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L'autre, la matière et la création

Octobre 2001

 

Artiste
CréAtions 98 - L'autre, image de soi - publié en septembre-octobre 2001


 

L'autre, la matière et la création

Carla Van Der Werf, sculpteur

 

Elle fréquente les ateliers dessin-gravure de l'Ecole des Beaux-Arts de La Haye. Son goût pour la découverte des techniques sculpturales plus poussées l'obligera à entreprendre de nouvelles études. La rencontre et le travail effectué avec Michel Chauvet (sculpteur diplômé des Beaux-Arts de Genève) sera un tremplin pour de nouvelles aventures artistiques qui se poursuivront aux Beaux-Arts de Toulon, aux côtés de Comby.
Après avoir étudié le modelage, les techniques du plâtre, celles de la pierre et du bois, Carla découvre le métal, la soudure, la brasure.
En 1991, elle dirige au CENTAURE, entre Hyères et Pierrefeu, une fonderie ( technique cire perdue).
Après de nombreuses études de portraits, Carla se met à modeler des bustes de personnages. Les portraits sont moulés en exemplaires uniques, en plâtre ou en bronze.
Simultanément à ses recherches sur le visage humain, elle poursuit des études sur le corps qu'elle finalise en œuvres conçues en fil de fer et de laiton. C'est là que naît la complexité des lignes et des jeux de muscles qui la fascinent tant.
Dans ses structures métalliques et ses dessins, le vide occupe une place prépondérante.

 

 

 


  " Le thème central de mon travail de plasticienne est l'homme, la trace qu'il peut laisser, la mémoire.
Dans ma vie et dans mon travail, je m'interroge sur les différents aspects de l'humanité. Mon travail en milieu psychiatrique, à mon sens, rend compte de cette recherche.
Je suis profondément imprégnée par la présence de l'autre dans ma vie et donc dans mon travail de sculpteur. C'est peut-être pour cela que je fais des portraits.
L'échange avec la personne qui pose déclenche souvent toute une réflexion, en terme de responsabilité par exemple. Là, je pense à Lévinas : l'autre nous montre son visage, le visage se dévoile devant vous; cela vous atteint, vous ne pouvez rester à l'extérieur d'une relation qui se tisse subtilement et, parfois, malgré vous.
Le mot "créateur" pour moi signifie faire exister la matière, différente de son état brut, la terre par exemple, "cette boue bienfaitrice" comme le disait le sculpteur Jeanclos, qui forme et qui transforme; donner un sens à la matière, une existence. Cela peut aller si loin que cela m'échappe. La matière modelée sous mes mains commence à vivre sa vie à elle, et je deviens comme un témoin. "
Avec la terre, la "boue", j'essaie de donner un sens à la matière, et au travers du bronze une existence à la durée.
Parfois, les deux matériaux se rencontrent dans la réalisation définitive : la durée vécue par notre conscience est une durée au rythme personnel, où l'éphémère et le fragile cherchent à s'accrocher à une certaine idée de l'éternel.
            

Carla Van Der Werf nous propose une interrogation de cette souffrance et comme le dit Alain Finkielkraut : "Le seul substitut à l'expérience qu'il ne nous a pas été donné de vivre est l'art ".
Et Alexandre Soljenitsyne d'écrire : "L'art transmet d'un homme à l'autre, pendant leur bref séjour sur la terre, tout le poids d'une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie: il la recrée dans notre chair et nous permet d'en prendre possession, comme si elle était nôtre". " Il faut donc renverser la formule d'Adorno : sans l'art, c'est à dire sans la poésie, la compréhension intime de ce qui était en jeu à Auschwitz ou à Kolyma nous serait barrée pour toujours. "

  Carla Van Der Werf poursuit : « J'aime voyager. Le voyage me permet de me plonger dans l'histoire du pays, de la terre où je mets les pieds, et selon ce que je trouve, j'essaie de traduire mes impressions qui sont toujours en relation avec l'humanité. Je travaille également sur l'absence, la vie qui n'y est plus. Ces lieux de mémoire où l'on s'imagine encore la vie qui fut : cela peut être à Prague, à Lemberg- Lviv, à La Haye ou à Amsterdam. Quand je visite ces lieux, j'ai toujours un carnet de croquis sur moi. J'essaie de saisir ce qui reste : la ruine ou un terrain sont des "lieux de fouilles ".

« J’ai connu Issac Kinstler après la création de l’Atelier d’art au centre hospitalier Henri Guérin à Pierrefeu en 1997.
Originaire de Pologne il portait les cicatrices des camps.
Il avait élu domicile dans une maison de retraite, d’où il m’envoyait parfois des aquarelles représentant des fleurs, qu’il espérait exposer dans une galerie de l’hôpital. Il en vendait également à 10 f dans son village adoptif.

Un jour, je l’ai rencontré dans la rue ; il était éblouissant avec sa crinière blanche. Je lui ai demandé si je pouvais faire son portrait.
Il acquiesça en précisant tout de même qu’il ne fallait pas que cela prenne trop de temps.
Il n’est pas venu le jour de la première pose. J’appris qu’il s’était éteint la veille.
A partir des croquis que j’ ai fait à la morgue, à l’appui de quelques photos et de mes souvenirs, j’ai tenté de faire son portrait. Je pensais que la mort ne devait pas empêcher la réalisation de ce projet commun, on ne pouvait rompre notre contrat.

Pendant des mois ce portrait me poursuivit ; je l’abandonnais, puis je revenais dessus pour finalement m’avouer que je n’en étais pas capable. Il me manquait le modèle vivant. C’est un moment important, quand on ce décide à se détacher d’un travail dans lequel on s’est longtemps investi.
En détruisant la forme en terre, j’ai tout d’un coup vu la qualité du visage déjà presqu’enseveli par l’argile et j’ai décidé de le mouler pour la fonte tel qu’il était.
A la sortie du moule une fois encore, le visage s’était dérobé ; une inattention sur le plan technique avait provoqué des trous dans le bronze...
J’avais mené ce projet jusqu’au bout. »

 
Depuis treize ans, Carla anime des ateliers d'art au centre hospitalier Henri Guérin à Pierrefeu du Var. Elle est formatrice en art et thérapie et donne des conférences sur "l'art et l'hôpital " en France et à l'étranger.
L'atelier d'art du centre hospitalier de Pierrefeu du Var a été créé en juin 1987. Ce lieu non médicalisé, au fond de l'hôpital psychiatrique est animé par des artistes professionnels. Il est ouvert cinq jours par semaine du lundi au vendredi.
Le but n'est pas de former des artistes indiscutables ou d'aller à la recherche de l'artiste fou génial, mais plutôt, à travers l'art comme médiateur, d’offrir à la personne hospitalisée une rencontre, l'accompagner à la découverte de sa propre expression, et peut-être à la reconnaissance d'une part d'elle-même jusque-là inconnue.

Une question souvent posée est celle de la valeur artistique. Si l'art brut était révélateur d'une lassitude envers la création officielle, l'art à l'hôpital est également un détonateur et suscite des interrogations majeures. Est-ce de l'art ? L'art peut-il se passer du métier et de la conscience ?

La production artistique issue des différents ateliers (dessin, peinture, sculpture, modelage, céramique, sérigraphie et gravure) peut rester, si son auteur le désire, confidentielle, être exposée ou vendue. A cet effet, une galerie d'exposition de 400 m2, la galerie Henri Savio, a été créée en 1992 dans l'enceinte du Centre Hospitalier.

La galerie a une programmation de six expositions par an, présentant la production artistique issue des différents ateliers sous forme :
- d'expositions personnelles
- d'expositions collectives sur thème
- d'expositions-rencontres avec des artistes reconnus comme François Arnal, Georges Bru, Comby, Alain Diot, Serge Plagnol...
- rencontres avec d'autres structures hospitalières françaises ou étrangères.

Le développement des échanges avec l'extérieur a rendu possible la présentation des artistes de l'atelier d'art dans des musées, des galeries, des centres culturels en France, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, aux Etats-Unis.

Si l'atelier d'art est institutionnalisé aujourd'hui, l'acte créateur s'y révélant continuellement ne l'est pas. Sans cesse, des œuvres y naissent et chaque forme d'expression, bonne ou maladroite, peut exister.
C'est cette liberté créatrice, contenue par " les murs d'asile " qui inspire et étonne, qui fascine et invite... Et qui nous interroge.

" L'art est la meilleure école de la patience et de la lucidité " (Albert Camus).

" Les ateliers d'arts plastique et théâtral du centre hospitalier de Pierrefeu sont devenus des lieux thérapeutiques, non soignants, indispensables dans le processus et la vie de nombreux patients, ainsi que dans le devenir de l'hôpital.
Patients devenus par la force des conventions de notre réalité, car privés de leur néoréalité délirante, leur folie restant sous la maîtrise du lien thérapeutique.
A travers la création artistique, avec la propre énergie de leur demande et de leur passion, ils peuvent réhabiliter cette folie, se libérer du néant.
La dimension psychothérapique s'y révèle à plusieurs niveaux dans la finalité de trouver le chemin d'une parole réprimée et interdite de représentation (à l'image peut-être de la création en général ), de communiquer ( d'inconscient à inconscient ) une trace de son paysage intérieur, cette conscience et "co-naissance" de soi, à autrui, un tiers social dans ou hors les murs.
Ces ateliers fonctionnent alors comme espaces transitionnels contenant de l'énergie du mouvement, de la souffrance face au vide de la réalité Espaces libérateurs, désaliénants entretenus par le souci d'ouverture, de médiatisation extra-institutionnelle, fondamental pour les animateurs."

Docteur Agnès Crette
Assistant Spécialiste des Hôpitaux.

 
  " Mon travail à l'hôpital me nourrit, dit Carla Van Der Werf. Avec les malades, on ne peut tricher, on doit être authentique. Je suis présente, à l'écoute. Je ne suis pas un art thérapeute, je n'ai pas envie d'interpréter les travaux.
Pas de règles, pas de recettes. C'est toujours différent. Ca infléchit mon travail d'artiste, mon regard."
 

 

 

 

  sommaire n° 98 L'autre, image de soi