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Correspondance avec les Navajos

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Mai 1984

 

 
Au-delà des mythes :
une correspondance avec des Navajos
 
Au cours de l'été 81, j'ai traversé l'Arizona en touriste (Grand Canyon, Monument Valley, Navajo National Monument). A ce dernier endroit, j'ai demandé à une Ranger (guide mis à la disposition des visiteurs) des documents simples sur la vie des Indiens de la Réserve, lisibles par des jeunes de 14- 15 ans. Elle n'avait rien, mais tout d'un coup, elle m'a dit que sa mère, professeur d'anglais dans un collège de la Réserve, aimait bien “les choses un peu folles” (ses propres termes) et qu'elle serait sûrement d'accord pour nous envoyer des documents authentiques faits avec ses élèves. Chance à saisir... Forte (?) de mon expérience de correspondance avec des classes anglaises, j'ai écrit à cette dame en lui expliquant ce qu'on pouvait faire, en lui demandant des suggestions. Grand silence pendant six mois : j'en avais à peine parlé à mes élèves, ne voulant pas risquer de les décevoir. Et puis, à Pâques 82 arrivent en même temps une grande lettre de Barbara (60 ans, Anglo - non-Indienne ! vivant depuis 30 ans sur la Réserve) et un paquet contenant deux journaux scolaires réalisés par ses élèves. Délire et incrédulité : c'est trop beau pour être vrai ! Eh, non, ça marche depuis deux ans, pour le plus grand bénéfice des deux communautés scolaires concernées.
Ce premier colis a suscité un très vif intérêt chez les élèves. Déchiffrage, constatation de nos grandes différences de conditions de vie : c'était la fin de l'année scolaire ; nous avons juste réussi à leur envoyer une carte de France “commentée” (population, distances, montagnes) et un plan de Paris plus des cartes postales. A la rentrée 82, nous attendait un paquet avec des lettres de présentation, un plan de Ganado (leur village), les lieux d'habitation des jeunes, etc. Une mine ! A partir de ce moment-Ià et pour les autres colis, nous avons effectué deux sortes de travaux :
- Ceux destinés à comprendre et analyser les lettres et documents reçus, et tous rédigés en anglais, notre seule langue commune : les 5e ont fait des cartes d'identité, à partir des lettres, les 4e et 3e ont recopié les lettres et analysé les problèmes de grammaire et de vocabulaire, les 3e ont centré leur travail sur “ ressemblances et différences entre eux et nous ” ; pour comprendre mieux il nous a fallu nous documenter pour connaître plus de choses sur la vie indienne, la conquête de l'Ouest, la vie actuelle dans les réserves, la localisation des tribus...
- Ceux destinés à être envoyés aux correspondants, qui permettent souvent aux Français de réfléchir à leurs propres conditions de vie et sont de plus des exercices d'anglais redoutables : il faut être compris, nos correspondants n'étudient pas le français.
A partir de ce bouillonnement : et si on faisait des photos ? Et si on faisait un plan de notre région ? On a étudié les Indiens en français ! Les 6e : on ne sait pas assez écrire, mais si on envoyait les jeux qu'on fabrique ?) qui s'exprimait au début des heures et que j'essayais tant bien que mal de canaliser en faisant écrire ce que projetait chacun ou chaque groupe, et en répartissant les projets par niveau de classe (pas de réunion possible entre les classes - ou manque d'imagination de ma part ?) j'ai commencé à penser à un P.A.E. Après les photos sur “ le centre commercial à Noël ” prises par des 3e avec mon appareil et plus ou moins ratées, la collègue d'Arts Plastiques a accepté de travailler avec les 4e sur l'architecture de Meudon-la-Forêt et de leur faire prendre des photos, de les initier au tirage. Le professeur d'E.M.T. devait faire faire des cadres de tissage pour initier aux motifs de tissage navajo (jamais réalisé à ce jour). La prof de français a repris son roman sur les Indiens et les textes du livre de 5e . La documentaliste a recensé ce dont elle disposait sur les Indiens, et avec elle, j'ai préparé une liste de livres qui seraient bien utiles à une meilleure connaissance de nos camarades indiens... au cas où nous aurions l'argent du P.A.E. Les 3000 F sont arrivés, rendant possible l'achat des livres, remboursant les pellicules et les produits photo, permettant l'achat de matériel d'affichage en vue d'une exposition, la location de films.
Depuis de nombreuses autres lettres nous sont arrivées. Tout l'argent n'a pas été dépensé, mais les deux collègues les plus intéressées (arts plastiques et français) ont quitté l'établissement (contre leur gré : suppression de postes). Alors, nous continuons vaille que vaille. Nous avons échangé des rédactions mettre cinq mots imposés dans des textes inventés ; même sujet pour les Indiens et les Français ; Barbara a affiché nos photos, nous avons fait des panneaux sur le tissage, les “ trading posts ” ; la plupart des collègues , posent des questions. Nous avons un projet de petit bouquin (B.T.2 ) racontant la vie de nos amis indiens, les envois sur divers sujets (loisirs, école) continuent, une expo est prévue à la fin de l'année.
Ce qui a été commencé par hasard n'a pas été continué au hasard. J'avais quand même une idée dans la tête en demandant à la Ranger des documents sur la vie quotidienne sur la réserve : c'était de démythifier l'Ouest, les cow-boys et les Indiens, les westerns. Même en touriste, j'avais remarqué la pauvreté, la dureté du climat, les villages isolés, les mauvaises routes, etc. Mais je souhaitais que cette démythification ne se fasse pas par une approche de type ethnologique (les Indiens en ont marre d'être “ découverts”, “ compris ”) mais qu'elle s'inscrive dans un courant de sympathie, soit un échange (nous sommes aussi exotiques pour eux qu'eux pour nous) et délivre les élèves (et moi) , de l'emprise du sensationnel, des westerns...
Chemin faisant, j'ai vu des résultats, de petites choses sur le côté “ unilatéral ” des westerns ; après des lettres décrivant le cadre de vie “ moi, je crois que je préfère vivre ici;  d'accord, je ne prends pas mon cheval en arrivant chez moi, mais j'ai mes copains pas loin ” ; puis “ en fait, ils vivent différemment, mais ils aiment les mêmes choses que nous (musique, sports, T.V. ) . Ils ne sont pas si différents , après tout ”. Il ne s'agit pas de gommer les différences, mais de les faire apparaître positivement (j'ai entendu des “ c'est bizarre ”, mais pas de “ c'est bête ”) et de voir aussi les ressemblances.
Et les gosses comprennent mieux que les adultes ; un responsable de la mairie à qui je montrais les photos des correspondants et à qui je proposais une mini-expo au centre culturel m'a dit “ mais ils sont habillés comme nous - ce n'est pas intéressant s'ils nous ressemblent trop ! ” Mais où est donc passé l'Indien à plumes ? Les jeunes semblent le regretter moins que les adultes, ont très envie d'aller en Arizona pas pour voir des “Indiens”, mais pour rencontrer leurs camarades indiens, ce qui fait toute la différence.
C. CAILLOT
92310 Sèvres