le texte au tableau parlait du lézard que Georges venait intrépidement d'attraper sous sa casquette, et qui était là, maintenant, dans le bocal posé sur la table. Le tableau Boscher parlait de phrases incompréhensibles, et, à la page du jour, le livre offrait l'énigme d'une quelconque histoire qui, même écrite par un grand maître n'était pas de sitôt comprise par les demi-illettrés qui la lisaient en ânonnant.
    Non, le problème de la lecture n'était pas résolu ; un cycle était pressenti par le maître, mais sa courbe ne se profilait point encore dans le champ des expériences quotidiennes.
    En fin d'année scolaire (1924), l'un des premiers Congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle se tient à Montreux. Freinet s'arrange pour réunir l'argent nécessaire au voyage et à un court séjour en Suisse, (et c'était là, comme aujourd'hui, un gros problème financier) ; il se rend à Montreux, heureux d'avance d'y entendre Ferrière, Claparède et Bovet. Il est passionnément intéressé par tout ce qu'il voit et entend. Il pénètre mieux ce principe d'éducation nouvelle soucieux de donner à l'enfant un rôle actif dans sa propre éducation. Mais à chacune des affirmations et des perspectives que les pédagogues de Genève imposent à son esprit, il est d'avance découragé. Il se rend compte qu'il y a une éducation nouvelle relativement facile, applicable pour les écoles possédant le matériel éducatif, l'installation scolaire, permettant l'activité de l'enfant et l'individualisation de l'enseignement. Mais pour l'école de Bar-sur-Loup le problème est tout autre. L'image de sa petite classe dénudée et poussiéreuse s'impose à lui et lui serre le cœur.
    C'est au Congrès de Montreux que Freinet rencontre Cousinet venu rendre compte de ses premières tentatives de travail par équipes. Déjà, à Bar-sur-Loup, Freinet avait eu l'idée de donner à quelques élèves de petits travaux manuels collectifs, et bien que l'initiative Cousinet lui paraisse un peu trop systématisée, il pense s'en servir, et surtout l'utiliser comme argument valable pour apaiser les craintes excessives de son directeur.
    Un autre avantage de sa venue en Suisse est le contact vivifiant de la forte personnalité de Coué, ce vulgarisateur de la suggestion pratique employée comme cure physique et morale. Si persuasif, si simple est le praticien, que dès cet instant Freinet adopte une attitude nouvelle en face de la maladie ; il tente d'affirmer sa santé de façon plus positive, ce qui l'aida à remonter la pente, à tenir mieux, à se livrer sans arrière-pensée à cette passion de travail qui fut le refuge d'une jeunesse prématurément marquée.
    Sa tristesse et sa solitude dans ce Congrès où de grands éducateurs affirment déjà tant de victoires en face de ses hésitations ont au moins l'avantage de le rejeter farouchement vers ce matérialisme scolaire qui reste son plus noble souci, et de l'orienter définitivement vers la recherche de techniques éducatives qui est le programme essentiel de notre actuelle C.E.L. Il prend conscience plus encore de la dépendance étroite de l'école et du milieu, et combien la société conditionne l'école et l'enseignement.
    Il n'y a pas de pédagogie sans que soient remplies les conditions économiques favorables permettant l'expérience et la recherche. Il n'y a pas d'éducation idéale, il n'y a que des éducations de classe.



 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - un objet qui oriente une pédagogie : L’IMPRIMERIE

UN OBJET QUI ORIENTE UNE PEDAGOGIE : L’IMPRIMERIE
 
    A la rentrée d'Octobre, après le repos et la méditation des vacances, Freinet reprend sa classe avec un réel enthousiasme. Les enfants sont là, devant lui, affectueux et spontanés, avides de poursuivre la belle aventure scolaire qui les projette vers l'incessante nouveauté.
    — M'sieur, lui dit Lulu, quand vous « étez » pas là, on vous « pensé »...
    Et c'était, sous la forme la plus naïve, le plus bel éloge, peut-être, que l'élève puisse adresser au Maître pour lui signifier ce besoin d'une présence qui est appui de l'intelligence et du cœur.
    Tout de suite, la classe reprend son entrain et avec une exigeante attention, pas à pas, Freinet essaye de confronter ce que l'on pourrait appeler avec un peu de prétention la pédagogie de Bar-sur-Loup avec la pédagogie de Genève... L'écart de l'une à l'autre est considérable ! Entrent en ligne de compte, pour expliquer cet écart, les insuffisances d'un maître inexpérimenté et dont la culture pédagogique reste assez mince, bien sûr ; mais surtout les différences sociales et humaines qui séparent le milieu pauvre du milieu aisé. Et à tout prendre, en profondeur, cet écart n'apparaît pas à Freinet comme une infériorité manifeste à l'adresse de sa petite classe de village et de son maître. S'il saisit les manques du milieu scolaire de Bar-sur-Loup, il pressent aussi les risques des expériences de Genève poussées en pointe sur un plan intellectuel, dans une atmosphère de laboratoire, courant le danger permanent de se couper du milieu social.
    Il veut, lui, rester dans ce milieu social, faire corps avec le village, les paysans, avec toute la classe travailleuse, avec laquelle l'école publique a lié son sort. Alors, résolument, il restera le « primaire » au sens originel du mot ; il restera l'artisan des fondations, des assises de base sur lesquelles s'élèveront les constructions à venir. Et c'est à cause de cette fidélité au « primaire », à cause de son refus instinctif d'un intellectualisme autocratique, coupé du réel, que Freinet se situera pour toute sa vie à ce niveau de « l'instituteur moyen » qui a toutes ses sollicitudes et qui est l'expression même des multitudes avec lesquelles, qu'on le veuille ou non, se joue la partie.
    C'est désormais avec ces notions pour ainsi dire préconçues de « moyenne », de « masse », que Freinet aborde le problème de sa classe. Au lieu de consacrer ses soins les meilleurs à la plante rare qu'est l'enfant doué, pour exalter en lui le prodige, il prêtera une attention pour ainsi dire générale à tous les élèves sans exception, sans différences d'intelligence, de caractère, de milieu. Il s'ingéniera pour trouver, coûte que coûte, des techniques pédagogiques valables pour tous, quelles que soient les différences individuelles de rendement. Ces techniques valables, immanquablement, devront s'asseoir sur la ligne d'intérêt général de la classe. Résolument, il part à la recherche de cette ligne d'intérêt, — il part vers la vie.
    Les enfants sont là, en groupe compact, front contre front, penchés avec une attention passionnée sur le bureau de Joseph.
    Que se passe-t-il ?
    Curieux, le maître s'approche. Joseph a levé vers lui son visage confiant :
    — M'sieur, regardez mes bêtes !
    Et le maître regarde.
    Un spectacle inattendu s'offre à ses yeux : une course d'escargots ! Les champions ont été rangés au bas du pupitre, et c'est maintenant l'enjeu :
    — Je parie pour le gris !
    — Je parie pour le marron !
    — C'est le gris-vert qui gagnera, tu vas voir !
    — Vé, vé, c'est le gris-noir !
    Attente silencieuse, égarements des compétiteurs dans des zig-zags lents et capricieux, et enfin... c'est le triomphe du gris-vert.
    — Ca y est ! C'est le gris-vert ! C'est le gris-vert !
    La classe entière est vibrante de vie, des mains se tendent, veulent se saisir des bêtes... Mais, jalousement, Joseph récupère sa ménagerie, la range dans une boîte.
    Déjà, le maître est au tableau.
    — Eh bien ! Écrivons au tableau la course d'escargots.
    Animation générale :
    — Oh ! M’sieur ! Comme c'est beau ! On dirait une poésie !
    Les enfants lisent le texte, le copient, mais ce n'est là malgré tout qu'un instant fugitif dans la classe : le tableau effacé, la page du cahier retournée, il ne restera plus de trace tangible d'un événement vécu, qui si profondément s'est inscrit dans l'âme de l'enfant.
    Il faut trouver un moyen de lier, sans solution de continuité, la pensée de l'enfant au texte définitif. Il cherche, retourne ses idées, se replonge dans la vie de la classe, pressent, tout près de lui, du nouveau... Brusquement, il pense à la page imprimée... Là est l'a solution : la page impeccable, nette, qui garde en elle pérennité et majesté...
    H s'en va à Grasse, dans les ateliers des imprimeurs, prend contact avec les typos. Il voit de près la composition typographique, où les lettres maniées une à une lui ouvrent bien des horizons... Sans nul doute, là est la solution.
    Les typos sourient :
    — Mais non, vous ne pourrez jamais rien faire avec les gosses ! Ils vous perdront toutes les lettres, ils les chiperont... Vous en serez pour votre argent.
    Le hasard fait parfois bien les choses : en feuilletant une revue, Freinet voit, en réclame, l'annonce de la presse Cinup: il écrit, et c'est la découverte de l'outil qui centrera la « pédagogie de Bar-sur-Loup », et au-delà, qui suscitera, d'année en année, tout un mouvement pédagogique populaire.
    Pendant quelques jours r notre novateur est dans l'attente anxieuse du colis Cinup. Enfin, il arrive ! La presse ! Des composteurs î une toute petite police !
    On devine l'émerveillement des enfants !
    — Oli ! Des lettres !
    — Vé, vé, des O', des A...
    — Oh ! Des P !
    — Vois le 3, le 4, le 5...
    On range les caractères dans la casse, et, tout de suite, c'est la composition du premier texte. Oh ! Certes, tout ne va pas tout seul ! Les mains du maître ne sont guère plus habiles que celles des enfants... Les caractères glissent entre les doigts, les composteurs se renversent... Mais, à force de bonne volonté, le bloc est mis sur la presse... Encrage, tirage... et voici la première feuille imprimée î On se la passe religieusement. Longuement, le maître l'examine, les yeux embués de larmes.
    A vrai dire, les premiers imprimés n'étaient pas bien fameux. On ne pouvait guère composer que quatre à cinq lignes, et l'impression restait assez capricieuse. Malgré leur indulgence pour leurs propres œuvres, les nouveaux protes devaient se rendre à l'évidence : ce n'était point là le bel imprimé attendu.
    Les enfants, eux, se contentaient à bon compte :
    — Oh ! M’sieur ! Regardez, comme c'est bien ! Ça se lit tout !
    Freinet comprenait d'ailleurs d'où venaient les défectuosités de l'impression. Manquait le papier de qualité qui aurait fait valoir la lettre. Ayant épuisé toutes ses ressources, engagé même ses mandats à venir, il ne pouvait songer à acheter du papier nouveau. Quant à en demander à la mairie, il n'y fallait pas songer : certes, le maire était sympathique, humain, dévoué à la cause laïque ; mais déjà il avait fait un effort pour l'installation d'étagères, pour de menus bricolages, et sans nul doute il n'allait pas pousser le gaspillage des deniers jusqu'à favoriser jusqu'au bout les lubies d'un pêcheur d'ombres...
    Les vieux cahiers avaient livré toutes leurs feuilles vierges. Les copies de préparation au professorat s'étaient rendues, une à une... C'était vraiment la crise.
    Incidemment mis au courant, le secrétaire de mairie eut une idée géniale :
    — Et les bulletins de vote, ça ne ferait pas ? J'en ai tout un stock, des dernières élections législatives...
    Va pour les bulletins de vote ! Le papier était ainsi tout coupé. On imprimait au verso...
    Quand les enfants recevaient leur imprimé, vite ils regardaient au dos :
    — M'sieur ! Moi j'veux pas le nom de « çui-là », mon papa il a pas voté pour lui !
    Les bulletins de vote épuisés, on se rabattit sur les carnets usagers de la Coopérative Baroise. Le papier était grisâtre, et par transparence des chiffres et des annotations d'achat apparaissaient.
    — Oh ! Moi, disait Joseph, aujourd'hui j'ai acheté du chocolat et du fromage... Je vais me régaler.
    La vie rentrait à flot dans la petite classe avec l'émotion des enfants, les bulletins de vote, l'évocation tentante des rayons bien garnis de la Coopérative, et le rêve sans fin de l'enfant inassouvi.
    Quand par hasard le Directeur venait aux nouvelles et qu'il regardait avec une petite moue commisératrice les imprimés en train de sécher sur un vieux banc, toute la classe avait une sorte de malaise.
    — On dirait que ça ne donne pas bien, disait-il.
    — Aujourd'hui, non, disait un malin ; mais hier oui ; alors, que c'était beau !
    Hélas, trop longtemps hier ressembla à aujourd'hui ; mais peu à peu, en calculant minutieusement toutes les données en jeu : l'assemblage régulier des caractères, la valeur de la pression et l'encrage, le mauvais papier voulut bien remplir son office : on obtint des imprimés lisibles, et même, quelquefois, bien venus.
    Un jour qu'il se rendait à Nice à une réunion syndicale, Freinet fit un choix de ses meilleures pages et les emporta dans sa poche, comme un paysan qui aurait cueilli les premiers fruits de l'arbre nouveau qu'il avait planté plein d'espoir. Il se souvient encore aujourd'hui de cette arrière- boutique dans laquelle, à la descente du train, quelques camarades s'étaient réunis, pour se réchauffer un instant avant la réunion. Freinet jugea l'instant favorable pour montrer ses essais. Les copains étaient sympathiques, en petit nombre, et sans préméditation... C'était une bonne occasion d'éviter la grande assemblée qui allait suivre et de ne point risquer la critique ironique et aussi le reproche de faire perdre du temps pour des futilités.
    Timidement, il sortit ses chefs-d'œuvre, essaya d'en expliquer la réalité, et la valeur pédagogique. Mais déjà des mains avaient retourné les feuillets, et c'est sur les bulletins de vote que l'on fit de l'esprit et des jeux de mots. Charitable, une institutrice fit semblant de lire les petits textes avec attention, puis, levant les yeux avec une expression de pitié :
    — Mon pauvre Freinet, vous ne ferez jamais rien de pratique !
    Les autres, déjà, savouraient leur café...
**
*
    Mais quelqu'un comprit Freinet: Barbusse, cette noble figure de militant et d'artiste qui domina de son prestige tout cet après-guerre 14-18. Déjà, dans sa revue « Clarté », il avait accueilli des articles pédagogiques et sociaux de Freinet, et sans la moindre réticence il lui fixa un rendez- vous dans sa villa du Trayas. C'était au temps où le grand écrivain venait de faire paraître en deux volumes cette fresque prestigieuse de l'humanité que sont les « Enchaînements ».
    On devine avec quelle appréhension l'instituteur, conscient de la minceur de son bagage primaire, allait prendre contact avec le grand artiste.
    Barbusse l'écouta avec cette concentration qui lui était particulière. Il feuilleta longuement le modeste livret imprimé par les petits élèves de Bar-sur-Loup.
    — Oui, maintenant, tout doit venir d'en bas...
    Et sans hésitation, une fois encore, il mit les colonnes de « Clarté » à la disposition de Freinet. Nous reviendrons sous peu sur le contenu des articles parus dans « Clarté » ; disons simplement combien l'appréciation de Barbusse fut un lumineux encouragement pour l'humble pionnier pédagogue.
    Plus que jamais, l'expérience de Bar-sur-Loup fut menée avec méthode et profondeur, car plus que jamais Freinet est persuadé maintenant, selon le mot de Barbusse, que la véritable pédagogie populaire, comme la véritable psychologie, « doit venir d'en bas ».
    Et, pour être tout à fait au niveau de l'enfant, pour vivre sa pensée et vibrer avec sa propre émotion, Freinet fait un acte qui restera un symbole : il enlève l'estrade qui lui donnait un inutile prestige, et pose son bureau à même le sol, contre les tables de ses gamins.
    — M'sieur, lui dit Pierrot, maintenant vous êtes un petit maître !
    — Non, dit Freinet, je suis simplement un élève, comme vous.
    Les économies faites pendant les vacances permettent à Freinet d'acheter dans une petite imprimerie de Grasse un stock de papier, format 10,5 x 13,5. Une véritable affaire ! Lui qui, d'ordinaire, ne peut porter un paquet, trouve les forces d'emporter ses richesses jusqu'à la gare du train et triomphalement il dépose sa précieuse charge sur le bureau de la classe. Joie délirante des enfants !
    Désormais, les imprimés sont meilleurs. Le papier blanc joue mieux. Et sans grande exagération l'on peut dire que les textes sont enfin sortables. Encore quelques recherches pour arriver à l'idée du perforateur qui permettra de réunir les feuillets par un cordonnet. Des tâtonnements aussi pour aboutir à la reliure à l'aide de deux vis à boulons, et l'on a le « Livre de Vie » qu'avec beaucoup d'à-propos les gosses appelleront le « livre de vis »...
    Il est bien émouvant à feuilleter, ce petit livre de Bar-sur-Loup, qui garde déjà en promesse le plus puissant mouvement pédagogique de tous les temps, sorti de la grande masse des travailleurs laïcs. Les bibliophiles paieraient bien cher, aujourd'hui, ses imperfections et sa pauvreté.
    Citons au hasard quelques textes :
      Honoré a un joli petit chat gris et blanc. Il le couche avec lui dans son lit. Le matin le petit chat se réveille en lui léchant la figure.
      Le maître a dit :
      — Ce soir, vous aurez congé jusqu'à l'an prochain et Roger s'est mis à pleurer à chaudes larmes.
      — Pourquoi pleures-tu Roger ?
      — M'sieur, dit Janot, parce qu'il voudrait que l'école dure toujours. Il a peur qu'on ne la fasse plus.
      Moi, dit Lulu, le père Noël m'apportera une boîte de couleurs ; à démenti, une carabine ; à Georges, une paire de souliers.
      Joseph, lui, dit que le père Noël c'est des blagues...

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Naissance d'une technique pédagogique

 

NAISSANCE D'UNE TECHNIQUE PEDAGOGIQUE
 
    Avant de poursuivre le déroulement des faits chronologiques qui ont progressivement affirmé et installé le mouvement pédagogique centré par l'Imprimerie à l'Ecole, il est croyons-nous nécessaire de nous arrêter plus en profondeur sur l'esprit et la portée de ce début d'expérience dans la petite école de Bar-sur-Loup.
    L'originalité de Freinet, ce n'était pas simplement de donner à l'enfant son rôle actif dans la classe, de le faire devenir élément agissant dans l'acquisition des techniques scolaires ; d'autres avant lui avait dit cela, et les « méthodes nouvelles » mises en honneur en Angleterre et à Genève avaient avant lui affirmé cette nécessité de l'Ecole active dont Ferrière avait démontré si magistralement toute la valeur. Parti seul à la recherche d'une méthode susceptible de permettre au malade qu'il était de faire sa classe sans préjudice pour les enfants et pour lui-même, Freinet avait abouti tout naturellement, au contact de la vie, à la découverte de l'Ecole active. Non pas une école active plus ou moins mystique, où le rôle de l'enfant « agissant » apparaissait comme un dogme et pouvait justifier toutes les idéologies, y compris les plus réactionnaires, mais simplement une école vivante, continuation naturelle de la vie de famille, du village, du milieu. Freinet a l'intuition de tous les avantages de cette position de choix de l'école de Bar- sur-Loup.
    Si les expériences de Genève suscitent chez lui des acquiescements en tant que techniques, elles l'inclinent aussi à une certaine défiance intellectuelle, et le conduisent inévitablement à une sorte de redressement du problème éducatif.
    Comment cela ?
    Parce que la simple découverte d'une technique neuve : l'Imprimerie à l'Ecole, a changé tout à coup le sens et la portée de la pédagogie de sa classe...
    L'imprimerie ne fut pas seulement un moyen de rendre l'enfant agissant au sens musculaire et intellectuel du mot par opposition à l'immobilité statique imposée par l'école traditionnelle ; elle ne fut pas non plus une simple occasion de raviver l'intérêt scolaire des enfants pour telle ou telle discipline du programme. Elle fut beaucoup plus : elle ouvrit devant Freinet la personnalité psychologique et humaine de l'enfant dans son devenir, et en liaison permanente avec le milieu. Dès cet instant, Freinet tourna résolument le dos à toute la psychologie traditionnelle artificielle et spiritualiste qui s'appuie sur les entités imaginaires des facultés de l'âme, et il s'orienta vers la conception d'une pédagogie d'unité et de dynamisme liant l'enfant au milieu social. Le texte libre n'est pas un simple document syntaxique : il est surtout une manière de test psychologique et social ; par lui, on comprend, l'action du milieu sur l'enfant, et, réciproquement, l'action de l'enfant sur le milieu. Si le milieu est défavorable, l'être en subit les effets nocifs, et son efficience en est menacée. Rien ne se fera de profond, de définitif, en faveur de l'éducation, tant que la société restera marâtre pour la majorité de ses enfants.
    Et désormais, résolument, Freinet affirme, dans son activité, ses responsabilités sociales et pédagogiques, qui ne sont les unes et les autres que deux aspects du même problème : la rénovation de la société.
    A Bar-sur-Loup, il parachève son mouvement coopératif qui aboutit à l'installation d'une épicerie, d'une boucherie, d'une boulangerie, et dans son village natal il oriente les habitants vers une modernisation élargie, visant à faciliter tous les faits économiques sous l'angle de la coopération : transactions diverses, construction de routes, électrification, loisirs, — il a toute une série de projets qu'il met en chantier à chacune de ses visites, aux vacances. Au point de vue syndical, il devient secrétaire pédagogique du syndicat, et nationalement, il amorce une large campagne pour la rénovation scolaire.
    Dans sa classe, il porte l'accent sur le matérialisme scolaire qui restera le souci de toute sa vie. Certes, il ne peut pas changer du jour au lendemain les conditions matérielles déplorables de la classe : il est pauvre ; le budget alloué à la caisse des écoles est insignifiant ; mais du moins il ne partira pas à l'aveuglette, la tête dans les nuages, le cœur gonflé d'un idéalisme platonique qui se voile la face devant les difficultés insurmontables. Il part de ce qui est. Ce qui est, c'est la richesse de l'âme enfantine, chargée de joie et d'élans. Ce qui est, c'est la pauvreté du milieu scolaire et social. Et c'est aussi l'esprit rétrograde qui fait de l'école du peuple une institution moyenâgeuse. Dans l'état actuel des choses, l'effort pédagogique du maître doit tendre, dans la mesure du possible, à soustraire l'enfant à l'emprise d'un dogmatisme scolaire qui a vécu, le rendre conscient de sa propre force, et, partant, faire de lui un acteur de son avenir dans la grande action collective.
    Il amplifie la vie de l'enfant par des techniques qui donnent à la personnalité enfantine un sentiment de puissance, et toutes les fois qu'il le peut, il appelle à son secours les bonnes forces du milieu favorable : nature généreuse, artisanat, influence des personnalités attachantes. Et au contact des faits, déjà, il a le pressentiment de cet enchevêtrement de forces qui se nouent au point de rencontre de l'individuel et du social, et qui sera le contenu de ses livres « L'Education du Travail » et « Essai de Psychologie sensible », écrits vingt ans plus tard.
   Par les racines qu'elle plonge dans le milieu social, l'école, tout naturellement, à l'aide du texte libre, délimite ses centres d'intérêts et se forge un programme qui est le programme même de la vie des travailleurs. C'est ce que Freinet précise dans ses premiers articles parus dans « Clarté » et dont nous citerons quelques passages :
     Cette technique renouvelée est toute à découvrir. Mais ce sera le triomphe de l'école active et sur mesure dont la réalisation dans les classes primaires a semblé si longtemps utopique.
     Mais cette vie, pourra-t-on encore objecter, est-elle susceptible de donner à l'enfant les connaissances qu'on attend de l'école ? Et si la Vie, — la, vie totale, s'entend, et non la vie limitée et fermée, de l'école actuelle, — si la vie ne peut pas donner l'éducation et l'instruction, par quels procédés sophistiques peut-on raisonnablement les obtenir ?
     Un fait m'a frappé d'ailleurs. Lorsque je parcours la série des titres des deux cents pages de notre Livre de Vie (deux premiers trimestres), je constate que la répartition des sujets est à peu près celle que préconisent les partisans des centres d'intérêt. Voici l'automne avec ses fruits, les champignons, le vent, — les conscrits aussi. .. Puis l'hiver avec l'étude des divers moyens de se garantir du froid. Le printemps, si riche d'impressions, avec les fortes pluies, la grêle, les éboulements, — mais les premières fleurs, les batailles de fleurs, les cirques richement décorés ; avec aussi son cortège de grippes qui, périodiquement, hélas vident presque nos classes.
     Et je constate avec satisfaction et humilité que ces répartitions selon l'intérêt dominant des enfants, répartitions qui n'ont rien moins demandé que le génie d'un Decroly, cette répartition s'est faite tout naturellement dans ma classe vivante, où je n'ai imposé aucun sujet, me contentant d'écouter, de diriger la conversation, de synthétiser et de mettre en ordre, et en français, les idées de, mes élèves.
     Je ne dirai pas prétentieusement que, par cette technique de l'imprimerie, j'ai rejoint Decroly. C'est lui qui, par un long détour, a ramené la science pédagogique à son point de départ : le bon sens et la vie.
   Devant l'éloquence des faits qui dégagent si clairement la portée de la pensée enfantine comme élément de formation de la personnalité, Freinet met les instituteurs en garde contre la malfaisance d'une pensée adulte imposée du dehors et dominant arbitrairement l'enfant. Il résume sa pensée dans une formule lapidaire qui lui valut critiques et sarcasmes : PLUS DE MANUELS SCOLAIRES, et dont il développe le contenu profond dans un article de « Clarté » qui serait tout entier à citer tant il demeure actuel :
     Les manuels sont un moyen d'abrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent, même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance. Mais rarement des manuels sont faits pour l'enfant. Ils déclarent faciliter, ordonner le travail du maître : ils se vantent de suivre pas à pas... les programmes. Mais l'enfant suivra, s'il peut. Ce n'est pas de lui qu'on s'est occupé.
     C'est pourquoi les manuels préparent la plupart du temps l'asservissement de l'enfant à l'adulte, et plus spécialement à la classe qui, par les programmes et les crédits dispose de l'enseignement.
     Il y a bien quelques pédagogues ingénus qui se basent au contraire sur les désirs et les besoins de l'enfant pour arriver à une conception moins orthodoxe de l'enseignement. Mais on tolère à peine leurs manuels. En tous les cas les maisons d'édition bien pensantes ne daignent pas s'en charger et seuls connaissant les grands tirages les manuels les plus pernicieux.
     Même les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l'emploi. Car le manuel surtout employé dès l'enfance, contribue à inculquer l'idolâtrie de l'écriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d'un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions. « C'est dans le livre... » Tandis qu'il serait désirable justement d'enseigner que le livre n'est qu'une pensée sujette à l'erreur — et qu'on doit pouvoir contredire comme on contredit quelqu'un qui parle.
     Les manuels tuent ainsi tout sens critique ; et c'est probablement à eux que nous devons ces générations de demi-illettrés qui croient, mot pour mot, tout ce que contient leur journal.
     Et s'il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire.
     Mais les manuels asservissent aussi les maîtres. Ils les habituent à distribuer uniformément, et durant des années, la matière incluse sans se soucier si l'enfant peut se l'assimiler. La néfaste routine s'empare de l'éducateur.
     Qu'importent toutes les aspirations enfantines puisque dans ces centaines de pages en texte serré git tout l'idéal, la matière suffisante pour réussir aux examens !
     Il faut absolument que les éducateurs se libèrent de cette distribution mécanique pour s'attacher tout particulièrement à l'éducation de l'enfant...
    Particulièrement Freinet s'attache à montrer la malfaisance du premier manuel scolaire : le syllabaire qui, par le morcellement artificiel de la forme, détruit la pensée, et désintègre l'unité de la personnalité. Les articles parus dans « L'Ecole Emancipée » contiennent déjà en germes toute la conception pédagogique d' « unité » que Freinet a développée par la suite en s'appuyant sur le «texte libre», lecture globale idéale.
    Cette unité de la pensée de l'enfant, c'est pour Freinet la base de toute éducation. A observer l'enfant comme individu agissant, il en vient à cette constatation que la personnalité psychologique tout comme l'organisme défend son intégrité coûte que coûte ; d'où la nécessité de découvrir l'intérêt profond de chaque individu et de suivre cet intérêt, de le nourrir pour lui conserver appétit et vigueur, et de le diriger pour qu'il soit bénéfique, comme devient bénéfique pour l'arbre la branche maîtresse que le jardinier avisé a exaltée. Et, progressivement, au contact de l'expérience quotidienne, Freinet fait du simple bon sens l'outil le plus précieux du pédagogue, et, tout seul, il partira dans une direction opposée à l'empirique pédagogie et à la non moins empirique psychologie venues d'en haut, de sommités intellectuelles de la classe au pouvoir.
 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Le premier disciple

LE PREMIER DISCIPLE
 
    En fin d'année 1924, Freinet rendit compte des résultats favorables de son expérience dans « l'Ecole Emancipée » qui était alors une revue non officielle de la vaillante Fédération de l'Enseignement. Quelques camarades intéressés demandent à consulter les journaux scolaires de Bar-sur-Loup. Ils les retournent avec regret et leur réponse peut se résumer par ces quelques lignes écrites par l'un d'eux :
    « Jamais mes enfants n'ont été aussi intéressés par aucune lecture... Ils buvaient du lait... Moi aussi je veux sortir de l'ornière et avoir mon Livre de Vie ».
    Parmi ces camarades se trouvait notre ami Daniel alors instituteur à Trégunc (Finistère). Il écrit à Freinet, lui faisant part de son désir d'acheter l'imprimerie et de travailler avec ses gosses comme on travaille à Bar-sur- Loup.
    Avec la joie que l'on devine, Freinet fait le nécessaire pour que Daniel reçoive au plus tôt et dans les meilleures conditions un matériel minimum d'imprimerie et du papier, de façon que le premier échange interscolaire par l'Imprimerie à l'Ecole puisse tout de suite démarrer en octobre.
    Il sentait qu'il était à l'aube de vastes perspectives, et son impatience était grande de voir arriver la rentrée.
    Daniel était certainement la personnalité la mieux choisie pour un correspondant des débuts, et son intuition pédagogique, la spontanéité de sa nature, sa calme simplicité, firent que, tout de suite, l'école de Trégunc entra tout naturellement dans le jeu.
    Chaque élève de Bar-sur-Loup a un petit correspondant à Trégunc. Tous les deux jours, les élèves de Bar- sur-Loup envoient les deux textes libres imprimés recto et verso de la page à leurs correspondants de Trégunc, et réciproquement. La poste, qui n'avait jamais vu une correspondance de ce genre, laisse passer ces envois au tarif des imprimés et en fin d'année les frais d'échanges s'élèvent à... trois francs ! Il est vrai que nous étions au temps où les gens économes et les petits instituteurs pauvres savaient que pour « faire un franc, il faut vraiment vingt sous ! ».
    Que raconte-t-on dans ces imprimés adressés à l'autre bout de la France ?
    Une chose est d'abord à remarquer : c'est que le souci d'informer les correspondants entre comme élément majeur dans la vie de la classe :
    — Il faut leur dire ce qu'on mange à Bar-sur-Loup !
    — ...comment on travaille dans les champs.
    — ...ce qu'on récolte, ce qu'on fabrique.
    — ...quels arbres poussent, quelles fleurs.
    — quelles bêtes vivent.
    — ...comment on s'amuse, les fêtes, les coutumes.
    Et c'est toute la Provence qui s'exprime dans ces petits imprimés de quelques lignes, la Provence, ses paysages d'oliviers et d'orangers, ses jardins en terrasses, son ciel bleu, sa végétation généreuse, son soleil, ses chants de cigales et ce parfum de thym et d'ail qui toujours accompagne la tradition dans ses aspects gastronomiques ou champêtres. Mais à travers les détails géographiques et historiques vivants, c'est aussi l'âme des petits provençaux qui s'exprime et s'imprime, car chaque personnalité marque de son sceau le document qu'elle transmet. La vie de la classe, l'aventure personnelle, ne perdent pas leurs droits, et en feuilletant le livre de Bar-sur-Loup pendant cette première année d'échanges interscolaires, on retrouve dans les textes ce cachet individuel qui en fait tout le prix.
    Sur le feuillet daté du 22 novembre 1925, par exemple, on parle aux correspondants de la cueillette des olives :
     Georges a aidé ses parents à cueillir les olives. Son père était monté sur l'olivier et il gaulait les olives. Sa mère et lui triaient celles qui tombaient sur le drap. Il y en avait beaucoup de belles. Georges les prenait pour les mettre à saler avec du thym dans une « toupine ».
    Mais au recto de la feuille, la vie de l'enfant reprend ses droits et court sa propre aventure :
LE CIRQUE
     Hier soir, à quatre heures et demie, nous avons fait un joli cirque. Joseph avait trouvé un petit chat abandonné. Alors nous lui avons fait faire la gymnastique sur des roseaux. Pour le récompenser, on lui a donné du pain avec de la peau de saucisson.
    Et, parce que la vie personnelle a ses exigences et que le désir de connaître est, chez l'enfant, invincible, nous trouvons çà et là les simples questions sur le grand devenir des choses.
     Lulu regarde les têtards dans le bocal, et dit :
     — Monsieur, je ne sais pas très bien si les têtards ont des ongles à leurs pieds...
     On prend la loupe et on regarde les têtards : il y en a qui n'ont point de pattes, point de pieds; d'autres ont des pattes, mais ils n'ont pas d'ongles au bout de leurs petits doigts.
     — Pourquoi les têtards n'ont pas des ongles. ?... Et aussi : pourquoi les grenouilles n'ont pas de queue ?
    Les textes de Trégunc ouvrent vraiment des horizons nouveaux. Ce petit village de pêcheurs familiarise les enfants avec la mer. La mer, on la voit au loin de Bar-sur- Loup, mais elle reste la grande étendue plate, la nappe bleue sur laquelle glissent les bateaux que l'on aperçoit minuscules comme des jouets ; presque chaque jour, à Trégunc, on évoque l'Océan qui dispense la vie ; on se familiarise avec les bateaux, les voiliers, les barques ; on s'initie à la pêche, aux divers poissons, au goémon, aux algues, et l'on est pris dans cette atmosphère de combat et d'incertitude angoissante qui domine là-bas toutes les familles de marins :
LE GOELAND
     J'étais sur la grève avec Henri. Un goéland chassait. Tout à coup, il est tombé dans l'eau, vite, comme une pierre. Il a plongé. Il a repris son vol. Il tenait un poisson dans son bec. Mais il laissé tomber le poisson dans la mer. Doeuf a essayé de le reprendre, mais il était parti au fond.
 
     Ce matin mon père disait :
     — Aujourd'hui, je ne retrouverai pas mes casiers. Le vent a soufflé cette nuit.
     Mon père avait posé ses casiers contre la côte, les vagues les avaient déplacés et entraînés.
    
Le Gall a trouvé une casquette sur la grève, en péchant le goémon. On lit dans sa casquette : «Prett Guivarch - Pont Labbé». Elle est décolorée ; elle sent la mer. Mais Le Gall aime bien sa casquette quand même.
 
   Les petits élèves de Bar-sur-Loup sentent toutes ces réalités passionnantes, poétiques et amères à la fois, et l'attachement qui en résulte pour le petit correspondant breton que l'on a choisi en est rendu plus poignant encore. Si bien que les lettres s'ajoutent tout naturellement aux imprimés, et que l'échange des colis s'ensuit de manière aussi naturelle, enchantant de plus en plus les élèves de Bar-sur-Loup comme ceux de Trégunc. De Provence, on envoie des fleurs, des fruits, de la fleur d'oranger, des parfums, des feuilles d'arbustes, des fossiles, des cartes postales, de la fougasse, de la pissaladière, et chaque jeune Barois apporte quantité de ces petits riens où l'enfant met tout son cœur : photos, vieilles images, figurines de catalogues, rubans, dentelles, petites terrines, vieux jouets dont on se défait avec regret. De Trégunc, on reçoit des échantillons de végétation, des photos de bateaux ; on apprend le nom des voiliers : « Cherche Partout », « Monte là-dessus », « Sainte Anne », « Mouette », « Reine des Anges », « Hardi les gars », et aussi des noms bretons : « Dendei » (Allons-y), « Ober mad a losked Avared » (Bien faire et laisser dire), « Kenavo » (Adieu) que les gamins prononcent avec une ferveur votive.
   De temps en temps arrivent d'immenses crêpes, fines, diaphanes, que l'on déploie avec précaution comme une dentelle. Méticuleusement, on les partage et on les mange ainsi qu'un pain bénit. On en emporte même d'infimes parts pour le petit frère ou la petite sœur, la maman ou la grand-mère. A Trégunc, c'est le même recueillement à l'arrivée des envois de Bar-sur-Loup, et c'est avec dévotion que l'on déguste les fougassettes ou la pissaladière du midi. De nombreuses lettres personnelles s'ajoutent aux colis, et l'on parle de Young, de Pen-Coât, comme d'amis présents aux actes essentiels de la vie.
    Aujourd'hui que tout le monde revendique la correspondance interscolaire, il serait fort utile de publier le petit livre que Freinet avait en projet à l'aube de cette importante initiative. Il faudrait pouvoir redire par écrit la joie folle des petits écoliers de Bar-sur-Loup à la réception de leur premier colis ! C'était un événement presque surnaturel qui suscitait un tel élan de vie, une telle activité irradiante, que le maître lui-même en était bouleversé. Et à vingt ans de distance, évoquant ces heures décisives, on comprend l'émotion qui se cachait sous cette simple phrase transcrite, sans commentaire, sur une page du journal de bord : « 28 Octobre 24 : Maintenant, nous ne sommes plus seuls ! »
 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Matérialisme scolaire

 

MATERIALISME SCOLAIRE
 
  Une école où l'enfant est dans la nécessité d'évoluer librement doit répondre à certaines exigences d'installation pratique qui évite le désordre et la dispersion.
    Freinet rêve (rêver ne coûte rien...) de tables mobiles, de chaises pliantes, de bibliothèques enfantines, de vitrines, d'aquariums, de métier à tisser, et de petits ateliers débouchant dans la salle commune, sans portes, dans lesquels les élèves pourraient s'installer à leur gré. Mais le rêve est loin de la réalité ; alors, tout simplement, il dispose au mieux des vieilles tables-pupitres, se procure de vieux bancs, pose des étagères, modernise son vieux placard, mais, à son grand regret, il ne peut abaisser les hautes fenêtres de prison pour les mettre à la hauteur de l'enfant.
    Dans cette organisation nouvelle de l'école, les tout petits paraissent un peu sacrifiés. L'école n'a rien du jardin d'enfants, et l'imprimerie avec composition en corps 12 n'est à vrai dire pas très bien à leur portée. Les imprimés corps 12, tels qu'on les réalise à Bar-sur-Loup comme à Trégunc, sont trop compacts, et ne mettent pas suffisamment en évidence le mot et la lettre. Il est indispensable de trouver des caractères plus gros, plus lourds, plus maniables, qui intéressent la main de l'enfant en même temps que son esprit, et qui permettent la composition sans hésitation ni erreur. Freinet pense alors aux gros alphabets de bois du matériel Montessori; mais ce matériel, surtout sensoriel, ne peut convenir à l'impression des petites phrases enfantines. Il cherche, s'enquiert auprès d'imprimeurs régionaux, et finalement insiste auprès de Cinup qui lui trouve une police 36 qui reçoit son agrément. Les composteurs corps 36 sont fabriqués spécialement ; ils coûtent très cher à l'époque, et c'est un peu une manière de folie ; mais qu'importe ? On s'arrangera avec la fin de mois...
    La joie des tout petits est grande à la réception de la belle police neuve dont chaque caractère est un petit cube brillant, maniable, avec lequel on joue sans risque de le perdre dans la rainure du parquet.
    Mais comment imprimer ? La presse Cinup est trop fragile pour adapter sur le volet le bloc de gros caractères. Freinet chercha longtemps une solution au problème. Il la trouva enfin.
    Bien qu'il ne fût pas spécialement bricoleur, il fit des plans, prit la scie, la hache, quelques clous pour monter une sorte de socle avec deux taquets entre lesquels il rangea ses composteurs interlignés et serrés par un système de taquets en biseaux d'une grande simplicité.
    Pour imprimer ? Il se procura un gros rouleau en gélatine de longueur voulue, et par simple pression, en passant le rouleau sur la feuille préalablement posée sur les composteurs encrés, il obtint une impression presque parfaite. Chaque jour il y eut donc, dans la petite classe de Bar-sur-Loup, deux imprimés : l'un en corps 12 pour les élèves de 7 à 9 ans, l'autre en corps 36 pour les élèves de 5 à 7 ans.
    Freinet s'attacha tout spécialement à l'expérience d'imprimerie avec les tout petits. Et c'est tout de suite qu'il résume dans ses notes personnelles les avantages d'une technique qui conduit à l'apprentissage de la lecture naturelle sans effort, par la pensée de l'enfant. Certes déjà, au cours de l'année précédente, il avait dénoncé le syllabaire et dit son influence désagrégatrice sur l'esprit de l'enfant ; mais ici, alors que la pensée enfantine se limitait à une phrase courte quotidiennement imprimée, il constata avec beaucoup plus d'évidence le bien fondé de ses intuitives recherches.
    Le long du mur de la classe, il disposait, en une sorte de frise, les imprimés illustrés par les enfants, et globalement, il les faisait lire à ses petits imprimeurs.
    Les caractères 36 avaient été introduits dans la vie de la classe en Janvier, et fin Juillet, la majorité des petits élèves savaient lire d'une manière globale tous les textes qu'ils avaient imprimés ; trois ou quatre savaient les lire analytiquement aussi. Evidemment, ces constatations valaient une reconsidération plus profonde de l'apprentissage de la lecture, et il faut attendre deux années encore pour que Freinet puisse faire paraître dans une mise au point de sa technique « L'Imprimerie à l'Ecole », l'essentiel de cet aspect nouveau de la lecture globale par la méthode naturelle.
    Il manque dans cette petite classe si bruissante d'activité un quelque chose d'artistique, qui complète l'atmosphère poétique qu'éveillent çà et là le spectacle des beaux paysages que le Maître fait admirer à ses élèves et les poèmes qu'il improvise pour eux. C'est alors qu'il pense à des soirées récréatives qui plus spécialement parleraient à l'imagination des enfants. Il ne faut pas songer à un quelconque théâtre scolaire ; point musicien, ne chantant pas, trop fatigué pour faire des répétitions de saynètes,
Freinet se rabat sur cette distraction de tout repos : le cinéma.
    La mairie consent des crédits pour l'achat d'un Pathé- Baby, et un photographe de Grasse consent à louer des films récréatifs et éducatifs. Dès lors, le travail scolaire s'entrecoupe, à bon escient, de petits instants de détente qui allègent la tâche du maître malade, tout en donnant à l'enfant une occasion de dépasser un instant le réel, de voguer dans le ciel déployé de la fantaisie.

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Voyage en U.R.S.S.

VOYAGE EN U.R.S.S.
 
    En fin de l'année scolaire 1925, Freinet se rend en voyage d'études pédagogiques en U.R.S.S. avec la première délégation d'Occident invitée par les syndicats du pays de la Révolution socialiste.
    Très fatigué physiquement, il part malgré les conseils alarmants de son docteur. Il sent le besoin de s'appuyer sur du neuf, de l'inédit, et de tourner définitivement le dos à la pédagogie statique qui en France garde si jalousement ses prérogatives. Il assiste au préalable à un Congrès national des Instituteurs, à Paris, où, bien entendu, il n'a pas l'occasion de parler en séance de ses expériences. Il file sur Bruxelles où se tient un Congrès de l'Internationale de l'Enseignement, et, en dépit des tracas que lui cause un accident de santé, il se décide à partir pour ce grand voyage vers l'Est. La délégation comprenait quelques Français, un Luxembourgeois, un Belge, une Italienne, un Portugais, des Allemands. Voyages par train jusqu'à Stettin, embarquement par bateau, mer déchaînée, malaises, épuisement... Mais, à Leningrad, accueil enthousiaste des syndicats russes, visites dont la délégation fixe l'itinéraire de manière à avoir une vue d'ensemble de la pédagogie russe. Freinet s'en va vers Moscou, et de Moscou à Saratov et Stalingrad.
    Dans ce dénuement des premières années constructives de la Révolution, dans cette pauvreté qui lui rappelle de façon si saisissante sa pauvreté de Bar-sur-Loup, il se retrouve. Cet élan qui anime si profondément les pédagogues soviétiques est son pain à lui, et sa seule richesse. Il a plaisir à pouvoir parler longuement de sa technique de l'Imprimerie à l'école et des perspectives qu'elle ouvre devant lui. Kroupskaïa, qui est alors ministre de l'Education Nationale, reçoit la délégation au Kremlin, et, dans une entrevue d'une cordialité spontanée, tout en mangeant des pommes offertes avec simplicité, les délégués écoutent de la bouche de Kroupskaïa les réalisations pédagogiques en cours et les créations à venir. Ce qui les frappe dans la parole du ministre, si humble devant l'immense tâche, c'est ce souci permanent de l'enfant, l'effacement de l'éducateur devant lui, l'ambition d'ouvrir des perspectives nouvelles à ses initiatives.
    Dans une petite brochure, « Un mois avec les enfants russes », Freinet relatera ses impressions sur les écoles soviétiques qu'il a visitées, et ses contacts avec les pédagogues russes.
    Il rentre précipitamment en France, remonte dans son village, pour voir où en est l'installation électrique mise en chantier depuis quelques mois. Il a créé là-haut un syndicat communal, et maçons, ouvriers électriciens, paysans, apportent leur part de besogne ; la source qui dévale vers le moulin a été captée ; la petite usine électrique a vu le jour ; et bientôt le courant apportera la lumière dans chaque foyer... Cette entente solide des travailleurs pour une œuvre commune le réconforte. Et c'est le retour à Bar-sur-Loup dans l'impatience de la rentrée.
 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Nouveaux adeptes

 

NOUVEAUX ADEPTES
 
    Un adepte nouveau est venu s'adjoindre aux deux premiers imprimeurs : Primas, de Villeurbanne ; c'est avec sa classe que Freinet va faire correspondre la sienne, tout en laissant ses élèves continuer individuellement leur correspondance avec leurs amis de Trégunc. Un échange mensuel se poursuit d'ailleurs avec Daniel.
    La correspondance avec Villeurbanne n'apporte pas, à vrai dire, l'enthousiasme et la vie qu'avaient suscités les échanges avec Trégunc. Les écoles de ville ont une atmosphère différente des écoles de village. Une classe intégrée à tout un ensemble de classes dans le même local-caserne, sous l'autorité parfois un peu ombrageuse d'un directeur, n'a pas la spontanéité de l'école qui s'ouvre librement sur l'intimité d'un village. Les élèves semblent plus impersonnels, dominés déjà par ces évasions que sont le cinéma, les sorties, la rue et ses distractions de faits divers.
    Néanmoins, la curiosité des enfants s'éveille de part et d'autre. Les élèves de Villeurbanne sont surpris par la vie du village, et réciproquement. Freinet rend compte des avantages de cet échange dans « l'Ecole Emancipée » de juillet 1926, et, en conclusion, il écrit :
     Nous avons eu cette année dans nos deux Livres de Vie (Villeurbanne - Bar-sur-Loup), trois mille lignes de texte, ce qui équivaut à un bon livre de lecture de deux cents pages environ. Mais je mesure ainsi la quantité ; la qualité des textes, et surtout du travail, reste pour nous incomparable, parce que, nos imprimés sont vécus et sentis, et donc pleinement compris.
    Chemin faisant, Freinet sent la nécessité de perfectionner son matériel. La presse Cinup n'est pas suffisamment pratique. Il faudrait que les composteurs soient posés sur un socle et non sur le volet de presse. La pression du volet, d'autre part, n'est pas très uniforme et inévitablement ses imperfections influent sur la page imprimée. C'est chez le menuisier que Freinet s'en va expliquer les défauts de la Cinup et les avantages qu'il espère donner à sa nouvelle presse.
    — Voyons, M. Freinet, expliquez-moi bien ça...
    Mais la presse n'avance pas, et toujours le coup de rabot, la cheville ou la charnière ne remplissent pas leur office. Freinet reprend sa presse, retourne bricoler chez lui, revient à l'atelier, explique encore, et dans ces multiples allées et venues une presse voit le jour... On abandonne la Cinup.
    Cette fois, les enfants peuvent très facilement imprimer tout seuls, et la presse Freinet n° 2 est installée sur un vieux banc en attendant qu'elle montre elle aussi les défauts de sa fabrication...
    Entre temps, ce sont les corps 36 qu'il faut ranger de façon plus rationnelle, de manière à ce que les petits élèves puissent composer plus commodément.
    La bonne volonté du vieux menuisier une fois encore seconde l'intuition du Maître : la casse pour corps 36 est réalisée à son tour. On l'installe sur une table-pupitre, calée au bas par un solide taquet, près du banc où sont fixées les presses, et ce petit coin de salle, avec un peu d'imagination, évoque l'atelier d'imprimerie...
    Petit à petit, l'idée de l'Imprimerie à l'école fait son chemin. Des camarades de plus en plus nombreux écrivent à Freinet pour lui demander des renseignements. Alziary, qui est en ce moment à Bras (Var), est dévoré de curiosité, mais trop pauvre est sa bourse... Il attendra encore.
    Van Meer, directeur d'école à Bruxelles, se décide. Désormais, chaque mois, le journal scolaire de Bar-sur- Loup passera la frontière, et d'imaginer ce voyage international les petits imprimeurs éprouvent une sorte de fierté que Pierrot exprime ainsi :
Nous, on va jusqu'en Belgique.

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - A l'école de Gutenberg

A L'ECOLE DE GUTENBERG
 
    C'est en Mars 1926 que je viens travailler avec Freinet à Bar-sur-Loup. C'est le printemps. La petite classe est bourdonnante d'activité, comme une ruche. Tout un laboratoire biologique est installé, à la va comme je te pose, sur le bureau, les tables inoccupées, et même par terre, dans des recoins plus ou moins sûrs : têtards, escargots, limaces, insectes innombrables, chenilles et papillons, consentent à mener une existence assez précaire sous la haute direction de Joseph. Il approvisionne de son mieux ce minuscule Jardin des Plantes où les créatures prisonnières en sont réduites à manger ce que l'intuition du gardien propose : pétales de roses et de fleurs d'oranger, corolles sauvages choisies avec discernement dans le milieu où folâtrait l'insecte, légumes frais des plates-bandes, eau de ruisseau, ou même, — comble d'attention ! — gouttes de rosée apportées avec d'infinies précautions dans le cœur vierge d'une feuille.
    Le rayon « vannerie » occupe un secteur assez hirsute où le raphia emmêle sa sauvage chevelure aux brins d'osier et de jonc, et les escabeaux empaillés, les paniers et les nattes en chantier, se bousculent dans un tel pêle-mêle que chacun risque d'y perdre sa fibre ou son brin...
    La bibliothèque a des tendances nettement ambulantes, et, pour être à la portée de tous, les livres descendent des étagères et s'installent selon le bon plaisir des enfants, sur un pupitre, sur un banc, une chaise, et dans la majorité des cas sur la table du maître, ce magicien de la culture qui arrive tout seul à ce tour de force d'entendre cinq questions à la fois et de répondre à chacune d'elles... Les vieux tableaux Boscher sont, eux, quelque peu malmenés dans l'aventure, et leur entassement négligé dans un coin dit assez le mépris dans lequel à présent on les tient...
    Le rayon imprimerie, par contre, se taille la part d'honneur : rouleaux, presses, casses, papiers, occupent deux grands bancs et débordent même sur le parquet dans des limites d'ailleurs très précises et indiquées à la craie... Ici est l'autel...
    A vrai dire, toutes ces richesses font un peu bric-à-brac ; mais par-dessus ce beau désordre plane un inextinguible enthousiasme... D'abord interdite, je me sens peu à peu pénétrer d'une grande humilité devant cette ivresse d'activité, indifférente au décor, et si chaude, si ardente, qu'elle atteint une manière de grandeur virginale.
    Avec des gestes précautionneux, j'évolue autour des vraies richesses, attentive à en respecter l'instinctive puissance de rayonnement. Et ce n'est que beaucoup plus tard, par de timides mouvements d'approche, que j'arriverai à installer à l'insu des enfants et de leur maître, un minimum d'ordre et d'harmonie au milieu de cette magnifique pagaïe.
    Les enfants s'enthousiasmèrent tout de suite pour le dessin, à grande échelle. Es ne dessinaient jusqu'ici que sur un papier de format demi-fiche qui était le seul papier dont ils disposaient. Quand ils eurent à leur portée du papier Canson qui à cette époque n'était pas très cher, des pastels bon marché, de l'aquarelle, ce fut pour eux une véritable révélation. Hélas ! Notre pauvreté mit une limite à cette fureur du dessin. Il fallut, faute d'argent, se rabattre sur des papiers d'occasion, des feuilles de journaux cédés par les typos de Grasse. Les résultats n'étaient pas toujours remarquables, mais la part du pauvre n'est-elle pas faite surtout du rêve qui heureusement domine les déceptions ?
    Sans qu'on sache bien comment, l'expérience de Bar- sur-Loup était peu à peu connue, çà et là. Les visiteurs de passage venaient frapper à la porte de la petite classe et s'enquérir de la nouveauté d'une méthode qui paraissait lourde de promesses. Tant et si bien qu'un beau jour dans le grand journal de la haute bourgeoisie, « Le Temps » (numéro du 4 Juillet 1926) un article, du reste compréhensif, parut en première page. Il vaut, je crois, la peine d'être en partie reproduit :
A L'ECOLE DU GUTENBERG
     Pendant que les spécialistes de la pédagogie dissertent sur les meilleures méthodes d'enseignement applicables à l'école moderne, un modeste, instituteur de village, M. Freinet, qui répand actuellement sur les enfants d'un hameau des Alpes-Maritimes les bienfaits de la science, vient de prendre une initiative personnelle dont les résultats semblent fort heureux. La méthode qu'il inaugure ne saurait laisser indifférent le monde du journalisme parce qu'elle consacre officiellement la noblesse et l'éloquence de notre technique quotidienne. Ce psychologue a remarqué, en effet, qu'un enfant ressent une impression forte et durable lorsqu'il voit sa pensée imprimée, n y a là des transmutations de valeur et, si l'on peut dire, une transfiguration que connaissent bien les écrivains et qui permet assurément à un maître intelligent d'exercer sur la volonté de l'enfant une action extrêmement énergique.
    Cet instituteur a donc acheté une presse à main qui ne représente pas une dépense bien considérable. Il n'a plus d'autres frais à prévoir que ceux représentés par l'encre, le papier, et la refonte annuelle des caractères. Il invite ses élèves à raconter et à écrire ce qui les intéresse. Puis, lorsqu'on a coordonné les meilleurs de ces récits, on leur fait les honneurs de la « composition » et de l'impression. Les pages ainsi obtenues sont lues par toute la classe et tout spécialement par ceux qui y ont collaboré, avec une avidité extraordinaire.
    Il y a là une observation très juste. L'imprimerie confère à un mot une dignité dont les enfants doivent ressentir profondément le prestige. Couler sa pensée dans du métal, c'est lui assurer une apparence flatteuse de solidité et de pérennité. C'est un geste qui a la beauté de celui du sculpteur ou du graveur de médailles. Chaque caractère mobile est un petit socle qui supporte la statue d'une lettre. Dans le composteur on prépare la glorification d'un mot et l'apothéose d'une phrase.
    ...Travailler pour l'imprimerie constitue une opération de l'intelligence très différente de celle qui consiste à noircir un cahier scolaire. On choisit ses mots avec infiniment plus de soin et de respect lorsqu'on songe qu'ils vont recevoir les honneurs de la composition, revêtir l'uniforme des régiments de Gutenberg et défiler à la parade dans un ordre impeccable sous les yeux attentifs et émerveillés de la foule des lecteurs. Pédagogiquement d'ailleurs, la méthode doit être excellente. Former ses mots en « levant la lettre » est une façon objective d'apprendre l'orthographe dont l'efficacité ne doit pas être douteuse...
    ...L'instituteur des Alpes-Maritimes a utilisé fort ingénieusement tous ces secrets mouvements de notre instinct. Il obtient, paraît-il, d'excellents résultats pratiques, et recueille chaque année de la main de ses jeunes imprimeurs un « livre de vie » du plus haut intérêt. Etendant son action, il échange ce livre contre un travail analogue exécuté dans les mêmes conditions par des écoliers du Rhône. Quel journaliste refuserait de saluer avec sympathie une initiative qui rend hommage à ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus troublant, et de plus fort, dans la technique quotidienne dont il se sert pour saturer l'air que nous respirons de particules de sensibilité et d'intelligence ?
    Le journal réactionnaire de la région, « L'Eclaireur de Nice », ne voulut pas demeurer en reste, et, dès la parution de l'article du « Temps », un journaliste vint à l'information à Bar-sur-Loup. Dans son numéro du 6 Juillet 1926, paraît un long reportage avec photo. A titre d'indication, nous citerons de même les dernières lignes que le journaliste G. Davin de Champclos écrivit en conclusion de son article. Cela a ici quelque importance car quelques années plus tard, lors de l'affaire de Saint-Paul, nous aurons l'occasion de retrouver dans « L'Eclaireur de Nice » des articles quotidiens sur Freinet, mais spécialisés cette fois dans la diffamation et la calomnie les plus basses. Nécessités d'un journalisme bien compris...
     ...Je prends congé de cet homme d'initiative et d'audace, auquel « Le Temps » a consacré récemment une chronique élogieuse.
     L'Eclaireur se devait à lui-même de faire connaître, à son tour, cet enfant des Alpes-Maritimes, qui a eu une belle idée et l'a courageusement réalisée...
    Le branle-bas était donné dans la presse. Les uns après les autres, les divers journaux de France donnent des communications plus ou moins fantaisistes sur l'introduction de l'Imprimerie à l'école dans le nouveau processus de l'Ecole française. Et jusqu'en Italie le « Corriera délla Serra » ergote sur les initiatives du petit instituteur de Bar-sur-Loup. Ces faits donnent une idée de l'étonnante influence qu'ont les journaux à grand tirage comme « Le Temps », et aussi des aptitudes de suiveurs qu'ont la majorité de nos quotidiens. En l'occurrence, le « Petit Niçois » fait exception à la règle des louanges, et, par réaction contre son rival « L'Eclaireur de Nice », il prend ouvertement Freinet à partie. A titre de curiosité, voici un passage significatif :
     ... L'enseignement et l'art sont deux choses bien différentes qui vont rarement ensemble. Tant que les enfants sont restés éloignés de l'art, ils se sont contentés de l'école ; mais quand ils sauront que, fermant le syllabaire, ils auront le droit de laisser la grammaire et de conquérir quand même l'immortalité, ils délaisseront les programmes, les horaires, le travail, et ne cultiveront plus que la petite plante de vanités; et c'est vous, M. Freinet, qui l'aurez semée.
     Quel remords!
    Occasion magnifique pour le petit instituteur d'échanger ses premières passes avec la gent journalistique :
     Je voudrais surtout contribuer à développer davantage le bon sens des fils des travailleurs. J'espère que, devenus grands, mes élèves se rappelleront ce que sont les feuilles imprimées: de vulgaires pensées humaines, hélas! bien sujettes à l'erreur. Et de même qu'ils critiquent aujourd'hui, leurs modestes imprimés, je souhaite qu'ils sachent lire et critiquer, plus tard, les journaux qu'on leur offrira.
    Ce qui n'empêchera pas « Lie Petit Niçois » de défendre chaudement Freinet lors de l'histoire de Saint-Paul...
 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - La liaison avec les adhérents

 

LA LIAISON AVEC LES ADHERENTS
 
    C'est durant le printemps 1926 que Freinet fait le point de ses deux années d'expérience dans un petit livre : « L'Imprimerie à l'Ecole ». Ma présence a au moins l'avantage de susciter des critiques, d'aider à la précision des pensées et d'alléger le trop lourd travail qui déjà domine la vie de Freinet.
    En attendant que son modeste traitement qui est l'unique ressource de notre petit ménage lui permette de faire des économies pour l'édition de ce premier livre, il fait circuler son manuscrit parmi ses adhérents. Car il a maintenant de nouveaux adhérents, dont nous allons lire sous peu la liste. Inlassablement, il travaille pour cette grande idée qui l'anime, écrivant quotidiennement de longues lettres à ceux qui l'interrogent, accrochant leur intérêt, les retenant, malgré la pauvreté de sa documentation, car il n'y a à l'époque que de petits textes imprimés à montrer, et souvent bien imparfaits, qui ne peuvent séduire que par le langage qu'ils parlent.
    Le soir, tardivement, il rédige des circulaires pour les camarades, visant à créer cette union permanente des artisans d'une même œuvre. Il est des circulaires tapées à la machine, d'autres tirées à la pâte à polycopie.
    Il est significatif, croyons-nous, de lire la première de ces circulaires de Freinet, car déjà s'y manifestent ses soucis permanents d'établir des techniques basées sur les réalités du milieu et orientant la pédagogie par des moyens pratiques vers une compréhension sociale et psychologique de l'enfant.
 
PREMIERE LETTRE CIRCULAIRE
Le 27 juillet 1926
     Le nombre des écoles travaillant avec l'imprimerie va toujours en augmentant. Nous étions deux seulement l'an dernier. Nous serons six au moins en octobre prochain.
     Pour l'expérimentation d'une technique à ses débuts, une collaboration constante de tous est absolument indispensable. Nous mettons en commun nos remarques, nos trouvailles, nos déboires, ou nos erreurs aussi, afin de nous aider mutuellement. Je vous prie de m'écrire longuement, soit pour demander, soit pour donner des renseignements. Je ferai mon possible pour que chacun de vous profite de ces correspondances.
     L'organisation de l'échange d'imprimés entre écoles doit être notre première préoccupation. Nous avons prévu :
1°) Un échange journalier entre deux écoles d'un niveau à peu près identique.
2°) Un échange mensuel, automatique, entre toutes les écoles travaillant avec l'imprimerie.
     L'échange journalier entre deux écoles est le plus délicat. Il faut, autant que possible, que les deux classes se comprennent parfaitement, et que, en même temps, elles se complètent. C'est pourquoi je ne puis pas, arbitrairement, décréter que telle école échangera ses imprimés avec telle autre. Afin d'établir ces communications dans les meilleures conditions possibles, je vous demande de me donner sans faute, et très complètement, les renseignements suivants :
    — Quel est le niveau de votre classe ? C.P. et E., C.E., C.M., C.S., etc..., en précisant au besoin.
    — Quelle est la structure de la classe ? Combien de divisions ? Quelles divisions imprimeront principalement ?
    — Description sommaire du milieu — ville ou village, paysan ou ouvrier, — industries locales, etc...
    — Parmi les écoles mentionnées ci-dessous, dites celles que vous voudriez choisir comme correspondantes.
    L'échange journalier ne peut guère se faire qu'en France, coût : 0 fr., 20. Les envois à l'Etranger coûtent 0. fr., 25.
    Voici la liste des écoles possédant une imprimerie :
    Freinet, Bar-sur-Loup (A.-M.). — Mlle Ripert, Beni-Saf (Oran). — Van Meer, Bruxelles. — Bordes, Saint-Aubin-de-Lanquaàs (Dordogne). — Daniel, Trégunc (Finistère). — Primas, Villeurbanne (Rhône), auxquels s'ajouteront sans doute avant octobre :
    Alquier, Vias (Hérault). — Alziary, Bras (Var). — M. Ad. Ferrière, Genève, et quelques autres.
    Il faut que nous soyons prêts pour octobre. Je compte sur votre réponse.
    P.S. — Dans une prochaine lettre, je vous entretiendrai du choix et de la fourniture du papier, ainsi que d'un mode pratique de reliure des feuilles imprimées.
    Je viens de terminer le compte-rendu général de notre expérience d'Imprimerie à l'école. En attendant que le livre soit édité, je communique à nos collaborateurs une copie de mon travail. Je vous prie de le garder le moins possible afin que le roulement soit assez rapide (cinq à six jours doivent suffire).
ORDRE DE LA CIRCULATION
    M. René Daniel, à Trégunc (Finistère). — M. Primas, 124, cours E.-Zola, Villeurbanne (Rhône). — Mme H. Alquier, à Vias (Hérault). — M. P. Bordes, à Saint-Aubin-de-Lanquais (Dordogne). — Mlle Ripert, à Beni-Saf (Oran). — M. Alziary, à. Bras (Var). — M. R. Van Meer, Directeur de l'école moyenne, rue de la Prospérité, à Bruxelles. — M. Ad. Ferrière, Directeur du Bureau International des Ecoles Nouvelles, 10, Chemin Feschier, Champel, Genève. — C. Freinet, Bar-sur-Loup.
      Je prie mes collègues de donner autant que possible leur adresse de vacances au collègue qui doit leur envoyer le manuscrit.
 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Enfin une visite attendue

ENFIN UNE VISITE ATTENDUE
 
    C'est en cette fin d'année que l'école de Bar-sur-Loup reçoit les premiers visiteurs vraiment curieux de l'expérience qui se menait dans la petite classe.
    Un soir de printemps, Freinet s'en va attendre à Pré-du-Lac, à la descente du train, Alziary et Pascal qui viennent passer au crible de leur esprit critique les techniques de l'Imprimerie à l'Ecole.
    On discute longuement en attendant, le lendemain, l'heure H de la rentrée... Inutile de dire que l'atmosphère de l'école désoriente quelque peu nos visiteurs façonnés par les méthodes traditionnelles, et qui sont habitués à ce contrôle incessant de l'acquisition des connaissances par l'enfant.
    Les allées et venues des élèves dans la classe, leur façon spontanée de parler, de questionner, de critiquer, et cette pagaïe apparente non encore complètement dissipée, surprennent énormément les deux visiteurs, et les déroutent. Alziary, qui n'est encore qu'un tout jeune homme, tout près de la spontanéité enfantine, se laisse gagner peu à peu ; il sent le naturel et la richesse de toutes ces activités enfantines allant tout droit vers la compréhension et la découverte selon leur propre élan. Bientôt, il est conquis. Mais Pascal se tient sur ses gardes. La hâtive leçon de grammaire faite en quelques remarques sur le texte du jour finit par le décevoir tout à fait. Il a fait, lui dans sa classe, tout un système d'enseignement didactique de la grammaire avec figures géométriques en cartons colorés où les substantifs, les verbes, les compléments, et tous ces infimes vocables qui participent aux parties du discours, ont leur rôle à jouer... Tout élève sorti de son école à lui, Pascal, fait figure d'érudit, comparé à... Freinet, dont la désinvolture à manier une chasse aux mots, une conjugaison, une remarque orthographique quelconque en quelques minutes, le gêne visiblement. C'est chez lui une manière de déception, qu'il ne surmontera pas, bien que par ailleurs il soit obligé de reconnaître que l'attitude nouvelle des enfants et leur soif inextinguible de savoir est à l'origine d'une orientation nouvelle de la pédagogie vers des voies plus rationnelles et plus humaines. Et tandis qu'Alziary calcule déjà le moyen d'équiper au plus tôt sa petite classe de Bras, Pascal avoue ne pas pouvoir se décider à abandonner aussi allègrement les délices de l'apprentissage de la grammaire, qui lui vaut tant de discrètes joies et de succès.
    A la rentrée, il faut ajouter à la liste des imprimeurs quatre nouveaux adhérents, ainsi que l'indique le Bulletin n° 2 de novembre 1926, bulletin tapé, comme toujours, à la machine « Mignon » :
    Regad, à Champagnole (Jura).
    Bouchard, à Lyon (6e).
    Henriette Alquier, à Vias (Hérault).
    Jayot, à Sailly (Ardennes).
    Les échanges interscolaires commencent à fonctionner. La comptabilité relate ce fait inouï : notre avoir se monte à Fr. 34 x 2 = 68. Pour encourager les timorés, cette séduisante proposition :
     A mesure que les fonds le permettront, chaque adhérent se verra attribuer une action de 25 fr. Les nouveaux acheteurs de la presse bénéficieront de cette même action. Les collègues qui désireront adhérer à notre Coopérative sans acheter la presse devront verser effectivement la somme de 25 fr.
    De nombreuses circulaires tapées à la machine, unissent chaque semaine Freinet à ses collaborateurs ; inlassablement, elles mettent au point les détails pratiques, les considérations techniques, les prescriptions administratives (déclaration de journaux scolaires, affranchissements postaux, etc...) et mettent en relief les initiatives de chacun. Ce vaillant petit groupe d'instituteurs limité par la pauvreté et l'isolement, va de l'avant, méticuleusement, patiemment, dans son travail de fourmi. Et tout revient à la fourmilière. Bordes (Saint-Aubin de Lanquais) se propose de faire l'édition de quelques petits livres illustrés. Jayot (Sailly, Ardennes) annonce un recueil de poésies. Freinet a mis en chantier un conte illustré (circulaire de novembre 1926) et la propagande est si bien menée qu'en janvier 1927 il faut compter sept nouveaux adhérents :
Alziary, Bras (Var).
Mme Lagier-Bruno, Saint-Martin-de-Queyrières (H.-A.).
Wullens, Lourches (Nord).
Regad, Pontarlier (Jura).
Hofmann, Bouxières-sous-Froidmont (M.-et-M.).
Leroux, La Neuvillette (Sarthe).
Mme Audureau Ferrière, Genève.
   En mars, en voici deux autres encore :
Ballon, à Pont-de-Ruan (I.-et-L.).
Barel, à Menton (A.-M.).
Le Bulletin du 2 janvier 1927 note triomphalement :
    L'avoir de notre Coopérative est à ce jour de 150 fr. M. Pathé (intellectuel très sympathique à notre mouvement) m'a promis quatre actions, soit 100 fr.
   C'est en janvier aussi que paraît « L'Imprimerie à l'Ecole » que M. Ferrary a bien voulu éditer à ses risques et périls. Il faut noter ici le dévouement de ce petit artisan pour la cause Freinet, tout à fait à l'origine de l'expérience de l'Imprimerie à l'Ecole. Par un simple hasard, il avait vendu à Freinet sa presse Cinup, mais tout de suite il avait compris l'intérêt profond d'une telle initiative, non par simple souci commercial, car il connaissait la pauvreté de ses clients, mais parce que réellement il pressentait la valeur d'une telle expérience et le désintéressement profond de l'humble instituteur qui en était le protagoniste.
Aussi, sans hésiter, il avait couru le risque de l'édition du premier livre de Freinet. Il n'avait pas tort ; car tout de suite des échos s'éveillent un peu partout. Freinet écrit dans sa circulaire de février 1927 :
     A ce jour plus de cent camarades français et étrangers m'ont demandé des renseignements. Il semble donc que mon livre devrait avoir un certain succès de vente. Je vous demande d'y contribuer de votre mieux, parce que :
     l°) Il est nécessaire que M. Ferrary rentre dans ses fonds, lui qui n'a pas hésité à éditer à ses frais un livre refusé par les maisons d'éditions ;
     2°) Ce sera une bonne propagande pour notre mouvement ;
     3°) Ce peut être pour notre Coopérative une source de revenus. En effet M. Ferrary accordera une commission de 40 % aux dépositaires, soit 2 fr., 80 par exemplaire. Je crois qu'à ce compte chacun de vous serait encore dédommagé de sa peine en versant à la. Coopé 20 % par exemplaire. Pour ma part, j'abandonnerai à notre caisse la remise sur les livres que je pourrai vendre. Même remise aux syndicats, libraires ou organisations diverses.
     Je vous prie donc de demander sans tarder un certain nombre d'ex, en dépôt (payables après vente seulement, dans ce cas la remise n'est que de 33 %) de faire dans vos bulletins syndicaux un peu de propagande pour cette vente. (Prière de communiquer les extraits). Donner à M. Ferrary des adresses de dépositaires.
     Continuez à faire passer les commandes d'imprimerie par la Coopé.
   Calculs de pauvres comptant sou à sou, et qui domineront l'œuvre entière de la C.E.L.... La C.E.L., ce fut toujours, au cours de notre vie familiale, comme une sorte de génie exigeant, hantant nos esprits et notre maison, prenant insidieusement la meilleure place dans nos tendresses et nos pensées, nous menant inexorablement dans les zones inexplorées, que l'initiative de Freinet se mettait en devoir de défricher à grands coups de sape, dans une sorte d'exaltation qui nous engageait corps et âme.

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - L'esprit de l'équipe

 

L'ESPRIT DE L'EQUIPE
 
    Ce qui frappe à la lecture de toutes ces circulaires, échelonnées pendant l’année scolaire 1926-1927, c'est le dynamisme étonnant de ce petit groupe d'éducateurs d'avant-garde, mettant sans cesse en commun leurs efforts, se répartissant les tâches, cherchant autour d'eux des possibilités nouvelles d'exalter leur élan, leur foi : Bordes apprend à graver le plomb pour faire des clichés d'illustration ; Leroux invente des clichés en carton collés sur socle de bois, et bricole pour permettre aux camarades habiles de fabriquer eux-mêmes une partie de matériel ; Bouchard étudie la question des caractères pour divers cours et des rouleaux, et découvre un duplicateur bon marché. Alziary a pris en mains la charge des correspondances interscolaires qui restera sa spécialité pendant la majeure partie de l'histoire de la C.E.L. Freinet s'attache plus particulièrement à asseoir l'activité pédagogique sur ce matérialisme scolaire qui démarre si favorablement. Sans cesse il fait le point, attentif aux critiques des camarades, et c'est ainsi que dans la circulaire du 15 mars 1927 il écrit à propos des échanges :
     Le nombre d'écoles travaillant à l'imprimerie s'accroît de mois en mois. Il faut ajouter à la liste :
     Fernand Cattier, Dir. de l'E.N. de Mirecourt (Vosges).
     Subra, à Antras (Arriège).
     Spinelli, à Menton (A.-M.).
     J'avais cru un instant que nous pourrions durer jusqu'en août à échanger ainsi tous nos imprimés. Alziary me signale les inconvénients de ce système. Je suis aujourd'hui de son avis. Il nous faut trouver une organisation suffisamment souple pour sauvegarder à la fois, et les intérêts de chaque classe, et la solidité de notre collaboration et les besoins de notre groupe.
    Suit une réorganisation des échanges permettant de lier plus intimement les écoles par affinités pour ainsi dire économiques et sociales.
 
    Une fois encore, les écoles de Bar-sur-Loup et de Trégunc échangent leurs imprimés. L'année 1924-1925 avait soudé de solides amitiés. L'année 1926-1927 les ressoudera mieux encore ; et, à nouveau, les imprimés, les lettres, les colis, s'en iront vers la Bretagne !
    « La Gerbe », co-revue d'enfants, à peine venue dans le champ de nos pensées se matérialisa brusquement en réalisation effective. Déjà des ordres sont donnés aux camarades et, en esprit, notre revue enfantine est présente.
     « La Gerbe ! » Tel sera notre titre. Dans les diverses suggestions de camarades, on sentait ces idées : coopération, union, profit pédagogique. La Gerbe me paraît condenser tout cela... A ce jour j'ai reçu sept collaborations qui m'ont toutes enchanté. Nous sommes certainement quelques-uns à avoir commis des erreurs. Nous-mêmes nous avons voulu faire tenir en deux pages un texte trop long. La présentation en souffre beaucoup. II nous faudra mieux aérer nos textes par des dessins divers. (Circulaire du 12 mars).
    Le 15 mars, une autre circulaire dans laquelle on retrouve les mêmes soucis pratiques et pédagogiques se termine par ces lignes réconfortantes :
     La vie du groupe est très intense en ce moment. J'espère avoir sous peu un Duplic avec lequel j'organiserai la liaison de façon plus régulière et plus convenable. Car il nous faut pour octobre une organisation solide. Il y aura alors pour chacun la part de peine dans l'œuvre commune. Nous sommes pauvres. Mais avec l'enthousiasme, nous devons nous passer de la sollicitude des grands.
    Cette phrase faisait allusion à des propositions qu'une Maison d'édition de matériel scolaire avait faites à Freinet par voie plus ou moins détournée. Mais au lieu de choisir le chemin facile qui conduit aux honneurs et à la fortune, Freinet s'enfonçait résolument dans les soucis d'argent qui domineront sa vie entière. Ne pas boire, ne pas fumer, ne pas sortir, ne pas se soucier de toilette, rester indifférent aux tentations des beaux mobiliers, du bibelot de prix, sont d'excellents moyens pour faire des économies. Si bien qu'en quelques mois, nous pouvions, avec un seul traitement, payer la grande presse Duplic et acquérir par surcroît la caméra Pathé-Baby, troquée contre notre bel appareil photographique et un supplément d'argent à la portée de notre modeste bourse.
    Nous faisions très souvent le voyage de Bar-sur-Loup à Grasse pour avoir le plaisir de marcher, de discuter, de faire des projets, contents d'économiser ainsi quelques francs qui s'évanouissaient en menus achats utiles dans les librairies ou les boutiques de Grasse. C'est ainsi que nous achetâmes tout un matériel de bricolage pour perfectionner notre installation scolaire, et cette étonnante perforeuse de bourrelier, des œillets de cuir, des rivets, qui nous permirent de relier de façon originale les premiers numéros de notre « Gerbe ».
    A vrai dire, cette première « Gerbe », qui enchanta si totalement Freinet, ne laissa pas de me décevoir: certes, on maniait la perforeuse avec entrain, on frappait joyeusement sur l'enclumette pour enfoncer les rivets, mais le poignet finissait par se fatiguer, et la déception grandissait de n'avoir pas réalisé la belle brochure attendue. Freinet, lui, comme toujours, passait sur les détails incorrects, et c'est avec son enthousiasme coutumier qu'il rendait compte dans le Bulletin du 4 avril 1924 de cette « relative » réussite...
     Malgré les conditions rudimentaires de collaboration à ce premier n°, la « Gerbe » a été un succès. Le papier était mauvais, de forme et d'aspect disparates ; il a fallu tout recouper. Mais l'enthousiasme et l'ingéniosité des collaborateurs compensent ces imperfections. Ce premier numéro a été tellement bien accueilli par les Élèves qu'un tirage double aurait à peine suffit.
    Et suivait un long développement montrant les avantages incontestables de « La Gerbe », outil de perfectionnement pédagogique, trait d'union des imprimeurs, organe précieux de propagande. Et de fait, dès les numéros suivants, « la Gerbe » devint ce qu'elle est encore aujourd'hui, le journal d'enfants le plus attendu, le plus lu, le mieux compris des petits lecteurs de nos classes.
    La parution du livre « L'Imprimerie à l'Ecole » suscita à l'époque un redoublement d'intérêt pour les techniques Freinet. On est surpris de lire dans ce même Bulletin (4 avril 1927) la liste impressionnante des journaux pédagogiques, sociaux ou politiques, qui prirent en considération les expériences de ce petit groupe d'éducateurs primaires.
     Progrès civique (Paul Allard) — L'Impartial Français —
Ecole émancipée no 24 — Pour l'Ere Nouvelle, mars (A. Ferrière) — La Révolution Prolétarienne (B. Giauffret) — L'Œuvre Sociale, Besançon (Hérard) — Revue de l'Enseignement — L'Enseignement Public - Nouvelle Education, avril (Mme Gueritte) — Le Petit Niçois (Issautier) — Les Humbles, janvier (Wullens) — L'idée Libre, avril (Lorulot) — L'Etoile Belge — 19e Bull, pédag. de la cir. de Corté (Vidal J.) — Bulletins Syndicaux, Finistère (Daniel) — Action Syndicaliste P.O. (Combeau) — L'action corporative du S.O. (Bordes) — Bulletin du .S.N. de M. et M. (Hoffmann) — Notre Arme (A.M.) (Aicard) — Bureau International d'Education (Genève) — La voie d'Education, Karkov, Nos de Nov. et Déc. — Feuilles d'Avis de Neuchâtel (A. Ferriere) — El Magistero Taraconense (Espagne) (H. Cassassas) — El Idéal de Granada (G. Martin) — El electricitas (M. Cluet) — El Magisterio Espagnol, numéros des 4, 13 et 25 janvier (Cluet).
    Les temps sont bien changés depuis ! Alors que les techniques Freinet animent aujourd'hui des milliers et des milliers d'écoles, la conspiration du silence des revues pédagogiques tente de rejeter au néant des réalisations qui sont l'honneur de l'Ecole française.
    En mai 1927, nouvelles adhésions, françaises et internationales :
    Voirin, à Chémery-sur-Bar (Ardennes).
    Lallemand, à Linchamps (Ardennes).
    Guillou, à Saint-Hilaire la Gravelle (L.-et-G.).
    Manuel Cluet, à Madrid (Espagne).
    Berberat, à Bienne (Suisse).
    Meyhoffer, à Genève (Suisse).
    Et jusqu'au Tonkin : Courtoux, inspecteur des écoles Thai-Nguyën (Tonkin).
    La situation financière s'améliore, semble-t-il, puisqu'après un bilan minutieux il reste à l'actif 291 fr. 65 !
    D'où provenait cet avoir en caisse ?
    Tout d'abord des largesses de Cinup qui consent 10% de réduction à tout acheteur de matériel adhérent à la C.E.L. L'adhérent, généreux, reversait spontanément à la C.E.L. cette remise obtenue grâce à l'œuvre commune. C'est ainsi que l'on peut lire très souvent, au cours des relevés de trésorerie des indications comme celles-ci : Jayot : 28 fr. 30 — Regad : 34 fr. 05 — Hoffmann : 39 fr. — Barel : 34 fr. 90, etc... Quel bel exemple à méditer pour nos adhérents d'aujourd'hui, d'autant plus exigeants qu'ils sont plus tardivement venus à nous et qu'ils profitent au maximum de l'œuvre patiente que les anciens ont, bien avant eux, édifiée avec tout leur dévouement et toute leur foi.
    Une comptabilité particulière est tenue pour « la Gerbe ». Deux exemplaires gratuits sont attribués à chaque collaborateur. Les autres exemplaires sont livrés à 0 fr. 50. (Comparativement donc, beaucoup plus chers que nos « Gerbes » d'aujourd'hui). Suit le détail des dépenses, des souscriptions, des recettes de vente, et la conclusion comme toujours est optimiste :
     Notre revue est ainsi parfaitement viable. A partir de ce jour donc, je passe la comptabilité. C'est la coopérative scolaire de Sailly (Ardennes) qui assurera la trésorerie.
    Toute cette fin d'année 1927 fut prodigieuse d'activité pour l'Imprimerie à l'Ecole. Comme toujours, les tâches sont réparties entre les meilleures volontés. Leroux s'occupe de la fourniture du papier aussi bien pour les journaux scolaires que pour « la Gerbe », et par surcroît c'est lui qui tire les circulaires au duplicateur, car « à l'usage » le Duplic s'avère impropre à remplir ses fonctions, la composition étant fort longue et l'impression assez capricieuse.
    On calcule méticuleusement, à quelques centimètres près, pour l'envoi de ces circulaires considérées comme suppléments de bulletins ou de journaux scolaires déclarés. DANIEL prend la trésorerie. DEJON s'occupe des composteurs, BORDES des rouleaux, et plus tard des presses. COUTELLE des outils de bricolage. S. GARMY des reliures, et dans la circulaire n° 6 LEROUX donne un schéma de construction de petit duplicateur avec cadre en ardoise naturelle, d'un prix fort modique, et qui remplit fort bien son office.
    Freinet continue à bricoler avec ses presses. La presse Freinet n° 2 a montré à l'usage ses défauts, il faut passer à la n° 3... Allées et venues de l'école à l'atelier du menuisier, et enfin, une fois encore, le chant de victoire : « Ma nouvelle presse est au point : j'en suis tout à fait satisfait. Un enfant de sept ans a pu imprimer avec toute la page du sommaire de « la Gerbe ». Je prépare les indications que je communiquerai sous peu. La presse me revient à 10 francs... Je vais faire tirer un petit opuscule de quatre pages où j'expliquerai le moyen de la fabriquer. » (Bulletin de juin 1924).
    Mais restait une grave question à résoudre : après trois ans d'activité, la Coopérative n'était pas encore administrativement constituée... Au fur et à mesure que s'élargissait le nombre des coopérateurs, l'organisation légale devenait une urgente nécessité. Hélas ! Les formalités administratives exigent des fonds, et c'est là la raison de ce regrettable retard qui menace de coûter plus cher encore. On lit dans la circulaire n° 6 :
     Il faudra tout de même penser à la constitution légale de notre coopérative. C'est assez délicat. J'hésite à cause des huit ou neuf cents francs que coûte cette constitution.
  Le nombre exige l'organisation matérielle aussi ; il faut prévoir le stockage du matériel de base : presses, rouleaux, composteurs, papier, pour ne désigner que l'indispensable, — et c'est bien là le plus grand tourment de celui qui assurera une telle responsabilité commerciale sans avances de fonds...
        C'est pourquoi je vous convie tous à une grande enquête dont je tâcherai de publier les résultats. Mais il est nécessaire que chacun réponde.
     Je présente à cet effet un questionnaire qui n'est nullement limitatif. A vous de dire tout ce que vous croyez utile aux autres.
     A. — L'organisation Technique de l'Imprimerie dans votre classe : Comment avez-vous disposé le matériel ? A quelle heure les élèves composent-ils de préférence (Avez-vous un emploi du temps fixe pour cela ?) Quand impriment-ils ? Quand posent-ils ensuite leurs caractères ? Combien à l'impression ? Comment avez-vous organisé ce service ?
     Vous servez-vous de la presse Cinup ? Dans quel sens avez-vous modifié l'emploi de la presse (voir mode d'emploi indiqué dans ma brochure). Quelles améliorations vous sembleraient les plus urgentes ? Quels sont les principaux ennuis que vous avez eus avec ce matériel ? Comment pourrait-on y remédier ? (ne pas signaler les ennuis du début qui proviennent de l'inexpérience du maître). Quelle a été la dépense approximative pour l'année, et quelle est votre prévision pour l'année à venir ?
     B. — Grosseur des caractères : Quel est le corps de caractère qui vous paraît le meilleur pour votre classe ? corps 12, 9, ou intermédiaire 10 ? Quels inconvénients ou avantages voyez-vous au corps que vous employez actuellement ? Pensez-vous que deux jeux de police vous seraient utiles ?
     C. — L'Imprimerie dans ses rapports avec le travail scolaire :
     a) Suivez-vous seulement l'intérêt dominant de la classe, selon le travail et les saisons, ou bien adoptez-vous des centres d'intérêt établis d'avance ? Comment procéder ? Quels résultats semblent obtenus ?
     b) Comment lier l'enseignement à l'imprimerie ? Notamment : quel parti tirer des imprimés journaliers ou bi-mensuels reçus par échange ? Qu'en faire après la lecture ? Quelle est l'utilisation possible ? Peut-on supprimer des manuels ? Lesquels ? Comment ?
     c) Comment relier les imprimés ? Quel est le format le plus pratique ?
     d) Quelle a été l'appréciation de votre I.P., du Directeur, de la population ?
     D. — Avantages et inconvénients de l'imprimerie à l'école :
e) Votre opinion, vos suggestions sur « La Gerbe » et notre Bulletin-          (Circulaire de Mai 1927)
    La circulaire n° 8 devient un peu plus alarmante quant aux soucis d'argent. Il faut vraiment que ça n'aille pas très bien pour que Freinet fasse un appel aussi direct :
     Toutes ces commandes en gros, ces provisions de matériel, nécessitent des avances. Vous les avez promises d'enthousiasme. Nous avons donc marché carrément, persuadés que vous verseriez votre part à notre premier appel...
    Par ailleurs, la circulaire n° 9 prouve que les craintes ne sont pas totalement dissipées :
     Nous espérons que chacun a réglé ses dettes à Jayot... Je vous en prie, ne chargez pas notre trésorerie qui marche avec tant de peine en cette période de début...
    Les événements devaient malheureusement montrer que les années à venir, économiquement parlant, ressembleraient trop fidèlement à celles du début, et nous faire faire cette inévitable constatation : en régime capitaliste, une organisation qui ne se soumet pas aux exigences d'une plus-value excessive n'est pas commercialement viable, sans le dévouement financier et moral de ceux qui l'animent. C'est à vrai dire ces réalités économiques, si lourdes à supporter, qui mettent sur notre œuvre cette tâche d'ombre qui jamais ne se dissipe.
    Les dettes allaient s'accumulant sur notre petit ménage, et ma demande de poste dans les Alpes-Maritimes était restée sans effet. Heureusement, je décrochai le premier prix Gustave Doré en mai 1927. La vie, à nouveau, élargit ses horizons... Par surcroît de chance, un paysan complaisant mit à notre disposition sa propriété à moitié abandonnée où abondaient des fruits agréablement échelonnés au cours de l'été. Nous fîmes là la meilleure des cures de fruits, dînant le soir sous les arbres lourds de cerises, de nèfles, de pommes, de poires et de figues. Nous étions, après cette expérience, sur le chemin de la réforme alimentaire qui devait redonner, au grand blessé sans espoir, la santé.
 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Le premier congrès : Tours 1927

LE PREMIER CONGRES
TOURS (1927)
 
    En fin d'année parut notre premier Extrait de «la Gerbe » : « Histoire d'un petit garçon dans la montagne ». Ce fut vraiment pour nous une grande joie. Nous en emportâmes tout un stock à notre premier Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole, à Tours, les premiers jours d'août, où se tenait à ce moment-là le Congrès annuel de la Fédération de l'Enseignement, auquel Freinet participait comme secrétaire syndical des Alpes-Maritimes. Manuel Cluet venu de Madrid par autorisation spéciale de Primo de Rivera y assistait.
    Ce premier Congrès eut en réalité une importance considérable pour le mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole. C'était vraiment la première fois que Freinet prenait un contact aussi large et profond avec ses adhérents qu'il ne connaissait pour la plupart que par correspondance.
    Minutieusement, on mit au point toutes questions concernant le matériel (presses, composteurs, caractères, papier, reliure, illustrations diverses). Mais surtout Freinet eut le plaisir de préciser, de dégager l'esprit dans lequel devaient être utilisées les techniques de l'Imprimerie à l'Ecole. Il mit en garde ses camarades, comme il le fit régulièrement à tous les Congrès, contre un emploi trop formel de l'imprimerie. L'Imprimerie à l'Ecole ne doit pas servir l'ancienne méthode par l'impression de textes d'adultes, de résumés scolaires ; elle est l'outil de libération de la pensée enfantine ; et déjà Freinet posait les exigences du texte libre. Il met en garde surtout les éducateurs des cours supérieurs, des écoles professionnelles, des E.P.S. contre l'usage de l'imprimerie asservie à un régime scolaire retardataire incapable de régénérer l'esprit de la classe. « Nous espérons que la voie montrée par nos écoles primaires élémentaires qui vivent, écrivent et lisent dans la joie, influencera les écoles formalistes et les aidera à faire triompher la vie sans laquelle il ne saurait y avoir d'éducation vraie ». Et, pour cette raison, il s'attache encore plus à faciliter les échanges interscolaires.
    Le soir du 7 Août 1927, à Tours, Freinet présenta aux imprimeurs un petit film Pathé-Baby, représentant les petits élèves de Bar-sur-Loup au travail. Tout cela intéressa prodigieusement les camarades. Il fut décidé que des films semblables pourraient être tournés par les divers camarades, et Boyau, chargé de la « Cinémathèque Coopérative », qui vit le jour, en fait, à ce premier Congrès, essayait d'en faire les copies.

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Echanges interscolaires

 

ECHANGES INTERSCOLAIRES
France
 
    Déjà la liste des adhérents de l'Imprimerie à l'Ecole était quelque peu imposante. Deux ans de pratique avaient suscité les adhérents suivants :
    FREINET, à Bar-sur-Loup (A.-M.).
    PRIMAS, 124, cours E.-Zola, Villeurbanne (Rhône).
    R. DANIEL, à Trégunc-Saint-Philibert (Finistère).
    BORDES, Saint-Aubin-de-Lanquais (Dordogne).
    ALZIARY, Bras (Var).
    Mme LAGIER - BRUNO, Saint-Martin-de-Queyrières (Hautes-Alpes).
    JAYOT, Sailly-par-Carignan (Ardennes).
    BOUCHARD, 83, rue Bossuet, Lyon.
    HOFFMANN, à Bouxières-sur-Froidmond, par Pont- à-Mousson (Moselle).
    M. WULLENS, à Somain (Nord).
    LEROUX, à Neuvillette-en-Charnie (Sarthe).
    BALLON, à Pont-de-Ruan (Indre-et-Loire).
    BAREL, rue Longue, Menton (A.-M.).
    CLAUDIN, dir. école annexe à l'E.N., Mirecourt (Vosges).
    SPINELLI, Ecole de la Condamine, Menton (A.-M.).
    SUBRA, à Antras, par Sentein ( Ariège).
    VOIRIN, à Chémery-sur-Bar (Ardennes).
    R. LALLEMAND, à Linchamps, par Les Hautes- Rivières (Ardennes).
    AICARD, Le Cannet-Four à Chaux (A.-M.).
    COUTELLE, Chemiré-en-Gharnie (Sarthe).
    BRUNET, à Suris (Charente).
    DELANOUE, à Châteaurenault (Indre-et-Loire).
    R. BOYAU, à Camblanes (Gironde).
    PAUL GEORGE, Les Charbonniers, par Saint-Maurice-sur-Moselle (Vosges).
    CHER Y, à Désertines (Allier).
    PICHOT, à Lutz-en-Dunois, p. Châteaudun (E.-et-L.).
    Mme PICHOT,        (d°).
    M. NOE, à Pollestres (Pyrénées-Orientales).
    CHOCHON, Domaine de l'Etoile, Nice (A.-M.).
    FAURE, à Corbelin (Isère).
    Mme FAURE,          (d°).
    Mme GARMY, à Sentenac, par Vicdessos (Ariège).
    DUNAND, à Praz-sur-Arly (Haute-Savoie).
    LE TREIS, à Daoulas (Finistère).
    Mmc AUDUREAU à Pellegrue (Gironde).
Belgique
    R. VAN MEER, dir. d'école, r. Prospérité, Bruxelles.
    HA VAUX, professeur 4e degré, Pâturages (Hainaut).
    WOUTERS, 40, avenue des Cèdres, Anvers.
Espagne
    Manuel J. CLUET, Apartato 961, Madrid.
Suisse
    Alb. BERBERAT, stand 76, à Bienne.
Tunisie
    MAGNAN, Place de la Gare, Sousse (Tunisie).
    « Les correspondances scolaires » préoccupaient énormément Freinet car il se rendait compte que c'était des relations de classe à classe que dépendait en grande partie la cohésion du mouvement. Quand deux classes correspondantes se reliaient l'une à l'autre par des échanges réguliers, bien établis, suscitant l'enthousiasme, l'enrichissement était inévitable. Ainsi nous retrouvons dans nos archives les très nombreuses lettres écrites spécialement pour les couples d'écoles appelées à correspondre : R. Lallemand, à Linchamps (Ardennes) et Mme Lagier-Bruno, Sainte-Marguerite (Hautes-Alpes) ; Delanoue, à Châteaurenault (Indre-et-Loire) et Paul Georges, Les Charbonniers (Vosges) ; Boyau, à Camblanes (Gironde), et Wullens, à Somain (Nord) ; Daniel, à Trégunc (Finistère), et Mme Faure, à Corbelin (Isère).
 
    Tout spécialement, relevons un passage, à l'adresse de celui qui fut le premier adhérent :
     Mme Faure vous aurez (en Daniel) un correspondant de choix. Je l'aurai moi-même égoïstement gardé pour ma classe cette année encore. Daniel sait que nous nous sommes séparés pour l'intérêt du mouvement... (Il) vous sera donc un guide constant... C'est avec un vrai chagrin que mes élèves et moi avons abandonné Trégunc. Et l'après-midi du premier jour de classe a été consacré à écrire à nos amis bretons. J'ai du remords d'avoir coupé ainsi ces amitiés naissantes... Pour toi, Daniel, tu connais suffisamment les Faure... Et tu sais qu'ici nous ne vous oublions pas...
    On sent, à lire ces lignes, combien comptait pour Freinet cette correspondance interscolaire, reprise pour la deuxième année, et qui symbolisait l'œuvre tout entière, dans la spontanéité et l'idéale confiance qui avaient définitivement unis les premiers collaborateurs.
    Avant de partir en vacances, la circulaire de fin d'année demandait aux adhérents de faire le point sur leur expérience, d'en noter les réussites, les insuccès, de préciser les inconvénients du matériel, de toujours formuler les critiques qui peuvent hâter le développement des techniques diverses. Tous les camarades répondirent abondamment à cette circulaire, et Freinet note dans le bulletin imprimé cette fois par la petite imprimerie de Foiano, à Grasse :
     Les rapports sont tellement intéressants qu'il faudrait les citer tous, et longuement. Nous ne pouvons qu'en résumer l'essentiel. Nous demandons en même temps aux camarades de condenser, dans des articles pour le bulletin, les observations qu'ils ont pu faire, leurs trouvailles originales, des exemples aussi de la façon dont ils emploient l'imprimerie dans leur classe. Commencez immédiatement l'envoi d'articles semblables.
    Ainsi est abordée, résolument, cette véritable collaboration pédagogique qui devait donner à notre mouvement son ampleur et son efficience. Jusqu'ici, on s'était occupé plus spécialement des réalités les plus urgentes : le matérialisme scolaire, la fabrication des outils, leur mise en train. Maintenant, devant les perspectives nouvelles que laissait entrevoir l'utilisation des techniques sûres, on pouvait sonder l'expérience, en dégager l'esprit, la valeur psychologique et sociale.
    Nous relèverons dans ce premier bulletin soucieux d'être un bulletin vraiment pédagogique, un passage du rapport de notre fidèle Alziary, l'un des pionniers les plus ardents, comme les plus compréhensifs, de notre mouvement :
     ... Dans les petites classes, ces textes composés en commun devraient être les plus nombreux. Bien souvent plusieurs parlent à la fois. Avant que le doigt se lève, le cri part ; ce sont de véritables cris quand on a trouvé quelque chose de bien ! Peu soucieux de silence à ce moment, je travaille vraiment. Je cherche à saisir la composition du morceau, le sens de l'intérêt ; car mes auditeurs se dépensent tout à la fois, dans un premier élan. Ensuite, toujours chez eux, je glane l'expression. Pendant que j'écris, la conversation continue.
     Elle tombe néanmoins à certains moments. Mes questions la font rebondir. Je les pose avec une idée, je l'abandonne le plus souvent pour suivre celle de la pensée enfantine.
     Au fur et à mesure que j'écris, je relis à haute voix pour juger de l'effet sur l'oreille. Et certains, sensibles à l'harmonie, proposent des modifications. Nous relisons le tout, encore quelques retouches. C'est le plus beau moment de ma journée de classe...
    A partir d'Octobre 27, les bulletins mensuels, tapés à la machine, tirés à la polycopie ou au Duplic, sont définitivement remplacés par un bulletin imprimé à Grasse, et intitulé « L'Imprimerie à l'Ecole, bulletin mensuel de la Coopérative d'Entr'aide, l'Imprimerie à l'Ecole », Et ce titre contenait bien tout ce que Freinet y avait inclus de dévouement réciproque, de travail et de foi.
    Dans cette petite revue de huit pages, où inlassablement la plus grande place est réservée à la perfection des techniques, Freinet a à cœur de sauvegarder toujours l'esprit du mouvement inséparable de son adaptation incessante au milieu.
    Moderniser et « motiver » notre enseignement.
     L'avantage essentiel de l'Imprimerie à l'Ecole n'est pas comme d'aucuns pourraient le croire, l'originalité du travail manuel qu'elle nécessite: la composition, l'encrage, le tirage, le nettoyage, le reclassement même des caractères, tâches qui sont toujours réclamées comme des faveurs ; ce ne sont pas non plus les grandes qualités d'ordre, d'application, de propreté qu'elle impose aux élèves et sur lesquelles nous reviendrons. L'apport vraiment gros de conséquences que notre technique offre à la pédagogie, c'est la possibilité de moderniser notre enseignement, en utilisant à l'école des moyens de communication entre les individus que la civilisation met actuellement à notre portée. Il faut supprimer tout ce qu'il y a de conventionnel, de mort, dans le travail scolaire actuel... et former les citoyens de la société nouvelle.
    Freinet redoute l'isolement du mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole, qui est avant tout un mouvement provincial que Paris toujours aura tendance à sous-estimer. Il fait son possible pour intégrer au mieux la C.E.L. au syndicalisme, et ce sera l'un de ses soucis majeurs au cours de sa longue expérience. Secrétaire syndical des Alpes- Maritimes, il engage ses camarades à mener la lutte pour que toujours, au sein du syndicat, les revendications de l'Ecole du Peuple soient posées en même temps que les revendications de l'Instituteur du Peuple.
    Dans un rayon plus strictement pédagogique, il lie la C.E.L. au mouvement d'Education Nouvelle ; il la fait adhérer au Groupe Français dont il est un des animateurs depuis le Congrès de Montreux. Un Congrès international a lieu à Paris en 27 : Freinet y expose son matériel, les journaux scolaires, la Gerbe ; et il invite ses adhérents à y participer pour que soit posé le problème de la rénovation de l'Ecole Laïque.
    Des efforts sérieux, des sacrifices pécuniaires, sont consentis pour entretenir la cohésion du mouvement, par la Gerbe. Régulièrement, dans les bulletins mensuels, paraissent des conseils, des directives, concernant la parution de la Gerbe et sa diffusion. D'Avril 27 à Décembre 27, son succès est si grand qu'il faut envisager la publication de deux séries, la première éditée par Daniel, la seconde par Alziary, et le bulletin de Décembre 27 précise :
     La Gerbe est l'œuvre et la propriété des écoles travaillant à l'imprimerie qui y collaborent librement, la gèrent elles-mêmes, et à leur seul bénéfice, assument toutes les tâches de composition, d'impression, d'illustration, de reliure, de propagande et de vente. Afin d'obtenir un format rigoureusement uniforme, le papier nécessaire est fourni gratuitement par l'administration de « la Gerbe ».
    Et dans des conditions financières, on le devine, très précaires, l'entr'aide est un geste si naturel qu'une souscription est lancée pour l'achat d'un matériel d'imprimerie à l'orphelinat ouvrier de l'Avenir Social, que dirige avec tant de dévouement Jeanne Fannonel. A repenser de si beaux actes, on serait tenté, parfois, de regretter le passé...
    Nous nous sommes attardés un peu longuement sur ces premières années de mise en train de la Coopérative de l'Enseignement Laïc pour en préciser les faits authentiques qui décidèrent de sa formation, et en même temps pour en dégager l'esprit de profonde collaboration, de dévouements mutuels à la belle cause de l'éducation populaire. L'année scolaire 27-28 qui fut notre dernière année passée à Bar-sur-Loup fut vraiment une année décisive pour la formation de la C.E.L. et sa centralisation à Bar sur-Loup. Le rêve de Freinet, tout d'abord, avait été de distribuer les responsabilités entre camarades, de manière que chacun pût s'occuper d'un rayon bien défini, en même temps de créer des dépôts régionaux qui auraient facilité l'approvisionnement et la propagande. Malheureusement, à la pratique, ces projets s'avérèrent irréalisables. En effet, l'approvisionnement des divers articles nécessitait une masse de fonds assez impressionnante. Or il n'y avait pas de fonds de roulement, et les bénéfices, minimes, étaient engloutis par la marche courante des affaires et les éditions. Les mêmes réalités qui ont dominé la C.E.L. toute son existence demeurent encore, hélas ! les mêmes aujourd'hui. Les conditions d'approvisionnement local, d'ailleurs, n'étaient pas toujours favorables. Si Leroux avait pu fournir le papier à tous les adhérents dans les meilleures conditions, Bordes, par exemple, n'avait pu obtenir des prix assez bas pour la presse ; cette presse en bois que Freinet avait réalisée pour 10 francs passait à 50 francs avec l'intermédiaire du menuisier :
     Après une période difficile au cours de laquelle Bordes (Saint- Aubin) s'est dépensé sans compter, nos presses sont actuellement fabriquées par un excellent ébéniste qui nous livre un matériel parfait. Malheureusement, cette presse seule nous revient à 50 fr., prix auquel il faut ajouter le rouleau presseur. J'ai indiqué 75 fr pour la presse complète, et à ce compte, la Coopérative ne fait guère qu'échanger son argent...
    Comment oser demander aux camarades de risquer chaque mois d'endosser des dettes après avoir passé son temps au service de la Coopérative ? Le plus simple était encore que les plus gros risques fussent à la charge de celui qui portait la responsabilité de la mise en train de l'entreprise. Aussi bien, quatre années d'expériences avaient déjà familiarisé Freinet avec les dettes diverses, et son désir de créer lui faisait minimiser les charges qui pour d'autres eussent paru énormes.
    C'est ainsi que tout vint atterrir à Bar-sur-Loup : presses, composteurs, rouleaux, etc..., et que bon gré mal gré je fis l'apprentissage du métier d'expéditionnaire. La mairie de Bar-sur-Loup avait mis à notre disposition une salle bien éclairée qui devait être mon atelier. Mais peu à peu le chevalet fut réduit à une portion congrue, bousculé par le matériel C.E.L. qui prit ses aises et imposa ses exigences.
    A Pâques 1928, Freinet fut désigné par l'Internationale de l'Enseignement comme délégué au Congrès pédagogique international de Leipzig. Son voyage gratuit et d'autre part ses réductions à titre de mutilé nous décidèrent à partir tous les deux. Par circulaire, Freinet avait engagé les adhérents à lui envoyer des documents pour l'exposition, et nous partîmes fort chargés de presses, de composteurs, de rouleaux, d'éditions diverses, de journaux scolaires et de beaux dessins d'enfants.
    Ecrasé par l'important matériel allemand fabriqué par les trusts spécialisés dans le matériel scolaire, — crayons, couleurs, plumes, etc. — notre stand n'occupait qu'un tout petit recoin sans importance. Mais, justement parce qu'il était modeste, il attira la curiosité des visiteurs, et bien que les presses de Bar-sur-Loup ne payent pas de mine, elles firent des envieux ; et nous dûmes les céder, en Allemagne, à des camarades que nos techniques avaient séduits.
    Ainsi se formèrent nos premiers adhérents allemands. La Gerbe unique devint tout de suite trop volumineuse ; il fallut faire deux Gerbes, puis trois, et en fin de mois, au cours de cette année 1927-28, on obtint vraiment un choix de textes d'enfants remarquables. Au premier extrait de la Gerbe : « Histoire d'un petit garçon dans la montagne », succéda : « Les deux petits rétameurs ». Au retour d'une randonnée qui les avaient remplis de rêve, nos « estamas » avaient improvisé ce récit, flottant entre la réalité et la fantaisie, et qui avait prodigieusement intéressé la classe.
    En fin d'année scolaire, « Récréations », l'extrait de la Gerbe n° 3, vit le Jour à son tour, et désormais la littérature enfantine suscitée par les techniques de l'Imprimerie à l'Ecole fut assez riche pour alimenter, à intervalles il est vrai encore incertains, cette édition originale entre toutes que nous avons appelée « Enfantines ».
 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Le 2e congrès de l'imprimerie à l'école - Paris

LE IIe CONGRES
DE L'IMPRIMERIE A L'ECOLE
PARIS
 
    Le IIe Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole se tiendra à Paris le 4 Août 1928, à la Bellevilloise, rue Boyer.
    En voici l'ordre du jour :
    — Compte-rendu des travaux de l'année (Freinet).
    — Rapport financier (Daniel).
 
Le premier système de pression imaginé pour la presse Freinet
 
 
    — Rapport financier de la Gerbe (Jayot).
    — Fusion avec la Coopé de Cinéma.
— Démonstration pratique avec le matériel d'imprimerie.
    — Les échanges interscolaires.
    — Le bulletin.
    — Divers.
    Au cours du Congrès de l'Enseignement, exposition permanente de travaux et de matériel ; démonstrations pratiques.
    Une trentaine de camarades suivirent le Congrès de Paris. Au milieu de l'atmosphère enthousiasmante qui est celle de tous nos Congrès, des décisions très importantes sont prises, et qui mettront désormais la Coopérative en face de dures responsabilités :
    1. — Après examen approfondi du matériel (presses, rouleaux, caractères, papier, etc.), il est décidé qu'un seul dépôt centralisera les fournitures diverses en attendant la possibilité de faire des dépôts par régions. Freinet en sera le responsable.
    2. — La Cinémathèque, la Radio, l'Imprimerie, fusionnent dans une coopérative unique, par raison d'économie, de propagande, d'unité pédagogique.
    3. — Un bulletin mensuel de 32 pages assurera la propagande, groupera les critiques, les conseils, mettra au point matériel et techniques, étudiera les divers conseils pédagogiques que posent les différentes techniques. Le titre en sera : « L'Imprimerie à l'Ecole, le Cinéma, la Radio et les techniques nouvelles d'éducation populaire » (revue pédotechnique mensuelle, organe de la Coopérative de l'Enseignement Laïc).
    4. — La « Gerbe » est réorganisée : six équipes travaillant simultanément assurent chacune un numéro. Les adhérents sont libres de participer à plusieurs équipes. Les textes de la « Gerbe » doivent être inédits.
    5. — Un extrait de la Gerbe paraîtra chaque mois.
    6. — Une nouvelle réglementation des échanges interscolaires est envisagée en relations avec la Gerbe.
    7. — La Coopérative de l'Enseignement Laïc travaille en liaison constante avec les syndicats de l'Enseignement dans lesquels elle s'intègre.
    Et dans l'enthousiasme fraternel de la dernière séance, ce fut pour chaque adhérent l'engagement de faire tout son possible pour que vive, grandisse et s'enrichisse l'œuvre commune dont l'ampleur devenait de mois en mois une réalité concrète.
    Ainsi se terminait la dernière année scolaire que Freinet devait passer à Bar-sur-Loup. Sept ans s'étaient écoulés depuis son arrivée dans ce petit village où, dans le désarroi physique et moral, il avait pris contact avec la dure tâche d'éducateur primaire. Cinq ans s'étaient écoulés depuis la naissance de l'imprimerie, qui, jour après jour, l'avaient amené à cette radieuse découverte de l'enfant dont sa vie entière sera illuminée. Il était arrivé seul, sans appui ; l'horizon allait se rétrécissant devant lui. Maintenant, il pouvait écrire dans le dernier bulletin de Juillet adressé à ses camarades :
     Nous dépasserons certainement en octobre la centaine d'adhérents.
    Mais cette centaine d'adhérents qui étaient la preuve d'une victoire remportée sur soi-même, sur le conformisme et la passivité, le mettaient dans l'obligation de quitter Bar-sur-Loup. Pour faire face aux nécessités financières de l'entreprise, il était indispensable que je reprenne mon poste d'institutrice que j'avais cru pouvoir abandonner. Bar-sur-Loup n'avait pas de poste libre en perspective. Il fallait aller là où je pourrais gagner ma vie, tout en apportant ma contribution d'éducatrice à l'œuvre commune.
    Et ce fut le départ, l'adieu aux enfants, à la petite école, à ces lieux familiers chargés de tant de souvenirs...
 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - SAINT-PAUL (1928-1929) Difficultés scolaires

 

SAINT-PAUL
(1928-1929)
Difficultés scolaires
 
    Quand nous étions venus visiter Saint-Paul quelque temps avant que Freinet fasse sa demande de changement pour ce poste, nous avions été séduits de suite par l'originalité de ce village d'apparence médiévale, ceinturé de remparts, dominant du haut de son coteau les pentes couvertes de vignes, les champs de roses, les orangers, les oliviers d'argent, et, aux confins de l'horizon, les lointains adoucis vers la mer. L'intimité des vieilles pierres, les ruelles vétustés, les fontaines antiques, écartent par leur simple présence la tapageuse nouveauté des constructions modernes, des devantures criardes, et s'entêtent à demeurer le fidèle décor aux vieilles paysannes provençales à vaste jupon et à chapeau de paille, évoluant silencieusement et graves sur la tresse dure de l'espadrille.
    Le bourgeois n'a pu pénétrer dans l'enceinte de la petite ville, violenter sa simplicité pour y installer l'agitation bruyante de ses hôtels interlopes ou l'égoïsme casanier de sa vieillesse blasée [1]. Epaule contre épaule, les vieilles maisons ont fait la chaîne devant l'envahisseur indélicat, qu'il soit brasseur d'affaires ou nouveau riche désœuvré. Elles les ont rejetés hors des murailles refermées sur elles comme un écrin, crocheté par l'antique porte. C'est pourquoi, autour de Saint-Paul, s'éparpillent les hôtels luxueux, les villas modernes, les pavillons particuliers et que, par bravade et insolence, le Saint-Paul des riches est quotidiennement comme une insulte au Saint-Paul des pauvres.
Nous étions, nous, dans le Saint-Paul des pauvres.
    L'école était une vieille bâtisse encastrée dans le pâté de maisons tassé comme un mortier autour de la haute église. Une toute petite courette qu'une treille vigilante tenait l'été sous l'ombre généreuse de son feuillage, une salle donnant sur la ruelle par deux de ses fenêtres, un préau minuscule, c'était là désormais le domaine de l'Imprimerie à l'Ecole.
    Notre modeste mobilier était à peine déchargé que déjà Freinet était dans la classe. Mélancolique, il méditait devant sa désolante pauvreté : de vieilles tables branlantes, un plancher disjoint, où même des lattes manquaient, un vieux bureau sur une estrade, une bibliothèque charançonnée, des carreaux brisés, — tel est l'appoint immédiat que la Municipalité de Saint-Paul offre aux méthodes nouvelles... Il y a pis : sous le préau, une humidité douteuse filtre sous une porte, dégageant une odeur assez caractérisée pour qu'on ne puisse douter de ses origines... Même en fin de vacances, les W.-C. n'ont pas été vidés...
    — Ce n'est pas tellement emballant, dit Freinet, mais je vais de suite voir le Maire.
    Il faut aller très loin chercher M. le Maire, dont la villa boit à plaisir le soleil et l'air pur, dans le Saint-Paul des riches.
    — La classe délabrée ? dit M. le Maire. Mais, mon pauvre monsieur, c'est ainsi que sont toutes les écoles, dans nos humbles villages ! Blanchir ? Je le veux bien. Remplacer les lattes manquantes du plancher ? Ça, ce sera plus difficile ! Les cabinets ? C'est toute une histoire ! La fosse est trop petite et le haut n'en est pas étanche. Que voulez-vous qu'on fasse ? Si vous croyez que c'est commode ! Des étagères ? Vous voulez des étagères ? Mais c'est une folie - Nous sommes pauvres, très pauvres ! Nous n'avons pas de crédits ! Une table pour l'imprimerie ? Vous dites : une table ? Oh ! Alors, ça, vraiment, ça me dépasse !... Voyez, mon cher monsieur, je ne suis pas instituteur, mais je vais vous dire mon opinion : ici, voyez- vous, vous n'aurez guère que des fils de pauvres bougres, fils de métayers pour la plupart, et qui n'ont pas besoin d'avoir des lettres, ni d'en imprimer. Lire, écrire, compter, ce sera déjà une rude tâche pour vous. Entre nous, votre prédécesseur les a bien négligés, et ce qu'il vous faudra surtout, c'est de la poigne ! Ne vous embarrassez pas de tant de complications ! Vous n'en aurez pas pour longtemps pour comprendre ce que sont les parfaits galopins. Tenez-les ferme, je vous le répète, voilà le plus grand service que vous pouvez leur rendre !
    Les parfaits galopins en effet ne sont pas en-deçà du jugement de M. le Maire. Il faut, pour commencer, pas mal de ruse et d'entêtement pour les entraîner à participer à l'installation première de la salle de classe qu'un maçon a mal blanchie, et qu'une femme de ménage a fort mal nettoyée. Tout de suite, ce sont les chicanes, les bousculades, les gestes de menace, et cette atmosphère discordante où le jugement sensé n'arrive jamais à avoir sa place. Je m'inquiète pour la gorge fragile de Freinet qui aura tant à se fatiguer pour rétablir l'ordre et supporter ce nuage de poussière qui monte sans cesse d'un plancher bosselé qu'on n'arrive jamais à balayer convenablement.
    Mais, heureusement, l'âme de l'enfant n'est jamais totalement désespérante, et comme dans toute classe on distingue vite les éléments dociles, curieux en profondeur, tels que Lulu, Eugène Ruiz, Audoly, André ; les turbulents mitigés de bonne volonté comme Jeannot, Thomas, Pellegrin, Bechetti ; et les invétérés chambardeurs dont Lagorio est le remarquable prototype. Cette tache d'encre, là, contre le mur, au-dessus de la chaire du maître, et que le badigeonnage de chaux n'a point entièrement effacée ? C'est l'œuvre de Lagorio, un jour qu'il avait juré de faire un exploit, et que, par bravade, son encrier avait voltigé par dessus la tête du maître. Les bancs entaillés, les carreaux cassés, la vieille chaise branlante ? Preuves irréfutables de bagarres permanentes qui justifiaient assez l'excessive prudence d'un vieil instituteur fermant à double tour la classe et le portail pendant les interclasses.
    Mais, de suite, Freinet veut effacer les traces suggestives de ce récent passé, — si récent qu'il empiète encore trop avantageusement sur le présent, et risque de le dominer. Pour amadouer Lagorio, j'ai, en quelque coups de crayon, croqué sa frimousse bohémienne, et c'est à lui que je demande de m'aider à fixer au mur, juste à l'endroit de la tache indélébile, le fusain qui chatouille si agréablement son amour-propre. Tant bien que mal, on répare la chaise, on consolide les tables, et tous les enfants se passionnent pour ce travail de bricolage qui diffère tellement des habituels exercices scolaires. La plus grande joie leur vient de la confection d'une table pour l'imprimerie. On a fait raboter quatre solides pieds de chêne au menuisier du village, et, à l'aide de longs clous, on les fixe au socle de l'estrade, à grands coups de marteau retentissants. La belle table ! On y peut aisément s'asseoir ou, pour épater la galerie, y faire l'arbre droit et marcher sur les mains...
    — Mais non, voyons, nous ne prendrions pas autant de peine pour vous faire faire les saltimbanques. L'arbre droit, vous le ferez dehors ; la table, c'est pour l'imprimerie.
    — L'imprimerie ?...
    La classe entière en reste suffoquée. On se presse autour du maître qui déballe précautionneusement « sa marchandise »...
    — Vé... Vé... des lettres... Oh ! m !..., y'a le o î y'a le i...
    — Pour qui c'est, m'sieur ?
    — C'est pour toute la classe. C'est à chacun de vous ; c'est à Jeannot, à Castelli, à Pellegrin, à Lagorio, et c'est aussi à moi qui travaille avec vous.
    L'apparition d'un matériel scolaire nouveau et placé résolument sous la responsabilité des enfants les déconcerte un instant, puis flatte leur fierté, et suscite chez eux peu à peu une certaine prudence à en user, et, partant, un respect qui lentement s'installe en chacun d'eux. On ne constate pas, comme je le redoutais tant d'abord, la disparition des caractères d'imprimerie dans les poches des voleurs invétérés, ou leur envol par la fenêtre, en pluie rageuse, quand la composition s'avère trop difficile. Non ; au contraire, au cours du balayage de la classe, on se baisse pour ramasser les lettres tombées, et l'en entend, de la bouche même de Lagorio :
    — Quel est cet abruti qui a laissé tomber un M majuscule ? Ça, alors !
    Le premier texte imprimé dit assez l'inexpérience des enfants à s'exprimer, à faire participer l'impression de leur personnalité intime.
 
NOTRE VILLAGE
     Le village de Saint-Paul se trouve entre Cagnes et Vence. II est à trois kilomètres de la mer à vol d'oiseau et à huit kilomètres par la route. Le tramway passe à Saint-Paul. Un autocar fait le service Saint-Paul - Nice deux fois par jour. Il met une heure pour aller à Nice.
Tous.
    Mais la correspondance interscolaire, tout de suite amorcée, donna une motivation au texte libre et situa l'imprimerie au cœur même de la vie de la classe qui peu à peu se déploya dans une certaine ligne d'ordre qui parfois frôlait l'harmonie. Ce n'était pourtant pas là encore l'idéal.
    Il fallut, il faut l'avouer, des semaines et des semaines pour arriver à créer, jour après jour, avec une vigilance de tous les instants, l'atmosphère de détente et de confiance indispensable à la bonne marche d'une école centrée sur la vie même de l'enfant. Les heures de classe, bien que souvent pénibles à cause de cette habitude constante de dispersion des esprits, devinrent assez vite fort encourageantes, et certains jours même, quand un intérêt majeur hypnotisait toutes les attentions, on put s'abandonner à un sentiment de complète réussite.
    Malheureusement, les heures d'interclasse viennent étrangement compliquer la situation. Pour remettre les enfants en confiance, Freinet avait laissé l'école et le portail ouverts. Les petits métayers éloignés du village et qui apportaient leur repas pouvaient ainsi s'installer commodément sous le recoin abrité qui servait de préau, pour manger leur maigre dîner sur une longue table improvisée. Les élèves du village pouvaient de même entrer librement avant l'heure et venir en classe terminer un travail ou parachever un détail quelconque qui avait retenu leur intérêt. En principe, chacun s'engageait à ce minimum de retenue et de discipline qui empêchait « les histoires ». Mais la promesse était au-dessus des instincts violents de ces gamins turbulents toujours prêts à proférer l'injure, à s'emporter, à se déchaîner dans des colères légendaires. Quand nous rentrions, vers une heure, de notre promenade quotidienne, il y avait continuellement des coups donnés, des batailles se terminant en plaies et bosses, dents cassées et même oreilles décollées... Fermer les portes, rejeter les enfants à la rue, n'était pas une solution, Sermonner ne servirait à rien. On ne solutionne pas par des mots des différends dans lesquels l'enfant engage toute l'ardeur de ses instincts combatifs. Tout de suite, comme l'on pouvait avec les moyens du bord, on tâchait de solutionner rapidement les faits violents, et, derechef, d'enchaîner les enfants à un intérêt collectif, un travail en commun dont la réussite créerait inévitablement cette solidarité indispensable à la vie communautaire.
    Plus étaient grandes les victoires remportées par un enseignement humain, faisant à l'individu la part généreuse tout en l'incorporant à la communauté, plus se solutionnaient facilement les heurts survenus entre métayers et citadins, Français et Italiens, riches et pauvres, — car c'était en fait des oppositions sociales violentes que naissaient les conflits. Il fallait vraiment toute l'intuition du maître et une méticuleuse observation des menus faits survenus dans la vie de l'école, pour arriver à constituer les équipes de travail dans lesquelles, prudemment, on associait les individualités rivales. Ce faisant, la victoire resta à l'école, qui devint progressivement le foyer vivant, le centre de vie indissoluble que les événements devaient si tragiquement mettre à l'épreuve.
    D'une manière générale, ces débuts à Saint-Paul furent particulièrement pénibles. Des lenteurs inadmissibles étaient apportées au blanchiment de notre appartement, et faute de pouvoir déballer le matériel coopératif nous avions un mal énorme à faire démarrer les expéditions que les nombreuses commandes reçues chaque jour rendaient urgentes. La C.E.L. ce fut, pendant des semaines, des caisses ouvertes le long des escaliers, une à chaque marche, posées dans un équilibre plus ou moins relatif. Je puisais dans l'une ou dans l'autre, emportant des articles divers sur la table de la cuisine où je faisais moi-même les expéditions. Les adresses de « l'Educateur », de « la Gerbe », des « Enfantines », la mise sous bandes des revues, grignotaient petit à petit tout mon temps. Freinet, lui, avait comme à l'ordinaire le crâne bourré de projets. Sa puissance étonnante de travail lui permettait d'allonger les journées selon les nécessités du moment. Levé à quatre heures du matin (ce qui resta toujours l'habitude de sa vie), couché à onze heures du soir, il faisait face sans jamais faillir à tout ce que sa volonté endiablée avait mis en chantier la veille. Il souffrait à peine de la précarité de ces temps de transition, s'adaptait au désordre, radieux toujours de sa fin de journée, prêt à l'attaque pour le lendemain. Sa santé ? Il n'y pensait même pas. Il montait parfois l'escalier comme un vieillard, s'appuyant de tout son poids à la rampe, mais quand il s'asseyait devant son bureau, c'était le grand démarrage, les bouchées doubles ou quadruples qui abattaient la besogne dans un élan forcené... Il finit par s'installer ,au fond d'un couloir, dans une pièce indépendante, le bureau pour lui idéal, où les étagères pliaient sous le poids des paperasses, où les classeurs multiples se livraient bataille sur la large planche qui courait le long des murs, et il s'en donnait à cœur joie de faire cliqueter l' « Underwood » sur son mauvais bureau calé tant bien que mal et sur lequel s'éparpillaient les lettres et circulaires qui constituaient avec les paquets que je confectionnais moi-même un courrier déjà bien volumineux.
    Restait à trouver chaque jour l'argent nécessaire à l'expédition. En ce début d'année scolaire la caisse de la Coopé était vide. L'argent que nous aurions pu économiser pendant les vacances avait été englouti par notre déménagement. Contrairement à notre espoir de me voir enfin nommée à l'école de filles, la vieille institutrice malade ne prit sa retraite, ce qui ne nous empêcha pas de trouver en elle une agréable et dévouée amie, et qui le resta dans les moments les plus difficiles de notre vie à Saint-Paul. Quoi qu'il en fût, malgré les complications de ces débuts, la première année de Saint-Paul fut une année magnifique pour les destinées de la Coopérative.
    Le Congrès de Paris, à l'atmosphère si fraternelle et si enthousiaste, avait redonné un élan nouveau à nos adhérents qui y avaient participé. Rentrés chez eux, ils eurent à cœur d'apporter une collaboration plus fidèle, plus généreuse, à l'œuvre commune. Ils suivirent, semble-t-il, avec plus de profondeur, et avec une attention plus aiguisée, la vie même de leur classe, et par ailleurs ils s'ingéniaient à perfectionner les techniques dans leur rendement et dans leur esprit, comme en témoignent tout au long de l'année les bulletins de l'Imprimerie à l'Ecole. Et Freinet avait raison, au bout de quelques mois de cette intense collaboration, de prévoir un enrichissement progressif de la revue, où chacun aurait son mot à dire :
     C'est surtout parce que cette expérience de l'imprimerie à l'école ne pouvait être l'œuvre d'un seul, parce qu'elle ne peut s'affirmer que par l'entr'aide et la coopération, que ce bulletin sera l'âme de nos techniques, l'élément essentiel de leur amélioration et de leur succès.
    En cette fin d'année 1928 paraît le livre « Plus de manuels ». Freinet y précisait sa technique de travail sans manuels scolaires et par l'adaptation de l'enseignement à la nature de l'enfant. Toutes les précisions que donnait « Plus de Manuels » ont été reprises et développées dans les livres ultérieurs de Freinet.
 


[1] De nos jours, nous ne reconnaissons plus notre St-Paul envahi par le commerce et le tourisme.
 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Elargissement de l'Horizon

Elargissement de l'Horizon
 
    Le Congrès de Paris dont nous avons parlé avait mis en train un audacieux programme dans lequel étaient déjà incluses toutes les activités à venir de la C.E.L., et qui dépassait, dans l'esprit de Freinet, la conception de simples techniques.
    Dès le début, nous l'avons vu, Freinet avait pressenti l'excellence de l'imprimerie à l'école, outil merveilleux de libération de la pensée enfantine, outil aussi de liaison permanente de l'enfant au milieu. Mais, à présent que cet outil remarquable est entre les mains des praticiens, comment vont-ils l'employer ? L'outil, comme la machine, n'a de valeur que par l'emploi qu'on en fait. Tout comme le capitaliste fait servir la machine à l'oppression des masses, une pédagogie à courte vue ne peut faire servir l'imprimerie qu'à perpétrer des pratiques obscurantistes, qu'à faire durer l'ancien au lieu de faire surgir le nouveau. C'est pourquoi, tout de suite, il va préciser cette relativité de la valeur de l'outil, et mettre en garde ses adhérents contre le risque de devenir de simples mécaniciens d'une machine qui se situe pourtant comme idéale.
    Dans le numéro d'octobre 1928 de « l'Imprimerie à l'Ecole », il tient tout d'abord à préciser les différences essentielles entre les « techniques » et la « méthode » : les « techniques » sont la base de l'acquisition, les moyens les plus efficients pour appréhender le monde ; la « méthode » est l'art de les utiliser en vue d'une plus grande libération de l'homme, vers une science complète du monde. Sentant combien notre formation de maîtres « primaires » est insuffisante pour accéder à la méthode et ouvrir devant nous les perspectives de la « science », Freinet avait à Paris délimité pour ainsi dire le rayon d'activité de la Coopérative de l'Enseignement Laïc. D'abord de la pratique naîtra une plus vaste compréhension de la méthode. C'est ainsi qu'il précisait, dans ce premier numéro d'octobre 1928 :
 
     En disant que notre revue sera pédotechnique, nous nous sommes donc tracé une tâche précise, dont l'importance n'échappera à personne.
     Pour l'Imprimerie à l'Ecole, recherche du matériel approprié aux divers cours, conseils techniques sur le travail à l'imprimerie, directives pour l'utilisation de cette technique dans les classes ; organisation des échanges interscolaires, édition de livres de travail pour les maîtres et pour les élèves, etc...
     Si par moment, et pour cette tranche seulement, nous dépassons les limites technologiques que nous nous sommes données pour aborder l'esquisse d'une méthode, ce sera seulement en attendant que les revues pédagogiques existantes, convaincues de la valeur de notre technique, aient entrepris cette recherche qui est de leur ressort...
     Pour le cinéma : notre programme, apparaît de lui-même : donner sur les appareils de projection une documentation vaste et précise ; publier les renseignements techniques de tous ordres qui peuvent aider les éducateurs à acquérir les appareils les plus recommandables ; opérer pour les films une sélection pédagogique sévère et aider si possible à l'édition de bons films d'enseignement ; fixer dans les détails les modalités d'utilisation du cinéma dans l'éducation, étudier les problèmes administratifs et législatifs posés par l'évolution de cette technique ; entreprendre pour la radio encore trop inemployée dans nos écoles des recherches semblables pour aider les maîtres novateurs.
     LES TECHNIQUES EDUCATIVES : Nous ne saurions réduire notre activité à l'étude de ces trois techniques. Nous apporterons sur les diverses techniques éducatives modernes une documentation la plus complète possible.
     Il va sans dire que notre travail sera résolument international. La pédagogie actuelle ne peut plus connaître de frontières ; et nous nous emploierons à baisser les obstacles que les langues dressent entre les éducateurs du peuple...
 
    En opposant, un peu arbitrairement peut-être, ces notions de « techniques » et de « méthodes » qui n'étaient certainement dans sa pensée à lui qu'à un état encore intuitif, Freinet espérait susciter des remous, comme la pierre jetée dans la mare, et faire naître dans (le monde pédagogique une sorte de discussion générale qui aurait permis à la C.E.L. de se situer publiquement et sur le plan intellectuel et sur le plan social. Mais la mare garda son immobilité et son indifférence...
    Freinet, alors, revient à la charge. Il se sent à l'aube d'un commencement. Il a fait, lui, dans la solitude, sur le plan pédagogique et social, une expérience concluante à laquelle il veut coûte que coûte conserver sa vigueur et son « unité ». Il sait la valeur première de la « technique », mais il sait aussi la nécessité impérieuse de l'orientation nouvelle de cette technique vers le grand devenir social en genèse, vers l'efficience, vers la science, vers l'Art, et c'est cela la METHODE.
   Nous citerons la presque totalité de cette prise de position qui nous paraît essentielle désormais parce qu'elle est l'orientation même de la pédagogie de Freinet. Elle est parue dans le numéro de décembre 1928 de « l'Imprimerie à l'Ecole » sous le titre : « Vers une méthode d'Education nouvelle pour les écoles populaires » :
 
     Ce grand mot de méthode a été tellement galvaudé par tous les faiseurs de manuels de toutes sortes, qu'il nous est difficile aujourd'hui de lui donner le sens précis et complet que nous lui voudrions en éducation.
     Qui dit méthode dit système d'éducation basé sur des éléments sûrs, prouvés scientifiquement, et coordonnés d'une façon absolument logique. Or, la science pédagogique en est encore à ses balbutiements et nulle méthode aujourd'hui existante ne peut s'en réclamer.
     Seule l'Eglise qui dédaigne la science et s'appuie inébranlablement, — croit-elle — sur la révélation et la croyance, a sa méthode d'éducation, éprouvée par des siècles d'emploi, avec ses procédés, ses techniques presque immuables malgré les découvertes : méthodes qui ne cherchent d'ailleurs pas la libération de l'individu, mais seulement sa résignation à l'ordre établi, son asservissement toujours plus grand à ses maîtres.
     Hors cet essai relativement logique, il n'y a pas encore eu pour la pédagogie populaire de véritable méthode d'éducation.
     Dès ses débuts, notre école nationale laïque a idolâtré l'Instruction ; elle a pensé qu'enseigner les premiers éléments de la lecture, de l’écriture, des sciences, devait contribuer à l'élévation maximum des citoyens. Condorcet ne parlait-il pas de tableaux synoptiques par lesquels les élèves pourraient parcourir une véritable encyclopédie et être en mesure de parler à tort et à travers et de faire un article de journal ou un discours au Parlement sur des matières qu'ils connaissent mal ?
     « De nos jours, comme au temps de Fontenelle, la société dominante exige qu'on la mette en possession d'une science complète du monde, qui lui permette d'avoir une opinion sur toute chose sans avoir besoin de traverser une instruction spéciale... S'inspirer de la philosophie du 18me siècle, former des esprits éclairés, nous savons ce que cela signifie : c'est vulgariser les connaissances de manière à mettre les jeunes républicains en état de tenir une place honorable dans une société constituée suivant les conceptions de l'Ancien Régime ; c'est vouloir que la démocratie se modèle sur la noblesse disparue ; c'est placer les nouveaux maîtres au rang mondain qu'occupaient leurs prédécesseurs. » (G. Sorel : Les «illusions du Progrès »).
     « Mais, ajoute Sorel, un grand changement se produira dans le monde, le jour où le prolétariat aura acquis comme l'a acquis la bourgeoisie après la Révolution, le sentiment qu'il est capable de penser d'après ses propres conditions de vie. »
     La vulgarisation scientifique, l'Illustration, sont encore à la base de notre système éducatif. L'éducation est reléguée au second plan et elle ne s'en évadera pas sans mal.
     Conformément à cette conception du rôle de l'Ecole, on s'est appliqué à créer des Méthodes d'Instruction ; méthodes pour l'apprentissage de la langue, de la composition, du calcul, de l'écriture, de l'histoire, etc... Chaque branche avait sa méthode. Mais ce mot de méthode n'était-il pas lui-même usurpé, et avait-on le droit d'appeler méthodes des procédés qui ne s'appuyaient sur aucun élément certain, et que d'autres procédés venaient d'ailleurs chaque année détrôner et parfois ridiculiser ? Non pas que nous croyions à l'impossibilité de créer une méthode scientifique pour l'apprentissage de la lecture par exemple. Mais cela, ne peut être que pour un très lointain avenir, lorsque la pédagogie aura révélé tous les secrets du dynamisme enfantin. Jusqu'à ce jour, toutes les tentatives, même les plus hardies, sont caduques. Elles peuvent, de plus, être nuisibles, si, comme cela se produit trop souvent aujourd'hui, des procédés basés sur une fausse science abêtissent l'enfant au lieu de contribuer à sa véritable éducation.
     Cela nous montre la nécessité d'avoir un plan directeur, une méthode d'éducation qui montrera pour les divers procédés d'instruction et d'éducation, qu'on nommait à tort méthodes et que nous appellerons techniques, la route à suivre si nous ne voulons plus gaspiller nos efforts.
    L'instruction du peuple n'est donc plus notre seul souci. Elle a avec trop d'éclat, montré qu'elle n'est trop souvent que ruine de l'âme. Elle n'a pas rendu l'homme meilleur et nous a privés souvent des trésors de bon sens et d'originalité que nous révélaient des peuples ignorants.
    « L'école, dit F. V., dans le numéro de novembre de l'Enseignement public, a plus et mieux à faire que de transmettre le savoir. Ce qui est grand, ce n'est pas le savoir ; ce n'est pas même la découverte : c'est la recherche. L'esprit n'est pas un grenier qu'on remplit, mais une flamme qu'on alimente ; il n'est pas la connaissance possédée, la science apprise et assimilée, mais une activité toujours en éveil, qui, sans répit, se pose des problèmes nouveaux, invente, combine, organise les faits suivant les rapports non encore aperçus. »
    Le bon sens des Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, est en train de reprendre ses droits. Pour s'éduquer, il ne suffit pas que l'enfant ingurgite toutes les matières qu'on lui présente d'une façon plus ou moins tentante : il faut qu'il agisse par lui-même ; qu'il crée. Il faut aussi, surtout, qu'il vive véritablement dans un milieu normal, et non qu'il s'endorme dans nos modernes « geôles de jeunesse captive ». Vivre, vivre le plus intensément possible, n'est-ce pas là, en définitive, le but de tous nos efforts ? Et développer au maximum les possibilités d'y parvenir ne devrait-il pas être la tâche essentielle de l'Ecole ?
  La notion d'Ecole Active, dont M. Ad. Ferrière a été l'ardent initiateur, ne nous satisfait plus totalement. Je sais que M. Ferrière donne lui-même à ce mot son acception totale d'éducation nouvelle. Mais, pour la clarté des positions, il nous faut préciser les termes. La notion d'activité peut conditionner nos techniques. Même comprise dans son sens le plus large, elle n'implique pas le changement d'orientation de l'Ecole que nous préconisons. Le mot d'Education nous semble d'ailleurs suffisant.
    Dans l'ancienne école, en effet, l'instituteur instruit, parfois même prétend éduquer ses élèves. Nous disons : c'est l'enfant lui- même qui doit s'éduquer, s'élever, avec le concours des adultes. Nous déplaçons l'axe éducatif : le centre de l'Ecole n'est plus le maître, mais l'enfant. Nous n'avons pas à rechercher les commodités du maître, ni ses préférences : la vie de l'enfant, ses besoins, ses possibilités, sont à la base de notre méthode d'éducation populaire.
     Cela, une méthode ? Une simple direction idéologique !
     Nous ne prétendons pas pouvoir établir dès ce jour ce qui sera plus tard la méthode. Mais, nous appuyant sur les enseignements de nos meilleurs pédagogues, nous pouvons dire, au moins : voilà des fondements certains pour une éducation libératrice de la classe travailleuse.
     Comment parviendrons-nous à suivre cette ligne méthodique avec le maximum de profit ? Là réside tout le problème réaliste, que nous nous proposons d'étudier dans toute sa complexité : organisation matérielle et sociale de l'Ecole, rythme du travail scolaire, modalités de l'épanouissement des enfants, etc... Nous ne parlerons nullement de méthodes en cela, mais seulement de techniques éducatives. Nous voulons, par cette appellation nouvelle, montrer d'abord que les diverses solutions que nous apporterons à ces problèmes ne sont rien par elles-mêmes, sans l'esprit de la méthode qu'elles doivent servir ; et aussi que ces procédés, si nouveaux et si bien étudiés soient-ils, sont, eux, à notre mesure, c'est-à-dire incomplets, sujets à changements fréquents, à perfectionnements incessants pour une marche assurée vers un idéal éducatif...
 
   Et parce qu'il a, un peu imprudemment peut-être pour certains esprits, ouvert l'horizon vers le renouveau, tout de suite, Freinet redevient « pratique , serre» de près la réalité, rejoint cette école du peuple qui est notre laboratoire vivant, notre beau chantier de travail.
 
     ...Notre groupe est avant tout un groupe coopératif d'instituteurs primaires. Non pas que nous nous croyions présomptueusement les seuls capables de réaliser quelque chose de pratiquement utile à l'école populaire. Mais nous pensons, et l'expérience nous l'a démontré maintes fois, que seuls des maîtres qui sont placés à pied d'œuvre, qui se battent chaque jour, chaque minute, avec l'angoissante réalité, sont à même de distinguer les efforts éducatifs qui leur conviennent parfaitement. La libération de l'école populaire viendra d'abord de l'action intelligente et vigoureuse des instituteurs populaires eux-mêmes.
     Nous ne voudrions nullement faire injure aux Inspecteurs primaires, aux Professeurs de l'Enseignement moyen et supérieur qui suivent notre effort avec sympathie. Ils reconnaîtront d'eux-mêmes que, la plupart du temps, chaque échelon qu'ils gravissent dans la hiérarchie les éloigne professionnellement de l'école du peuple, et qu'il leur est parfois difficile, pour ne pas dire impossible, de se renseigner d'une façon certaine sur les améliorations pratiques que nous valent leurs idées généreuses.
    C'est forcément avec le même scepticisme que les instituteurs examinent les réalisations obtenues par les pionniers de l'éducation nouvelle contemporaine dans des écoles spéciales, dont nous ne réaliserons pas de sitôt chez nous les conditions anormalement favorables.
    Cela ne signifie pas non plus que nous dédaignions les recherches des philosophes, des psychologues, des pédagogues, qui, dans une autre sphère sociale, travaillent loyalement pour le progrès éducatif.
  Nous n'ignorons pas tout ce que nous leur devons et nous ne craindrons pas de faire appel à leur compétence. Mais l'école populaire a grand besoin de dire ses espoirs, et, à la lumière des événements passés, d'essayer de se constituer une vie saine et naturelle, au risque de scandaliser les pédagogues professionnels au service des tenants de l'obscurantisme ou de tous les marchands qui s'engraissent outrageusement des aspirations du peuple.
    Deux conceptions opposées du problème éducatif se partagent actuellement l'activité scolaire et pédagogique. Tandis que les novateurs — tels Ferrière, Tobler, Gheeb, et un grand nombre de pédagogues suisses ou allemands — poursuivent la réalisation dans la société actuelle de l'école idéale, abstraite du monde dont ils sentent la profonde influence destructive, les représentants divers de l'Education Officielle se vantent, au contraire de rester dans la prosaïque réalité. Pour eux, la vie sociale, le régime scolaire, les programmes, etc... sont des cadres à l'intérieur desquels nous devons nous contenter d'aménager notre enseignement. Ils professent que les éducateurs doivent se cantonner dans leur tâche scolaire. Et effectivement, la plupart de nos journaux pédagogiques s'appliquent seulement à cette tâche sans idéal : faire la classe qui vous est attribuée en vous abstenant de tout ce qui pourrait nuire à la neutralité ou porter ombrage au pouvoir.
    Il y a cependant entre ces deux conceptions une position possible, nette, loyale, précise, qui, nous le savons, ne sera pas louée par nos maîtres, et que nous croyons cependant seule digne d'éducateurs :
     Nous entrevoyons, certes, l'école idéale ; nous savons notamment qu'une éducation libératrice doit être avant tout une ascension libre et créatrice. Mais nous travaillons aussi bien dans la plus dure des réalités : nous avons devant nous des enfants qui auraient souvent plus besoin de pain ou de vêtements que de gavage intellectuel ; les conditions matérielles sont presque toujours déplorables ; enfin la vie anormale et amorale qui nous entoure contrarie fatalement nos efforts.
     Il est donc de notre devoir de montrer, de prouver, de crier, que l'éducation que nous voudrions donner, telle qu'elle est définie d'ailleurs par nos meilleurs pédagogues, présuppose la réalisation de certaines conditions matérielles et sociales sans lesquelles notre effort restera voué à l'impuissance.
     C'est pourquoi nous sommes dans la nécessité de placer dans la vie sociale tous les problèmes pédagogiques que nous examinons, et d'étudier en même temps que les réalisations pédagogiques les problèmes matériels et sociaux qui conditionnent ces réalisations...
 
    On comprend sans peine qu'une vue aussi large du complexe d'« Education » domine les simples techniques pédagogiques qui devaient se concrétiser quelques quinze ans plus tard dans les mouvements trop tardivement venus, et trop scolastiquement spécialisés, des « METHODES ACTIVES ». Aussi, quand, après la Libération, Freinet tentera de réagir un peu violemment contre ces étroitesses pédagogiques, seuls le comprendront ses vieux camarades, les Alziary, les Faure, les Lagier-Bruno, Pichot, Boyau, Lallemand, ... ceux qui font la vieille garde des pionniers apportant le premier ciment à la construction de l'édifice C.E.L...
    Mais cette interaction interne des « techniques » et des « méthodes » finit par ébranler le monde pédagogique et par susciter des réactions qu'il est, croyons-nous, utile de préciser. C'est tout d'abord M. Duthil, professeur d'Ecole normale à Nancy, qui donne son adhésion morale au groupe de l'Imprimerie à l'Ecole. Freinet publie en leader (février 1929), la longue lettre que Duthil lui adresse, et qui est comme une sorte de reconsidération des valeurs de la pédagogie en tant que science et sur le plan international. On se rendra compte de la probité intellectuelle de M. Duthil par ce début de lettre :
 
    Je n'ai pas voulu répondre à votre lettre sans avoir relu l'Imprimerie à l'Ecole, lu Plus de manuels scolaires, et parcouru à nouveau la collection de votre revue.
    Maintenant je crois avoir bien compris vos intentions et je je m'empresse d'ajouter que je suis des vôtres. Voici pourquoi :
    Pour moi, l'axiome qui domine toute la pédagogie est le suivant : il faut partir de l'enfant et fonder toute notre pédagogie sur ses besoins et sa mentalité. C'est un beau renversement des valeurs et vous l'acceptez sans arrière-pensée.
    Il en résulte que suivre la marche inverse, c'est-à-dire prendre pour point de départ nos idées d'adultes, pour finalement faire des enfants à notre image, est un contre-sens psychologique qui, forcément, doit aboutir à l'abêtissement de l'enfant, voire à un déséquilibre mental provoqué par une contrainte excessive et un abus d'exercices trop exclusivement intellectuels. Ici encore, je me rencontre avec vous.
    Bien entendu, d'autres éducateurs semblent avoir compris ces vérités, et l'école active, les écoles nouvelles sont le produit de cette révolution, — le mot n'est pas trop fort.
    Seulement, trop souvent, ces essais s'arrêtent à mi-chemin, car ils manquent de ces deux bases solides : la connaissance de l'enfant ; la création de techniques.
    Ici encore, nous sommes en plein accord : vous fondez tout votre enseignement sur les besoins de l'enfant et vous avez élaboré une technique remarquable : l'Imprimerie à l'Ecole.
    Pourtant, avouons-le, quand vous parlez des besoins de l'enfant force vous est de procéder empiriquement ou d'emprunter à la méthode Decroly ses centres d'intérêts ; pourquoi ? Parce que la mentalité de l'enfant vous est encore fort mal connue et que les travaux de Piaget commencent seulement à défricher le terrain. Ici je vous signale comme tout à fait remarquable le livre de Vermeylen : Psychologie de l'enfant et de l'adolescent. En le prenant pour guide et en consultant d'excellentes monographies sur les instincts, il sera possible de fonder notre enseignement sur les besoins réels des enfants aux divers âges.
     Donner satisfaction à leurs besoins, les éduquer, tel est le rôle de l'école : vous le dites fort bien : « mettre les élèves en mesure de satisfaire leurs besoins en leur fournissant tous les éléments qui contribueront à leur instruction et à leur élévation. »
     C'est ici qu'apparaît la nécessité d'inventer des techniques appropriées. Votre distinction entre technique et méthode me paraît essentielle. Les techniques, ce sont les procédés découverts pour satisfaire aux besoins multiples de l'enfant : il y a donc un grand nombre possible de techniques ; c'est aussi pourquoi l'on désigne souvent par ce même terme : l'écriture, le calcul, la lecture, véritables techniques permettant à l'enfant de s'exprimer et de communiquer sa pensée.
     Quant aux méthodes, il faut comprendre par là la mise en œuvre optima des techniques découvertes.
     Si nous sommes ici bien d'accord, voilà le terrain singulièrement déblayé ; résumons :
     Comme base : la connaissance de l'enfant ;
     Comme but : la satisfaction et l'éducation des besoins de l'enfant ;
     Comme moyen : des techniques harmonieusement situées dans le cadre des méthodes...
 
    Et, entrant dans le vif du sujet, le professeur-pédagogue fait le point des techniques éducatives comme le moyen de satisfaction des besoins de l'enfant pour conclure par cet éloge à l'adresse de Freinet, le primaire audacieux :
 
     La méthode ? Vous êtes en train de l'élaborer, et votre livre Plus de manuels en fait foi.
 
    Et, très généreusement, celui qui devait être le premier intellectuel s'intégrant spontanément à la C.E.L. terminait par ces mots :
 
     ... Quant à moi, je m'offre à vous documenter, voire à collaborer si vous me le demandez. Cette longue lettre n'avait pour but que de vous faire apercevoir la longue route où vous vous êtes
engagés et le long de laquelle il y a du travail pour toutes les bonnes volontés.
 
    Moins favorables aux idées de Freinet seront, on s'en doute, les faiseurs de manuels et les pontifes des revues pédagogiques ; çà et là, ils égratignent les néophytes et prêchent la « simplicité pédagogique » (P. Gay, Manuel général) ou exaltent « la valeur du maître, la foi » (Besseiges, Collaboration pédagogique).
    Dans le mouvement d'Education nouvelle à retardement, les inventeurs de Méthodes se défendent à leur tour. M. Cousinet défend sa méthode avec quelque âpreté. Nous reparlerons de la prise de positions, ample et humaine, du grand éducateur que fut Decroly. Et parce que çà et là les malveillants ou les incompréhensifs avaient quelque peu sous-estimé l'Imprimerie à l'Ecole en la rabaissant au niveau d'un simple moyen scolastique, Freinet défend son bien, avec l'enthousiasme que l'on devine. Ses réponses aux critiques deviennent si actuelles que nous allons en souligner les essentiels passages :
 
LE SENS NOUVEAU DE NOS RECHERCHES
     Nous croyions avoir suffisamment défini, dans nos publications, la voie nouvelle où nous nous sommes engagés. Mais pourrons-nous jamais être entendus par des contradicteurs qu'aveugle leur fausse science, et qui s'évertuent à démontrer, à grand renfort d'affirmations théoriques, que notre expérience, dont on ne peut nier l'intérêt, n'est pas à la mesure de nos écoles publiques ; que nos solutions tiennent de l'idéal — ou de l'erreur — mais ne peuvent nullement s'appliquer à la généralité de nos classes ? Comme si l'usage qui est fait de l'Imprimerie chaque jour, dans cent écoles, et les résultats obtenus n'étaient pas plus probants que les arguties de critiques mal renseignés.
     Au risque de nous répéter, nous allons donc essayer de préciser à nouveau notre conception, et de situer notre réalisation dans le mouvement pédagogique actuel.
     Quand nous avons lancé l'idée de l'Imprimerie à l'Ecole, deux courants contraires ont failli nous emporter.
     A l'extrême gauche du mouvement pédagogique, les partisans d'une théorie anarchiste de l'éducation ont cru à la possibilité de parvenir, par notre technique, à l'école de leurs rêves, dans laquelle les élèves, dégagés de toute oppression, négligeant tout acquis antérieur, composant et imprimant eux-mêmes leurs livres sans contrôle adulte, réaliseraient la véritable éducation libre et personnelle. Nous reconnaissons certes que le spectacle d'enfants s'élevant eux-mêmes, en dehors de toute contrainte, ne manquerait pas de nous apporter des indications psychologiques et pédagogiques précieuses. Nous pourrions voir là une expérience pédagogique peut-être utile. Mais nous tenons cette tendance comme contraire aux nécessités actuelles de la pédagogie populaire. Si nous avons condamné l'isolement dans lequel fonctionne l'école, ce n'est pas pour chercher maintenant une organisation chimérique, davantage encore abstraite du monde et de la civilisation.
     Quelles que soient les entraves que la société capitaliste met aux essais de rénovation de l'éducation populaire, nous nous emploierons à mêler, plus que jamais, l'école au peuple afin de dépouiller l'éducation de tout ce qu'elle a eu, jusqu'à ce jour, de mystiquement aristocratique pour en faire la puissante préparation à la vie prolétarienne.
     Nous ne négligerons pour cela rien de ce que la civilisation a mis matériellement à notre portée. Mais nous nous réservons le droit de faire du matériel et des livres scolaires un usage plus conforme aux principes d'élévation, de libération et de vie que nous croyons devoir mettre à la base de nos recherches.
     Les pédagogues professionnels auraient aimé au contraire nous voir faire de l'imprimerie un emploi sagement scolastique, qui n'aurait bousculé ni les traditions ni les méthodes familières.
     Faire imprimer les résumés de leçons, les tableaux synoptiques, les éléments essentiels du bourrage, était, à leur avis, l'utilisation optimum de l'Imprimerie à l'Ecole. Les plus hardis auraient voulu faire imprimer par leurs élèves un choix de textes (adultes) pour la lecture et le travail, réalisant eux-mêmes le manuel scolaire presque idéal.
     Nous avons toujours repoussé semblables techniques de travail. Nous qui haïssons et condamnons le bourrage, n'allions pas donner à l'Ecole un moyen de plus d'asservissement. Aussi avons- nous mis maintes fois nos correspondants en garde contre un emploi formaliste et mort de l'Imprimerie à l'Ecole.
    Quelques critiques qui négligent trop complètement les principes de vie de notre travail nous conseillent encore : Pourquoi faire imprimer, sans ordre ni méthode., des textes d'enfants ? Le profit serait bien plus important si vous faisiez imprimer des mots types, des phrases choisies, des textes modèles...
    Nous pourrions certes le faire. D'autres avant nous, — et Paul Robin l'avait signalé, — ont noté que la composition typographique est un excellent exercice manuel, qu'elle aide considérablement à l'action orthographique, aiguille le goût, etc... toutes considérations spécifiquement scolaires aptes peut-être à ébahir des pédagogues, mais qui laisseraient nos élèves indifférents. Pour ceux-ci, le travail à l'imprimerie en vue de la composition de mots ou de textes qui n'ont pas su les émouvoir resterait, comme tout travail scolaire, une occupation dont la nouveauté enchante un instant, qui plait ensuite par l'activité qu'elle nécessite, mais ne tarde cependant pas à revêtir, comme les autres occupations scolaires, un caractère d'inutile obligation absolument contraire à nos principes éducatifs.
    Et l'expérience l'a montré : les élèves se lassent très vite de l'impression des textes qui ne les touchent pas profondément. Qui continuerait dans cette voie étriquerait considérablement la portée éducative et humaine de notre expérience, et ravalerait notre matériel au rang de toutes les inventions imaginées par les pédagogues pour « escamoter » l'intérêt et le travail de l'enfant. Et l'éducateur ne trouverait dans cette voie que mécomptes et désillusions.
    L'Imprimerie à l'Ecole a un fondement psychologique et pédagogique autrement sûr et permanent : l'expression et la vie enfantines.
    L'enfant se lasse-t-il d'extérioriser, par le langage, tout son être intime ? Se lasse-t-il davantage de s'exprimer par le dessein lorsqu'il peut le faire librement ?
    Il en est de même pour l'expression manuscrite. Mais il ne peut y avoir expression sans interlocuteurs plus ou moins imaginaires. Et c'est parce que, à l'ancienne école, la rédaction n'était destinée qu'à la correction ou à la censure par le maître, parce qu'elle restait un devoir scolaire, qu'elle ne pouvait être un moyen d'expression.
     L'enfant écrit maintenant pour être lu, — par l'éducateur et par les camarades, — pour être imprimé enfin, pour que son texte, ainsi pérennisé, soit senti de même par les correspondants proches et éloignés qui le liront.
     Et, en fait, nous avons obtenu la même spontanéité, le même débordement de vie, qui se manifeste dans les libres activités enfantines. D'autres signes, absolument certains, nous montrent que nous avons, du coup, fait pénétrer l'école dans le cadre de la vie de l'enfant, étendant et approfondissant cette vie, apportant dans l'éducation spontanée et individuelle, familiale et scolaire, une harmonieuse unité : unité qui nous vaut sans doute l'ardeur au travail, l'activité, la curiosité, le désir d'enrichissement et d'élévation que nous avons constatés dans nos classes.
     Nous pouvons maintenant toucher, à l'école, l'âme de l'enfant : nous avons en mains le puissant levier qui nous permettra d'expérimenter et de préciser une méthode active et vivante d'éducation. On comprendra qu'en cherchant les techniques adéquates, nous nous gardions farouchement de retomber dans le formalisme scolaire, afin que ne s'émousse le puissant enthousiasme des maîtres et des élèves partis à la conquête d'une nouvelle vie.

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Un outil décisif : l'imprimerie

 

UN OUTIL DECISIF : L'IMPRIMERIE
 
   Et en mai 1929, pour parfaire cette liaison permanente d'une théorie nouvelle et de la pratique scolaire, liaison qui restera son plus grand souci, Freinet développe cette conception : un outil peut à lui seul faire reconsidérer toute la science pédagogique ; l'imprimerie est à la base d'un comportement et d'une orientation nouveaux de l'enfant et de l'éducateur, donc de toute la pédagogie.
 
UNE TECHNIQUE NOUVELLE DE TRAVAIL SCOLAIRE
 
     L'Imprimerie à l'Ecole est certes un grand progrès, nous a-t-on dit encore, mais nous ne pouvons la considérer comme une panacée universelle.
     Les éducateurs qui formulent cette critique inconsistante ont sans doute l'excuse de n'avoir pas étudié d'assez près nos travaux : ils auraient vu que nous avons insisté bien souvent sur la nécessité de ne pas considérer l'Imprimerie à l'Ecole comme une méthode, mais de ne voir en elle qu'une technique de travail libre et créateur, au service d'une véritable éducation prolétarienne.
    Cette innovation apporte cependant des possibilités nouvelles spécifiques par lesquelles elle marquera sans doute la pédagogie. Les meilleurs éducateurs contemporains nous prônaient l'activité libre enfantine et l'expression intime de la personnalité ; les relations d'expériences où on avait fait à l'enfant une plus grande confiance ne manquaient pas d'être enthousiasmantes. Hélas ! pour des raisons multiples, matérielles, individuelles et sociales, nos classes populaires, pauvres, surchargées, paralysées par la hantise des programmes et des examens, ne pouvaient nullement s'engager dans la voie nouvelle. L'Imprimerie à l'Ecole a fait tomber dans le domaine de la pratique quotidienne l'expression libre et l'activité créatrice de nos élèves. Par l'expérience, plus efficace que les raisonnements prétendus scientifiques, elle a ouvert des horizons nouveaux à une pédagogie basée sur les intérêts véritables, générateurs de vie et de travail. Elle a, du coup, comme nous le signalions dans notre dernier article, rétabli l'unité de la pensée, de l'activité et de la vie enfantines ; elle a intégré l'école dans le processus normal d'évolution individuelle et sociale, des élèves.
    Ces considérations sont, pour nous, essentielles et fondamentales.
    L'enfant qui sent un but à son travail et qui peut se donner tout entier à une activité non plus scolaire, mais simplement sociale et humaine, cet enfant sent que se libère en lui un besoin puissant d'agir, de chercher, de créer. Nous avons constaté, émerveillés, que les élèves ainsi tonifiés et renouvelés fournissaient librement un travail bien supérieur, qualitativement et quantitativement aussi, à celui qu'exigeaient les vieilles méthodes oppressives. Et toutes les classes qui ont introduit l'Imprimerie à l'école ont apprécié ce persistant enthousiasme des élèves, non seulement pour les disciplines directement motivées par l'imprimerie, mais pour toute l'activité scolaire en général.
    On objectait volontiers aux initiateurs qui offraient en exemple des expériences concluantes qu'un tel appétit scolaire ne pouvait venir que d'un rayonnement particulier de l'éducateur. Or, les résultats que nous signalons ont été obtenus dans toutes les écoles travaillant à l’imprimerie, quelles que soient les aptitudes particulières du maître. Il a suffi que celui-ci ait assez d'humilité et d'humanité pour « descendre de sa chaire, quitter le cothurne du style radoteur et savant... » et se mettre tout entier au service des enfants.
     Si, comme nous le prouvons, l'élève qui peut enfin travailler dans le sens de sa personnalité, n'a plus besoin d'être grondé ni stimulé pour fournir un travail consciencieux, c'est toute la vieille conception scolaire qui s'écroule.
     L'enfant semblait, par nature, fainéant, tricheur, menteur, hostile à tout effort. Il fallait, pour parvenir aux fins éducatives demandées par les règlements, tour à tour obliger, récompenser, punir, attirer par le jeu, la nouveauté, les trompeuses images, — tous procédés qui ont suffisamment montré leur impuissance à résoudre définitivement les complexes problèmes de l'intérêt scolaire.
  Voici le renouveau : l'enfant a soif de vie et d'activité. Nous utilisons cette, aspiration en mettant à sa disposition les « instruments » d'instruction et d'éducation que nous croyons utiles à son élévation et en travaillant à la réalisation des conditions matérielles et sociales qui la permettront.
     C'est certes là une conception originale du milieu éducatif, comme une technique de travail totalement différente des procédés actuellement en usage, technique qui ne saurait s'accommoder des vieux outils et notamment des manuels scolaires, symbole de La pédagogie oppressive.
     Nous reprendrons d'autre part l'étude de la conception matérielle et sociale du nouveau milieu scolaire. Nous donnerons seulement aujourd'hui un aperçu de notre technique de travail dans l'école sans manuel scolaire.
     Nous n'allons plus chercher dans les livres ni dans les programmes la base essentielle de notre effort éducatif. Toute pédagogie est faussée qui ne s'appuie pas, d'abord, sur l'éduqué, sur ses besoins, ses sentiments et ses aspirations les plus intimes. Nous scruterons donc l'âme de l'enfant et nous avons, pour y parvenir, une technique qui s'est révélée suffisamment opérante : la rédaction libre, l'imprimerie à l'école et la correspondance interscolaire. Cette expression spontanée sera tout à la fois un épanouissement des personnalités, et une occasion scolaire d'acquérir, d'amplifier et de préciser les diverses acquisitions : langue, grammaire, vocabulaire, sciences, histoire, géographie, morale, en greffant logiquement sur l'intérêt enfantin ainsi extériorisé des disciplines prévues au programme.
    Ici se manifeste crûment l'orientation nouvelle de notre pédagogie : avec le manuel scolaire, c'est le livre qui crée, toujours artificiellement, l'intérêt. Nous disons que c'est là une grave erreur : le livre ne doit servir à l'école qu'à satisfaire, et approfondir l'intérêt de l'enfant.
    Nous avons permis à cet intérêt de se manifester pleinement ; comment l'exploiterons-nous pour nos fins éducatives ?
    Il est nécessaire que les diverses études entreprises répondent et s'adaptent à l'activité enfantine au lieu de demander à celle-ci de se plier à l'ordre scolaire. Or, il n'existe rien à ce jour qui ménage de telles possibilités, savoir trouver spontanément, dans le matériel scolaire, les lectures spéciales, les guides pour activités intellectuelle et manuelle qui permettront à l'enfant de s'épanouir tout au long du jour, dans le sens de ses besoins… Nous avons bien groupé dans notre bibliothèque les livres de travail que nous avons pu nous procurer. Hélas ! les manuels scolaires sont, pour l'instant, les seuls à notre portée, mais ils ont perdu, du moins, leur caractère spécifique de manuel et n'ont pour nous que le défaut de manquer de souplesse technique et de ne pas répondre totalement aux nécessités nouvelles.
    Il faudra susciter l'édition — ou l'entreprendre nous-mêmes — des éléments de travail adaptés à nos besoins.
    Le fichier scolaire, dont nous avons lancé l'idée, et que nous essaierons peut-être de réaliser, sera notre principal outil : moderne, extensible et perfectible à souhait, il nous permettra de mettre, au moment voulu, entre les mains des élèves, les documents divers — littérature, sciences, géographie, histoire, etc... — qui répondent à l'intérêt dominant.
    Ce fichier devra être complété aussi par une bibliothèque de travail, composée de livres divers conçus sur un plan nouveau, et qui restent encore tous à réaliser.
     Malgré cette absence presque complète d'un matériel scolaire adapté à notre technique nouvelle, nous obtenons, depuis quatre ans dans des classes difficiles — mais sans manuel — des résultats nettement encourageants.
     L'expérience que nous menons cette année dans une classe à trois cours et préparant au C.E.P. et où, par le seul appétit d'activité que nous avons suscité, il nous a été possible de mener en quelques mois, à un niveau normal, 35 élèves scandaleusement retardés, nous montre avec certitude la supériorité technique de notre conception scolaire.
     Mais nous savons aussi que la majorité des instituteurs ne s'engageront sur la nouvelle voie que le jour où le matériel éducatif sera définitivement adapté. Et c'est pourquoi, sans négliger la direction pédagogique et idéologique de notre mouvement, nous nous attachons tout spécialement aux réalisations matérielles qui le conditionnent.
 
PEDAGOGIE COOPERATIVE
    Dans cette C.E.L. qui déjà s'affirme avec tant d'autorité dans le monde pédagogique, règne une activité collective, fraternelle, qui va enrichissant de semaine en semaine le bien commun. Et tout d'abord, voici la liste des adhérents imprimeurs au 1er octobre 28 :
 
(Allier)
M. Chéry, à Désertines.
M. Virmaux, à Châtillon, par Noyant-d'Allier.
 
(Alpes-Maritimes)
M. C. Freinet, à Saint-Paul.
M. Aicard, Le Cannet-Four à Chaux.
M. Spinelli, 9, avenue de Verdun, Menton.
M. Barel, rue Longue, Menton.
MIle Monnod, aux Courmettes, par Tourrettes-sur-Loup.
Mme Aicard, Le Cannet-Four à Chaux.
 
(Ardennes)
M. Jayot, à Sailly, par Carignan. M. Voirin, à Chèmery-sur-Bar.
 
(Ariège)
M. Subra, à Antras, par Sentein. Mme Garmy, à Suc, par Vicdessos.
 
(Basses-Alpes)
M. Maurel, à Valensole. Mme Burle, à Allemagne.
 
(Basses-Pyrénées)
M. le Directeur de l'Ecole Normale de Lescar. M. R. Lallemand, Maison des Petits, à Lescar.
 
(Cantal)
M™' Lavergne, Le Claux.
 
(Charente)
M. Brunet, à Suris.
 
( Charente-Inférieure )
M. Bernard, Saint-Savinien.
M. Girard, prév. de Lannelongue, par St-Trojan-les-Bains
M. Fragnaud, à St-Mandé, par Aulnay-de-Saintonge.
 
(Dordogne)
M. Delbos, à Lembras.
M. Lavaud, à Saint-André-le-Double, par Saint-Vincent- de-Cubzac.
M"' Baylet, à Marsaneix, par St-Pierre-de-Chignac.
 
(Eure-et-Loir)
M. Pichot, à Lutz-en-Dunois. Mme Pichot, (d°).
 
(Finistère)
M. Daniel, à Trégunc.
M. Le Treis, à Daoulas.
Mme Cornée, (d°).
M. Oaruel, à Landrévarsec, par Briec.
M. L'Haridon, à Beuzec-Conq.
 
(Gard)
M. Rousson, à Masdieu-Laval, par la Grand-Combe.
 
(Gironde)
M. Boyau, à Camblanes.
Mme Boyau, (d°).
M. Carayon, à Saint-Jean-d'Ulac.
M. Boussinot, à Auros.
M. Lavit, à Mios-Lilet.
Mlle Bouscarut, à Saint-Aubin-de-Médoc.
M. Gorce, à Margaux-Médoc.
Mme Audureau à Pellegrue.
 
(Hautes-Alpes)
Mme Lagier-Bruno, à Prelles.
Mme Lagier-Bruno, à Saint-Martin-de-Queyrières.
 
(Haute-Savoie)
M. Baritel, à Scionzier.
M. Dunand, à Pratz-sur-Arly.
 
(Indre-et-Loire)
M. Ballon, à Pont-de-Ruan.
M. Delanoue, à Ballan-Miré.
M. Bieret, à Beaumont-la-Ronce.
 
(Isère)
M. Faure, à Corbelin. Mme Faure, (d°).
M. H. Guillard, à Satolas-et-Bonce, par La Verpillère.
 
( Loire-Inférieure )
M. Guilloux, directeur école plein air Château-d'Aux, par La Montagne.
 
(Loiret)
M. Gauthier , à Solterre.
 
(Lot-et-Garonne)
M. Bordes, à Ségalas, par Lauzun.
 
(Marne)
M. Schouler, Petit Bétheny, Reims.
 
(Meurthe-et-Moselle)
M. Hoffmann, à Bouxières-sous-Froidmond, par Pont-à- Mousson.
 
(Nord)
M. Wullens, à Somain.
 
(Oise)
Mlle Venit-Ginet, à Lormeteaux.
 
(Pyrénées-Orientales)
M. Michel Noé, à Pollestres. M. Pages, à Prats-de-Mollo.
 
(Rhône)
M. Bouchard, 83, rue Bossuet, Lyon. M™ Forest, Grandis.
Mlle Mathieu, (d°).
Mme Bouchard, 59, rue de la Part-Dieu, Lyon (3e).
Mme Jeanne Ballanche, Francheville-le-Haut.
M. Rochat, boulevard Laurent-Gerin, Vénissieux.
 
(Sarthe)
M. Leroux, Neuvillette-en-Charnie.
Mme Leroux, (d°).
M. Coutelle, Chemiré-en-Charnie.
M. Roulin, Chevillé.
 
( Seine-Inférieure )
M. Vittecoq, Bourville.
M. Briard, Saint-Léger-du-Bourg-Denis.
M. Leroux, 34, rue Séry, Le Havre.
 
(Seine-et-Oise)
M. J. Fannonnel, La Villette-aux-Aulnes.
M. Philipson, à Dampierre.
 
(Var)
M. Alziary, à Bras.
 
(Vienne)
M. Rivière, Ouzilly.
 
(Vosges)
M. le Directeur Ecole annexe Ecole Normale.
Mirecourt. M. P. Georges, Les Charbonniers.
 
    ETRANGER
(Angleterre)
M. H. Satay, 18 A. Grand Avenue, Bournemouth, Hants.
 
(Belgique)
M. Van Derveken, rue Prospérité, Bruxelles.
M. Havaux, rue du Peuple, Pâturages (Hainaut).
M. A. Wouters, 94, rue Général-Leman, Anvers.
M. Lebbe, à Souture-Saint-Germain (Brabant).
Mme Hamaïde, Ecole Decroly, Uccle-Bruxelles.
 
(Espagne)
M. M. Ouet, Apartado 961, Madrid.
M. Jésus Sanz Poch, Profesor, Escuela Normal de Maestros, Lérida.
M. Antonio Garcia-Martin, Chito Granada.
 
(Maroc)
M. Perron, Ecole professionnelle de Tanger.
 
(Pologne)
M. Jerzy Woznicki, Babice, Pow, Wavswski, Porcz. Odo- lany.
 
(République Argentine)
M1'6 Champeau, Montecaseros 1415, Mendoza.
(Tunisie)
M. Magnan, place de la Gare, Sousse. M. Meunier, Ecole Casquet, Sfax.
 
    Nous voudrions avoir beaucoup plus de place pour raconter comment tous les adhérents dispersés dans les villages de France, ou au loin à l'Etranger, s'ingénient à apporter leur obole constructive à la maison commune. C'est d'abord la perfection continuelle des outils de base : à la suite de recherches patientes qui demandent, on le devine, d'incessants tâtonnements et mises au point, des frais inévitables, des pertes de temps, deux presses nouvelles voient le jour, presses « automatiques », s'il vous plaît ! belles à l'œil, et qui rendent : la presse Dunand et la presse Pagès ; saluons-les au passage ; car, comme tout matériel de la C.E.L., elles seront à leur tour révisibles... Bordes (Lot-et-Garonne) s'occupe des rouleaux encreurs et en assure la fabrication. Rivière (Vienne) est spécialisé dans la fourniture des casses. Pichot (Eure-et-Loir), dans une série d'articles, étudie le mobilier scolaire, et c'est, tout au long de l'année, les petits trucs, les bricolages, que les plus ingénieux proposent aux camarades : procédés d'illustration : Roulin (Sarthe), Bouscarrut (Gironde), Gourdin (Ardennes), — Comment faire des imprimés sans taches ? Comment contrôler les composteurs dans un miroir ? etc... Mais au-delà de ce matérialisme manuel, c'est sans cesse la contribution de tous au perfectionnement des techniques d'enseignement et une porte ouverte sur l'horizon intellectuel qui domine la pédagogie. Dans une série d'articles, Mme Lagier-Bruno (Hautes-Alpes) rend compte de son expérience pour l'apprentissage de la lecture avec l'imprimerie, et sous un angle attachant de vie sensible et subtile, complète les données de Freinet à Bar-sur-Loup.
    Pour les camarades observateurs, le « texte libre » apparaît comme le générateur permanent des centres d'intérêts échelonnés au cours des saisons, si riches, si complets, qu'ils dépassent les programmes et conduisent à un tour d'horizon de toutes les connaissances que l'on mettra à la disposition de l'enfant. C'est ce qu'indiquent A. et R. Faure (Isère) après un an d'expérience avec l'imprimerie. Jusqu'ici ils ont travaillé avec les centres d'intérêt de Decroly. Dans l'« Ecole vivante », parue dans l' « Ecole émancipée », ils avaient fait une adaptation de la méthode Decroly à des classes primaires. Le texte libre vient changer leurs conceptions : pour le Maître qui doit « tout savoir », il est nécessaire d'avoir une classification, une ordonnance de connaissances, et là c'est à Decroly que nous nous adressons. Mais, l'enfant, lui, n'a rien de préconçu : « La vie ne comporte pas de classification rigoureuse. » A la faveur du texte libre, sans contrainte, l'éducateur élargira l'horizon de l'enfant, comme l'élargiront les correspondances interscolaires.
   C'est la même idée que défend Rousson (Gard) :
 
     Les deux méthodes quoique d'aspect différent, peuvent très bien se compléter.
     Mes élèves enchantés de l'imprimerie, m'apportent chaque matin un texte. Rares sont ceux qui n'ont rien fait.
     Avec plaisir, ils ont en novembre fait parvenir un colis à leurs camarades de Lutz, colis comprenant des échantillons de la flore de notre pays. Aussitôt s'est manifesté le désir de décrire « notre colis ». Voilà, n'est-ce pas, un centre d'intérêt alléchant qui me vaut ces questions :
     Monsieur, je peux décrire le figuier...
     — Et moi le mûrier...
     Le travail est alors plus nourri, plus attrayant, puisqu'il reste libre, tout en se rattachant au centre d'intérêt : notre colis. Lorsque le sujet fut exposé, un élève proposa le suivant : Notre village. Aussitôt, les questions fusent : Monsieur, on peut décrire le faubourg ? — Parfaitement. Vous pouvez parler de tous les coins de terre, de toutes les agglomérations qui se rapportent au village et aux environs immédiats. Nous allons dresser un tableau de sujets se rattachant à ce centre d'intérêt. Chacun arrive avec le texte qui l'a intéressé le plus. Je remarque, lorsque les sujets sont épuisés, que personne n'a décrit le village du Pradel. Je me rappelle alors que des animosités diverses existent entre les deux villages, et j'attribue l'abstention constatée à cet état de choses...
 
   Mais des camarades sont partis beaucoup trop étourdiment de cette notion des centres d'intérêts et ont ainsi jugulé la vie de l'enfant et travaillé pour ainsi dire à contre-cœur. C'est le cas de Caruel (Finistère) qui a voulu imposer à la Gerbe des centres d'intérêts un peu trop systématiques. Gauthier (Loiret) lui en fait la critique : « Ce qui fait le charme de la Gerbe, n'est-ce pas cette liberté d'inspiration, cette spontanéité qui ne sera jamais égalée si nous en imposons, si peu que ce soit, le sujet ? »
    Cette grave question de la Gerbe est très souvent à l'ordre du jour. Il y a maintenant douze équipes qui collaborent par paires. Chaque mois Freinet donne les précisions nécessaires pour les collaborations, le tirage, la reliure. Et au-delà de la Gerbe, les « Extraits de la Gerbe » commencent à devenir en fait peu à peu étrangers à la Gerbe pour exprimer des inspirations plus profondes, plus axées sur une unité d'aspiration.
    Les échanges interscolaires ont toute la sollicitude de Freinet. C'est lui, pour l'instant, qui organise les équipes parce que mieux que tout autre il connaît les caractéristiques des écoles diverses. Déjà en novembre 1928 il y a quatorze équipes de huit correspondants. Voici, à titre d'exemple, une de ces équipes :
 
EQUIPE N° 1
    Boyau, à Camblanes (Gironde) correspond avec Alziary, à Bras (Var).
    Dunand, à Pratz-sur-Arly (Hte-Savoie) cor. avec Freinet, à Saint-Paul (A.-M.)
    Jayot, à Sailly (Ardennes) cor. avec Bernard, à St- Savinien (Char.-Inférieure).
    Voirin, à Chémery-sur-Bar (Ardennes) cor. avec Jacquet, à Tabanac (Gironde).
 
    La connaissance personnelle de l'enfant, en dehors de l'aspect subjectif que reflète le texte libre, est aussi un élément nouveau à incorporer à une pédagogie neuve. C'est pourquoi M. Duthil amorce la question des tests qu'il expose avec une clarté, une simplicité, qui ne souffrent pas de coins obscurs :
 
     Qu'est-ce qu'un test ? C'est une épreuve objective qui doit avoir pour résultat de mettre en relief une aptitude ou un niveau d'instruction, en donnant à ces mots leur sens le plus large. Ce qui caractérise ces épreuves, c'est leur mode d'élaboration, leur emploi, leur mode de correction et leur utilisation.
 
    En fait, le test, contrôle objectif qui permet, — selon du moins les exposés de ses défenseurs, — de déceler et les « connaissances » et les « aptitudes » de l'enfant, n'a pas de succès auprès de nos camarades. Nulle réaction profonde, nul désir de suivre la voie qui pourtant selon Duthil doit arriver à une « individualisation » de l'enseignement et non à la « standardisation » qui en est l'antipode. Pourquoi cette indifférence ? C'est je crois que les tests, même les plus naturels, les mieux liés à l'activité enfantine, n'ont point acquis encore cette subtilité qui leur permettrait de devenir facteur intégrant de la personnalité. Qui dit « test » dit « contrôle » ; or le contrôle est une barrière qui s'oppose au flot du courant. Le test idéal doit laisser passer le courant, être lié au facteur essentiel de « temps », tout en étant le témoignage d'un instant de la personnalité avec ces caractéristiques de « dynamisme » et d'« unité ».
    Il est indispensable que nos éducateurs prennent contact avec les grands mouvements pédagogiques de France et de l'Etranger ; c'est pourquoi Freinet fit toujours son possible pour que le groupe de l'Imprimerie à l'Ecole collabore aux revues syndicales et au mouvement d'Education nouvelle ; il adhère au Groupe français depuis ses débuts de Bar-sur-Loup, et participe à tous les Congrès ; en 29, c'est Pichot et Leroux qui représentent la C.E.L. au Congrès de Paris. « Bonnes journées pour l'Imprimerie » disent nos camarades.
 
     Notre stand était bien placé et l'affluence a été constante. Les visiteurs marquaient un grand étonnement et souvent une, grande incompréhension. De nombreux directeurs d'Ecoles Normales, Inspecteurs primaires et instituteurs s'y sont particulièrement intéressés et se sont promis d'avoir sous peu aussi leur imprimerie.
Les Directeurs de la Nouvelle Education sont d'ailleurs très sympathiques à notre mouvement, et M. Cousinet appréciait brièvement nos travaux en disant fièrement à M. l'Inspecteur du Haut-Rhin : « C'est très bien. J'en ai trois dans ma circonscription... »
 
    Dans chaque numéro de l' « Imprimerie à l'Ecole », sous la rubrique « les journaux et les revues », Freinet et quelques camarades font un rapide tour d'horizon des incidents pédagogiques nationaux et la « Documentation internationale », par le truchement de l'Espéranto, permet à Boubou de prendre connaissance de la pédagogie étrangère pour en voir les innovations, les particularités, et la confronter avec notre pédagogie populaire.
    Des expositions de matériel sont faites dans les grandes villes de France par nos adhérents et à nouveau ce sont des adhésions nombreuses parmi lesquelles Poujet (Marne), Pichon (Finistère), Gourdin (Ardennes), Masson (Loire-Inférieure), Lallement (Marne).
    Deux rubriques nouvelles sont amplement alimentées dans tous les numéros de l' « Imprimerie à l'Ecole » : ce sont celles du « Cinéma » et de la « Radio », techniques neuves à l'époque et qui suscitent dans les écoles rurales un intérêt inouï. O. et R. Boyau seront pendant des années les animateurs de la « cinémathèque » créée à Angers. Inlassablement, ils exposent les détails techniques du cinéma à l'école, et, au-delà, les avantages, les richesses du cinéma éducatif. Ils mettent au point des catalogues de films en location, d'une ampleur remarquable. Ils composent méticuleusement des soirées récréatives ; ils organisent surtout dans la France entière une location de films à la semaine qui est une sorte de géniale réussite. Que de temps passé sur ces petites bobines qui vont porter jusque dans les écoles rurales les plus reculées un instant de distraction et de joie !
    Il en est de même du rayon Radio tenu tour à tour par Lavit et Maradène (Gironde), qui, avec une inlassable patience, apprennent la construction de postes et peu à peu envisagent une conception neuve et hardie de la Radio scolaire.

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Naissance du fichier scolaire

 

NAISSANCE DU FICHIER SCOLAIRE
 
    Il est croyons-nous utile, en fin de cette première année à Saint-Paul, de faire le point de l'expérience de Freinet dans cette classe qui brusquement lui pose des problèmes nouveaux suscités par des conditions nouvelles. Il y avait à Bar-sur-Loup une école homogène, nécessitant pour la majorité des élèves des disciplines identiques. Il y a ici des élèves de divers degrés ; les uns sortant à peine de l'enfantine, ânonnant dans le Syllabaire, et les autres s'échelonnant jusqu'au cours moyen où se prépare le C.E.P.
    Ces réalités posent à la fois au malade et à l'instituteur bien des difficultés à solutionner.
    Quand, au début de son expérience, par réaction contre la vieille pédagogie oppressive, Freinet avait lancé cette sorte d'anathème « Plus de manuels scolaires », il ne voyait encore que le côté pour ainsi dire théorique de la question. Le voici mis au pied du mur... face à face avec la pratique.
    Les manuels que les enfants de Saint-Paul avaient entre les mains étaient, semble-t-il, parmi les pires : leur savoir étriqué, dogmatique, partial, présenté sous la forme la plus scolastique, avait certainement, à l'insu d'un vieux maître, apporté sa part de malfaisance à l'atmosphère intenable de cette école de « chambardeurs ». Inutile donc de les conserver en tant que livres individuels ; quelques spécimens rangés sur une étagère suffiront amplement pour dépanner les élèves ou le maître dans les cas difficiles. Car, il faut l'avouer, ce maître qui part en bataille contre le passé est loin d'être un érudit. Les connaissances bien minimes qu'il a pu acquérir tant au C.C. que pendant deux années de l'Ecole Normale ne sont guère encombrantes et, comble de fâcheux contretemps, elles ont même été dispersées par les méditations profondes qu'ont suscité les épreuves de la guerre, et par cette construction héroïque d'une personnalité maintenant tout entière axée vers l'action.
    Heureusement, la vie est un champ fertile où sans cesse naissent des richesses et des enseignements. Il n'est que de savoir s'en saisir. Le texte libre est une occasion pour cela remarquable. Il dégage à lui seul les centres d'intérêts les plus éloquents, et conduit tout droit à cette connaissance du milieu que parachèvent les enquêtes locales, et qui est la base, le fondement du savoir de l'enfant « social ». Mais, au-delà de ce savoir et s'intégrant à lui, se profile la somme de connaissances dont l'ampleur dépasse tout programme scolaire. Ce sont ces connaissances qu'il faut proposer à l'enfant au moment favorable pour le faire accéder sans effort du savoir du milieu au savoir intellectuel en général. Cette nécessité pose des exigences :
  I° II faut que sans cesse soit mise à la disposition des enfants une somme de documents leur permettant de faire leur glane au moment favorable ;
  2° Il faut que cette documentation soit assez souple pour permettre un enseignement individualisé, car inévitablement les élèves ont des intérêts divers à exploiter.
    Au cours de nos promenades, nous réfléchissons longuement à ces deux aspects du problème, et faute de le résoudre nous organisons au mieux la bibliothèque de l'école dont deux rayons sont spécialement destinés aux livres, aux manuels, aux revues documentaires.
    Mais le livre n'est pas pour l'enfant un outil idéal : il est trop riche, trop complexe, difficile à compulser, difficile à comprendre ; il fait perdre du temps et désoriente l'enfant. Il faut trouver le document « simple », le document « mobile », et c'est la naissance de la « fiche » documentaire et l'origine du « fichier scolaire ». C'est en Février 29, après plusieurs mois de tâtonnements, que paraît le premier article de Freinet : Le fichier scolaire coopératif ».  
 
     A techniques nouvelles de travail, outils nouveaux. Et sans outils adaptés à leurs fins, toute technique nouvelle est impuissante à pénétrer dans les écoles du peuple.
    De même que l'Imprimerie à l'Ecole ne s'est répandue effectivement dans les classes pauvres qu'après la fabrication et la mise en vente par notre coopérative d'un matériel approprié ; de même que la vulgarisation du cinéma comme outil d'enseignement est subordonnée à la production d'appareils de projection, et des films bien adaptés à nos besoins ; de même, le travail libre des élèves dans l'école sans manuels ne sera généralisé que le jour où nous aurons mis à la disposition des éducateurs un matériel de documentation et de travail répondant aux nécessités actuelles de l'activité scolaire.
    ... Qui de vous, en examinant les nombreuses lectures parsemées dans les livres et les revues pédagogiques, n'a fait ce rêve : « Ah ! si nous pouvions, au moment où nous en avons besoin, au moment où les élèves les liraient avec profit, avoir sous la main un choix important de ces lectures, les conditions seraient considérablement améliorées ! »
    Ce rêve, nous pouvons aujourd'hui le réaliser.
    Les lectures recueillies et choisies en collaboration, seraient imprimées, au recto seulement des feuilles (format 13,5 X 19 sans doute), en caractères bien lisibles, illustrées si possible et prêtes à être collées sur carton rigide que nous fournirions à bas prix. Chacune des pages ainsi obtenues constituerait une fiche de travail que nous classerions selon un système pratique, à étudier.
  L'intérêt de ces fiches — et une cause certaine de leur succès — seraient dans la souplesse d'utilisation auxquelles elles se prêteraient, et dans l'impossibilité pour chaque acquéreur, ayant ou non l'imprimerie, de l'adapter à ses besoins.
    Les maîtres consciencieux n'essaient-ils pas en effet de se constituer des recueils de textes, de lectures, de dictées, de, problèmes ? Quelques camarades ont même réalisé, comme nous, en découpant çà et là, un fichier de fortune. Nous vous offrons un fichier méthodique, et qui sera une réalisation irréprochable, que vous pourrez mettre à la disposition des élèves ou garder pour votre préparation de classe personnelle, un outil extraordinairement souple, permanent, appelé à de multiples usages.
    Sommes-nous en mesure de réaliser ce fichier ?
    Pédagogiquement, cela ne fait aucun doute. L'intérêt des travaux publiés par plusieurs de nos camarades nous est une garantie que nous aurons certainement un des meilleurs choix et des plus riches qui puissent être réalisés actuellement en France.
     Commercialement aussi, nous devons réussir. D'un premier calcul auquel nous nous sommes livrés, il résulterait que nous pourrions sortir ces fiches à 0 fr., 05 au maximum (Il va sans dire que cette édition étant faite par la Coopérative, les souscripteurs bénéficieraient, le cas échéant, des conditions les meilleures que nous pourrions obtenir).
     Nous mettons donc en souscription à ce jour :                                          
     Les 500 premières fiches au prix de 25 francs, livrables à un rythme que nous déciderons en commun, mais en tous cas au cours de l'année à venir.
 
    C'est du « Palais Mondial » de Bruxelles que parviennent à Freinet les premiers échos de son article et c'est Paul Otlet, l'une des sommités qui président au récolement du matériel didactique international, qui fait comprendre au novateur primaire l'ampleur des richesses du Palais Mondial de Bruxelles.
    Il serait trop long (bien que ce soit fort intéressant) de citer ici les détails que donne P. Otlet sur la documentation internationale et qui, par la Bibliothèque, le Musée, l'Encyclopédie documentaire, l'Atlas, le Film, le Catalogue, permet la consultation des plus grandes richesses du monde grâce à la classification décimale universelle. L'idée du « Fichier scolaire » proposé par Freinet, enthousiasme P. Otlet.
 
     Ce fichier est une idée magnifique et d'une utilité considérable. Il devrait pouvoir s'intégrer dans le système qui vient d'être décrit. Ce système a besoin de contributions telles que le fichier et celui-ci puiserait une force considérable dans le fait d'être lui-même intégré dans le système. Pour cela il suffirait que chaque document de ce fichier constitue une fiche autonome, et réponde à ces trois conditions : format 21 X 27,5, date, auteur, numérotage, mention des sources d'origine...
     ... Le fichier scolaire coopératif avancera dans cette direction. Le tout répond à ces trois besoins : compléter le matériel scolaire forcément limité par une documentation collective illimitée ; rendre possible l'individualisation de l'enseignement par la création d'un matériel auto-éducatif pour toutes les matières enseignées, donner à tout éducateur un moyen coopératif d'apporter sa contribution à l'œuvre commune sans devoir recourir à l'impression coûteuse des livres.
 
   Il faudra de nombreuses années d'essais, de discussions, de mises au point incessantes, pour que le « Fichier Scolaire Coopératif » devienne vraiment l'œuvre commune à laquelle Faure, Gauthier, Guet, et surtout Lallemand qui en sera le véritable parrain, auront attaché leur nom.

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Vers une étape nouvelle

 

VERS UNE ETAPE NOUVELLE
 
     Technologiquement, nous avons franchi aujourd'hui la première étape.
     Qu'on le veuille ou non, en pénétrant dans la classe, l'imprimerie régénère et transforme nos pratiques éducatives. C'est pourquoi l'étude de l'adaptation pédagogique de notre technique doit être, plus encore que par le passé, liée à tout le problème d'organisation du travail scolaire, problème dont nous avons, en cours d'année, montré quelques solutions possibles.
     Cette étude suppose, donc un élargissement et un approfondissement de nos expériences et de notre documentation.
     Il ne s'agit plus pour nous de considérer seulement l'aide que l'imprimerie peut apporter par exemple à l'étude du français. Nos expériences antérieures nous ont montré la nécessité de ne pas séparer l'introduction de l'imprimerie de la recherche de techniques nouvelles de travail, en rapport avec nos possibilités actuelles.
     Nous avons précisé, dans le numéro 18, l'importance nouvelle que nous accordions aux techniques. L'éducation doit, selon nous, être élévation de l'individu, avec l'aide du milieu ambiant et de l'adulte. Notre rôle se limite à la recherche et à la mise à la portée des enfants des instruments de travail indispensables. C'est à cette recherche que nous devons plus spécialement nous consacrer.
     1) Comment l'enfant doit-il être élevé, habillé, logé, nourri, etc... pour qu'il puisse se développer harmonieusement et au maximum ?
     C'est toute la question de la base sociale de l'éducation, intimement liée avec les problèmes économiques, politiques et syndicaux qui ne sauraient nous laisser indifférents.
    2) Que doit être l'installation de la classe ? Question urgente, beaucoup trop négligée dans la presse pédagogique, que Fichot a amorcée dans notre bulletin et pour laquelle nous réunirons une abondante documentation.
     Comment mettre à la portée des élèves les instruments de travail pour :
     a) Le travail manuel ;
     b) Le travail intellectuel et social ;
     c) Le travail artistique ;
 
   Un questionnaire de fin d'année, ample, nourri de leur pratique, d'idéologie prolétarienne et humaine était en cette fin d'année adressé à tous nos adhérents, et c'est avec une joie non dissimulée que Freinet écrivait en Juillet 29 :
 
     Nous étions il y a un an une cinquantaine d'adhérents, nous voilà 150 à ce jour et en cette fin d'année les adhésions s'annoncent si nombreuses que nous serons peut-être près de 200 quand paraîtront ces lignes.
 
   Mais entre ces adhérents qui, si spontanément, se rassemblent autour de Freinet, qu'il n'y ait pas d'arrière-pensée quant à l'orientation de la C.E.L. :
 
     Quelques camarades se sont étonnés de ne voir dans notre bulletin l'expression d'aucune idéologie sociale ou syndicaliste. En effet, notre silence à cet égard ressemblerait fort à ce souci de neutralité que nous critiquons dans la Nouvelle Education et la Ligue internationale pour l'éducation nouvelle.
     Mais (nous n'avons pas prétendu et ne prétendrons pas faire de notre coopérative ni de notre groupe une association nouvelle, ayant ses destinées propres, ses moyens d'action et ses buts.
     Persuadés que nous sommes que l'éducation ne peut rien sans l'appui vigoureux des organisations syndicales et ouvrières, nationales ou internationales, nous avons déclaré que nous nous considérions seulement comme un organisme d'études pédagogiques, et que nous laisserions à nos syndicats, à nos fédérations, à nos associations diverses de défense corporative et idéologique, le soin de faire aboutir nos revendications.         
     Nous ne craindrons |pas, dans cette revue, de chercher les causes véritables de la misère de l'école populaire en régime capitaliste, nous montrerons les voies possibles de libération scolaire. A nos adhérents à lutter ensuite, comme ils l'entendront, sur le plan politique et social, et au sein de leurs groupements, pour que puissent un jour se réaliser les rêves généreux des pédagogues.
    Telle demeure la position actuelle de la C.E.L.

 

LE CONGRÈS DE BESANÇON 1929
 
    Le Congrès annuel de la C.E.L. eut lieu à Besançon les 3 et 4 août 1929.
    Le Conseil d'Administration (Boyau, Gorce, Caps, Bouscarut, Freinet) s'occupe comme à l'ordinaire du rapport moral, des comptes rendus financiers, de la gestion des revues, du rapport de la Commission de contrôle, et divers.
    Comme l'on s'en doute le sujet brûlant reste les difficultés financières d'une entreprise qui sans mouvements de fonds ne peut faire face à la montée en flèche de ses effectifs. Il est parlé longuement de l'affiliation de la C.E.L. à la Fédération des Coopératives pour ouverture d'un crédit à la Banque des Coopératives. Mais c'est là le leit-motiv de tous les Congrès. Dans les discussions, les rubriques : Imprimerie, Matériel, Gerbe, Extraits de la Gerbe, Papier, Radio, Cinéma, sont mises en question. Un nouveau sujet apparaît : le « Fichier ». Il passionne les adhérents qui y ont sérieusement réfléchi. Nous verrons plus loin quelles considérations nécessaires ce nouvel outil imposera aux camarades. Dans l'enthousiasme, c'est la séparation, et des perspectives nouvelles de travail s'ouvrent pour tous.
    En conclusion de cette année de travail qui réalisa pour nous tous un si gros effort, une si totale confiance en l'avenir, et qui définitivement situait la C.E.L. dans le monde pédagogique et social, Freinet se faisait un plaisir de citer ces belles paroles de M. Rosset, directeur de l'Enseignement Primaire :
 
     Votre rôle à vous, éducateurs nouveaux, c'est de déblayer les voies et d'indiquer la route à suivre à l'enseignement officiel. Nous voulons faire confiance à ceux qui essaient de rénover nos anciennes méthodes, parce qu'ils réussiront. Ne réussiraient-ils pas, d'ailleurs à effectuer une transformation complète, qu'ils nous obligeraient cependant à progresser malgré nous et à changer l'esprit même de notre enseignement.

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Saint-Paul année 1929-1930

 

SAINT-PAUL — ANNÉE 1929-1930
 
    A chaque début d'année, Freinet trouve prétexte à se réjouir. Les mois qui s'ouvrent devant lui sont toujours riches de promesses d'expériences, d'enseignements, et c'est sous le signe de l'optimisme habituel que débute son leader du 1" octobre 1929 :
 
     Les diverses recherches technologiques que nous avons entreprises sont à ce point passionnantes, elles nous découvrent à chaque pas des perspectives de travail si originales et si fertiles en enseignements, que l'activité de notre groupe décuple chaque année, donnant raison à la témérité — pourtant consciente — de nos entreprises les plus hardies.
 
    Freinet n'a que l'embarras du choix pour saisir au passage l'un de ces problèmes essentiels qui surgissent dans la vie quotidienne de nos écoles publiques, pour leur chercher, à l'épreuve de l'expérience, une solution que les conditions économiques et sociales rendront, hélas ! plus ou moins relatives. Si quelqu'un se fait des illusions sur la portée d'une pédagogie « pure », et « idéale », ce n'est certes pas lui, qui, rejeté au cœur même de son Saint-Paul des pauvres, dans son école-taudis, doit se colleter sans cesse avec le matérialisme décevant de l'école du peuple.
 
    J'avais hier 45 élèves entassés dans une classe construite pour 27 et qui ne possède que 41 places ; comme il est impossible de loger un banc de plus, quatre élèves ont été contraints de se promener dans la classe bondée où l'air était complètement irrespirable. Nous n'avons pas même pu nous détendre aux récréations parce qu'il pleuvait et que le préau est plus petit encore que la classe...
    Notre situation n'est, hélas ! pas exceptionnelle    )
    Qu'on ne croie pas que, dans ces conditions, nous puissions montrer aux visiteurs et décrire à nos lecteurs la classe idéale, rénovée par les techniques que nous recommandons.
    Nous sommes dominés par le régime économique qui nous dédaigne et nous écrase. Nous ne pouvons qu'indiquer à nos camarades comment nous avons aménagé notre activité pour obtenir de notre travail tout à la fois un rendement plus conforme aux intérêts des jeunes prolétaires et les fondements essentiels de la nouvelle orientation pédagogique.
    Activité motivée, disons-nous : plus de sanctions spécifiquement scolaires.
    Nous ne nous hasarderions pas à recommander ces pratiques si nous ne les appliquions avec succès depuis plus d'un an. Nous savons qu'elles vont surprendre ; que pédagogues et inspecteurs trouveront de multiples raisons pour condamner une technique qui est tellement à l'opposé des procédés habituels de verbalisme et de gavage. Nous saurons d'ailleurs, en temps voulu, répondre à leurs objections, persuadés que nous sommes d'être suivis sur cette voie par tous les instituteurs qui, dans leur classe, cherchent une solution aux multiples problèmes d'organisation et de travail scolaire.
    Actuellement et sauf pendant les périodes de révision durant lesquelles l'instituteur se contente d'indiquer les textes à revoir et les résumés à réciter, les heures de classe sont presque exclusivement occupées par la récitation des leçons précédentes et l'exposé des leçons du jour : leçon de morale ou d'instruction civique, leçon de calcul, leçon de grammaire, leçon de vocabulaire, leçon de sciences, leçon de dessin, leçon d'histoire et de géographie, etc...
    Les inconvénients ? Tous les instituteurs les connaissent ; outre que cette suite ininterrompue de leçons demande aux maîtres une dépense physique qui leur est souvent fatale, le bénéfice qui en est retiré par les élèves est loin d'être satisfaisant : ceux-ci sont, en effet, plus actifs que réceptifs ; ils s'éduquent cent fois mieux — et avec combien plus d'assurance et de solidité ! — lorsqu'ils cherchent par eux-mêmes, lorsqu'ils manipulent, construisent, réfléchissent !
     Nous savons bien qu'on recommande de réduire au minimum les leçons purement verbales et de s'orienter vers un enseignement plus illustré et plus actif. Mais, dans la pratique, étant donné les programmes trop encyclopédiques et trop conçus sur les principes de la vieille école, étant donné aussi la misère matérielle de nos écoles et la surcharge anormale des classes, il est souvent impossible de faire autre chose de sérieux que cet enseignement verbal.
     ...Supprimons les leçons faites par le maître ; ne faisons plus apprendre par cœur aucune leçon ni aucun résumé, trouvons d'autres éléments générateurs d'effort et d'activité. Nous rendrons du coup l'école plus saine et plus moralisatrice, nous rapprocherons les élèves de leurs éducateurs pour la tâche seule désirable en définitive de l'éducation...
 
    Plus de manuels ! Plus de leçons ! Voilà évidemment de quoi vraiment effrayer ceux qui sans cesse ont besoin de barrières et de garde-fous pour se raccrocher. La pratique les rassurera, car c'est tout de suite, par les exemples des diverses disciplines, que Freinet les invite à entrer dans le bain, le bain salutaire de la vie.
    Plus de leçons de morale ! Mais la formule suggestive, les exigences d'un comportement social qui nécessite ce don de soi, ces infinies vertus qui fleurissent dans une communauté intelligente et harmonieuse.
    Plus de leçons de grammaire, mais la pratique éclairée, vivante, du texte libre, la grammaire vécue, intégrée à la syntaxe vivante qu'est la pensée de l'enfant.
    Plus de leçons de calcul, mais l'arithmétique courante que pose la vie sociale et familiale.
    Plus de leçons de sciences, mais l'observation, la mesure des faits de la Nature dans toute leur ampleur. Et progressivement tous les efforts de la C.E.L. viseront à arriver à ces grandes simplifications d'un enseignement qui, forgeant les techniques libératrices, soustrait l'enfant à l'oppression d'une pédagogie d'arbitraire autorité.
    Ce mode nouveau d'envisager le problème éducatif retentit inévitablement sur le comportement de l'élève et du maître, et d'une organisation nouvelle de la classe naît une discipline neuve et pour ainsi dire organique.
 
     Il faut d'abord, pensons-nous, donner au mot « discipline » un sens nouveau. Ou plutôt, ce mot, avec son acception courante, devrait disparaître de notre vocabulaire pédagogique.
     En effet l'enfant à qui on offre des activités répondant à ses besoins physiques et psychiques est toujours discipliné, c'est-à-dire qu'il n'a pas besoin de règle ni d'obligations extérieures pour travailler ou pour se plier à la loi de l'effort collectif. Nous pouvons affirmer que si nous étions en mesure de donner à nos élèves la possibilité de travailler selon leurs besoins et leurs goûts, nous pourrions avoir à intervenir pour organiser le travail et l'activité de notre communauté, mais tous les problèmes ordinaires de la discipline scolaire n'auraient plus de raison d'être.
     L'introduction de l'imprimerie dans nos classes nous laisse deviner tout ce qui pourrait être réalisé dans ce sens.
     La discipline traditionnelle nécessitait le contrôle strict de « devoirs ». Et voilà que nous avons su motiver notre enseignement à tel point que, spontanément, nos élèves écrivent, avec une application incroyable, plus de rédactions que n'en comportent les programmes... Les manuels indiquaient en détail comment obtenir l'attention des enfants pendant la lecture, et nos élèves lisent avec sérieux et curiosité les livres de leurs correspondants... Obligation encore pour leur enseigner les formes arides d'une grammaire sans vie, alors que tout s'éclaire à la lumière de la nécessité scolaire et sociale.
     S'il n'y a pas dans la classe une libre activité à la base même de toute l'organisation, alors une discipline spéciale est nécessaire, tant pour contraindre l'enfant aux besognes non désirées que pour refouler ses activités inemployées qui cherchent à tout prix à se réaliser. Et il est faux de croire que cette discipline puisse être, libérale ou consentie. Même si, sous la suggestion des adultes, elle est établie par les élèves eux-mêmes, elle n'en reste pas moins une discipline oppressive de l'action réciproque des éducateurs et des éduqués.
     Le problème de la discipline nous paraît se poser de la manière suivante : l'enfant qui participe à une activité qui le passionne se discipline automatiquement. Notre vraie besogne consiste à permettre à nos élèves toutes les activités éducatives qui satisfont leur personnalité, à étudier attentivement la technique de ces activités, laquelle suppose une discipline motivée par le but à atteindre. Le seul critérium sera alors, non pas : ces enfants sont-ils sages, obéissants, tranquilles, mais : travaillent-ils avec enthousiasme et entrain ?
     Cette libre activité n'est malheureusement possible que dans certaines conditions favorables d'installation et d'organisation. Les classes trop nombreuses, dans des locaux trop exigus, ne peuvent, en aucune façon, s'accommoder des nouvelles techniques de travail. Les classes populaires sont, hélas ! de par leur conception et leur constitution, des écoles assises, où chaque élève a sa place assise, mais où les groupes ne peuvent librement circuler sans bruit et sans danger préjudiciables à l'ensemble de la classe. C'est pourquoi nous avons placé le matérialisme scolaire à la base des revendications de l'école populaire.
     Un autre état de fait, qui nécessite presque toujours l'établissement d'une discipline sévère, est l'obligation où nous sommes dans nos classes d'enseigner à nos élèves des éléments de connaissance nullement en rapport avec l'esprit de l'enfant : et je pense tout particulièrment au calcul mercantile et à l'histoire officielle. Tant que les examens ne seront pas transformés dans leur nature même, l'école souffrira d'enseigner des mots au lieu de former et de développer les esprits.
     Malgré ces difficultés, qu'avons-nous pu réaliser dans notre classe, vers la voie que nous venons de définir ? Quel compromis avons-nous trouvé pour amorcer dans notre régime si peu soucieux de l'éducation du peuple, des réalisations qui ne sauraient se réaliser sans un gros effort pécuniaire en faveur de nos écoles ? Dans quelle mesure nos collègues peuvent-ils nous suivre ?
 
    Toutes ces réalités exigent évidemment une compréhension nouvelle du Maître, indispensable à l'éclosion de cette atmosphère favorable qui délivre la confiance et l'élan. Soyons humbles :
 
     Ne craignons pas d'avouer notre ignorance, en mettant notre supériorité moins dans une telle ornementation de notre mémoire que dans notre aptitude à utiliser, pour notre élévation, tous les matériaux dont nous disposons. Nous donnerons ainsi à nos élèves la notion précieuse d'une éducation non plus statique, scolastique et morte, mais laborieuse et active, tendant, par nos efforts incessants, à la libération physique, intellectuelle et morale des individus.
     Et ne craignez rien pour votre autorité véritable. Il y aura peut- être dans votre classe moins d'apparente soumission ou de passive docilité. Mais vous sentirez autour de vous une ambiance nouvelle, un naturel et un encourageant entrain qui vous donneront certainement chaud au cœur et seront peut-être capables de vous réconcilier avec l'activité scolaire.
 
SOYONS HUMAINS
 
     ...Que de fois encore agissons-nous en classe avec une révoltante inhumanité !
     Vous vous mettez en colère, parce que, en se dressant, un élève a fait un bruit excessif, et vous oubliez que vous causez un grondement autrement formidable chaque fois que vous repoussez votre chaise ou descendez de votre trône !... Mais vous êtes le maître !
     Il vous arrive de temps en temps de jeter un regard par la fenêtre et de vous pencher même quelquefois pour parler à un passant; et pourquoi pas ? Mais si un enfant se dresse sur son banc pour en faire autant, vous êtes impitoyable.
     Et avez-vous songé à l'injustice, combien fréquente pourtant, du maître qui reproche à un élève sa mauvaise écriture et qui griffonne lui-même sur les cahiers quelques appréciations illisibles ?
     Nous savons bien que la pédagogie demande au maître une tenue irréprochable. Mais n'a-t-elle pas pour ainsi dire codifié tous les moyens inhumains dont l'instituteur dispose pour assurer sa jalouse autorité ?
     Nous ne discuterons pas ici le paradoxe de Rousseau sur la bonté originelle de l'homme. Mais un fait nous apparaît cependant certain : les enfants ne sont au moins pas pires que les adultes. Ils ont en tous cas encore intacts leur ardeur créatrice, leur enthousiasme et leur foi en la vie, puissants leviers sur lesquels peut — et doit — s'appuyer utilement notre action éducative.
     Non les enfants ne sont pas pires que leurs maîtres. S'ils nous paraissent souvent moqueurs, cruels, impitoyables, c'est aussi que la situation d'infériorité où les met notre autorité les pousse à la défense, et que leurs réactions regrettables sont souvent notre œuvre.
     Supprimons l'oppression. Si nous ne pouvons faire mieux, agissons du moins avec les enfants comme nous le ferions avec des adultes : portons-leur le même respect, et la même indulgence.
     Allons plus loin, si possible : soyons, avec nos élèves, d'une extrême confiance et d'une juste humanité. N'attribuons jamais à leurs fautes ou leurs faiblesses je ne sais quelle perverse malignité, mais plutôt à la nature humaine et souvent aussi à l'influence sociale et familiale. Faisons fréquemment notre mea culpa : cela nous vaudra de grands avantages personnels et pédagogiques.
 
A BAS L'HYPOCRISIE
 
     La confiance engendre la confiance et la sincérité. L'état d'infériorité et de subordination dans lequel au contraire l'école réduit l'enfant ne saurait que pousser celui-ci à la défense de ses droits, de son activité et de sa vie par la désobéissance, la ruse et l'hypocrisie.
Toutes les leçons de morale du monde ne sauraient changer cet état de fait. Il est humain que l'enfant pour lequel jouer et courir sont un besoin organique ait recours à toutes sortes de ruses — et jusqu'au mensonge — pour échapper à la punition menaçante. De là découlent toutes les formes centenaires de l'entraide scolaire clandestine : copie de devoir, secours par gestes, leçons « soufflées », etc... et aussi cette déplorable habitude de voir dans le travail scolaire ou extra-scolaire, non pas l'effort d'enrichissement et de libération des individus, mais seulement quel minimum d'efforts peut soustraire l'élève à la punition ou le faire triompher dans cette émulation immorale qui est la loi de l'école.
     Un seul remède : couper le mal à sa racine, supprimer les causes de cette immoralité et de cette hypocrisie, changer la nature même de cette école !
 
VERS L'ECOLE MORALE DU TRAVAIL
 
     Absorbée par ses besognes de surveillance et de contrôle : distribution de devoirs et de leçons, récitation de leçons, corrections de multiples exercices pour lesquels on n'a pas su mobiliser tout l'intérêt et l'application spontanés des élèves, le temps manque à l'école pour les tâches vivantes et créatrices qui seraient sa raison d'être.
     Nous nous appliquerons davantage à organiser en classe le travail actif des élèves qu'à prévoir un contrôle méfiant et injuste. Nous ferons en tous cas passer ce contrôle au second plan de nos préoccupations, l'essentiel étant pour nous l'organisation de l'activité et de l'effort.
     Le besoin de travail des élèves, leur désir inné de s'élever que nous avons su ménager et utiliser, nous paraissent suffire, dans presque tous les cas, à la préparation d'une discipline nouvelle, humaine et morale.
 
    C'est se répéter que de redire encore que le problème actuel le plus urgent est
 
l'amélioration de nos diverses techniques pour aider les éducateurs à s'intéresser à leur besogne, en même temps que nous contribuerons a donner à la pédagogie populaire des assises plus larges et plus solides, devrions-nous pour cela briser l'horizon étroit d'une pédagogie timide qui redoute, pour elle et le régime qu'elle soutient, toutes les manifestations de la vie.
 
    Et c'est à cet immense travail que s'attellent, pour l'année en cours, tous les adhérents de la C.E.L. auxquels viennent s'ajouter en ce début d'octobre les bonnes volontés qui se sont laissé gagner à la belle cause de l'éducation populaire.
    Voici tout d'abord la première vague d'adhésions :
Jean Mons, instituteur à Saint-Aulaire (Corrèze).
Roger, à Wattignies-L'Arbrisseau (Nord).
Servière, à Marval (Haute-Vienne).
Bertoix, à Saint-Gérand-de-Vaux (Allier).
Estorges, à Sidi-Mabrouk, Constantine (Algérie).
Rosay, dir. école garçons à Thonon-les-Bains (Hte-Savoie).
Allouis, Le Puiset par Janville (E.-et-L.).
L'Anthoën, Saint-Pierre-de-Plesguen (I.-et-V.)
Mme Crapet, directrice, Ostricourt (Nord).
Mlle Bradai, à Gras ( Ardèche).
Com'bot, à Lannéanou (Finistère).
Louis Charra, Le Prat (Haute-Loire).
Desmaris, Comaranche-en-Bugey (Ain).
Delhermet, Sainte-Eugénie-de-Villeneuve (Haute-Loire).
Lagier-Bruno, Saint-Martin-de-Queyrières (Hautes-Alpes)
 
Le « Fichier Scolaire Coopératif » est, pour ainsi dire, l'enfant nouveau de cette année 1929-1930, et c'est sur lui plus spécialement que se pencheront les esprits les plus audacieux comme aussi les meilleures bonnes volontés, car il y a du travail sur la planche.
    Avant le Congrès de Besançon, alors qu'il était encore pour ainsi dire livré à ses propres initiatives, on sentait chez Freinet comme une sorte d'attente. Certes, nous étions persuadés l'un et l'autre, surtout après la longue lettre de Paul Otlet, que là était un aspect les plus nécessaires de l'école sans manuels ; mais manquait encore la pratique qui consacre l'utilité indéniable de la technique.
 
     On s'étonne peut-être, écrivait Freinet en juillet, que nous ne précisions pas avec plus d'application l'usage possible du fichier. C'est qu'il en est de cet outil comme de l'imprimerie : il serait dangereux d'en délimiter par avance l'emploi.
     Seule l'expérience, avec ses erreurs et ses succès, nous montrera la voie véritable.
     Dans notre esprit cependant, le fichier est d'abord un outil de travail en commun : placées dans des classeurs spéciaux, les fiches seront utilisées par les élèves au fur et à mesure des besoins et le plus possible librement. Elles sont destinées à amplifier les travaux nés spontanément de l'intérêt vivant des enfants.
     Voici notamment l'usage que je voudrais en faire dans ma classe (35 élèves de 7 à 14 ans) :
     Le texte choisi ce matin et imprimé est le serpent. Il passionne les élèves qui éprouvent le besoin de se renseigner à ce sujet, de s'instruire. Voyez les innombrables questions qu'ils nous posent. Mais nous n'avons pas le temps de répondre à toutes ; nous n'avons ni la mémoire suffisante, ni la compétence, pour le faire avec talent, nous nous en référerons donc au fichier, et, grâce à un classement pratique, nous isolons immédiatement 10, 20, 30 textes se rapportant aux serpents : littérature ; quelques belles pages de grand écrivain ;
sciences : description à l'aide de gravures de plusieurs variétés de serpents ; géographie : les serpents dans les diverses régions du monde ; histoire : remèdes pratiqués autrefois contre les morsures de serpents, etc...
     Je lirai peut-être à la classe attentive une ou deux de ces lectures parmi les plus passionnantes. Au moment de travail libre, ou à la suite de leur devoir commun, les élèves lisent les fiches qui les intéressent et consignent sur leur cahier d'observations le résultat de leur lecture. Peut-être pourrons-nous même mettre à la disposition des grands élèves des fiches à un sou l'une, qui enrichiront le cahier d'observations, ayant lui-même l'allure d'un fichier personnel.
     Pour les élèves plus jeunes, le travail de documentation se ferait de préférence par groupes.
     On devine quelles formidables possibilités de travail nous vaudrait la réalisation de ce projet. On fait souvent à l'école nouvelle le grief de sacrifier trop complètement l'instruction à l'éducation — et c'est certes un danger à éviter. L'emploi du fichier apporterait certainement dans nos classes — surtout celles à plusieurs cours, — une documentation directement utilisable, dont nous soupçonnons à peine la richesse...
     ...Voir dans ce numéro deux spécimens de fiches, l'une sur papier ordinaire, l'autre sur carton fort. Elles ont malheureusement été pliées pour les besoins de l'expédition. Il va sans dire que les fiches ultérieurement éditées seront soigneusement expédiées.
     Des spécimens de fiches sont mis gratuitement à la disposition des camarades qui en désirent pour recueillir des souscriptions.
 
   Au Congrès de Besançon, les camarades ont donc une idée précise de ce que sont les fiches et du rôle du fichier. De la discussion, de la confrontation fertile des idées diverses, des critiques, des objections, devait sortir tout de suite un travail positif qui s'exprime tout entier dans l'article de Freinet paru en octobre 1929 :
 
     Dès nos premiers articles, l'idée du fichier a enthousiasmé nos camarades. Bien qu'aucune propagande spéciale ne soit venue amplifier celle de notre bulletin, les souscriptions sont arrivées nombreuses : les offres de collaboration aussi. Des dizaines de lettres nous ont apporté des suggestions précieuses qui nous ont permis d'éclairer les débats du Congrès de Besançon qui a pu ainsi prendre les décisions qui s'imposaient.
     Après l'examen des diverses solutions préconisées, le Congrès a décidé :
     1°) que les fiches auraient le format demi-commercial exclusivement ;
     2°) que nous ferions un tirage sur papier ordinaire et un tirage sur carton fort, selon les modèles joints à notre bulletin de juillet ;
     3°) que les prix seraient ceux précédemment fixés : 25 francs pour une série sur papier et 50 francs pour la série sur carton ;
     que nous éditerions, en 1929-1930, une première série de 500 fiches, tout en préparant plusieurs séries pour les années à venir ;
     que nous nous attaquerions de front aux diverses activités scolaires pour bien montrer que nous ne faisons que jeter les bases d'une œuvre imposante, en constant devenir.
     Placé en face de divers projets de classification des fiches, rejetant comme surannée la simple classification par disciplines principales, le Congrès a décidé de grouper les fiches sous les 5 rubriques suivantes :
     1°) (L'activité enfantine : le tout petit enfant, les jeux, l'affection, la maladie, frères et sœurs, les voyages, l'enfance malheureuse, le travail des enfants, etc…
     2°) La nature, les phénomènes physiques et naturels, l'homme les bêtes, les plantes ;
     3°) Gens d'ailleurs et d'autrefois : Histoire, Géographie physique, politique et économique, etc...
     4°) Documents destinés à accompagner les projections cinématographiques, auditions de phonographes, etc...
     Nous pensons ajouter plus tard un chapitre plus spécialement consacré aux reproductions de dessins ou images (diverses pouvant être utilisés dans nos classes (sciences, histoire, géographie, etc...).
     Que les camarades qui trouveraient incomplète cette classification ne s'émeuvent pas. Elle n'a rien d'absolument définitif et est d'abord une classification pour la préparation des séries et l'édition. Les numéros correspondants seront indiqués en haut et à gauche des fiches. (Le coin droit restera libre pour le numérotage spécial, qui pourra se faire aussi par gommettes de couleur, numérotage susceptible de varier selon les classes ou selon les regroupements que permet l'extrême souplesse ¡du fichier. Nous étudierons dans les prochains articles le classement rationnel et pratique de notre fichier. Nous recommandons, pour l'instant, de laisser en blanc le côté droit pour la classification spéciale qui ne s'impose pas encore.
    Pour chacune des rubriques ci-dessus, des équipes Collecteurs de textes ont été désignées par le Congrès. Ce sont :
    I. — Mlle Ballanche, à Francheville-le-Haut (Rhône) ; A. et R. Faure, à Corbelin (Isère) ;
    II. — Mme Boyau, à Camiblanes (Gironde) ; Cazanave, à Chazelles-sur-Lavieu (Loire) ;
    III. — Alziary, à Tourves (Var) ; Jacquet, à Tabanac (Gironde) ;
    IV. — Gauthier, à Solterre (Loiret) ; Mme et M. Pichot, à Lutz- en-Dunois (E.-et-L.) ;
    V. — Boyau, à Camblanes (Gironde) ; Maradène, à Laroque- Gageac (Dordogne).
    Il nous faut, de plus, constituer autour de ces collecteurs responsable des équipes solides et nombreuses de collaborateurs faisant les recherches nécessaires, revoyant les textes retenus par les collecteurs et participant au travail dont l'édition définitive sera l'aboutissement. Nous savons certes que ces équipes se réuniront difficilement. Mais nous nous attaquons à une œuvre, de longue haleine, pour laquelle nous prévoyons des mois de préparation. Une partie de la besogne pourra donc se faire par lettres et circulaires.
    Nous prions donc tous les camarades qui s'intéressent à ce travail de nous faire connaître à quelles équipes ils peuvent collaborer (ils peuvent même se mettre en collaboration directement avec ces équipes). Cherchez des textes pour fiches, collez-les sur une feuille de papier de cahier et en écrivant au recto seulement, et adressez-les directement aux collecteurs désignés, en inscrivant vos nom et adresse au dos des fiches. Celles-ci vous seront retournées si elles ne, sont pas utilisées.
     Nous étudierons plus tard l'organisation des équipes de contrôle.
     Conformément aux décisions du Congrès, nous entreprendrons donc cette année la publication d'une première série de 500 fiches, livrables par tranches de 50 fiches tous les mois, à raison de 10 fiches de chacun des chapitres sus indiqués. Les collecteurs publieront ultérieurement le plan selon lequel seront éditées les 100 fiches de leur ressort.
     Il est certain que ces 500 fiches ne suffiront pas à rendre cette année les services que nous attendons du fichier riche et varié tel que nous le réaliserons l'an prochain. Nous avons pensé cependant que c'est à pied d'œuvre qu'on voit le mieux les possibilités et les difficultés de nos entreprises. Même si nous commettons quelques erreurs, nous aurons ouvert la marche. Nous sommes persuadés que des centaines de camarades se joindront à nous.
     Intensifiez la propagande pour le fichier !
     Demandez-nous des spécimens et recueillez des souscriptions. Nous aboutirons.
 
    Ces lignes font comprendre le sens collectif de cette œuvre immense qui alla s'enrichissant, se modifiant dans son esprit et sa forme, et qui reste l'un des aspects de la plus généreuse et de la plus intellectuelle des collaborations.
    C'est Rousson (Masdieu-Laval, Gard) qui prend la responsabilité générale de la réalisation pratique du Fichier. C'est lui qui reçoit la totalité des textes proposés et qui les répartit ensuite entre les collecteurs. Dans une série d'articles, Freinet expose longuement la classification décimale universelle qui lui paraît la plus conforme aux nécessités actuelles de la documentation.
     Choisir les documents de notre fichier, les éditer et les répandre dans nos classes, est certainement la tâche essentielle. Elle serait incomplète si nous n'utilisions un classement méthodique et simple permettant aux maîtres et aux élèves de trouver instantanément, et d'une façon certaine, parmi les milliers de documents, les fiches désirées...
    A l'aide d'exemples, il fait comprendre l'essentiel de ce qui est concentré actuellement dans la brochure d'Education populaire « Pour tout classer » que Lallemand devait mettre au point, méticuleusement, avec cette patiente sollicitude de bénédictin qui est sa marque. Mais tout d'abord Lallemand n'est pas emballé par la classification décimale. Il propose une classification avec des gommettes de couleurs, plus séduisante pour l'enfant. C'est cette idée que reprend Klass Storni, jeune Hollandais venu à Saint- Paul étudier les techniques C.E.L.
    La première série de cinquante fiches paraît au début de l'année. Elle reçoit un accueil enthousiaste et çà et là quelques critiques sans gravité, visant surtout l'impression trop compacte de certains textes. Des illustrations sont demandées.
    Mais, au point de vue commercial, surgissent les premiers soucis exprimés par Freinet en janvier 1930 et qui se résument ainsi :
 
     Ce qui est onéreux, c'est surtout la composition et la mise en page des textes. Si le tirage est important, les fiches reviennent moins chères, mais on court le risque du stockage, dangereux si la production est insuffisante. Si l'on fait un court tirage, les fiches reviennent évidemment plus cher et le stock est insuffisant. La manutention augmente sérieusement le prix de revient car la classification demande un long travail...
 
    En fait, le Fichier scolaire ne fut jamais une excellente affaire commerciale, et son édition, immanquablement, devait handicaper la situation commerciale de la C.E.L. tout au long des années qui suivent.
    Mais si puissant est l'avenir pédagogique de cette entreprise, que jamais l'on ne s'attardera trop aux graves risques de sa rentabilité, et c'est toujours sans hésitation que Freinet encourut les dures responsabilités financières qui compliquèrent tellement notre vie.
    A l'épreuve, c'est la classification décimale qui l'emporte, car, outre qu'elle est la plus pratique, elle a l'avantage de relier le F.S.C. à la vaste documentation internationale.
    L'un des écueils du Fichier est l'amoncellement de documents plus ou moins authentiques ou significatifs. Il est donc indispensable d'avoir l'opinion de compétences suffisamment initiées et documentées pour aider les collecteurs à faire un tri judicieux. C'est ainsi que Freinet entre en relations avec Carlier qui restera l'aide avisé dont l'immense documentation nous mettra à l'abri des erreurs historiques, et du document mal choisi. Carlier est le créateur de l'« Office de Documentation Historique et Archéologique », qui possède à l'époque 80.000 documents plus spécialement consacrés à l'Histoire sous sa conception la plus large (archéologie, folklore, géographie humaine, histoire des arts, des lettres, des sciences, de l'industrie, des doctrines, des religions, etc...).
    Malheureusement, la propagande en faveur du F.S.C. fut toujours nettement insuffisante : la majorité des instituteurs n'ont point encore su moderniser suffisamment leur classe, s'intégrer à cet esprit nouveau de mobilité et d'universalité pour comprendre que la fiche est l'élément idéal d'une documentation reliée au grand savoir du monde. Au début du lancement du Fichier, les souscriptions arrivèrent avec une lenteur désespérante, et, faute de rentrées de fonds, il ne fut possible d'éditer que 112 fiches, chiffre beaucoup trop insuffisant pour une réalisation qui s'avérait nécessaire.
    Et pourtant, quelles complications inimaginables cette édition minime devait apporter à notre existence dans la vieille école de Saint-Paul !
    L'édition des fiches fut faite dans les Hautes-Alpes. De volumineux colis arrivaient mois après mois à la petite gare des trams. Il fallait trouver un charreton pour convoyer la marchandise. Les enfants s'y attelaient joyeusement et tiraient de toutes leurs forces dans les ruelles casse-cou où chaque fois l'on risquait l'accident. Bien entendu, Freinet devait être toujours présent aux transports et tirer lui aussi sur les brancards ou pousser à la roue quand elle menaçait de céder à la sollicitation de la pente. Le plus compliqué était encore le déballage de la précieuse marchandise : les galetas étaient bondés par le matériel en dépôt, et il fallut s'arranger sur les escaliers, heureusement très larges, qui conduisaient à la soupente éclairée par le vitrage de la toiture. La classification des fiches était une corvée terrible. Nous avions à ce moment-là à la maison une cousine venue pour m'aider au ménage et aux soins à donner à notre bébé. Elle me donnait de temps en temps la main pour faire les colis et nous nous arrangions l'une et l'autre pour que toujours tout le travail de la coopé soit à jour.
    Terrible travail que la classification des fiches ! Pendant des heures, il faut tourner autour d'une table, saisir prestement au passage, d'un geste d'automate précis, une fiche sur chaque paquet, former ainsi, fiche à fiche,  les séries, — et c'est autour de soi un empilement inouï de petits paquets divers qu'il faudra un à un rattacher à une même famille décimale...
    La salle à manger, les couloirs, les escaliers, donnaient l'impression d'une papeterie en déménagement. En décembre, les cinquante premières fiches furent classées, empaquetées, livrées, et on pensa avec terreur aux cinquante nouvelles qui allaient venir d'un jour à l'autre compliquer de façon inquiétante la situation de nos locaux exigus.
 
     Nous sommes enthousiastes et certains d'aboutir, disait Freinet, Le Fichier Scolaire Coopératif sera votre œuvre et une belle œuvre.
 
    Pour nous, c'était comme l'incarnation d'un mauvais esprit exigeant qui menaçait, jour après jour, de dévorer notre bon vouloir.
    Fin janvier, quand les fiches débordèrent jusque sur le balcon, il fallut bien se soucier de trouver un local pour les abriter. On dénicha dans la ruelle qui monte vers l'école, une maison abandonnée qui nous fut louée pour pas grand chose et que Klaas Storm se mit en devoir d'installer. On peut dire que c'est grâce à Klaas que la C.E.L. put faire face à cette grande entreprise du fichier et qu'elle put continuer cette ascension progressive qui allait s'accentuant à chaque mois.
    Klaas installa lui-même les innombrables étagères du nouveau local, où les séries, méthodiquement, prenaient place. Peu à peu la maison retrouva son « espace vital », et une atmosphère supportable. Nous nous contentions d'aller donner un bon coup de main au moment de la classification qu'une organisation mieux comprise rendait tout de même moins pénible. Mais tout au long des années, j'ai dû toujours me considérer comme la responsable de cet exercice de classement auquel nous avons associé toutes les bonnes volontés possibles y compris celles de nos enfants de l'école Freinet, pour les lasser toutes, une à une... Je resterai, moi, fidèle au Fichier, mais par simple devoir cornélien...
    Klaas eut à la C.E.L. un nouveau divertissement : la Ronéo. Il fut tout d'abord emballé par cette belle machine neuve qui permettait enfin de tirer la circulaire aux adhérents dans des conditions convenables. Mais par la suite, que de complications avec les réglages, les ressorts, les vis, tout ce qui constitue le refus de la machine à tourner rond !
    Il faut vraiment vivre les épreuves des usagers quotidiens de cet ingrat matériel de base de la C.E.L., de cette installation toujours précaire, pour comprendre de quels actes d'héroïsme silencieux est faite la mise en train d'une entreprise insuffisamment équipée. L'histoire de la C.E.L. c'est aussi ce côté décevant qui brise les élans, ruine la confiance des humbles ouvriers de la manutention.
    Comme toujours, au cours de l'année 1929-1930 se poursuivait l'amélioration des techniques éducatives. Les locaux et le matériel scolaire occupent une bonne partie des rubriques. Le Congrès de Besançon avait d'ailleurs décidé que cette question serait plus spécialement étudiée au cours de l'année et un questionnaire avait été établi :
 
LES LOCAUX SCOLAIRES :
 
     Comment conçoit-on, chez vous, les locaux scolaires à la ville et à la campagne, pour les classes enfantines et maternelles et pour les classes élémentaires (jusqu'à 14 ans ?)
     Architecture, éclairage, aération.
     Installations sanitaires et de propreté.
     Dépendances : ateliers de travail libre, de travail manuel, salle de fêtes, etc...
     Les jardins, la cour, les terrains de jeux.
 
LE MATERIEL SCOLAIRE :
     Pupitres et bancs : Quelles sont les dispositions prises ou à prendre pour qu'ils répondent à ces besoins de l'éducation nouvelle : confort, adaptation à la taille des élèves et aux divers travaux scolaires (écriture, travail manuel, travail par groupe, travail libre, etc...) légèreté, maniabilité, modicité du prix de revient.
     Pupitres et bancs transportables pour classes en plein air.
     Matériel d'exposition de travaux et de classement.
     Conception et disposition des étagères, des armoires, des bibliothèques, des tableaux noirs, etc...
     (Fournir si possible des plans, photographies, prospectus de. fabricants, prix, etc...)
     Nous serons heureux de signaler les initiatives des maisons d'éditions spécialisées dans la fabrication du matériel nouveau.
     Nous faire connaître également les opinions de pédagogues, de médecins, d'écrivains. (Donner les références.)
 
   Mais, à vrai dire, il y eut peu d'échos à cet appel. Ce que voit le nouvel adhérent, c'est d'abord l'esprit, l'aspect plus spécialement pédagogique de la rénovation scolaire. Ce n'est que la pratique qui lui fera comprendre la nécessité d'une base technique évoluée. C'est R. Lallemand qui le premier amorce le problème. Dans un article intitulé : « Techniques, matériel didactique et outils manuels », il explique les motivations qui suscitent ces trois aspects du matériel scolaire et en précise l'esprit. « La technique, dit-il est toujours le meilleur « outil » de l'enseignement ; elle constitue en effet l'outil de travail avec lequel l'enfant se livre à une activité complète dans un but concret immédiat ; l'intérêt se confond avec l'activité elle-même... » « ...Le simple matériel didactique ne vise qu'une connaissance à la fois ; il a simplement pour but : apprendre... Les outils manuels permettent la confection d'objets favorables au développement de la vie sociale. » (Juin 30.)
    C'est encore une fois la « presse » qui incite l'invention des camarades : Faure a trouvé en la personne de Billon, mécanicien de Corbelin, père d'un élève, une compréhension vraiment étonnante des exigences d'une véritable presse scolaire. La première presse automatique Billon voit le jour et est lancée sur le marché. De leur côté Alziary et Plan se taillent une renommée de bricoleurs de mérite en perfectionnant la presse Freinet sur laquelle ils adaptent un système de pression dont ils donnent croquis et détails. Passons rapidement sur les petites techniques courantes : fabrication de clichés métal (Plan, Var - Benoît, Lozère), reliures, etc... pour en venir à deux techniques nouvelles : le « nardigraphe » et les « disques ».
    Plan et Alziary avaient été pendant un certain temps responsables des couvertures de la Gerbe. Ils avaient donc cherché des embellissements, des procédés de reproduction à grand tirage, et tout naturellement ils avaient fait connaissance avec le « Nardigraphe », appareil de reproduction par sensibilisation d'une plaque de verre, fabriqué à Toulon par Nardi. Longuement, Plan en décrit le maniement, en montre les avantages dans un article intitulé « A côté de l'imprimerie » et c'est la mise en vente désormais de cet appareil nouveau, moins cher que l'imprimerie et que peuvent acheter les écoles pauvres qui, ainsi, vont peu à peu s'intégrer au mouvement en attendant d'acheter l'outil idéal : l'imprimerie.
    Freinet qui ignore tout de la musique et ne sait pas chanter a toujours déploré beaucoup cette insuffisance qui le mit dans l'impossibilité de susciter chez ses élèves les joies de la musique et du chant, spontanées et naturelles chez l'homme, autant que la parole et le geste. Les auditions de T.S.F. lui apparaissent pour les enfants, et pour lui-même, assez compliquées, touffues, et surtout non adaptées à l'enseignement et aux programmes scolaires et, qui plus est, les émissions de radio sont fugitives et ne permettent pas la répétition indispensable pour apprendre des chants intéressants.
 
     ...Le disque, au contraire, est patient ; le même morceau, le même passage, peuvent être repris un nombre indéfini de fois, démontrés, analysés. Il existe par ailleurs, dès maintenant, en Allemagne, un choix considérable de disques destinés à l'enseignement. Les plus récents ont été enregistrés électriquement et atteignent presque à la perfection. Ici, ni bruits parasites, ni interruptions intempestives : mieux stylé et plus complaisant, le phonographe se prête à infiniment plus d'applications que le poste de T.S.F.
 
    A Saint-Paul, par l'intermédiaire d'un ami, Freinet se procure quantité de ces petits disques bon marché, enregistrés dans des écoles allemandes et qui, bien qu'incompréhensibles aux enfants, font leur joie... Il achète donc un phonographe, et écrit à Poulaille qu'il connaît depuis Bar- sur-Loup. Avec empressement, Poulaille se met à sa disposition et rédige lui-même un long article pour la revue :
 
LE DISQUE A L'ECOLE
 
     Trop peu d'instituteurs ont compris quel outil de travail merveilleux leur serait le phono s'ils le voulaient implanter à l'Ecole. Pas plus que le Pathé-Bafcy, le Pathé-Eural ou le Photoscope, le phono ne serait un jouet entre les mains du maître, et l'élève apprendrait que le disque n'est pas (comme chez lui cela existe trop souvent) un prétexte à gigoter. Il comprendrait qu'il est une fenêtre ouverte sur le monde, un moyen de connaissance, un guide. Grâce au phono dans la classe, que de leçons fatigantes pour le professeur et les gamins qu'il a pour tâche d'éduquer deviendraient moins lassantes et plus profitables parce que récréatives. Leçons d'histoire naturelle (chants d'oiseaux, cris d'animaux, bruits de vent, pluie, orage, etc...) ; leçons de géographie, documentation par le disque (musique chinoise, chant russe, créole, maoris, arabe, suisse, allemand, etc...) ; leçons de musique (études de thèmes musicaux, exemples d'œuvres, etc...). Pour le chant tout est à faire, car à part quelques rondes enfantines mises à la portée de l'enfant... la plupart des chants qui pourraient servir sont dits avec tant de cabotinage qu'il est impossible de ne pas les rejeter, — disques de diction pour les leçons littéraires et de récitation, etc...
 
    Tout de suite c'est le démarrage de la discothèque pour laquelle Poulaille donne un catalogue de début comprenant des disques de bruits, d'atmosphère, des chants d'oiseaux, de la gymnastique, des fables, dictions, chants, vieilles chansons, enseignement... Tout cela spécialement choisi par Poulaille.
    La « Discothèque », créée en esprit, verra le jour dans les mois à venir.
    Freinet avait dit : une seule technique peut modifier tout à coup toute la conception pédagogique et son orientation. L'Imprimerie est de ces techniques-là. Il était sûr lui- même de la vérité de cette affirmation, mais ses adhérents n'en étaient pas tout d'abord convaincus. Pour la plupart, ils essayaient de ne pas rompre avec les pratiques scolaires qu'ils employaient jusqu'ici et c'est trop souvent l'« ancien », pour certaines écoles, qui dominait le « nouveau ». Ce n'était d'ailleurs là qu'une attitude de début, car peu à peu ils se laissaient emporter par le dynamisme que les outils nouveaux imposaient à la classe et la nouveauté surgissait toute seule.
    Pendant cette année 29-30, cet état de choses se manifeste plus spécialement pour l'enseignement de la « Géographie ». Granier (Isère), Rossat-Mignot (Haute-Savoie), Guillard (Isère) font une série de rapports fort intéressants au point de vue de l'enseignement de la géographie, et Granier, surtout, à la faveur des conférences pédagogiques où cette question est au programme, développe longuement son point de vue et situe sa technique personnelle :
 
     Je prends résolument pour base la géographie locale.
     Dans leur journal, nos petits correspondants ont écrit qu'ils désiraient connaître notre région. Nous l'étudions donc pour mieux la leur dépeindre.
     ...D'autant plus qu'à la fierté (bien naturelle) d'étudier son pays pour le présenter ensuite à des étrangers va se mêler l'attrait des promenades.
     Nous grimpons les coteaux, nous parcourons la campagne, nous causons de choses que nous avons sous les yeux et sur lesquelles chacun à quelque histoire à raconter. Quelle joie pour tous î
     Nous prenons des notes, et, de retour en classe, le compte rendu de la promenade est composé librement, soit individuellement, soit par groupes. Le compte rendu : pour le maître, c'est le résumé de la leçon ; mais pour les élèves : c'est une « lettre » à des camarades lointains.
     Ainsi c'est sans contrainte et je peux dire d'une commune volonté, que nous étudions la géographie locale et les notions de géographie générale.
 
    Et progressivement, suivant l'intérêt des enfants, voici à quelles grandes classifications aboutit la libre observation :
    1. - Le relief local (comment il s'est formé ; influence du relief sur la faune, la flore, la vie humaine).
    2. - Hydrographie locale (travail des eaux ; l'eau dans la nature).
    3. - Le Plan cadastral, la carte d'Etat-Major (tracés simples sur terrains ; lecture de la carte d'Etat-Major ; cartes murales ; sphère terrestre).
    4. - L'érosion (glaciaire, fluviale ; nivellement ; soi végétal).
    5. - Le sol local (terrains ; roches, influence du sol, du sous-sol sous les végétaux).
    6. - Mouvements apparents du soleil, les astres (mouvements de la terre ; jour, nuit, années, saisons ; exposition, etc.).
    7. - Le climat local ( obs. météorologiques ; climat et latitude, longitude, mer, altitude, exposition ; influence du climat sur la vie végétale, .animale, humaine).
    8. - Les richesses du pays (leur rapport avec les conditions géographiques locales).
    Et grâce à la correspondance scolaire, c'est en même temps, et vue sous les mêmes aspects, l'étude de la Haute-Provence, dont l'école de Valensole (Basses-Alpes) fournit les éléments de base. Pendant des pages, Granier précise les détails, les caractéristiques d'un enseignement vraiment enthousiasmant de la géographie, sans oublier l'apport du film géographique, de la photoscopie, et, bien entendu, des premiers éléments du Fichier scolaire. On comprend combien de telles précisions sont intéressantes pour les camarades qui ont à résoudre les mêmes problèmes et l'on comprend aussi comment, assez tôt, se dessinent des groupes de travail spécialisés pour telle ou telle discipline d'enseignement. C'est ainsi que certains s'attachent à l'histoire, au calcul, à la grammaire, et d'autres à la connaissance de l'enfant. A. et R. Faure sont de ces derniers. Le texte libre leur découvre vraiment l'âme de leurs élèves et le ressentiment sur eux des conditions familiales et sociales. Ils s'attachent à étudier des cas, longuement, patiemment, et c'est ainsi une série de documents d'une valeur humaine insoupçonnable. Ces soucis de recherche générale, de connaissance des élèves, d'atmosphère humaine et intelligente, Freinet les résume sous une forme de bon sens et d'exigeante humanité qui est son rationalisme à lui. A ce titre, son leader de Juin 1930 vaut la peine d'être cité tout entier, car il porte en genèse toute la pensée pédagogique de Freinet que concrétiseront, quinze ans plus tard, ses ouvrages l'Education du Travail et Essai de psychologie sensible.
 
     Nous nous sommes tellement appliqués cette année au perfectionnement matériel et pédagogique de notre technique, que nous en avons négligé presque complètement l'étude de l'aspect pour ainsi dire psychologique et philosophique de l'Imprimerie à l'Ecole.
     Nous aurions voulu commencer un examen sérieux et méthodique des centaines de journaux scolaires que nous recevions et qui constituent des documents uniques dans la pédagogie mondiale. Les nécessités matérielles ne l'ont pas permis. Nous avons préféré nous consacrer aux tâches que nous considérons comme essentielles : la mise au point du matériel de documentation et le perfectionnement pédagogique de notre technique.
     Nous voudrions seulement marquer ici que nous ne perdons pas de vue l'importance psychologique et pédagogique de notre activité nouvelle ni les perspectives immenses qui s'ouvrent devant nous.
     Nous ne reviendrons pas sur les avantages scolaires — non négligeables cependant — de l'Imprimerie à l'Ecole : entrain au travail, activité physique et intellectuelle, acquisition de l'orthographe, apprentissage non plus théorique mais pratique de la composition et de la lecture, exercice du goût, éveil d'une saine et utile curiosité, etc. Nous voudrions remonter plus haut, à l'élément psychique et psychologique que nous avons réussi à effectuer et qui influence véritablement, d'une façon parfois décisive, l'éducation de nos enfants.
 
HARMONIE DE LA VIE, UNITE ET LOGIQUE DU TRAVAIL
 
     Notre civilisation, si tragiquement destructrice de personnalités, a, sur les individus, une action de désintégration constante. L'activité individuelle et sociale y est rarement en harmonie avec les besoins ou les capacités des travailleurs. Il n'y a pas conjugaison d'efforts tendant à améliorer l'homme tant dans son travail que dans sa vie intellectuelle et morale. Au contraire, l'action des forces sociales se juxtapose aux individus, agissant du dehors, sans jamais les faire vibrer profondément et intimement. L'orientation mercantile de la littérature et du cinéma montre notamment combien se creuse chaque jour davantage le fossé entre l'activité individuelle d'une part, et les rudiments d'éducation qui sont offerts aux travailleurs — entre le travail et les forces diverses qui devraient apprendre à vivre et à penser et ne savent bientôt plus que distraire, c'est-à-dire véritablement tirer l'esprit hors de l'action féconde.
     Le mal est encore plus grand en ce qui concerne l'éducation et la vie des enfants en régime capitaliste. Dans l'immense majorité des cas, l'enfant est contraint d'avoir deux vies, si ce, n'est trois même : la vie véritable et complète dans la rue ou aux champs, avec la nature même, la première et véritable éducatrice ; la vie dans la famille où l'autorité du père censure souvent et réfrène à l'excès toutes les manifestations d'activité ; et enfin, la vie à l'Ecole.
     Nous n'exagérons pas : s'il n'y avait pas les récréations, s'il n'y avait, même sous l'autorité des maîtres les plus jaloux de leur domination, possibilité d'échapper aux prescriptions d'une pédagogie ridiculement prétentieuse, il y aurait divorce complet entre L'Ecole et la Vie.
     Et qu'on ne proteste pas que la pédagogie, que les manuels et les livres ont fait de grands progrès au cours de ce siècle. Oui, éducateurs, méthodes et manuels essayent d'aller chercher dans la vie des enfants des sujets d'intérêt, des appâts pour les besognes rebutantes auxquelles l'école croit qu'il est nécessaire d'astreindre les élèves tout au long du jour.
     On a pensé qu'il était possible, qu'il était facile d'escamoter l'attention de l'enfant en flattant passagèrement ses désirs, en établissant un pont fragile et éphémère entre l'Ecole, et la Vie. Mais on ne pouvait obtenir ainsi que cette attention de deuxième zone dont parle Dewey, sans résoudre jamais la question essentielle de l'harmonisation de la vie et de l'éducation.
     L'Ecole ne doit pas aller chercher dans la vie les éléments de sa justification : c'est là affirmer sa tare originelle, savoir : qu'elle ne permet pas à l'enfant de vivre et de s'élever en son sein. Elle doit prendre les enfants tels qu'ils sont, partir de leurs besoins, de leurs intérêts véritables, — même s'ils sont parfois en contradiction avec les habitudes sociales ou les idées des éducateurs — mettre à leur disposition les techniques appropriées et les outils adaptés à ces techniques, afin de laisser librement s'amplifier, s'élargir, s'approfondir et se préciser la vie dans toute son intégrité et son originalité.
     Qu'une telle pédagogie soit possible et pratiquement réalisable, l'expérience nous en a absolument persuadé. Si nous n'avons pu, au cours de l'année, développer avec assez de précision les possibilités nouvelles de travail, du moins sommes-nous heureux de voir nos camarades se joindre de plus en plus nombreux à nous et aiguiller leur activité vers cette éducation libératrice qui ne sera d'ailleurs effectivement réalisée que le jour où, dans une société libératrice, nous aurons mis au point le matériel de travail nécessaire.
     La place importante accordée au jeu nous paraît être à elle seule la preuve éclatante de l'impuissance de la pédagogie actuelle.
     Nous ne saurions certes nous élever contre le jeu, besoin organique des enfants, mais nous pensons que se résoudre à employer le jeu à l'école comme procédé pédagogique d'acquisition, c'est tout simplement affirmer qu'on n'a pas su donner au travail joyeux et voulu la place qu'il mérite. Lorsque le travail est non plus une obligation servile, mais une libération, il cesse d'être une fatigue psychique, et il est monstrueux de le vouloir remplacer par un jeu...
     Désormais, les enfants que nous élevons sentent dans leur vie une implacable unité. La rue, le champ, seront aux portes de l'école et l'école continuera l'éducation si étonnamment commencée. Bien mieux en enrichissant l'individu, en lui donnant de nouvelles possibilités d'activités, l'école embellira et élèvera la vie des champs, de l'usine et de la rue. Ce sera tout à la fois une intégration précieuse et l'assurance que l'Ecole sera définitivement assise sur quelque chose d'inébranlable.
 
UNITE ET HARMONIE DANS LE TRAVAIL AUSSI
    
A l'activité libre et empiriquement motivée de l'enfant non soumis aux éducateurs, l'Ecole substituait une gymnastique spéciale, toute cérébrale, imposée d'ailleurs par un appareil implacablement autoritaire et oppressif. En tout cas, non seulement la vie, mais les techniques de travail scolaires, étaient en constante opposition avec celles du jeu ou de l'activité familiale.
     Or on n'ignore pas la vaine fatigue qui résulte de l'obligation où l'on est de, faire un travail contraire à nos habitudes, selon des rythmes et des procédés différents. « Le divorce entre le travail et la vie des hommes est un des grands drames de notre époque. », dit Wells. Et ce divorce était certainement une des causes dominantes de l'impuissance de l'école traditionnelle.
     Nous avons réalisé dans une large mesure l'unité souhaitable.
     L'enfant écrit comme il raconte une histoire à un camarade, comme le pâtre chante en ramenant ses bêtes au crépuscule. Il apprend à lire comme il apprend à parler, parce que nous avons fait de ce travail une nécessité organique de notre activité scolaire. Les disciplines d'instruction elles-mêmes, débarrassées de toute coercition, s'acquittèrent par la seule et naturelle satisfaction de la saine curiosité que nous avons su ménager, de ce besoin inné chez l'enfant de connaître, de voir, de chercher, pour enrichir sans cesse sa personnalité.
     Une telle harmonisation du travail et de la vie devait avoir une importance considérable pour le développement psychologique et psychique des enfants. Et, effectivement, tous les instituteurs qui ont employé notre technique ont noté un précieux épanouissement de la vie dans leur classe, qui va de pair avec l'accroissement du sens social et moral, bref avec la véritable éducation.
     Et nous ne manquons pas de noter combien l'éducateur bénéficie largement de cette régénération. Il cesse d'être le fonctionnaire commis à une besogne spéciale de bourrage scolaire pour devenir tout à la fois l'excitateur et le régulateur de la vie. Il va, au milieu des enfants ses amis, parlant et riant comme eux. Des cinquantaines d'attestations pourraient, outre notre propre expérience, montrer à quel point le travail à l'Imprimerie est, pour l'éducateur, une re-vivification.
     Nous aurions voulu redire avec précision l'aide que notre technique apporte pour la connaissance des élèves, — sujet plusieurs fois effleuré dans cette revue et qui mériterait plus que quelques rapides articles. Il suffit d'ailleurs de feuilleter nos journaux scolaires — et nous en avons à ce jour une importante collection de plus de deux cents titres, — pour sentir qu'une époque est révolue. Ce n'est plus la prose officielle, adulte ni pédagogique, c'est l'âme de l'enfant, c'est tout un charme neuf, confiant et intrépide, qui s'impose à nous. Les éducateurs apprennent enfin à parler, à comprendre et à aimer la langue de l'enfant. C'est pour nous le plus heureux signe que nous sommes sur le seuil d'une nouvelle pédagogie, la seule digne de ce nom, sur le seuil d'une pédagogie libératrice.
 
    Cette compréhension sensible de l'enfant, dispensée seulement, en profondeur, à l'humilité de l'adulte, une institutrice en magnifiait la réalité : Marie-Louise Lagier- Bruno, ma sœur, institutrice à Prelles (Hautes-Alpes). Dans sa classe, chaque phrase d'enfant prononcée, chaque geste ébauché, sont un commencement. Tout naturellement surgissent les êtres et les choses transposés dans ce domaine fait d'images définitives ; ainsi sont nés ces petits chefs-d'œuvre qui restent la gloire de nos Enfantines : « Le petit garçon dans la montagne », « François le petit berger », « Le Tienne » et « Le petit chat ». Ce petit chat souffreteux qu'une main brutale a jeté à la rivière, c'est image après image, l'enrichissement naturel de toute la pitié du monde. L'on ne cesse d'en être en émoi, à cet émouvant lieu de rencontre où la pensée de la Maîtresse se joint à celle de l'enfant. Elle est là, au milieu d'eux, prête à saisir l'envers ou l'endroit des choses dites, l'étroitesse du détail ou l'ampleur vaste du rêve. Et c'est parce que les enfants sont ainsi dépouillés et libres, qu'elle devient, à leur contact, impersonnelle et simple, toute engagée dans les douces servitudes du troupeau. Cette alternance de lumière qu'elle répand autour d'elle comme le regard d'une lampe, et de la pénombre où elle se tient en attente, c'est le legs qu'elle nous a laissé. Après elle, nous rechercherons, de ce côté de l'écran que la Mort abaissa devant l'immensité du vide, la part du Maître et la part de l'Enfant.
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    En Décembre 1929, une exposition internationale a lieu à Liège. Par circulaire, le Ministre de l'Education Nationale demande aux Inspecteurs d'Académie de faire connaître les initiatives, les réalisations des écoles publiques, pour le bon renom de la pédagogie française. Freinet fait régulièrement à ses chefs hiérarchiques le service de ses revues et de son journal scolaire. Mais Saint-Paul de Vence est certainement inconnu de l'Académie. Freinet, secrétaire syndical, n'apprend l'existence de la circulaire ministérielle qu'après la fin du Congrès de Liège... Tant dans le Bulletin syndical que dans l'Imprimerie à l'Ecole, il proteste alors avec l'énergie impatiente de celui qui se tient dans l'attente d'offrir ses richesses au monde.
    Les contretemps fâcheux n'empêchent pas le mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole de se développer ; déjà il gagne quelques Ecoles Normales (Allier, Pyrénées-Orientales, Vosges) et à l'Etranger après la Belgique, la Suisse, l'Allemagne ; un groupe est créé au Portugal sous l'action vigilante de Lemos qui vient de traduire l'Imprimerie à l'Ecole.
    En France, nos adhérents commencent çà et là des démonstrations à Perpignan, à Prats-de-Mollo ; Combot fait une causerie publique avec le concours du groupe de la Nouvelle Education sur le thème : « Apprentissage de la lecture par l'Imprimerie à l'Ecole », et qui obtient un réel succès. A Pâques, lors de l'assemblée générale des Syndicats de l'Enseignement Drôme-Ardèche, Boissel fait de même une exposition à La Voulte ; à Nîmes, c'est Rousson qui parle et expose. Démonstrations aussi dans l'Allier, la Loire, l'Isère, les Vosges. Pichot assiste au Congrès de la Nouvelle Education à Pau et dans le compte rendu qu'il en fait ressortent ces différences de classe qui séparent l'école publique des écoles expérimentales plus favorisées financièrement parlant.
 
CONGRÈS DE MARSEILLE
(1930)
 
    Le Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole se tient à Marseille les 2 et 3 Août 1930. Il ressemble à tous les Congrès C.E.L. : l'enthousiasme n'y manque pas, le travail est passionnant, mais l'édition du Fichier y pose un grave problème financier. Les souscriptions n'ont pas été suffisantes : elles ne s'élèvent qu'à 15.000 francs et il en faut 40.000 pour payer l'édition prévue... Nous avions, nous, dans des conditions particulièrement pénibles, couru le risque de dettes qui nous donnaient de graves inquiétudes. Je n'avais pas été nommée à Saint-Paul au cours de cette deuxième année et les postes voisins m'avaient été refusés. « Pensez à renouveler vos abonnements avant Octobre », écrivait Freinet fin juillet, « vous savez que le démarrage est toujours pénible et personnellement je ne puis aller au- delà des sacrifices consentis. »

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Saint-Paul année 1930-1931

SAINT-PAUL

1930 – 1931

 

    Comme le timonier qui s'est embarqué en haute mer fait le point de son bateau, essayons de situer la pédagogie de la C.E.L. sur l'océan mouvant des réalités sociales de ces sept années de travail.

    Freinet a découvert dans l'Imprimerie un outil majeur qui lui a permis de révolutionner toute sa pratique scolaire, de rejeter les vieilles formes oppressives, pour s'attacher aux aspects nouveaux surgis de la pratique du « Texte libre ». Ces aspects nouveaux, il les a résumés dans des phrases lapidaires et suggestives :

 

    Plus de manuels scolaires !

    Plus de leçons !

 

et, expérimentalement, ils se sont concrétisés dans le « Fichier scolaire coopératif ». C'est là, dans son ensemble, une nouvelle technique de travail scolaire par l'« Imprimerie à l'Ecole ».

    Mais, à l'usage, dans la pratique quotidienne de la classe, à mêmes les faits, d'autres faits surgissent, et tout naturellement on aboutit à ce « complexe d'éducation » qui est l'enchevêtrement de réalités psychologiques éducatives, sociales, dont l'éducateur doit tirer parti pour arriver à l'efficience de la personnalité enfantine. Cette efficience de la personnalité, elle se construit grâce à la « technique » éducative, c'est-à-dire par le maniement des meilleurs outils éducatifs. Le problème le plus urgent pour l'éducateur est donc : cherchons les meilleurs outils éducatifs dont l'enfant puisse se saisir pour monter vers un devenir meilleur, et utilisons ces outils selon une « technique de travail libératrice ». Là est l'effort essentiel de toute la C.E.L. Et pour donner au « technicien » initié des droits primordiaux sur le « pédagogue » à prétentions intellectuelles préconçues, Freinet fait une fois encore cette discrimina­tion pour lui essentielle de la « technique » (pratique) et de la « méthode » (idéale) que déjà il y a deux ans il avait amorcée :

 

... Il suffit, jusqu'à ce jour, qu'un éducateur entrevoit un pro­cédé nouveau utile à la conduite de sa classe pour qu'il nomme méthode son essai, alors même qu'il n'y ait rien de méthodique dans sa recherche. Passe encore pour la méthode Montessori, la méthode Decroly, auxquelles les auteurs ont voulu donner un fondement scientifique — quoiqu'on découvre peu à peu dans l'un et l'autre système des faiblesses ou des erreurs qui leur enlèveraient tous droits au titre de Méthodes. Mais qualifier de méthodes le Plan Dalton, le travail libre de Cousinet, etc... c'est attribuer à un sim­ple moment de recherche pédagogique des qualités de permanence et d'inébranlabilité auxquelles ces réalisations si intéressantes soient-elles, ne sauraient prétendre.

Toute recherche, qu'elle soit pédagogique, industrielle ou com­merciale, part de la Science pour aboutir à l'Art qui est l'organi­sation optimum de l'harmonie humaine. Il arrive certes que des individus géniaux parviennent à brûler les étapes et atteignent à l'Art sans gravir les échelons encore indécis de la Science. Il en est ainsi en pédagogie, plus peut-être que |dans les autres domaines. Mais ces artistes ne sauront que servir de flambeaux ; ils seront impuissants à préciser une méthode s'ils ne parviennent à tailler et à polir les échelons qui permettront aux travailleurs ordinaires de monter jusqu'à eux.

Cette besogne de préparation du chemin qui mène à l'expé­rience, de la recherche scientifique à la méthode et à l'Art, c'est tout le domaine de la technique — pour ce qui nous concerne : de la technique pédagogique...

Et qu'on n'essaie pas de protester que l'éducateur est plus un artiste qu'un technicien. Il peut exister des éducateurs artistes — et il en naît rarement — mais il est un fait certain : c'est que l'état de l'éducation dans un pays dépend presque exclusivement de l'avancement de sa technique pédagogique.

Mais il ne faut naturellement pas voir, sous cette dénomina­tion moins prétentieuse, une restriction arbitraire du domaine pédagogique. Au contraire : la technique pédagogique — et c'est sa supériorité sur les méthodes — englobe obligatoirement toutes les recherches, toutes les réalisations qui concourent à rendre possible et efficace le travail de l'éducateur populaire. Nous l'avons dit maintes fois : le pouvoir capitaliste ne saurait admettre que les éducateurs, — ses fonctionnaires — aillent chercher dans l'organi­sation sociale même les causes de la faillite de l'école ; aussi fait-il l'impossible pour perpétuer le divorce entre l'école et la vie, ainsi que l'isolement pédagogique des instituteurs. Et on croirait vrai­ment, à lire nos grandes revues professionnelles, que seuls le dévouement du personnel ou l'habileté pédagogique mènent le destin de l'école.

C'est afin de donner à notre travail sa vraie place et sa vraie, signification que nous rejetons le mot si mal employé de méthode pour parler presque exclusivement de technique pédagogique.

La technique pédagogique, ce n'est pas seulement cette prépa­ration à la petite semaine qui encombre les revues pédagogiques et que nous réprouvons totalement, ni même l'étude des trucs ou procédés divers susceptibles de surprendre un instant l'intérêt et l'activité des élèves. Son domaine est bien plus vaste et nous vou­drions contribuer à le délimiter et le préciser.

Il y a d'abord une technique initiale concernant la préparation optimum des éléments qui permettront une meilleure éducation : étude des locaux, du matériel scolaire, et de leur adaptation au travail pédagogique, question que nous avons amorcée l'an dernier pour en découvrir l'état précaire en France du moins, et que nous allons continuer cette année en montrant ce qui est réalisé à l'étranger et ce qui pourrait être créé dans une société éducative. Nous touchons certes là, et directement, à la réalité sociale et poli­tique, mais nous ne saurions l'éviter au risque d'avilir la portée, de nos efforts.

La technique de la préparation physiologique, morale et affec­tive des enfants est tout aussi essentielle.

Que peut, en effet, l'action éducative la mieux organisée, en présence d'enfants que la maladie, mine, que la misère affaiblit, retarde et rabaisse ? Il est de notre devoir de montrer avec in­sistance que le problème social et humain de la santé physique des enfants est un problème pédagogique parce qu'il conditionne le succès de l'éducation populaire. Et s'il déplaît à une société exclu­sivement mercantile que nous montrions ses criminelles faiblesses, avons-nous pour cela le droit, nous éducateurs, de négliger ce point primordial de notre technique pédagogique et d'ignorer un mal qui ronge les racines de l'école et dont nous sommes les premières victimes ?

L'enfant d'âge scolaire nous est légalement confié. A nous d'employer en classe les procédés les plus susceptibles d'élever l'enfant et de l'éduquer véritablement : c'est là toute la technique du travail scolaire dénommée souvent à tort, méthode ; qui n'est pas encore une méthode, mais seulement un ensemble de tâton­nements — obéissant le plus possible à l'idée directrice qui anime la pédagogie nouvelle. Et nous distinguerons dans cette technique du travail scolaire deux branches trop souvent confondues.

1°) Adaptation aux nécessités pédagogiques — nées de la connaissance nouvelle de l'enfant et des recherches dans le domaine psychologique et pédagogique — du matériel d'enseignement utili­sable avec le plus de profit et mise au point technique de ce matériel — et il y a à peu près tout à faire dans ce domaine tellement le mercantilisme pédagogique nous impose de productions souvent sans garantie. Nous avons commencé ici un travail émi­nemment utile et qui commence à porter ses fruits ; nous sélectionnons véritablement le matériel d'enseignement, nous abstenant de recommander, sous quelque prétexte que, ce soit, les réalisations qui nous paraissent insuffisamment étudiées, créant nous-mêmes le plus possible le matériel répondant à nos besoins ; mais toujours sans que l'intérêt commercial passe avant l'intérêt pédagogique — et c'est là notre force.

2°)Technique de (la conduite de la classe, de l'organisation pédagogique dans le but de permettre, aux élèves de travailler avec profit comme ils le désirent. Si cette question n'a pas toujours été aussi totalement négligée, on ne luia cependant pas accordé tout l'intérêt qu'elle mérite parce que, jusqu'à ce jour, les manuels im­posaient, pour chaque discipline, leur propre technique. Méthode Montessori, méthode Decroly,Plan Dalton, méthode des Projets, méthode des Complexes, voilà exactement des exemples de techni­ques de travail à adapter et à compléter.

Et qu'on ne s'offense pas si nous nommons techniques ces méthodes consacrées. Leur diversité, leur caducité, ne suffisent-elles pas à montrer que ce ne sont que procédés plus ou moins ingénieux, plus ou moins scientifiques, toujours sujets à révisions et à amé­liorations ? Qu'y aurait-il d'ailleurs de plus ridicule que des pédagogues qui prétendraient établir quelque chose de définitif dans un domaine encore neuf, où la science balbutie seulement les pre­mières notions certaines.

Nous ne mettons, dans ces mots, ni dédain ni ingratitude envers des chercheurs auxquels l'éducation doit tant. Nous, vou­drions faire sentir qu'il n'y a dans leurs systèmes, qu'une infime partie de définitif : que c'est à nous, techniciens, à puiser chez les uns et les autres les éléments qui nous permettront de marcher avec plus de certitude dans la voie que nous savons bonne.

Lorsque la science pédagogique aura sérieusement progressé ; le jour où l'enfant sera enfin connu et compris des pédagogues et que seront, d'autre part, réalisées les conditions sociales idéales d'éducation, ce jour-là, on parlera d'une méthode définitive, savam­ment ordonnée, résultat des efforts et des tâtonnements des techniciens.

Notre pédagogie, basée sur l'étude et la mise au point de ces techniques, n'est pas figée et morte comme le sont la plupart des soi-disant « méthodes » actuelles. Elle est essentiellement dyna­mique, ne craignant pas de renverser sur son passage les idoles désuètes, s'efforçant à construire et à créer, si besoin est, à tra­vailler, en tous cas, avec précision et enthousiasme, sans faux espoirs, mais avec une claire conscience des buts à atteindre et des obstacles à éviter ou à surmonter.

Quelles sont les réactions des autorités pédagogiques à cette prise de position catégorique de Freinet ?

Dans une lettre adressée à Freinet, le docteur Decroly précise sa pensée :

Je partage entièrement votre manière de voir. Comme je l'ai répété encore dans les conférences d'Elseneur, aucune méthode ne peut prétendre actuellement donner la solution dernière de tous les problèmes de l'éducation et de l'enseignement.

La pédagogie est encore à construire dans beaucoup de ses parties.

Ce qu'on a appelé la «  Méthode Decroly » (et le docteur Decroly souligne lui-même cette erreur pédagogique) n'a pas à vrai dire le caractère des méthodes dont on parle habituellement ; elle n'est pas limitée à un côté du problème éducatif ou instructif ; elle n'a pas, non plus, un caractère absolu ni exclusif s'opposant aux autres d'une manière irréductible ; elle ne prétend pas imposer un code de dogmes immuables et définitifs.

Elle cherche bien plutôt à embrasser toutes les forces de l'édu­cation et de l'enseignement ; elle se défend d'être figée et parfaite, mais elle veut être éminemment souple et prête à toute évolution vers le mieux. Elle emprunte aux autres méthodes les buts et les moyens qu'elle considère comme utiles ; elle s'inspire des règles qui dominent dans toutes les branches des sciences, sans pour cela se défendre de recourir à des hypothèses de travail...

Mais le «complexe d'éducation» englobe inévitable­ment des considérations « sociales ». L'instituteur public en fait chaque jour l'expérience et dans la pauvreté de son école prolétarienne Freinet sent plus que tout autre, lui, le novateur, le drame social qui paralyse l'intervention et la simple expérience.

 

Nous avons eu déjà l'occasion de préciser à diverses reprises sous quel angle nous considérions la pédagogie nouvelle en régime capitaliste. Il n'est pas inutile d'y revenir aujourd'hui pour asseoir fermement notre position en face de groupements qui peuvent faire de la besogne pédagogiquement utile mais qui ont le tort, grave à notre avis, de se refuser à considérer le problème éducatif dans toute sa complexité et d'entretenir ainsi dans les esprits des illu­sions dangereuses, tant pour la marche de l'évolution pédagogique que pour la santé physique et morale Ides éducateurs populaires.

Il ne s'agit pas de redouter ici les réalités, qu'elles soient réac­tionnaires ou révolutionnaires, et de se taire habilement sur les conséquences impartiales de notre examen.

 

La saine pédagogie suppose d'abord un local hygiénique, adé­quat aux nouveaux modes de travail, construit selon des règles pédagogiques aujourd'hui connues. Le régime actuel, basé sur le profit et l'exploitation, ne saurait faire, dans sa totalité, cet effort initial, si ce n'est en faveur des écoles secondaires, expression même du régime. Nous n'ignorons cependant pas que, en certains pays, les locaux scolaires sont loin d'être dans l'état de scandaleux aban­don où les laisse la République française, mais, même dans ces pays, l'éducation populaire n'y a pas fait de progrès décisifs.

Cette réalisation de l'école populaire nécessite aussi l'introduc­tion à l'école de nouvelles techniques de travail, la dérivation, vers l'enfant, de l'intérêt éducatif, la pratique courante d'une activité socialement motivée. Il y faut la création d'instruments nouveaux de recherche et d'étude ; matériel d'imprimerie, livres spéciaux, radio, disques, cinéma, atelier, usine, etc... et l'abandon définitif des formes actuelles de bourrage et d'acquisition...

... Il ne suffit pas de bâtir de belles écoles, de créer du matériel scientifique adapté aux nécessités pédagogiques. Encore faut-il que les enfants des prolétaires puissent en profiter normalement. Et c'est cela qui est impossible...

... Et seuls des gens ignorant les conditions véritables de l'école populaire pourraient nous taxer d'exagération. Tous nos camarades seraient malheureusement en mesure de montrer comment, dans la réalité, la majorité des élèves de nos classes populaires, plus ou moins marqués par la misère sociale, sont dans l'impossibilité fonc­tionnelle de profiter normalement d'un enseignement aussi parfait fût-il.

Tant que les causes de cette infériorité d'une classe n'auront pas disparu — et elles ne peuvent ni disparaître ni s'atténuer en régime capitaliste quelles que soient les initiatives humanitaires qui voudraient y pallier — l'école nouvelle populaire sera toujours impossible...

Alors, nous dira-t-on, si vous êtes persuadés que l'éducation ne peut, dans le régime actuel, libérer le prolétariat, quels sont les mobiles de votre action pédagogique

Nous travaillons certes, comme les autres pédagogues, à amé­liorer nos techniques en nous inspirant au maximum des connais­sances psychologiques et des nécessités prolétariennes. Mais c'est toujours en fonction de ces nécessités que nous orientons nos essais.

Nous avons il est vrai perdu cette illusion toute intellectualiste qui confère à l'éducateur un immense pouvoir de création de forces neuves et de libération. Nous savons, et nous disons d'avance, que dans notre sphère réduite tous nos efforts les plus désintéressés, les plus méthodiques, n'arriveront pas à transformer nos écoles nouvelles prolétariennes. Mais dans les cas exceptionnels où des inspecteurs sympathiques à l'idée nouvelle laissent à nos camarades entière liberté dans nos classes, tant en ce qui concerne les pro­grammes que pour les horaires et méthodes, nous ne saurions d'avance nous réjouir. Nous mettons même ces camarades en garde contre le danger véritable qu'il y a à s'épuiser pour essayer de réaliser des rêves d'écoles nouvelles incompatibles avec la condition véritable du prolétariat, pour tenter de donner forme à des espoirs toujours déçus, pour contribuer à maintenir parmi les éducateurs l'illusion réformiste de l'école, instrument souverain et pacifique de l'évolution) sociale.

Mais dénoncer cette illusion n'implique pas, pour les éduca­teurs, la pratique retardataire d'un immobilisme pédagogique qui servirait encore mieux nos maîtres. Il est de notre devoir de tenter d'arracher les éducateurs du peuple à leur servile orthodoxie ; nous devons les aider à se dégager de l'autoritarisme, capitaliste qui se traduit à l'école par une pédagogie de faux libéralisme et de jalouse domination ; nous devons montrer la nécessité pour les éducateurs de se mettre au service des enfants du peuple, première étape qui conduira la plupart d'entre eux à se mettre au service du peuple. Et c'est la raison d'être de nos recherches diverses d'éducation nouvelle : dégager au maximum les enfants de l'autorité irration­nelle des adultes, montrer à ceux-ci les voies nouvelles de l'épanouissement individuel et social, lier toutes les questions pédagogiques aux grands problèmes humains qui les conditionnent, et redonner ainsi à l'action sociale et politique une place de pre­mier plan dans les préoccupations éducatives.

Peut-être quelques camarades se plaindront-ils que nous dé­truisons ainsi leur foi pédagogique. Nous pensons au contraire la raffermir. Usent notre foi les mentors qui essayent de l'alimenter par des exemples inaccessibles, qui nous engagent inconsidérément dans une voie où nous trébuchons dès les premiers pas pour nous asseoir ensuite au bord de 'la route et regarder ironiquement les jeunes partir avec le même élan vers les mêmes désillusions...

... Il ne s'agit pas de nous gargariser de grands mots, de masquer sous d'impuissantes réalisations une réalité éblouissante. Notre effort est modeste comme le sont nécessairement tous les efforts de libération en régime d'oppression. Nous aurons cepen­dant bien rempli notre tâche si nous avons aidé les éducateurs à juger plus sainement des faits pédagogiques ; si nous leur avons donné le désir de se dégager d'une routine amollissante, si nous leur avons inspiré l'amour et le respect des enfants du peuple qui connaîtront du moins un peu de sympathie et de joie en attendant d'entrer, bien jeunes, hélas ! dans la lutte qui leur est imposée.

En avril 1931, Washburne, le pédagogue de Winetka (U.S.A.) lance une vaste enquête pédagogique en Europe sur le thème général : Pédagogie et Milieu, Individu et Société. C'est pour Freinet l'occasion de situer nettement « les buts et les moyens de l'Education populaire », — tel est d'ailleurs le titre de son leader de janvier 1931 :

Prétendre définir à l'avance, pour les élèves, la société dans laquelle nous voudrions les voir vivre plus tard, est un non-sens pédagogique et historique, tellement sont importants et détermi­nants les multiples éléments d'appréciation et d'action qui échap­pent aux pédagogues et que les sociologues les plus avertis ne sauraient eux-mêmes, sans outrecuidance, prévoir et préciser.

Nous pouvons certes — nous devons — avoir un idéal péda­gogique, un idéal humain. Et sur la conception de cet idéal tous les hommes sincères devraient être d'accord, sans pouvoir pour cela imaginer la réalisation prochaine d'un rêve plusieurs fois millénaire. Il ne peut y avoir comme but à nos efforts que la société... d'où sera exclue toute exploitation de l'homme par l'homme...

... Il ne s'en suit pas que nous devons directement préparer les enfants pour cette société. C'est plutôt sur la direction à suivre que nous avons à nous mettre d'accord, le but à atteindre impor­tant d'ailleurs moins, pour l'instant, que la marche suivie, que l'orientation donnée aux jeunes individualités encouragées et viri­lisées.

Il nous faut enfin rechercher quels principes d'action nous guideront dans cette voie. Et c'est ici que divergent les opinions de pédagogues.

On avait, jusqu'au siècle dernier, considéré le progrès social comme une œuvre essentiellement individuelle et morale, souvent d'inspiration religieuse. Les conséquences éducatives en étaient l'effort individuel pour l'amélioration morale, la leçon, le prêche, qui constituaient l'ossature de tout programme éducatif, concur­remment avec la recherche exagérée et systématique de l'acquisition...

... La morale humaine n'est pas une entité intellectuelle ou verbale, mais elle est hautement conditionnée, par l'évolution écono­mique et sociale ; elle est elle-même plus qu'un problème individuel, un problème, social, dont l'évolution et la solution ne sont heureuse­ment plus du domaine exclusif de la spéculation scolastique, mais peuvent être déterminés matériellement, pratiquement, par l'étude impartiale du fait humain et social...

INDIVIDU ET SOCIETE

 

Droit de l'enfant à vivre pleinement sa vie d'enfant, acquisition de capacités, formation intégrale de la personnalité, certes. Mais, pour le pédagogue, ces préoccupations ne sauraient être une fin séparée de la grande fin sociale et humaine.

Seule l'éducation bourgeoise, individualiste à l'excès, peut se peser de semblables problèmes, fonction de l'exploitation et de l'asservissement sociaux. Nous pensons que, au lieu d'une formation intégrale de la personnalité qui autorise souvent les pires des ano­malies,nous devons viser la réalisation del'harmonie individuelledans l'harmonie sociale.

Si nous parlons plus particulièrement de l'enseignement au premier degré qui est notre véritable rayon d'action — les questions se compliquent d'ailleurs étrangement aux deuxième et troisième degrés par suite des nécessités sociales entraînant la spécialisation rapide, même dans le domaine philosophique — nous dirons que la connaissance des faits, l'acquisition de capacités ou d'aptitudes par­ticulières, la formation des opinions même — si fragiles à cet âge — sont des préoccupations mineures de notre pédagogie.

L'enseignement à ce premier degré n'est qu'une initiation, un point de départ, la justification et la virilisation d'un élan. Garder au fils du peuple tout son élan individuel et social prometteur de réalisations futures, devrait être notre souci principal.

Nous ne devons pas sacrifier davantage à un régime d'exploita­tion pour lequel l'enseignement du premier degré n'est qu'un préapprentissage des formes modernes de travail capitaliste — régime qui ne sait d'ailleurs nullement prévoir et coordonner les grandes forces éducatives qui, au cours de l'adolescence, durant toute la vie, devraient faire épanouir les individualités dont nous aurions, nous, admiré et encouragé les promesses. Nous réprouvons d'avance pour ce degré toute forme d'enseignement systématique dont l'acquisition est le souci central annihilant les forces vitales.

Cela ne signifie point que nous dédaignons l'acquisition ni l'enseignement qui sont les conséquences naturelles de toute acti­vité libre ; mais nous cherchons d'abord à renforcer en nos élèves les éléments de vie, sûrs d'avance que tous les aspects sains de l'éducation populaire en tireront un profit nouveau, tant au point de vue intellectuel et moral — individuel — que social...

NOS MOYENS

 

A notre avis, la vie de l'enfant au ¡milieu de ses camarades, avec l'aide bienveillante des éducateurs et l'appui coordonné des parents, de la société et de toutes les merveilles que la science pour­rait et devrait mettre aujourd'hui à notre disposition, cette vie suffirait amplement à donner, sans leçons spéciales, sans aucun dogmatisme, sans ruses scolaires, l'éducation et l'instruction qu'on peut demander à un enfant de 13-14 ans, et, cela, sans que soient refoulées et réfrénées les forces vives et créatrices.

Mais il faut pour cela — nous l'avons dit bien des fois — réaliser d'abord une société dans laquelle puisse être victorieusement efficace l'action éducative — et c'est pourquoi la plupart de nos adhérents sont des militants syndicalistes et politiques. Il faut ensuite mettre à la disposition de l'enfant les matériaux et les techniques qui lui permettront devivre à l'école, et de s'éduquer en vivant. Nous nous sommes appliqués à cette tâche avec nos réalisations : l'imprimerie à l'école et la correspondance inter­scolaire, le fichier scolaire coopératif, l'initiateur mathématique, etc...

En attendant l'appui sympathique d'une organisation sociale nouvelle, nous restons des éducateurs officiels asservis à des pro­grammes, à des horaires, et, en partie même à une idéologie. Nous sommes donc contraints de compter avec nos obligations adminis­tratives : d'où nos recherches d'auto-instruction (fiches de calcul par exemple) qui n'occupent dans notre esprit qu'une place tout à fait accessoire, et qui deviendraient inutiles le jour où disparaî­traient les raisons qui les ont motivées.

Le fait même quedeux cent cinquante écoles ont introduit dans leurs classes l'imprimerie à l'école employée comme nous l'avons préconisé avec utilisation rationnelle des échanges, que des centaines d'autres classes ont établi le fichier dont nous livrons les éléments fondamentaux, montre que ce compromis est pratique­ment réalisable et prépare dans une certaine mesure l'école nouvelle libérée.

Nos buts sont loin encore d'être atteints. Il nous suffit du moins de penser et de sentir que nous sommes sur la bonne voie.

La place nous manque pour aborder ici l'aspect « psy­chologique » (peut-être pour nous, éducateurs, le plus émouvant) d'une pédagogie unitaire. Dans divers de ses leaders, Freinet scrute cet aspect psychologique sous l'angle de l'« Imprimerie à l'Ecole libératrice de psychis­me ». Il montre comment, tout naturellement, l'enfant qui s'exprime avec spontanéité, qui peut vivre intensément sans encourir les risques de « l'autorité », arrive à cette « unité » de la personnalité qu'une psychanalyse mythique voudrait anormalement dissocier. Nous retrouverons ces problèmes passionnants dans les écrits à venir ([1]) de Freinet pour les situer mieux et faire pressentir les œuvres pédagogiques et psychologiques qui en seront le couron­nement.

Mais de la théorie revenons à la pratique. C'est là où s'accomplit la grande fraternité dans le travail de tous nos camarades. Au début de chaque année scolaire, Freinet délimite le programme d'activité (octobre 1930) :

 

L'année qui s'ouvre est pleinement encourageante.

Après de longs et pénibles tâtonnements dans l'organisation commerciale de la coopérative, nous pouvons nous considérer au­jourd'hui comme solidement assis : nous formons un groupe imposant de fidèles adhérents (250 pour la seule section d'imprimerie) ; nous possédons un dépôt abondamment fourni de tous les articles nécessaires à nos classes et qu'une employée expédiera avec régu­larité ; nous livrons un matériel de premier choix permettant l'excellent travail que nous pouvons offrir maintenant là la curiosité des sceptiques.

C'est avec satisfaction et soulagement que nous pouvons consi­dérer le chemin parcouru dans ce domaine.

Les diverses besognes coopératives sont réparties entre nos adhérents et nous avons le plaisir de marquer encore une fois avec quelle spontanéité et quel dévouement tous nos camarades se met­tent au service de la coopérative. Nous venons d'en avoir encore de touchants témoignages.

C'est de parti-pris que nous tenons à faire d'abord ce point technique et matériel ; car, fidèles là notre pensée directrice, nous croyons toujours que, pour nos écoles populaires, la mise au point des outils nécessaires au travail scolaire, le perfectionnement de nos techniques, sont plus utiles que tous les verbiages pédagogiques.

Notre pédagogie n'est nullement prétentieuse ; elle est fonction de nos possibilités. Et c'est parce qu'elle parle ainsi une langue nouvelle qu'elle éveille des activités, suscite des enthousiasmes qui font de notre groupe un des plus solides éléments de progrès pédagogique que connaisse actuellement le vieux monde...

... Notre expérience collective est là maintenant. Tous ensemble, nous devons cette année mettre debout la nouvelle technique de travail.

Des camarades travaillant selon la méthode Decroly des centres d'intérêts nous diront, après expérience, si l'activité nouvelle, de nos classes est compatible avec la réglementation souvent bien arbi­traire du travail scolaire, selon cette méthode.

Nous connaîtrons de même, après expérience, ce que nous pou­vons attendre de la pratique du travail libre par groupes «(méthode Cousinet), et quelle adaptation nous pourrions en faire (dans nos classes.

Nous avons beaucoup à apprendre de nos camarades russes — et il faudra que nous revenions sur ce sujet — parce que l'im­primerie, les échanges interscolaires, nous obligent à aller comme eux vers la vie sociale pour essayer d'y puiser les éléments essen­tiels de notre travail scolaire.

Nous n'hésiterons pas non plus à nous mettre à l'école des pédagogues américains pour tayloriser dans une large mesure le matériel de travail qui conditionne nos activités nouvelles : impri­merie à l'école, échanges interscolaires, fichier, bibliothèque de travail.           

Nous répétons encore une fois que nous ne cherchons pas forcément la nouveauté ni l'originalité (bien que nous ne les re­doutions nullement).

Nous prenons notre bien où nous le trouvons : nous adaptons de notre mieux à notre travail les techniques existantes. Notre désir est seulement de mettre debout tout à la fois le matériel répondant à nos besoins et les techniques de travail qui permettront la meilleure exploitation éducative des facultés créatrices de nos élèves.

C'est de la collaboration intime de tous nos camardes, des comptes rendus détaillés des expériences qu'ils poursuivront, que nous tirerons ce qui sera un jour prochain la nouvelle technique de travail scolaire avec l'imprimerie à l'école.

Voyons tout de suite le profit que nos adhérents tirent de ces larges directives. Pichot essaie dans sa classe le tra­vail « par groupes » :

 

C'est, dit-il, la, convergence des efforts en vue d'un but unique, d'une réalisation collective, qui constitue le travail par groupes, ou par équipes.

Le travail par équipes importe dans les écoles, et ce, pour des raisons sociales de la plus haute importance. Il est précieux que les ressortissants du même groupe discernent leurs intérêts essentiels, établissent une discipline commune et s'y conforment, non parce qu'elle est discipline, mais parce qu'elle est raison et que l'instinct du groupe l'exige...

Dans une série d'articles, il rend compte de son expé­rience sous un angle pratique qui a énormément d'intérêt :

 

Nous nous inspirons des directives de M. Cousinet. Si, dans tel groupe, personne n'a de sujet d'études à proposer, le maître lui-même en propose un ou plusieurs.

Parmi nos réalisations dues au travail par groupes, citons : le travail d'imprimerie avec ses échanges de journaux scolaires, les concerts qui ont permis à notre coopérative l'achat d'un cinéma Pathé-Baby, une mascarade réussie. Le travail de tous a facilité les expériences agricoles en plein champ sous la direction de l'Office agricole.

Guillard (Isère) qui déjà s'était intéressé à la Géogra­phie, lance l'idée de correspondance intergéographique. Gauthier (Loiret), demande l'échange de documents histo­riques, et je fais moi-même une série d'articles sur le « dessin libre » et sa signification psychologique, son des­tin artistique.

Sur un plan plus pratique et matérialiste, on s'occupe des améliorations de matériel de photo (Beau-Isère), de disques (Pagès). Le camescasse initiateur mathématique, devient un outil nouveau de la C.E.L.

Mais c'est le « Fichier scolaire » qui accapare le plus de place ; dans chacune des revues d'Imprimerie à l'Ecole paraissant tous les quinze jours, Freinet termine la « clas­sification décimale » qui n'a pas toujours l'agrément des camarades, mais une idée neuve surgit : Delhermet suggè­re l'édition de brochures analogues aux « Extraits de la Gerbe » mais écrites par des adultes. De cette proposition, Freinet tire l'idée de « Bibliothèque de Travail » :

 

Il existe un grand nombre de documents de toutes sortes — littéraires, scientifiques, historiques, etc. — qui ne souffrent pas de distribution sur fiches. Jusqu'à présent, il nous faut chercher ces documents sur les manuels scolaires où ils sont souvent disséminés, en tous cas présentés sous une forme peu pratique pour le travail que nous préconisons.

(Nous donnerions ces documents en opuscules comparables à nos Extraits de la Gerbe, peut-être plus copieux, (24 pages par exemple), agréablement présentés, bien illustrés, sous couvertures un peu plus fortes que celles de nos Extraits.

Pédagogiquement parlant, que seraient ces brochures ?

Le principe adopté pour la réalisation de notre fichier nous guiderait encore pour cette édition : notre but essentiel ne serait pas de publier de l'inédit, mais bien de présenter sous une forme nouvelle, utile et pratique, tous les documents que nous jugerions utiles pour nos classes, qu'ils soient inédits ou déjà plusieurs fois publiés. Nous procéderions, pour le choix à faire, comme nous pro­cédons pour le fichier : des collecteurs réuniraient les documents qui seraient, avant édition, soumis à plusieurs camarades chargés du contrôle.

Et c'est, d'emblée, l'acquiescement de nombreux ca­marades. Reste à parfaire l'idée.

Une rubrique qui prend dans la revue de plus en plus d'intérêt et d'extension, c'est celle qui relie la C.E.L. à l'Etranger : correspondance internationale par l'Espéranto (Boubou, Bourguignon) et documentation internationale. Ainsi la C.E.L. prend contact avec les réalisations mon­diales les plus nouvelles, et surtout elle peut se situer par rapport à ces réalisations. La pédagogie américaine et la pédagogie russe sont déjà, à cette époque, les deux aspects fort significatifs de deux conceptions humaines avec les­quels il est intéressant de prendre contact. La pédagogie américaine, depuis fort longtemps, tend à affirmer que dans son pays « neuf » tout est « neuf » et tout est « pra­tique ».

Freinet analyse dans l'Imprimerie à l'Ecole de juin le « Dalton Plan » pour l'individualisation de l'Enseignement Sans entrer dans le détail, citons quelques passages qui situeront la position de Freinet :

 

...Si le plan de Dalton peut être introduit avec succès et profit dans les écoles du second et troisième degré, dans lesquelles l'acquisition passe au premier plan, il doit être considéré à l'école primaire comme une hérésie pédagogique...

...Il était logique que le pays qui a taylorisé et rationnalisé l'industrie, qui a inventé le travail à la chaîne, essayât aussi le premier de tayloriser l'enseignement. Produire plus avec moins d'efforts, augmenter l'auto-contrôle individuel qui libère apparem­ment l'ouvrier ou l'instituteur, c'est, nous le reconnaissons, une tendance louable du point de vue humain. Le mal — et il est suffi­samment grave — est que l'écolier bourre consciencieusement sa mémoire au préjudice de son développement intellectuel, moral et social.

C'est au cours de cette année 1930-1931 que R. Lallemand, dans une série d'articles, expose la méthode du doc­teur Bates, spécialiste de la vue, pour la guérison sans remèdes des maladies des yeux ; livre excessivement inté­ressant qui heureusement connaît un renouveau. Le prin­cipe qui guide Bates est pour ainsi dire pédagogique :

 

Il condamne l'éducation basée sur la contrainte : contrainte de la mémoire et de l'imagination dont le libre jeu est indissolublement lié au bon état de la vue.

CONGRES DE LIMOGES

 

Mais terminons cette année scolaire sur les perspecti­ves du Congrès de Limoges, les 2 et 3 août 1931, qui, comme les précédents, est un congrès de travail, de frater­nité, d'enthousiasme, avec la seule inquiétude d'une situa­tion financière ne répondant pas aux exigences des effec­tifs nouveaux : la C.E.L. est maintenant forte de cinq cents membres. Il nous sera impossible désormais de les citer en leur souhaitant la bienvenue dans la grande mai­son, mais notons au passage Bourguignon (Var), celui qui fut l'un des animateurs de la C.E.L., pourrait-on dire, Houssin (Manche), F. Derouret-Serret (Ardèche), Mme Foustier (Gironde), Jutier (Allier), Mlle Brizon (Marne), Caminade (Haute-Garonne), Coudert (Cantal), Paul Geor­ges (Vosges), qui seront parmi les collaborateurs les plus assidus à notre œuvre commune.



 


[1] « L'expérience tâtonnée » et « Essai de psychologie sen­sible.

 

 

 

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Saint-Paul année 1931-1932

SAINT-PAUL (1931-1932)
 
Maintenant que nous connaissons le sens profond de la « pédagogie populaire » que Freinet a éveillée, puis condui­te sur le grand chantier de la vie, maintenant que nous en connaissons l'esprit, le complexe et les soucis pratiques, arrêtons-nous un instant pour voir la ruche au travail et comprendre le vaste élan collectif qui l'anime.
En ce début d'octobre 1931, voici comment Freinet l'optimiste ouvre devant ses adhérents les perspectives radieuses qui s'offrent à la bonne volonté de tous :
 
Nous n'avons pas l'habitude de nous attarder ici sur les manifestations passées, tellement est pressante notre tâche de création et urgent l'appel de la vie qui pousse toujours en avant notre orga­nisme fort maintenant d'un demi-millier de jeunes et conscientes énergies.
Il faut cependant que nous disions l'enthousiaste constatation de tous nos adhérents venus à notre Congrès de Limoges : « lors­que — nous écrivait encore notre ami Roger (Nord) — on est dans son département, isolé, raillé souvent, jalousé parfois, et qu'on tombe ainsi au milieu d'un groupe réconfortant de camarades ayant les mêmes aspirations, les mêmes soucis, parlant le même langage, on croirait que c'est irréel tellement c'est beau et bon ! »
On ne peut faire du bon travail sans bons outils. Le bon outil ne rend que par une bonne technique. Et la tech­nique doit être la solution des problèmes que pose la vie.
C'est sous ces trois aspects des exigences d'une péda­gogie rationnelle que se concrétise toute l'activité C.E.L.
Et tout d'abord les outils : La plus pratique de tous : « l'imprimerie » reste l'objet de soins vigilants.
Mais venons-en aux outils majeurs qui étayent la péda­gogie sans manuels scolaires : le Fichier, la Bibliothèque de Travail.
Le « Fichier scolaire coopératif » que nous avons vu naître sous une forme pour ainsi dire littéraire, visant surtout à compléter et à enrichir le « texte libre », puis s'engageant peu après dans la documentation générale, a pris au cours de ces derniers mois un aspect nouveau : le « Fichier de calcul ». Dans sa classe, Freinet avait dû trou­ver un moyen rapide pour entraîner individuellement les élèves retardés en calcul, et à cet effet il avait constitué des fiches de calcul autocorrectives. Dans la revue, il avait longuement exposé comment il procédait dans son école aux divers cours et terminait ainsi ce compte rendu plein de détails pratiques :
 
Ce travail autocorrecteur peut être continué d'ailleurs à d'autres heures de la journée. Il reste excessivement souple puisque les en­fants sont libres d'aller à l'allure qui leur convient. Il suffit que la gradation établie leur permette de vaincre sans trop de peine les difficultés. Le maître, les élèves les plus avancés, peuvent d'ailleurs, si nécessaire, donner de temps en temps les explications utiles...
Le « Fichier de Calcul » avait été pour ainsi dire consacré par le Congrès de Limoges qui en avait décidé l'édition. Mais, à ce Congrès, de profondes discussions avaient eu heu. Serrant de près la question, pour en voir les aspects divers, les camarades avaient pris pour la plu­part connaissance des livrets de Washburne sur l'enseigne­ment du calcul. Alziary, Cazanave, Murat, Delaunay, Frei­net, faisaient aux livrets de Washburne de sérieux repro­ches, formulés dans un long article dont nous donnons un passage essentiel :
 
...Pas de bourrage. C'est par le travail fonctionnellement voulu, découlant d'intérêts vitaux, que l'enfant doit se rendre maître des techniques diverses ; ce n'est pas l'acquisition de ces techniques qui doit précéder et autoriser le travail vivant...
...L'esprit américain s'affirme dans toute sa crédulité : aller vite, économiser du temps, tayloriser, dût l'esprit en être pénible­ment affecté, dans l'espoir que l'individu, en possession le plus tôt possible d'instruments de travail, puisse ensuite s'élever librement.
Nous désapprouvons totalement ce divorce entre la vie et les techniques de travail, persuadés que nous sommes que l'activité fonctionnelle nous conduira à de meilleurs résultats, moins rapidement peut-être, maïs plus sûrement.
La technique de Winnetka, est, à notre avis, une des dernières et des plus parfaites réalisations de la pédagogie capitaliste qui vise à augmenter le rendement, à accumuler les connaissances sans se soucier d'une façon précise de l'utilisation humaine qui en sera faite...
...Les livrets de Winnetka sont secs, rigides et impitoyables comme un travail à la chaîne. Les chiffres, les nombres, les opéra­tions, se succèdent sans aucune ligne qui repose l'œil. Il n'y manque pas même les tableaux de contrôle.
D'application pratique de ces calculs il n'en est pas trace. Vers la fin des livrets, cependant, quand tout le mécanisme des opérations est acquis, surgissent quelques problèmes, eux-mêmes traditionnels et secs malgré leur souci apparent de s'adapter à la vie...
...Comme nous ne travaillons pas dans l'idéal, que la théorie chez nous trouve toujours le tempérament de la dure pratique, nous devons reconnaître qu'il est bien difficile, dans la majorité de nos classes, de réaliser ainsi, en totalité, un enseignement rationnel du calcul, répondant aux nécessités des programmes.
Nous nous heurtons notamment à deux obstacles principaux :
1°) L'enseignement du calcul dans nos écoles n'est nullement adapté aux nécessités courantes de la vie : c'est un enseignement de marchands, de spéculateurs, de petits bourgeois, d'apprentis fonctionnaires, et cela ne saurait nous surprendre dans une société de marchands et de spéculateurs.
Les problèmes de gain, de perte, de vente, d'achat, d'intérêt, d'économie, etc... y tiennent une place prépondérante, alors que nos élèves — sauf quelques rares fils de marchands, — ne voient jamais se poser à eux semblables problèmes, tandis que les questions vitales d'achat de marchandise aux meilleures conditions, de groupage, de bénéfice, d'exploitation et de misère, ne peuvent seulement être amorcés impunément.
Il en résulte que, dès le C.E., notre enseignement du calcul est forcément, si nous voulons suivre les programmes, en dehors des intérêts immédiats des fils de travailleurs et qu'il nous est alors difficile de traiter ces questions selon les principes d'une saine pédagogie.
2°) L'absence de matériel, d'espace, et de temps.
L'apprentissage rationnel du calcul — comme les autres apprentissages d'ailleurs, — ne peut s'accommoder de la misère matérielle d'un grand nombre d'écoles populaires.
Comment réaliser la synthèse de ces nécessités ? Comment ai­guiller les éducateurs sur la voie nouvelle sans les engager dans un bourrage stérile et mort ? Comment allier notre théorie pédagogique aux nécessités scolaires ?
Nous garderons à la base de tout notre travail mathématique l'activité vivante, découlant de la vie et de la classe. Nous nous ap­pliquerons justement à montrer, dans la nouvelle rubrique que nous inaugurons aujourd'hui : Pédagogie Coopérative, par quelles techni­ques de travail nous pourrons opérer cette liaison.
Nous le répétons : dans des conditions normales, ces activités seraient suffisantes à l'acquisition d'une culture, mathématique élé­mentaire. Mais, pour initier nos élèves à des formes anormales de calcul, dans un milieu souvent anormal lui-même, nous croyons utile d'avoir recours à une technique adjacente : les fiches.
Que seront ces fiches ? Quelle sera la technique de leur préparation, de leur utilisation ?...
Nous sommes à l'origine d'un gros problème (qui se discutera en fait pendant toutes les années à venir). Nous citerons trois opinions de camarades, qui prouveront aux adhérents actuels qui ont des hésitations à « entrer dans le bain » combien est profond le travail qui se fait à l'inté­rieur de la C.E.L. et avec quelle probité intellectuelle et morale se forgent les outils.
C'est Maysonnave (Gironde) qui pose le problème de sa propre classe. Après avoir exposé comment il pratique le calcul vivant, motivé par la vie, il arrive aux difficultés de synthèse :
 
Les notions de base acquises, il faudrait des fiches pour prépa­rer à la résolution des problèmes. Il paraît admis que les élèves devraient d'abord être entraînés à de très nombreux problèmes à une opération, et j'ai pensé prendre les meilleurs manuels de calcul, en lire tous les problèmes, afin d'y découvrir le plus possible de cas d'emploi de chacune des quatre opérations. Puis, compliquer pro­gressivement les énoncés jusqu'à ceux du niveau du C.E.P. puisque, malgré tout et malgré tous, malgré les programmes et la pédagogie, c'est le C.E.P. qui règle le niveau des « études ». Mais si on arrivait sans mal, sans entorse aux principes pédagogiques les plus moder­nes, ce serait un beau résultat ! Et, après tout, si le C.E.P. est un épouvantail, n'est-ce pas un peu parce qu'on y prépare trop ? Et ne pourrait-on pas y arriver sans forçage, sans surmenage, « les doigts dans le nez » comme disent les sportifs. Les fiches réaliseront peut-être ce miracle.
Mais comment classer les problèmes ? Comment en connaître la difficulté progressive ?
Les pédagogues qui ont bien étudié la question pourront peut- être répondre, et peut-être le travail de Washbume nous apporte la solution cherchée ? Je vois deux sources de difficultés des problè­mes :
une question de faits (compréhension des faits de l'énoncé, relation des faits connus et du fait inconnu) ;
une question de raisonnement, de mécanisme psychologique (comment conduire les calculs).
Si les faits sont bien connus, par une écriture intelligente (l'armoire aux problèmes de J. Gal, les équations de Gras et Péju), on arrive assez facilement à l'enchaînement des opérations. Voici donc une méthode. A : la difficulté est dans la compréhension des faits ; l'enchaînement d'un fait et de plusieurs autres montre à celui qui cherche un problème l'enchaînement des nombres qui les traduisent ; donc la préparation d'un problème est une leçon de choses ; et nous voici amenés à considérer des séries de problèmes tels que : « contenance d'un vase rempli d'eau, « production du lait, de la crème et du beurre », « problèmes sur les avaries des mar­chandises », etc...
Il est une autre méthode : B : conduire de pair la difficulté psychologique et la difficulté de fait ; après avoir fait un problème très facile, y ajouter un fait nouveau (donc aussi un nombre nouveau) et chercher au deuxième la même question qu'au premier.
Exemple de deux problèmes successifs dans ce cas : 1° Un marchand achète à l'usine pour 374 francs de chaises. Avant de partir, il en demande une de plus. Il paie alors 408 francs au lieu de 374. Quel est le prix de la chaise ?
2° Même problème avec deux chaises de plus et 390 francs au lieu de 374.
Oui, mais là nous devinons le calcul fait par le marchand, il aurait été mieux sans doute de faire effectuer d'abord le calcul du fabricant (prix d'une chaise. X nombre de chaises) et ensuite seule­ment le calcul du prix de l'unité ; et nous voici presque revenus à la méthode A.
En somme voici, jusqu'à ce que je sois mieux documenté, ce que je considère comme la meilleure méthode :
Etude des cas d'emploi de chaque opération arithmétique, et, en même temps, étude concrète de la pratique de l'opération (dispo­sition des nombres, vocabulaire même).
Compliquer progressivement les faits et les nombres, en fai­sant pour chaque problème direct tous les problèmes inverses ou réciproques (problème simple : Achat -f- bénéfice = vente ; 2 pro­blèmes dérivés : V — A = B et V — B = A).
Dans un problème complexe, reconnaître les problèmes sim­ples déjà étudiés qui le composent.
Devant tant de difficultés à résoudre, je suis bien conscient de la faiblesse de mon effort individuel ; je pense que d'autres ont le même idéal ; je serais heureux de pouvoir apporter ma part de travail à l'œuvre commune ; je reconnais la difficulté qu'il y aura à organiser méthodiquement la coopération ; aussi j'accepte d'avance la tâche qui me sera confiée, même la plus modeste, même si je ne dois manier que la colle et les ciseaux.
R. Lallemand voit plus nettement le problème :
 
Au risque de passer pour un radoteur, je rappellerai que la qualité essentielle du fichier est la souplesse... Mais là où le fichier se présente sous son vrai jour, et avec sa souplesse la plus remar­quable, c'est lorsqu'il doit présenter en quelques secondes des problèmes répondant à un intérêt vécu, lorsqu'il est destiné à nourrir la vie scolaire telle qu'elle se déroule, sans aucun ordre prévu...
Avec plaisir les enfants vont faire les problèmes que leur pose la vie, puis les problèmes « supposés » mais sem­blables à ceux que pose la vie :
 
Peut-être même les demanderont-ils s'ils sont déjà habitués à notre fichier. Mais encore faut-il que les problèmes en soient classés d'après les notions qu'ils nécessitent. Nous pouvons alors passer du problème vécu aux notions qu'il suppose, ce qui est la vraie marche naturelle. On étudie parce qu'on en sent le besoin. Puis des notions, nous passons aux problèmes possibles, essayant, avec joie nos nou­velles acquisitions, nos « pouvoirs nouveaux ».
Il est un moyen très simple de retrouver très vite les problèmes combinant les notions que nous désirons approfondir, Nous établis­sons une fois pour toutes un classement par notions simples... En face de chaque notion, nous avons fait la liste des problèmes qui l’appliquent. Généralement, il n'y a que trois difficultés. Nous pou­vons souligner le numéro du problème quand il suppose une difficulté plus élevée que celle devant laquelle il est noté : surface du cylindre, 210 (ne peut être donné à ceux qui ne connaissent que la surface du cercle ; il parle du volume du cylindre).
Le plan établi, le classement est rapide, d'autant plus que la difficulté essentielle est déjà notée dans la page explicative du fichier actuel.
Nous n'espérons pas redonner aux élèves dépourvus d'intelli­gence ou de sens mathématique une aptitude que la nature leur re­fuse. Nous n'oublions pas que l'éducation se borne à développer au maximum les tendances naturelles. Mais le, classement permet au fichier de présenter le travail désiré au moment le plus favorable, avantage immense qui fait le succès de toutes nos techniques. Et ce n'est pas peu dire.
Voici l'opinion de F. Lagier-Bruno (Hautes-Alpes) :
 

 

Sans nier les avantages que présente ce. fichier au point de vue mécanique, pourrions-nous dire, s'il familiarise l'élève avec l'étude des nombres et des diverses opérations, il n'en reste pas moins vrai que l'opération du calcul doit être intimement liée aux centres d'in­térêt, ce qui nous a menés à penser que pour maintenir l'attention de nos élèves et l'activité dans nos classes, nous pourrions prévoir deux genres de problèmes.
1°) Des problèmes intimement liés aux centres d'intérêt ;
2°) Des problèmes complémentaires fournis par le fichier.
Une difficulté apparaît au premier abord. Dans l'école active où l'enseignement est à la merci de l'inspiration de l'enfant et de l'inté­rêt créé par une remarque, une réflexion inattendues, le maître sera parfois bien embarrassé pour trouver des énoncés de problèmes ap­propriés à l'activité de la classe du moment. D'autre part nous ne devons pas perdre de vue que l'enseignement du calcul doit être bien coordonné, que les problèmes doivent être gradués, et qu'enfin il y a certains problèmes-types que les élèves ne doivent pas ignorer.
Comment allons-nous procéder pour maintenir à notre classe toute son activité pour donner en calcul comme dans les autres ma­tières un enseignement à la fois vivant et rationnel ?
Il est bien difficile de formuler une règle générale, et nous disons tout de suite que le maître doit toujours se tenir en contact étroit avec ses élèves et les travailleurs qui œuvrent autour de lui. Il devra demander au paysan le prix de son blé, de ses pommes de terre, l'étendue de pré qu'il fauche dans un jour, au maçon la valeur des matériaux qu'il emploie, dans quelles proportions, il mélange la chaux et le sable pour faire du mortier, etc... Mais ce sont surtout les élèves qui pourront nous donner de précieux renseignements, si nous les avons habitués à questionner leurs parents, et les personnes qui les entourent, ils auront là le moyen de satisfaire leur curiosité, et ce sera du bon travail fait en dehors de l'école...
Mais la question devient de plus en plus large ; ce sont, au cours de l'année, une dizaine de camarades qui en­voient des rapports. Freinet leur adresse une circulaire polycopiée qu'il sera obligé de faire paraître en octobre suivant dans le bulletin, si nombreux sont les camarades qui se passionnent au Fichier de Calcul. Cette circulaire est pour ainsi dire « l'œuvre collective ». En voici le pré­ambule qui définit l'esprit de la collaboration intime régnant à la C.E.L. :
L'absence de place sur le Bulletin ne nous a pas permis de pousser l'étude du fichier de calcul comme nous l'aurions voulu. La question a cependant passionné un grand nombre de camarades. J'y ai réfléchi moi-même au cours de l'année, aidé en cela par les lettres ou articles de divers camarades.
Je vais vous exposer ce qui me paraît aujourd'hui la technique possible pour un enseignement du calcul répondant à nos besoins ; nous verrons ensuite les moyens de réalisation et le travail immédiat que nous pouvons entreprendre.
Je rappelle que la technique ainsi définie est déjà œuvre collec­tive, puisque ce projet a été établi après communications diverses de camarades, publiées ou non. Comme toujours, n'y voyez absolument aucun amour-propre d'auteur. C'est plutôt un rapport provi­soire que je vous demande instamment d'étudier, et de critiquer, afin que tous ensemble nous puissions au plus tôt jeter les bases solides de la nouvelle technique.
Résumons, pour gagner du temps, les données essen­tielles exprimées par Freinet :
 
1° Il y a à la base la recherche par les enfants eux- mêmes des problèmes divers que pose la vie.
 
Cette préparation des problèmes vécus peut nécessiter des enquêtes, des recherches hors de l'école, que les enfants iront entre­prendre librement avant d'élaborer les données définitives du pro­blème.
Vient ensuite la « préparation technique » au problème qui doit rester adapté aux intérêts du moment et répondre en même temps à certaines nécessités pédagogiques (pro­blèmes, cas mathématiques, etc...). C'est cette préparation qui est la plus délicate à réaliser et que nous devons rendre facile et pratique par un matériel approprié. Je propose — après, je le répète, examen des divers documents reçus (voir notamment articles de R. Lallemand et Lagier-Bruno) — l'établissement de l'édition de fiches spéciales, por­tant ce que nous appelons des problèmes-types. Ces fiches, que Lagier-Bruno appelle « fiches-mères », seront en même temps des fiches de référence :
 
Que dans le travail ultérieur une notion nous apparaisse insuffisamment connue, soit par un élève, soit par un groupe d'élèves, il nous suffira de donner les numéros de références sur lesquels se trouveront les renseignements précis concernant ces solutions, ain­si que les numéros de problèmes s'y rapportant et qu'on aura intérêt à reprendre.
Ce fichier est ainsi tout à la fois un fichier d'étude et de documentation, servant à la construction, par les élèves, de problèmes vivants, en relation directe avec le centre d'intérêt et à la révision des notions mal connues… sorte de pont jeté entre l'intérêt initial et les nécessités scolaires.
Le travail normal que nous venons de définir a surtout pour but de donner aux enfants le sens mathématique, de faire comprendre les fondements sociaux du calcul scolaire, de leur apprendre à voir, sous les données plus ou moins abstraites et conventionnelles des problèmes courants, la réalité vivante. Nous parvenons ainsi à nor­maliser l'enseignement du calcul comme nous avons normalisé l'en­seignement de la langue.
Mais il y a comme un troisième aspect du problème :
 
Les programmes et les examens nous mettent dans l'obligation d'enseigner à nos élèves des notions qui ne peuvent pas être normale­ment incorporées à leur vie et auxquelles il nous faut cependant penser en tâchant de neutraliser au maximum les conséquences regrettables de cet autre bourrage officiel.
C'est pourquoi nous adjoindrons à nos fiches-mères d'étude et de documentation un fichier d'exercices ; ce seront des problèmes conformes aux programmes et aux examens, classés par types cor­respondant à nos fiches-mères et dont les 200 fiches parues seraient un spécimen assez imparfait.
Nos fiches mères seront sur format fiches : demandes et ré­ponses seront sur la même fiche. Les fiches d'exercice seront sur format 10,5 X 13,5 et comporteront une fiche-demande et une fiche- réponse.
Et après avoir analysé l'aspect du problème dans les divers cours et resserré le problème en des directives sim­ples, accessibles à tous, Freinet conclut :
 

 

Il ne faut certes pas nous dissimuler l'importance ni les difficul­tés de cette besogne. Mais notre groupe doit parvenir à un résultat pratique. Je serais heureux si vous pouviez déjà vous choisir un travail dans ce plan d'ensemble : dire par exemple : je pourrais m'occuper de rechercher des problèmes-types pour C.P. ; ou bien présenter des problèmes gradués pour ce même cours, etc...
Nous nommerons ensuite un camarade chargé de la mise au point de chaque section et nous publierons dès que possible.
Nous avons tenu à donner de longs extraits des arti­cles qui sont les contributions individuelles à un travail commun, pour faire comprendre combien est intime la collaboration de chacun à l'œuvre de tous, et combien la critique permanente est condition de perfectionnement et de progrès. L'outil forgé par l'intuition et la logique des ca­marades, modifié, mis à l'épreuve, a toutes les chances d'avoir enfin les qualités requises. Ainsi se concilient la pratique et la théorie dans une synthèse efficiente.
 
Un exemple plus éloquent encore de travail collectif nous est donné par la « construction », si l'on peut dire, d'un autre outil coopératif : le « Dictionnaire ». L'idée, proposée par Poujet, retenue par Freinet, encouragée par Lallemand, va peu à peu prendre de l'ampleur, et susciter une discussion au Congrès de Bordeaux. Freinet va, dans les semaines à venir, essayer de déterminer, sans idée préconçue, quels avantages pourrait apporter dans nos classes un dictionnaire spécialement adapté aux enfants. Il lance d'abord auprès des camarades une enquête, leur demandant de préciser : l'emploi qu'ils font du dictionnaire dans leur classe, les défauts et qualités de cet indispensable outil, et quels avantages les maîtres demanderaient plus spécialement à un véritable dictionnaire pour enfants. Les réponses reçues sont excessivement intéressantes, les unes favorables au nouveau dictionnaire, les autres contre, mais toutes montrant dans le détail la vie même de la classe, la richesse inouïe de l'organisation du travail scolaire dans toutes les écoles publiques véritables écoles expérimentales où s'élabore la pédagogie populaire.
 
Nous ne pouvons nous attarder longuement sur ce sujet que nous retrouverons au cours des années à venir, et qui sera encore une fois un exemple. Notons au passage le démarrage rapide de la « Bibliothèque de Travail », au­tre outil remarquable de la classe sans manuels. Le pre­mier numéro, « Diligences et Malle-postes », réalisé par Carlier, paraît en novembre 1931. Les camarades sont enthousiasmés par une telle réussite et tout de suite ils partent à la chasse des sujets à traiter. Une mention spé­ciale doit être accordée à Ruch, Domfessel (Bas-Rhin) pour le gros travail qu'il devait fournir dans la recherche de brochures internationales susceptibles d'être utilisées par nos classes ; plus spécialement, il étudie les documents allemands en tant que responsable du groupe d'étude du mouvement pédagogique allemand. C'est tout un travail profond, méthodique, qu'il met en chantier et qui englobe tous les aspects de la connaissance et de la culture. Devant le sérieux de telles recherches, qui hélas ! ne passeront pas sur le plan des réalisations, faute d'argent, on ne peut que regretter la pauvreté qui toujours réduit à néant les plus enthousiasmants de nos projets. Toujours pour l'édition des B.T., Gauthier prospecte les sciences naturelles (flore, faune, roches) et établit lui aussi une longue liste de sujets à traiter qui peut être considérée comme un réservoir pres­que inépuisable auquel aujourd'hui encore l'on pourrait puiser.
 
Il faut saluer aussi en cette année 1931-1932 l'utilisa­tion d'un outil qui restera l'un des meilleurs de la C.E.L. : le « Camescasse », que nous avons salué au passage, l'ini­tiateur mathématique réalisé par le génial Camescasse. C'est Camescasse qui présente lui-même son enfant dans l'Imprimerie à l'Ecole d'octobre 1931. Il a voulu, par son initiateur mathématique, concrétiser l'arithmétique que Jean Macé a si objectivement exposée dans « l'Arithméti­que de grand-papa », et concrétiser aussi la table de Pythagore, et, en fait, toutes les Mathématiques primaires. Dans une série d'articles, Freinet présente ce matériel, en ex­plique la manipulation, les divers usages, et la géniale conception. Voilà un complément à ajouter aux vertus du « Fichier de calcul », et voilà aussi un peu didactique, un jeu de construction, à mettre à la fois entre les mains des plus petits élèves comme des plus grands.
 
Plus spécialement, attardons-nous à la « technique pé­dagogique ». Pichot (E.-et-L.) expose pour ses camarades comment dans sa classe se déroule une journée de classe. Citons un passage ayant trait au texte libre :
Enfin vient le choix du texte : chaque groupe a son jour. On vote, mais le maître accorde un droit de faveur aux poésies quand elles sont passables, aux textes racontés de vive voix, ou aux tendances historiques (souvenirs des grands-parents). Une fois par mois, on relate les nouvelles saillantes. Enfin, si un ostracisme mar­qué boycotte les bons textes d'un camarade impopulaire, le maître intervient. Enfin, des rédactions collectives permettent au maître de faire saisir le travail d'ordonnancement des idées et de style...
Rousson (Gard),a rajeuni le travail par équipes et crée « le travail par chaînons » :
 
J'ai divisé ma classe en trois chaînons. Chaque chaînon a élu son chef de chaînon (révocable).
Chaque chaînon a une tâche de propreté, une tâche de discipline et une tâche culturelle.
Voici comment je comprends cette dernière tâche :
a) les élèves n'ont aucun livre de sciences ;
b) demain samedi je dois leur parler des leviers et des balances;
c)   je prépare ma leçon ;
d) le chaînon numéro 1 (huit élèves) prépare lui aussi cette leçon.
Le chef de chaînon distribue à chacun de ses coéquipiers un livre de sciences, aucun livre du même auteur, et les documents se rapportant aux balances et aux leviers.
Demain la leçon sera ainsi faite. Les élèves de l'équipe numéro 1 auront fait au tableau les dessins se rapportant à la leçon et au­ront rassemblé les matériaux de démonstration. Sous ma direction ils expliqueront aux autres ce qu'ils savent ; je compléterai ou corrigerai suivant le cas. Ainsi tous les enfants auront connu l'essentiel des explications fournies par divers livres.
L'équipe numéro 3 a à lire 8 livres d'histoire différents sur Jeanne-d'Arc. Chaque élève racontera la lecture qui lui aura plu le plus et je tirerai les conclusions et dégagerai la leçon.



L'équipe numéro 2 s'occupe de la Géographie.
La semaine prochaine, l'équipe numéro 1 aura l'Histoire ; l'équi­pe numéro 2 les Sciences ; l'équipe numéro 3 la Géographie, et ainsi de suite.
Une série d'études très sérieuses au sujet de l'appren­tissage de l'écriture a lieu dans la revue de novembre par Ruch. Il s'ensuit un échange d'idées fort intéressantes en­tre Mme Guéritte et Ruch au sujet de la cursive et du script dans lequel défilent toutes les compétences qui ont acquis une notoriété à s'occuper de cette question de l'écriture qui reste des plus actuelles et des plus importan­tes : Dottrens, Zimiermann, Legrün, Soennecken, Mlle Poignon, Kuhl. L'apprentissage de la lecture, tout autant que celui de l'écriture, est un des soucis permanents de nos maîtres, et continuellement en chantier parce que toujours la pratique suscite des aspects nouveaux qui modifient la structure même d'une discipline revisible. Faisant la cri­tique du livre de Dottrens et E. Margairaz, « L'appren­tissage de la lecture par la méthode globale», Freinet con­clut :
 
Seule l'imprimerie peut apporter la solution idéale en ne subordonnant pas l'expression enfantine à des difficultés extérieures parfois insurmontables. Les éducatrices y gagneront une plus gran­de souplesse dans leur technique ; elles se rapprocheront davantage encore de l'enfant et les dernières survivances scolastiques, dont on trouve quelques traces encore dans le travail de Mlle Margairaz, disparaîtront définitivement.
Nous l'avons déjà dit : ce qui, dans les classes supérieures de l'école maternelle et à l'école enfantine doit occuper à notre avis la place centrale, c'est la rédaction et la composition commune et journalière d'un texte passionnant les enfants, — même si ceux-ci ne savent pas le lire. Ce sera là l'élément essentiel vivificateur au­tour duquel pourront s'organiser les diverses activités de la classe ; le trait d'union tout à la fois entre les enfants et la vie ambiante, entre les enfants et l'éducateur. Nous sommes persuadés que ce travail central suffirait à lui seul, en tant qu'exercice de français, pour l'acquisition normale — nous ne disons pas rapide — de la lecture...
C'est pour cette même raison de vie que nous ne séparons pas aussi sévèrement que le fait Mlle Margairaz la phonétique de la lecture. Chez nous le texte est normalement pensé, puis parlé, écrit, composé, illustré. C'est, il nous semble, la marche normale, ce qui ne nous empêche pas de condamner radicalement toute leçon de lecture. On le voit, nous ne préconisons pas seulement l'imprimerie à l'école comme procédé technique permettant d'imprimer des textes utiles à la lecture globale. Nous voulons que, par l'imprimerie à l'école, la vie de l'enfant soit vraiment au centre de la classe et qu'on abandonne définitivement tous les exercices scolastiques nouveaux ou anciens qui seront avantageusement remplacés par l'activité joyeuse et libre.
Granier (Isère) expose en deux longs articles la tech­nique de sa classe pour l'apprentissage de la lecture. Une citation nous fera comprendre en quelque sorte la globali­sation naturelle que l'enfant apporte à cet exercice de lecture :
 
La lecture du texte imprimé comporte nécessairement plusieurs séances.
Lorsque tous les élèves de la section préparatoire ont lu, puis rempli leur composteur, ils impriment la composition avec l'aide du maître et chacun d'eux en reçoit un exemplaire.
Le dessin est l'un des aspects les plus significatifs de la personnalité enfantine, et, chez les tout-petits, se place sur le même plan que l'écriture, avec cependant un facteur de plus totale spontanéité.
Au cours de cette année 1931-1932, je continue une série d'articles sur l'évolution du dessin d'enfant, test glo­bal de la personnalité enfantine, et Ruch y ajoute son point de vue plus classique, des critiques de livres sur les dessins d'enfants, si bien que cette question très impor­tante, qui restera l'un des côtés les plus séduisants de l'ac­tivité spontanée de l'enfant, est traitée sous ses aspects les plus essentiels, et oriente les camarades dans une voie de compréhension des graphismes enfantins qui nous ouvrira la route des vraies richesses.
 
Dans le même ordre d'idées, touchant l'expression spontanée de l'enfant, il faut citer les remarquables arti­cles de L. Darche (Isère) qui font défiler comme un film toutes les caractéristiques de la pensée enfantine et qui sont en fait un cours vivant, spontané, de psychologie humaine et sensible. Voici par exemple un aspect de la liberté de l'enfant, vu par Lina Darche :
 
On demande, à l'enfant un effort dont il ne peut comprendre la portée ; un effort qui non seulement n'a pour lui aucun sens, mais qui est une perpétuelle atteinte à la nature, à la vie... « Appren­dre à faire un effort », c'est exiger de l'enfant qu'il lutte, — pauvre gosse ! — contre le bouillonnement de la vie qu'on lui a transmise ; c'est ôter de son horizon tout ce qui appelle la sève ; c'est annihiler les plus beaux dons par l'inanition ; c'est avorter la volonté pour rester le maître ; c'est favoriser la dissimulation...
« Apprendre à faire effort », c'est, enfin, prétendre préparer la vie sans la vie.
Or, les résultats sont là, probants.
L'école traditionnelle va nettement à rencontre du but, elle ne produit que des générations enclines au moindre effort.
Préparer à la vie ? Certes ! Mais par la vie, par la liberté.
Un apprenti s'exerce-t-il à son métier sans toucher aux outils ? Or, l'enfant est mieux qu'un apprenti, car il est plus ingénieux que son maître.
Il faut voir agir l'enfant en toute liberté dans une classe pour mesurer à quel point on le méconnaît et pour découvrir tout ce que les méthodes traditionnelles ont de barbare.
Ce besoin incessant d'activité qu'il manifeste, n'est-ce point la source jaillissante des énergies qui se fortifieront au contact de la vie ? Et cette avidité à construire, fabriquer, créer, à s'employer utilement, n'est-ce point déjà l'éveil de l'effort réfléchi vers lequel tend l'éducation ?
Nous parlions de liberté. La liberté !... A l'école comme dans la vie, c'est assurément quelque chose de bien relatif, et ce n'est plus qu'un mot dépourvu de sens quand on a les bras liés par l'indi­gence. La liberté, disons-nous, dans un milieu organisé selon les besoins de tous et de chacun, voilà tout le secret de l'éducation.
Nul besoin d'apprendre à l'enfant quoi que ce soit ; nous avons plus à apprendre de lui qu'il n'a à apprendre de nous. Il saisit d'instinct dans le milieu ce qu'il a besoin de connaître aux divers stades de son évolution, et il se crée lui-même une technique de travail à sa mesure. Il n'a que faire des procédés de l'adulte qui le dépassent.
Il suffit que nous soyons les spectateurs bienveillants, discrets, vigilants, prêts à pourvoir aux besoins de l'heure.
Et par cette liberté profonde de l'enfant, Lina Darche obtient dans sa classe maternelle des réussites à jet conti­nu ; tous nos anciens camarades se souviennent des expo­sitions qu'elle fit à nos Congrès comme aux Congrès d'Edu­cation nouvelle, et quelle admiration suscitaient les chefs- d'œuvre — le mot n'est pas trop fort —, que ses gamins réalisaient comme en se jouant. Et voici le secret de ces chefs-d'œuvre :
... L'une des surprises les plus savoureuses pour moi fut le dédain de mes élèves pour mes suggestions et leur franche hardiesse à vouloir une réelle liberté.
Leur liberté ! ils l'ont conquise, mes petits, c'est magnifique, et loin d'en être humiliée j'en ai éprouvé une profonde joie. Ils l'ont conquise, dis-je, car ce n'est pas du jour au lendemain qu'on se libère de l'empreinte traditionnelle.
On a dit et répété sous diverses formes qu'il faut savoir atten­dre ; ce n'est pas assez dire, et j'ajoute : il faut lutter contre le besoin qu'on a d'obtenir des résultats immédiats et tangibles, ten­dance qui n'est pas peut-être dépourvue de tout égoïsme.
En s'acheminant dans la voie nouvelle, l'éducateur doit dépouil­ler sa vieille mentalité, refaire sa propre éducation, et voir l'enfant sous un angle nouveau. Il n'y a rien là d'impossible et il sera aidé dans cette tâche par l'enfant lui-même dar ce sont les propres réac­tions de l'enfant dans leur vie nouvelle, qui régleront le rythme de la vie de l'éducateur.
Et en définitive, après les tâtonnements du début, la tâche est beaucoup plus simple, puisque nous entrons dans une voie nouvelle qui nous épargne l'antagonisme permanent, sourd ou avoué qui dans les méthodes traditionnelles existe entre l'éducateur et l'enfant.
Dans la vie nouvelle, cette lutte fait place à une allégresse qui devient le partage de l'enfant et du maître.
Attendre... Cette nécessité m'est apparue évidente, particulièrement à travers mes expériences sur le dessin et la peinture.
Attendre... et avoir foi en l'enfant...
Pour me retremper dans cette foi, il me suffit de revoir les premiers essais de mes élèves, et de resuivre leurs travaux à travers les mois de l'année. J'ai refait ce pèlerinage ces jours-ci pour m'imprégner de cette sage patience qui tempère le besoin trop avide du mieux.
Inscrivons donc sur chaque feuille, avec le nom de l'enfant, la date d'exécution du dessin. Cela permet un classement fort intéres­sant à divers égards.
La première année, dans ces sortes d'expériences, il arrive d'avoir des instants de découragement, très courts d'ailleurs.
Il y a parfois arrêt dans les progrès, quelquefois même régres­sion, et l'on a alors l'impression que l'enfant a donné tout ce, qu'il pouvait donner.
Mais bientôt se manifeste une nouvelle explosion, un nouveau bond en avant qui stupéfie et émerveille. Ce temps d'arrêt correspondait simplement à une période d'incubation.
D'où nécessité d'attendre pour respecter l'évolution latente des facultés créatrices de l'enfant.
Le dessin et la peinture permettent à l'enfant de faire la syn­thèse de ce travail latent ; ils sont le canal où viennent se déverser des voies encore enténébrées ; le flot calme et régulier, non exempt de tous remous qu'alimentent des sources encore inconnues qui sourdent des profondeurs et qui cherchent leur voie à travers les obsta­cles du chaos. C'est le cours naturel d'une vie en gestation, la vie de la pensée dont l'expression même est une condition de dévelop­pement et d'enrichissement, vie qui cherche son équilibre et son rythme, et qui, lentement, s'édifie plus ou moins harmonieusement selon le milieu où elle germe et grandit...
Deux formules de Claparède me reviennent à l'esprit, dont la concision éclaire ma pensée :
L'exercice d'une fonction est la condition de son développement.
L'exercice d'une fonction est la condition de l’éclosion de cer­taines autres fonctions ultérieures.
Ainsi donc, tant qu'on entravera l'enfant dans son besoin d'expression et tant qu'on ne répondra pas à son avidité pour le dessin et la peinture, on n'aura pas fait de l'éducation au sens profond du mot...
De l'expression graphique, passons à l'expression littéraire, ou plutôt à cet euphémisme qu'en est le texte libre, et dans ce texte libre attardons-nous sur ce qui con­crétise un permanent souci du maître : la grammaire. On écrit, dit Freinet, sans connaître la syntaxe (heureuse­ment !) comme on parle, en ignorant les règles de l'élo­quence (heureusement encore, et pour Freinet spécialement !...). Si l'on peut écrire sans connaître la syntaxe, pourquoi donner à celle-ci la meilleure part ? Renversons le rapport : donnons au texte libre la part d'honneur, ample, exigeante, et ne retenons de la grammaire que le minimum indispensable qui évite de nous ranger parmi les illettrés : de cette considération logique qui met l'accent sur la pratique d'écrire, Freinet fait la Grammaire en qua­tre pages :
 
Ce n'est pas une gageure ; nous n'avons fait aucun pari de condenser en quatre pages — peut-être sera-ce même en trois ! — le contenu de tous les manuels de grammaire. Notre entreprise est d'une portée pédagogique autrement considérable, puisqu'elle vise à simplifier vraiment notre enseignement pratique de la langue grâce aux techniques nouvelles que nous avons introduites dans nos classes.
Personnellement, je ne suis pas grammairien, loin de là ! L'avouerai-je même : lorsque, après la guerre, je repris, à demi convalescent, une classe préparatoire, je constatai avec un peu de surprise que j'avais presque totalement oublié toutes les règles de grammaire. C'est à peine si je distinguais encore dans les temps quelques formes simples : l'indicatif présent, l'imparfait, le futur, le conditionnel. Je ne savais plus si le passé simple devait, oui ou non, s'appeler passé défini, — je me le demande encore en écrivant ces lignes, — et la chaîne : bijou, chou, caillou… revenait pénible­ment sans hésitation.
Ne parlons pas de toute la foule de pronoms, d'adjectifs, d'adverbes, de prépositions, etc... dont je savais l'emploi sans pouvoir les distinguer avec précision. Et pourtant je venais d'écrire un petit livre qui ne manquait pas d'émotion, et je savais, d'une plume assez vive, défendre mes droits, — car nous croyions encore, en ce temps- là, avoir des droits, alors que nos chefs, hiérarchiques ou non, s'ap­pliquent à nous montrer chaque jour depuis que ce mot a complè­tement changé de sens avec l'actuelle évolution... démocratique.
Je ne me suis pas ému. Je savais écrire d'une façon convenable : je sentais bien que c'était l'essentiel, que tout le reste, toutes ces chinoiseries grammaticales, étaient surtout inventions scolastiques, et que si, moi qui avais eu, jusqu'à 18 ans, le crâne bourré par maîtres et manuels, pouvais sans grand dommage oublier les neuf-dixiè­mes de la grammaire, c'est que celle-ci, telle qu'on me l'avait ensei­gnée, n'était ni vitale ni indispensable, et que la voie suivie jusqu'à ce jour ne répondait pas aux besoins d'élèves qui, dans la vie, n'ont que faire de terminologie.
Je n'ai, depuis, tenté aucun effort pour apprendre à nouveau cette grammaire des manuels. Et je me hâte de condenser ici, avant qu'il ne soit trop tard, ce que je crois suffisant et profitable pour notre école primaire. Car la déformation professionnelle nous mar­que dangereusement : à force de revoir tous les ans les mêmes prin­cipes, les mêmes règles avec leurs exceptions, nous les incorporons à notre fonction et à notre vie, jusqu'à ne plus comprendre que ceux dont la profession n'est pas de rabâcher ces éléments puissent, avec tant de désinvolture, en négliger complètement la contestable valeur.
Toutes ces précautions pour bien prévenir nos camarades — et aussi les spécialistes qui nous liront, — que je ne prétends pas à l'érudition grammaticale. Je puis commettre des oublis qui méri­tent d'être réparés et des erreurs que je rectifierai avec plaisir, heureux justement si ces lignes peuvent susciter encore une fois entre nos camarades une collaboration profitable.
Tel est l'esprit de la grande simplification tentée par Freinet. Il va sans dire que ce « simplicisme » n'est pas du goût des grammairiens. Mais l'un des meilleurs, A. Fon­taine, n'a-t-il pas écrit :
 
Le meilleur grammairien n'est pas celui qui sait beaucoup de règles, mais celui qui démêle le mieux cet écheveau compliqué de l'emploi des formes, celui qui comprend et explique, le mieux les rapports de ces formes avec la marche, non avec l'objet de la pensée ?
Là est toute la nécessité de la réforme. Le grammai­rien primaire en la personne de Pascal, de Pourcieux (Var) est moins accommodant car son érudition lui donne droit de regard sur les censures hardies que préconise l'icono­claste :
 
En cinq articles, d'octobre à février, Freinet nous a décrit ici, pour notre régal et notre profit, son expérience personnelle de « clarification pratique de l'étude grammaticale à l'Ecole primaire». Louable travail bien propre à détourner à temps les jeunes de ce « carcan grammatical » que les éditeurs de manuels n'allègent guère.
Mais à cette si intéressante série d'articles, j'aurais aimé une conclusion ; j'aurais aimé que Freinet bravât l'épreuve redoutable de la rédaction — non plus de commentaires à l'usage des maîtres — mais d'une « Grammaire française en quatre pages » ad usum Delphini, viatique nécessaire et suffisant pour le porteur de cartable de l'école primaire.
En quatre pages ? Voire ! Belle gageure ! Qu'on me permette de croire que « quatre » signifie au moins vingt ou vingt-cinq, un nombre indéterminé, dans le sens où l'emploie La Fontaine :
« Notre lièvren'avait que quatre pas à faire. » ou Sévigné :
« J'écris quatre mots à Mme de La Fayette...
« Pour quatre jours qu'on a à vivre... » ou Corneille :
« A quatre pas d'ici je te le fais savoir ! »
 
Ce dernier vers, Freinet ne me le jettera pas en réponse. S'il voulait relever mon défi et écrire en quatre pages — littéralement, — les observations grammaticales qu'un enfant est amené à faire pour orthographier sa langue et en comprendre le sommaire mécanisme, j'en serais pourtant heureux, car nous aurions là un texte, base d'une discussion précise.
Ce texte d'une grammaire enfantine, d'une grammaire minima, qu'on le conçoive sous la forme de fiches d'histoire que nous prépare Gauthier (du Loiret), ou sous la forme d'une brochure de 24 pages de la Bibliographie de Travail, récemment inaugurée, me semble d'une utilité pratique des moins contestables...
On fait de la grammaire comme un herboriste ; Freinet l'expose parfaitement en son étude. Mais, par haine du manuel, pourquoi honnir qui recourrait ensuite, au court mémento où seraient proprement relevées les acquisitions faites ? « La vie enseigne, le livre précise. »
Mais herboriser en musardant à travers les textes (les textes des rédactions enfantines sont les meilleurs), est insuffisant pour arriver rapidement à une bonne orthographe usuelle. Il y faut l'analyse.,. c'est-à-dire l'examen des pièces, en nombre si limité, de ces rudimentaires mécanismes que sont les propositions et les phrases. Apprendre à analyser les phrases usuelles simplement, à voir clair dans leur construction, serait superflu s'il s'agissait seulement d'ap­prendre la langue orale : mais la langue écrite qui ne souffre pas d'incorrection ! mais l'orthographe !...
Freinet cite complaisamment une formule suggérée par l'illus­tre Fernand Brunot : « N'enseigner la grammaire ni pour l'analyse, ni par l'analyse. » Non pour l'analyse ? D'accord : c'est pour l'ortho­graphe. — Non par l'analyse ? les 954 pages du célèbre ouvrage « La Pensée et la Langue » que j'aime à relire, n'ont pas réussi à m'en persuader. Et vous savez avec quelle aimable érudition M. Brunot y montre à chaque ligne que la langue française est un phénomène complexe. Mais si les nuances de pensée sont innombra­bles, c'est en rédaction que nous les mettons en œuvre, et non en grammaire, et celle-ci n'a pour âme qu'une logique rudimentaire et pour corps un nombre d'éléments bien limité.
Encore que ce nombre d'éléments anatomique n'excède guère 20, il faut plus de quatre pages pour le dire dans un Mémento enfantin.
Mais Lallemand accroche lui aussi le grelot. Comme toujours, il a beaucoup à dire car il « sait » vraiment beau­coup.
Freinet a publié sa « grammaire, en quatre pages ». Je m'inscris aujourd'hui pour battre ce record, que je voudrais réduire à... zéro...
... Mais l'orthographe, direz-vous ? L'idéal serait de la sim­plifier. En attendant, nous devons distinguer entre la grammaire, technique du langage dont les règles se trouvent condensées dans l'exercice d'analyse, et l'orthographe, dont la difficulté consiste à placer au bon endroit, et automatiquement, quantité de lettres muet­tes. Chacune a ses règles particulières, que leurs points de contact ne doivent pas nous faire oublier.
Résolument, Lallemand aborde le problème pratique : que demande-t-on à l'élève au C.E.P. ? Dictée (orthogra­phe d'usage et d'accord), questions (sens de mots, intelli­gence du texte, familles de mots, etc...), conjugaison (accord avec le sujet, terminaisons), analyse (nomencla­ture et rapports des éléments de la phrase), et avec cet esprit méticuleux qui est sa marque, dans une série d'articles, Lallemand entre dans les détails que concrétisera en partie le « Fichier de Grammaire » dont il prendra la res­ponsabilité. Sa conclusion, la voici :
 
Nos quatre pages ne verront donc systématiquement que l'Ana­lyse et l'orthographe d'accord. Il ne s'agit ici que d'un plan nouveau, non d'une méthode dont l'exposé ferait déborder singulièrement la matière au-delà du terme que nous nous sommes fixé. Nous ne sui­vons donc pas un ordre pédagogique, persuadés d'ailleurs que la grammaire peut être étudiée en partie à l'occasion de remarques vécues. Les indications méthodologiques que l'on y trouvera étaient inévitables.
Enfin, après la grammaire et l'orthographe, nous verrons tout ce qu'on peut tirer d'un fichier de grammaire, conjugaison, voca­bulaire et orthographe, pour permettre à la fois un travail gradué et individuel, et des références rapides et claires lorsque se présente spontanément un « centre d'intérêt grammatical ».
Et ce sera l'origine du « Fichier de Grammaire ». (Eh fait, ceux qui lisent aujourd'hui la B.N.E.P. « La, gram­maire en quatre pages » auront la réponse au défi lancé par Pascal).
 

 

Mais les mêmes outils, nés des mêmes besoins de l'édu­cation populaire, ne sont pas utilisés par ces maîtres de la même façon. Chacun se réserve le droit d'en décider l'usage qu'exigent les nécessités de sa classe, et de les manier avec opportunité et profit. Il y a là une question d'adaptation aux réalités de l'école, à celles du milieu, et aussi à la mentalité du maître qui n'est pas, tant s'en faut, malléable à merci ! Cette introduction prudente des outils nouveaux dans les écoles publiques, leur rendement, seront heureusement facilités par cette chaîne vivante qui unit les écoles entre elles : les échanges interscolaires. On ne dira jamais assez combien cette technique pédagogique de mise en commun des richesses intellectuelles des écoles est un ferment constant d'initiative et de compréhension. Nous avons vu déjà comment l'enseignement de la Géo­graphie (Granier) et de l'Histoire (Gauthier) avait été élargi, vivifié par les échanges de documents, de curiosité, qui unit des Classes correspondantes. Ce sont maintenant des échanges de photos et de films qui apportent leur maxi­mum d'intérêt. Bourguignon et J. Roger prennent, au. Congrès de Limoges, l'initiative d'une équipe de «filmeurs» régionaux, et des caméras Pathé-Baby circulent dans les écoles. Il est des réussites certaines : à Saint-Paul nous prenons des films documentaires : La Rose de Mai et la Fleur d'Oranger — Saint-Paul — La classe — La prome­nade scolaire. Dans les Hautes-Alpes, on tourne les sports d'hiver : le Ski — La Luge — La glissade. Et ainsi dans chaque département. Mais, faute d'argent, les innovations restent prudentes, et c'est comme toujours la pauvreté qui limite la réussite.
 
Ce sont les camarades Faure (Isère) qui ont la res­ponsabilité des échanges interscolaires nationaux. Après le Congrès de Limoges, ils rédigent à ce sujet un long rapport dans lequel ils font le point des avantages de la correspondance interscolaire au cours de l'année précéden­te. Nous citerons un passage de ce rapport dans lequel se reflètent les aspects sociaux des échanges, et qui prouve combien l'école est liée aux conditions de milieu et de classe :
 
Nous avons vu, cette année, la crise pénétrer à l'Ecole et domi­ner la vie de l'enfant. Des faits vécus, vivants, sensibles, parlent par eux-mêmes... A côté des textes se rapportant au chômage et aux misères des ouvriers et des paysans, nous avons vu des écoles organiser, parce qu'étant dans des pays plus favorisés, des secours à leurs camarades fils de chômeurs. Il nous semble, en définitive que les échanges nationaux ont suscité cette année une vie nouvelle plus profonde encore, plus large et plus humaine dans nos classes, et cela nous pouvons l'ajouter aux bénéfices moraux de l'imprimerie à l'école.
C'est Hulin qui apporte à son tour la preuve de cette entr'aide instructive qui unit les classes correspondantes :
 
« Vivre par l'imprimerie ». C'est bien grâce à elle, que nos élèves vivent leur vie, expriment cette vie. C'est bien grâce à elle qu'ils voient vivre et quelquefois souffrir les autres, leurs petits correspondants.
Ils vivent et partagent leurs joies. Ils vivent et partagent leurs peines. Nous en avons eu dernièrement de touchantes preuves : l'un de mes élèves dont la famille souffre particulièrement de la crise (chômage, pas de chauffage, nourriture insuffisante, mala­die...) a exprimé la misère du foyer dans un texte touchant que la Gerbe a publié.
Peu après, nous recevions de divers endroits des secours en argent, en nourriture, en vêtements. Ces secours ont été distribués à la grande joie des petits enfants et de leurs parents.
Tous ces envois étaient précédés ou suivis de lettres bien naïves parfois, toujours touchantes. Les maîtres ont tous ajouté leur mot. Ce fut un encouragement. Nous avons pu organiser un goûter où nous distribuions une tartine, et, soit un morceau de chocolat, soit une demi-pomme, soit du beurre (luxe pour ces petits).
A titre d'exemple des mouvements vraiment touchants que le récit de cette misère a engendrés, citons le récit de ce petit mon­tagnard qui voulait nous envoyer du charbon de bois — son père est charbonnier — citons cette petite fille, qui, ennuyée d'être pauvre et de n'avoir rien à donner, nous envoya son goûter : une pomme, qui fut jointe à un colis de vêtements.



La « correspondance internationale »par l'Espéranto ouvre l'horizon des écoles la pratiquant, et, en fait, de toute la C.E.L., car la pratiquent aussi les maîtres heureux de prendre contact avec leurs collègues étrangers. Par elle, un échange permanent s'établit entre les éducateurs français et étrangers, et l'on a ainsi un panorama de la pédagogie internationale en même temps que des parti­cularités sur les écoles participant aux échanges. Il est impossible de retracer ici le travail énorme que firent dans ce domaine Boubou et surtout Bourguignon, qui, en même temps qu'ils donnent leur cours d'Espéranto, font rayon­ner à l'Etranger l'esprit C.E.L., comme ils font profiter la C.E.L. des initiatives les plus intéressantes de la péda­gogie étrangère. Chaque numéro de la revue consacre quatre à cinq pages à cette importante question de la correspondance internationale et de la documentation étrangère qui en résulte. Boubou étudie de près l'esprit partisan des correspondances internationales organisées par « l'Office de Correspondance du Musée Pédagogique » et la « Croix-Rouge Française » qui écartent du réseau des correspondances internationales la jeune République soviétique, et, avec Bourguignon, ils lancent un grand questionnaire visant à établir une solide organisation de correspondance internationale dans les cinq langues les plus courantes : Espéranto, Allemand, Anglais, Espagnol, Portugais : « Direction générale du Service H. Bouguignon », instituteur, à Saint-Maximin (Var).
 
Espéranto :
1.    Bourguignon.
2.   Barthélémy, à Antonaves (Hautes-Alpes).
3.    Lallemand, 11, avenue de Lérins, Cannes (A.-M.).
4.    Boubou, 96, rue Saint-Marceau, Orléans (Loiret).
Allemand :
1.    Vovelle, directeur d'école, Gallardon (E.-et-L.).
2.    Ruch, Domfessel (Bas-Rihin).
Anglais :
1.   Mme Tenaille,Bénévent-1'Abbaye (Creuse).
2.    Boubou.
Espagnol :
Mlle Saint-Martin Lavardac (L.-et-G.).
Portugais :
Mme Audureau, Pellegrue (Gironde).
 
Il faudrait un livre entier pour montrer la belle réussi­te que fut du point de vue pédagogique et humaine la correspondance internationale organisée par nos camara­des. En fin d'année 1931-1932, Bourguignon écrivait :
 
100 écoles, sans compter les nombreux camarades dont nous possédons l'adresse, se sont fait inscrire depuis octobre et ont usé à peu près régulièrement de nos services de traductions. L'esperanto recueille de plus en plus la faveur de nos camarades, et cet engouement se traduit par des demandes nombreuses visant l'étude de la langue. Besoin profond auquel je me persuade de plus en plus qu'il faudra répondre, dans le cadre propre de notre activité et par nos moyens personnels.
Si l'on considère que toutes les demandes concernant l'U.R.S.S. soit 56 ; l'Allemagne, 50 ; l'Espagne, 6 ; la Hollande, 3 ; la Suède 2 ; l'Estonie, 2 ; ont reçu pleine satisfaction, en même temps que 7 demandes concernant l'Angleterre, on en arrive à un total minimum de 135 écoles étrangères correspondant avec les nôtres, soit, en somme, des échanges reposant sur un chiffre de 250 correspondances mutuelles régulièrement établies, mettant en relation 2.000 petits imprimeurs de chez nous avec plus de 3.000 jeunes camarades étrangers. Et encore, ces chiffres ne peuvent-ils être considérés comme définitifs, du fait je le répète que nous n'avons aucune donnée plausible en dehors du contrôle de notre service.
C’est donc, au bas mot, près de 6.000 enfants mis en relations, après dix-huit mois de travail seulement, alors que nous en sommes réduits encore à nous débrouiller par nos propres moyens, ou à peu près, à l'heure où il nous faut lutter contre la sourde hostilité de certains centres nationaux, complaisamment épaulés par la grande presse pédagogique, toujours empressée à leur égard.
Il nous est agréable particulièrement de souligner ici très vigoureusement ce fait que nous sommes, à cette heure, seuls à avoir organisé — et sur des bases solides — des relations et une collaboration toujours plus étroite avec les écoles soviétiques, jusque-là rayées systématiquement de la carte des échanges pédagogiques.
 

 

Et une exposition de la correspondance internationale a lieu à Nice au congrès de l'Education Nouvelle, mettant en valeur le côté intellectuel et humain des échanges avec l'Etranger.
La documentation pédagogique qui nous parvient par l'intermédiaire du service Bourguignon - Boubou est vraiment impressionnante : nous avons ainsi des échos de toute la pédagogie mondiale, et dans cette pédagogie se reflètent les limitations et les initiatives fonction du régime social qui les déterminent. Il serait fort intéressant de nous attarder sur les expériences de Winnetcka (U.S.A.), d'Iena (Allemagne), de Vienne (Autriche), et sur la vaste expé­rience russe centrée autour de I'« Ecole Polytechnique », et de les comparer, comme le fait çà et là Freinet, avec la pédagogie C.E.L. Il faut malheureusement nous borner, et sacrifier bien des aspects pédagogiques, faute de place.
Quand nous aurons parlé de la « Coopération Scolaire » dont Freinet traite dans plusieurs articles, nous aurons donné une vue d'ensemble de l'activité C.E.L. pendant une année scolaire. Dans son leader de l'Imprimerie à l'Ecole de Mai, Freinet écrivait :
L'école est durement atteinte par la crise. On nous présente un palliatif : la coopérative scolaire.
Nous publions justement ce mois-ci un Extrait de la Gerbe caractéristique : Notre coopérative, qui montre les naïfs espoirs des élèves de Saint-Marc-du-Cor (L. et O.) un des aspects de la vie et de l'activité nouvelles suscitées par l'organisation coopérative — document spontanément rédigé, tranches de vie d'une classe qui inciteront élèves et maîtres à réfléchir, sans les enthousiasmer peut-être... Il y a eu, autour de la coopération scolaire, un tel battage officiel ou semi-officiel, on a eu à déplorer de tels abus ; l'idée est cependant si neuve, si originale et si fertile en avantages pédagogiques, qu'il est indispensable que nous l'examinions atten­tivement, loyalement, avec notre seul parti-pris de pédagogues prolétariens.
Théoriquement, si elle est comprise comme un moyen pra­tique, pour des enfants, de s'organiser librement et de gérer leurs propres intérêts, d'améliorer même leurs conditions de travail, la coopérative n'est-elle pas entièrement recommandable et ne peut-on vraiment saluer cette initiative comme un essai pratique de réaliser l'auto-organisation des écoliers ?
Pourquoi, si l'idée jaillit d'eux-mêmes et est motivée par des besoins vitaux, les écoliers ne collecteraient-ils pas les vieux papiers, les vieux cuivres, les plantes médicinales ? Pourquoi n'essaieraient- ils pas de grouper, autour de l'école, toutes les sympathies, de mêler intimement à la vie du village toute l'activité scolaire ? Pourquoi même ne pourraient-ils pas organiser leur petite société sur des bases financières, avec des membres effectifs, payant cotisation, des membres bienfaiteurs, des membres honoraires : Pourquoi ne re­cueilleraient-ils pas des abonnements au journal qu'ils éditent ? Tout cela n'est-il pas hautement moral et éducatif, même si les officiels doivent y puiser un peu d'honneur pour masquer la véritable ladrerie capitaliste ?
Mais nous faisons aussitôt notre réserve capitale : si vous fondez votre coopérative dans le but essentiel de recueillir de l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à vous allouer ; si, plus ou moins habilement, vous imposez à l'enfant une tâche financière qui lui répugne ; si vous exigez de lui cotisation, services excédant ses forces, besognes sans rapports avec sa vie scolaire, vous ne faites plus de la coopération scolaire véritable : vous vous contentez d'or­ganiser l'exploitation des « possibilités financières de l'école », au détriment de la pédagogie prolétarienne ,aux dépens des travailleurs eux-mêmes.
Et Freinet expose comment, dans sa classe, il a mis entre les mains des enfants la gestion de toute la commu­nauté scolaire : fournitures, imprimerie, services postaux, etc... et l'organisation active de la classe avec des modèles de statuts de coopérative scolaire. L'expérience tentée avec loyauté et bonne volonté de la part des enfants s'est soldée en fait par un échec. Pourquoi ? Parce que des causes extérieures à l'école et inhérentes au régime ont influé sur cet échec : pauvreté des fils de métayers, éloignement des habitations qui empêche les enfants de faire le soir du travail supplémentaire, et empêche aussi les parents d'assister à des réunions scolaires ou récréatives, etc... Restait un moyen : solliciter les riches habitants. Est-ce là de la coopération scolaire ? « J'ai préféré, dit Freinet, em­ployer mon influence à créer une caisse des écoles qui est un appel direct et net et qui nous a aidés. » Il y a à l'école de Saint-Paul trop de tâches pour la bonne volonté des enfants : corvée de balayage, d'eau, nettoyage des W.-C. Ces enfants, débordés, ne peuvent y apporter l'élan qu'ils accordent pourtant à l'esprit coopératif qui sur le plan in­tellectuel anime la classe...
Là où ne peut vivre une coopérative scolaire statutairement organisée, il est du devoir de l'instituteur de remettre l'économie et l'activité de la classe entre les mains des enfants, d'orienter ceux-ci vers une collaboration communautaire selon les techniques nouvelles de travail que nous préconisons, première étape — vitale — de la coopérative scolaire qui s'épanouira un jour dans toutes les écoles libérées par la libération du prolétariat.
Plus pessimiste encore est Philipson (Seine-et-Oise) :
 
.... Depuis plus de vingt ans que je fais l'école et dans différents postes, jamais aucun élève n'a eu d'initiative sur cette idée, et vous, collègues de l'imprimerie, est-ce votre marmaille qui a décidé la création de cet organisme ? Par contre, l'administration recomman­de chaudement cette panacée nouvelle et une telle, référence devrait déjà nous mettre en garde.
D'autre part, je soutiens mordicus que nos enfants n'ont pas d'argent personnel, que leur faire verser la plus minime cotisation, c'est faire appel, directement, au portemonnaie de leur papa, et, partant, soustraire l'Etat à une obligation essentielle. En ce moment, où le chômage et les réductions de salaires sévissent partout, n'est- ce pas une honte que de demander à des ouvriers, bien souvent dans la gêne, la moindre obole ?
... Pour le balayage, nettoyage des privés, lavabo, etc... il est regrettable que de pareilles Corvées aient encore lieu à Saint-Paul et ailleurs.      ,
Que tous nos collègues, au lieu de fonder des coopératives sco­laires, luttent toujours et sans cesse près des municipalités pour obtenir que ces tâches matérielles, bien souvent au-dessus des forces enfantines, soient assurées par des femmes de services raisonnable­ment rétribuées ; leurs efforts seront beaucoup mieux employés et plus profitables aux écoliers prolétariens dont on oublie trop, chez les coopérateurs adultes, qu'ils n'ont que de très courtes an­nées de bonheur, dues surtout à leur insouciance naturelle.



Ne gâchons pas celles-ci par des questions de gros sous ou des besognes sans rapports avec la vie scolaire.
C'est M. Profit, l'initiateur de la Coopérative scolaire en France, qui prend lui-même la défense de son œuvre.
 
... Il est bien évident que le développement d'une, coopérative n'est pas partout également facile, et je reconnais volontiers qu'avec une population telle que celle dont vous parlez, éparse en fermes isolées éloignées du village, les difficultés sont plus grandes qu'ail­leurs. Je vous louerais même d'avoir, avec le travail formidable qui est le vôtre, eu la pensée de donner encore quelques instants à la coopérative scolaire.
Voilà donc les deux exemples sur lesquels vous vous appuyez pour discuter la question qui, néanmoins, vous reste sympathique. Peuvent-ils justifier les expressions un peu amères peut-être dont vous vous êtes servi ?
Vous parlez du battage officiel ou semi-officiel : pourriez-vous me citer une seule circulaire ministérielle recommandant la coopé­ration à l'intention des maîtres ?
... La vérité est que, sans ou malgré les chefs, ce, sont les ins­titutrices et les instituteurs eux-mêmes qui font le succès des inno­vations qui leur sont présentées aux risques et périls des nova­teurs. Les uns et les autres peuvent perdre personnellement à ce jeu-là ; mais ils savent qu'ils y gagneront pour l'école et pour les écoliers, et cela leur suffit.
En ce qui concerne la coopération, vous la voyez totale et succé­dant à l’établissement d'une communauté active et libre selon vos nouvelles techniques. J'estime que la coopération ne peut être que partielle, dans la plupart des cas tout au moins, et — c'est une question non plus de principe mais de méthode — qu'il est mieux de commencer par le plus facile, par la coopération scolaire. Dans la coopération il y a un premier stade par lequel on intéresse les en­fants aux améliorations matérielles possibles dans leur école ; il y a un second stade, le stade éducatif, auquel on ne peut arriver que peu à peu, et où l'on poursuit le véritable but à atteindre, (ce n'est pas le moins difficile), la formation de l'homme. Et, remettre l'économie et l'activité de la classe entre les mains des enfants, orienter ceux- ci vers une collaboration communautaire, c'est encore et surtout le fait de la coopération scolaire. Là est le but, et je n'ai cessé de le dire, je le répète avec plus de force dans mon dernier ouvrage, La Coopération scolaire française (Nathan, éditeur) ; l'organisme éco­nomique qui est à la base (et il a pourtant sa valeur en ce qu'il peut apprendre la vie pratique à nos enfants) n'est qu'un moyen.
C'est par les petites entreprises d'ordre économique auxquelles il collaborera non à son bénéfice personnel par voie de répartition de dividende ou de ristourne, mais au bénéfice de la communauté scolaire, que l'enfant prendra conscience de son rôle dans la société et qu'on pourra développer en lui le sens social et l'esprit de disci­pline nécessaire à toute action collective.
Nous aurions encore beaucoup d'activités à ajouter à l'actif de la C.E.L. pour donner une idée complète de son dynamisme. Nous sommes obligés de passer sous silence ces réalisations communautaires si remarquables que sont la « Gerbe » et les « Extraits de la Gerbe » et qui alimen­tent de nombreuses rubriques de la part des camarades. La collection de ces réalisations parlera à nos lecteurs mieux que ne pourraient le faire les écrits qu'elles ont sus­cités. Pas davantage nous ne pourrons nous attarder sur le côté psychologique de l'œuvre commune et qui inlassable­ment se pose sous le titre « Cas difficiles ». Nous sommes obligés d'aller vers l'essentiel et de suivre hâtivement ce mouvement ascendant des effectifs qui poussent la C.E.L. vers les problèmes larges qui caractérisent peu à peu les mouvements de masse. Il ne nous sera même pas possible de citer les adhésions nouvelles, nous contentant de men­tionner le nom de ceux qui devinrent des collaborateurs assidus et prirent leur part de responsabilités au sein de la grande famille :
 
Mme Lagier-Bruno, Yenne (Savoie).
Paul George, Les Charbonniers (Vosges).
Mme Darche, Saint-Jean-de-Bournay (Isère).
Mme Maisonneuve, Barnas (Gard).
Lallemand, Les Eglises-d'Argenteuil (Char.-Maritime).
Sarrochi, Ajaccio (Corse).
Dottrens, directeur d'école, (Troinex-Genève).
Mme et M. Tessier, Port-Boulet (Indre-et-Loire).

 

Mme Lacroix, Mirebel (Jura).
Mawet, Belgique.
Parsuire, Thuir, (Pyrénées-Orientales).
Mme Soubeyran, Dieulefit (Drôme).
 
Mais au cours de cette année-là, les services postaux nous créent des difficultés. Notre revue l'« Imprimerie à l'Ecole » est refusée au guichet comme périodique sous le prétexte que c'est une revue commerciale. Nous créons donc une autre revue, avec un nouveau gérant : « L'Edu­cateur prolétarien », avec annonces séparées sur couvertu­re en couleurs ; mais une fois encore le tarif des périodi­ques est refusé. Il y a là une manœuvre qui ne cédera que devant la protestation à la Chambre des députés de gauche alertés par nos adhérents. A partir de cet incident, notre « Educateur prolétarien » prend, semble-t-il, une densité plus humaine, plus conforme aux destins de l'école du peuple.
 
Le congrès de fin d'année eut lieu à Bordeaux (1, 2 et 3 août 1932) et tout de suite après ce fut à Nice le grand congrès international d'« Education Nouvelle », suivi à son tour du Congrès de Saint-Paul.