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Vers une pédagogie intercoopérative

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Octobre 1984
Vers une pédagogie intercoopérative
 
Un cahier de roulement du secteur Création Manuelle et Technique m'appelant à témoigner de ma pratique pédagogique me donne, en cette fin de second trimestre, l'occasion toujours utile à saisir de faire le point.
Nommé - sur ma demande cette fois-ci (1) ! - d'un petit collège de grande ville dans un collège tout aussi petit en milieu rural, j'ai entamé l'année en 6" et 5" avec le même enchaînement d'exercices que celui sur lequel j'avais terminé l'année dernière avec des classes de 4e et de 3e.
 
1. Un démarrage selon une procédure éprouvée
 
Je sais, une affirmation comme la précédente est de nature à faire lever bien des bras au ciel.
“Que faites-vous donc de la différence des programmes officiels entre ces différentes classes ? Et du décalage des intérêts et des maturités qui fondent les programmes en question ?) ne manquera-t-on pas de m'opposer. Les programmes officiels je les connais. Mais je suis obligé de constater aussi les réalités ; c'est-à-dire que les enfants de 6" et de 5e ont tout aussi bien réagi au travail proposé que l'avaient fait leurs aînés.
Il s'agissait d'une initiation rapide (deux séances de deux heures) aux conventions du dessin technique sur des dossiers-jeux de mon cru, suivie d'une interrogation - écrite - détournée de ses buts et, surtout, du dessin, par chaque enfant, de son projet pour un dessous de plat en lattes collées qui serait ensuite fabriqué (2)
Seule concession à l'âge des enfants : on s'est contenté du dessin au crayon sans aborder le stade du travail à l'encre de Chine.
 
A part ça, les enfants ont tout autant fait preuve d'originalité dans la création et de soin dans la finition que leurs aînés l'année précédente (3) .
Parallèlement enfants et adultes apprenaient chemin faisant à se connaître, à compter les uns sur les autres et à s'apprécier mutuellement.
 
Sans ce réel/climat de confiance il n'eut pas été aussi facile en effet d'envisager le passage progressif à un stade plus évolué d'organisation de la classe.
 
2. Une structuration par ateliers
 
C'est au début du second trimestre, tandis que les enfants poursuivaient à leur rythme propre qui le dessin, qui la fabrication de leurs dessous de plat, que furent mis en place un certain nombre d'ateliers et de “boîtes”.
Une telle organisation de la classe n'est pas nouvelle en Pédagogie Freinet (4) .
 
Précisons toutefois que, dans notre cas, l'organisation matérielle du local (un préfabriqué des plus classiques) fut grevée du fait que des professeurs d'autres disciplines y intervenaient tout au long de la semaine.
 
Un certain nombre de “coins” se sont cependant progressivement équipés en fonction de techniques sélectionnées au départ pour la relative facilité qu'elles offraient aux enfants de parvenir à des créations originales sans préalables techniques excessifs.
 
1) Un coin cuisine (2 armoires, une table au fond de la classe évier et cuisine étant déjà en place) - 2 places.
2) Un atelier “ perles” - 4 places.
3) Un atelier “dessous de plat” et autres objets en lattes carrées - 2 places.
4) Un atelier “jouets en lattes de bois” (couvre-joints, tourillons, quart-de-rond et profilés divers) - 2 places.
(Ces trois ateliers étant organisés autour de panoplies verticales sur contreplaqué (5) .
5) Une double panoplie “travail du cuir” (dont une en tissu) - 4 places.
6) Un atelier “contre-plaqué découpé" autour d'une scie électromagnétique - 2 places.
7) Dans le couloir un coin “émaux sur cuivre” autour de 2 fours à émaux - 4 places. .
8) Une boîte macramé (en train d'être transformée en ce moment en panoplie par ses responsables) - 2 places ou plus.
9) Une boîte montages électriques (6) - 2 places.
10) Une boîte “jeux et fabrication de jeux” - 2 places ou plus.
11) Une étagère “balsa”, en train de s'organiser à la suite de nombreuses demandes concernant maquettisme et aéromodélisme - 2 places ou plus.
12) Enfin un coin “fichier C.M.T.” pour donner des idées et fournir de la documentation (7) .
 
A noter que chaque atelier propose au surplus :
- Les fiches format F. T .C. du “fichu fichier” en question qui essaient de résumer ce qu'il faut savoir (tout ce qu'il faut mais rien que ce qu'il faut) pour démarrer une technique dont on ne connaît rien (cuir, perles, émaux...).
- Et/ou plusieurs classeurs contenant des idées glanées ici ou là.
- Et/ou un certain nombre de livres sur le sujet.
 
- Et/ou des exemples de réalisations ou de points techniques au mur du plafond, dans un tiroir, une boîte ou sur une étagère.
 
Mais pour mieux nous rendre compte de la manière dont se passent les choses, voyons de plus près ce qui peut se fabriquer dans l'atelier.
 
Prenons par exemple cette première semaine d'avril ; outre quelques dessous de plat encore à terminer ici ou là :
•En 5e C une suspension et une ceinture en macramé, des tracteurs à base de lattes carrées, émaux sur cuivre, porte-monnaie, bracelets et étui à lunettes en cuir, jeux de trioker, de solitaire, de dames en contreplaqué, pain perdu aux pommes.
• En 6e B outre certaines réalisations déjà citées et que je ne répèterai pas à chaque fois : des “Concordes” en Balsa, des bourses, étui à stylos et bracelets de force en cuir, des bracelets en perles, un trieur à courrier, un puzzle forme coq et un éléphant découpé en contreplaqué, des petits pains au chocolat.
• En 6e A s'ajoutent un jeu de cubes, une famille de canards en contreplaqué découpé, une mini-voiture rétro en lattes, un téléphérique sur fil de fer et à moteur élastique, un stabile à base de lattes de bois et de la tarte au citron.
• La 6e D ne se distingue plus des autres que par un jeu de pentacubes, une table de multiplication électrique et des “palets de dame”.
• La 5e D par un bandeau de perles tissées, une cravate de cuir, un labyrinthe à boule, un puzzle en forme d'œuf et du pain perdu.
• En 5e A on note en plus un planeur “ Baby” et un gâteau aux abricots.
• En 5e B un oiseau à fils (marionnette), des pantins (grenouille, chat botté...) deux mini-garages, un bateau et un petit train en lattes de bois, un sac pochette en cuir (pour le bal ! ) et un gâteau au yaourt.
• En 6e C on note enfin un serpent-puzzle en contreplaqué, des bracelets cuir et perles, un collier de chien tressé et un rond de serviette en cuir, une corbeille à pain en lattes de bois et un gâteau léger au citron accompagné de crème pâtissière.
 
“Quand on fait tant de choses, on ne peut que les faire mal” diront certains esprits chagrins.
 
Certains I.P.R. allant même jusqu'à dire qu'on ne peut valablement mener de front deux fabrications en même temps en classe.
 
Que l'E.M.T. ce n'est point tant “la fabrication pour la fabrication” qu'une réflexion sur les documents introductifs, sur l'organisation du travail, sur le bon geste professionnel, la technologie du matériau et de l'outillage, l'organisation du poste de 'travail, la métrologie, le dessin et le langage techniques, etc.
 
Je ne voudrais pas entamer ici de polémique là-dessus. Je dirai seulement que rien de tout cela n'est oublié mais se trouve simplement restitué dans sa véritable perspective à l'occasion et au service des fabrications (que j'ose prétendre dans leur grosse majorité comme de qualité).
 
La méthode utilisée n'étant en définitive autre que la bonne vieille “méthode naturelle”.
 
Autre objection que je vois pointer à l'horizon :
“Il faut être polytechnicien pour animer un tel bazar. Et c'est loin d'être le cas de la plupart des profs ! ”.
Je préfère déclarer tout de suite qu'en certains domaines je suis totalement “raide” ! (tissage de perles, macramé...).
Les gosses en sont avertis. Mais aussi qu'ils ont, d'une part, les fiches et la “doc”.
 D'autre part les copains qui “s'y connaissent” et qui, éventuellement, animent des “stages” d'initiation (émaux, macramé...) le lundi midi.
 
Il faut dire aussi que l'essentiel de mes préoccupations pédagogiques est ailleurs. Que ce que j'essaie surtout de promouvoir (y compris au C.D.I. (8) du collège dont j'assume par ailleurs la responsabilité) c'est une démarche “coopérative” de travail. Ou, plutôt “inter coopérative”, nous allons voir la nuance (9) .
 
3. Une perspective autogestionnaire
 
Précisons tout de suite une chose d'importance et que nous n'avons pas eu le temps de mentionner: l'installation de ces ateliers n'a pas été uniquement le fait du maître. Leur mise en place et leur gestion fut au contraire l'occasion de responsabiliser chaque classe. Et cela de façon très précise. Au début du second trimestre le système envisagé fut soigneusement soumis aux enfants et chaque classe, appelée à contribuer se chargera de mettre en place et de gérer le ou les ateliers de son choix.
 
C'est ainsi que :
• La 5" C gère les panoplies “cuir”.
• La 6" B les panoplies “perles”, “dessous de plat” plus le fichier.
• La 6" A la boîte électricité.
• La 6" D la boite jeux.
• La 5" D le coin cuisine et le coin macramé.
• La 5" A le contreplaqué découpé et le coin balsa.
• La 5" B le coin émaux.
• La 6" C la panoplie jouets en lattes.
 
Chaque classe a donc délégué des chargés de mission “ad hoc”. Lorsque trop de volontaires étaient en présence, on a même dû mettre en place des tours de rôle.
C'est ainsi que les délégués du coin cuisine, par exemple, ont mis en place les armoires, posé du plastique sur les étagères, recensé la vaisselle, acheté le matériel et les produits nécessaires. Régulièrement, ils vérifient que cuisinière et vaisselle ont bien été nettoyées et la poubelle vidée par les utilisateurs de chaque classe.
C'est à eux que ceux-ci s'adressent pour avoir le bon pour pouvoir retirer les denrées à l'épicerie du coin où l'on se fournit.
 
Précisons aussi que l'atelier s'équipe et fonctionne partiellement par autofinancement. C'est-à-dire que, sans qu'il n'y ait là aucune obligation bien sûr, chacun peut racheter à prix coûtant l'objet qu'il a fabriqué. Sinon ce dernier sera vendu avec bénéfice à l'exposition de fin d'année.
 
Quant à la cuisine - la plupart du temps de la pâtisserie - elle a rarement l'occasion d'être proposée hors de la classe tant, à 2 F la portion, nombreux sont les amateurs parmi les gourmands du groupe.
Le plus intéressant n'étant bien entendu pas là mais bien le jeudi entre 13 h 15 et 13 h 45 au niveau de la réunion des délégués.
 
4. Le conseil des délégués
 
Les cartes ont été d'entrée mises sur la table :
“Le projet est double : vous amener à prendre en mains le plus possible la gestion de l'atelier, bien entendu. Mais aussi vous faire vivre - comme déjà au club bibliothèque qui gère le C.D.I. - les quelques règles simples qu'il faut respecter quand on veut prendre en groupe et rapidement des décisions efficaces. Cela vous servira plus tard aussi bien dans votre syndicat, votre atelier ou votre bureau que dans votre club de jeunes ou votre club de vieux”.
 
D'où le carnet près du tableau où les délégués inscriront au fil de la semaine les questions proposées à l'ordre du jour par les camarades.
D'où le compte rendu de séance pris à tour de rôle et affiché.
D'où le tour de parole distribué par le président de séance.
D'où aussi la limitation volontaire de la durée de la réunion hebdomadaire à une demi-heure.
D'où, enfin les comptes rendus oraux des délégués dans leurs classes et les mandats donnés à ceux-ci par leurs camarades sur des points bien précis.
 
Exemple récent de problème tout venant : Certains ont fait inscrire qu'ils se plaignent du mauvais état des boîtes de coupe. “y'en aurait-il des qui s'amuseraient à couper les boîtes de coupe ?”.
Discussion en conseil des délégués : dire aux gens de faire attention ? Réformer les boites fichues ? En acheter d'autres ? en bois ? En métal ? Avec quel argent ? Faire réparer ? Demander aux 4" et 3" qui ont des machines de nous en fabriquer ? De pratiquer de nouvelles entailles sur les plus grosses boîtes ? Retour pour avis dans les classes. Décision en conseil : Peu nombreux étant désormais les utilisateurs puisque, en particulier les dessous de plat sont presque tous finis, on fera avec ce qu'il y a car il reste deux grosses boîtes en état.
 L'an prochain on avisera.
Il suffira de préciser à tous que ces boîtes doivent être utilisées avec deux scies qui leur sont propres, vu leurs dimensions.
Ceci aura permis à tout le monde (y compris au maître !) de prendre conscience qu'il y avait en fait deux catégories de scies en circulation qui n'étaient pas à utiliser indifféremment d'une boîte à l'autre.
 
Occasion pour tous de saisir la fonction du dos d'une scie “à dos” qui est d'empêcher que ne soit entaillé trop profondément le bois des boîtes de coupe.
 
Autre exemple : tout le monde voulant passer à la cuisine ou à l'émaillage le passage de chacun a dû y être limité en principe à quatre séances maximum.
 
Et voici que les responsables du coin cuisine soumettent au conseil le cas d'Isabelle et Sonia de 6" B :
1. Il y aurait à redire sur l'état des lieux après leur passage en cuisine.
2. Camouflées derrière les portes des placards, elles se confectionnent du café avec de la poudre amenée de chez elles.
3. Après trois séances et la confection de sept gâteaux divers elles ont versé en tout et pour tout 10 F dans la caisse. Suspectes de se goinfrer avec des copines. Verdict : chassées du coin cuisine avant leur dernière séance. Biblique, non ?
La pédagogie coopérative n'a-t-elle pas un peu trop tendance en fait à baisser les bras devant les horaires saucissonnés du second degré ?
 
“Que voulez-vous faire avec deux heures par semaine ?” Excuse-refrain peut-être un peu trop facile. Nous sommes quelques-uns dans le secteur C.M.T. à nous être posé la question à Grenoble (9) . (Le présent témoignage constituera d'ailleurs ma contribution au travail décidé sur le sujet).
 
Tout envers de la médaille ayant son endroit, une telle structure, obligatoirement éclatée sur plusieurs groupes, amène à envisager une dimension jusque-là un peu trop ignorée par une pédagogie coopérative peut-être exagérément nombrilisée sur un groupe-classe souvent un peu trop étanche pour être “vrai”.
 
Je songe par exemple aux problèmes des décisions à prendre à plusieurs groupes, à celui de la circulation de l'information de groupe à groupe, de la mémoire des décisions, du respect des mandats etc. qui sont au cœur des vécus quotidiens de tout un chacun.
 
D'où ce néologisme de pédagogie “inter coopérative”.
 
Fort bien, direz-vous, mais ce qui paraît possible en E. M . T. par le biais d'installations, d'outils et de matériaux spécifiques est-il généralisable à d'autres matières ?
 
La question est posée.
Si nous essayions d'y répondre ensemble ?
Alex LAFOSSE

1 Cf. La Brèche 70 de juin 1981 page 6.
2 Pour plus amples détails voir La Brèche 70 de juin 81 pages 9 et 10. Quant au dessin technique voir (Le dessin technique, fromage pédagogique) La Brèche 51. Septembre 79, d'une part et (Dessin industriel façon Renoir)) La Brèche no 75. Février 82.
3 Voir encart dans le Dossier Pédagogique n° 165-166 de L'Educateur :  “Comment démarrer la C.M. T en pédagogie Freinet dans le second degré)).
4 Voir par exemple : "Comment fonctionnent dans notre C. E. S nos ateliers d'expression et de création" par Janou et Edmond Lèmery, Art enfantin 92 ou "Le travail par ateliers" par Jacques Brunet, L'Educateur du 5 octobre 74, partie second degré, ainsi que La Brèche 51 : "Ateliers de création" et article consécutif d'A. Talussac En ce qui concerne plus particulièrement l'E.M.T. “Atelier et décloisonnement en classes de perfectionnement" E. et D. Villebasse, L'Educateur no 7 du 15.1.81 et, pour les collègues ; "Plaidoyer pour une structure coopérative" Raymond Dumezil, La Brèche n° 55 de janvier 80 ainsi que “Le tâtonnement expérimental au niveau du maÎtre" par Annie Bellot, L'Educateur 9 de février 80.
5 Pour plus de détail sur cette organisation en panoplies mobiles voir L'Educateur no 12 mai 81 et le dossier pédagogique de L'Educateur déjà cité.
6 Voir L'Educateur no 9 mars 81; “Et la lumière fut".
7 En vente à la C.E.L. Voir le dossier pédagogique de L'Educateur déjà cité.
8 Voir L'Educateur no 8, février 82, fiche technologique.
9 Voir L'Educateur 4-5 du 1" décembre 81. Spécial Grenoble p. 27.
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