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Mai 1976

AU sein du courant d'éducation nouvelle, beaucoup de mouvements ont centré leurs recherches sur l'éducation non scolaire en souhaitant faire évoluer plus rapidement des secteurs moins sclérosés que l'enseignement : ceux des loisirs et des vacances. En général les camarades de ces mouvements partagent bon nombre de nos options fondamentales en matière d'éducation et comme, les uns et les autres, nous refusons tout cloisonnement entre éducation scolaire et non scolaire, nous avons tout intérêt à renforcer ensemble notre réflexion et notre action.

Bien souvent ces camarades sont déconcertés par l'affirmation de Freinet : «Ce n'est pas le jeu qui est nature/ à l'enfant, c'est le travail.» Eux qui se sont fixé pour tâche principale de donner une portée éducative aux jeux des enfants, ont du mal à accepter d'emblée cette formulation. Devons-nous rester sur ces positions ou essayer de dépasser une apparente contradiction ?
 
Dans un livre récent : Le jeu pour le jeu (collection Bourrelier Education), les auteurs J. Leif et L. Brunelle n'y vont pas par quatre chemins et déclarent qu'en excluant le Jeu de sa stratégie éducative, Freinet se rapproche plutôt des pédagogies traditionnelles que des autres novateurs pédagogiques. Il est révélateur qu'ils aient sous-titré le paragraphe évoquant la différence faite par Freinet entre le travail-jeu et le jeu-travail, «distinction ou argutie ?» Il paraît donc nécessaire d'y regarder de plus prés.
 
Tout d'abord il faut rappeler que Freinet appuie sa pédagogie sur l'observation des enfants plutôt que sur des principes rigides, ce qui le différencie à priori des pédagogues traditionnels. Or ce qu'il observe chez le jeune enfant, c'est le caractère global de son activité. Le tout-petit mêle de façon indissociable son exploration sensomotrice du monde qui l'entoure et l'imitation des êtres proches. Aucune frontière ne sépare le jeu apparemment gratuit du barbotage avec l'eau de l'imitation de la maman en train de laver. Tout au long de l'enfance, dans le milieu que Freinet connaît bien ; le monde rural de la première moitié du siècle, il n'observe aucune rupture entre les activités réputées ludiques (escalades dans les arbres, construction de cabanes, fabrication d'arcs ou de flûtiaux) et les premières aides aux travaux de la campagne (garde et soins des animaux, partage du casse-croûte aux travailleurs). (Pour ceux qui voudraient à toute force classer les jeux et les travaux placer les cueillettes sauvages, la pêche et la chasse souvent braconnières ?) Et Freinet remarque que l'enfant s'intègre ainsi très tôt au monde des adultes.
 
Il faut noter que cette intégration naturelle et progressive dans le travail fut la règle générale de toutes les sociétés humaines jusqu'à l'avènement du capitalisme industriel. Dès lors les bouleversements économiques empêcheront les fils de prendre le relais des parents. Ce n'est pas par mépris de la terre que de nombreux fils de paysans se prolétariseront en ville mais par nécessité vitale. De même ce n'est pas par mépris de l'échoppe ou de la boutique que de nombreux fils de petits artisans et commerçants prendront le chemin de l'usine ou du bureau.
 
Notre but n'est évidemment pas de verser des larmes inutiles sur ce passé, guère si lointain, car il était marqué d'un certain fixisme social, les fils prenant naturellement la suite des parents. Encore faut-il rappeler que la mobilité sociale actuelle est beaucoup moins évidente qu'on ne voudrait le faire croire : le meilleur moyen d'accéder en haut de l'échelle sociale reste, quoi qu'on en dise, d'être fils des classes dirigeantes. Face à ce phénomène, le glissement des professions, qui n'est qu'une adaptation aux besoins économiques du système, révèle une plasticité très relative du corps social, la mobilité la plus grande, géographiquement et professionnellement étant surtout caractéristique du sous-prolétariat.
 
Quoi qu'il en soit, l'intégration au travail ne pouvant plus se faire uniquement au sein de la cellule familiale, il était possible d'apporter différentes solutions. Le système actuel est l'une de ces réponses. Les progrès du machinisme rendaient moins rentables pour l'économie générale l'utilisation précoce de la force musculaire des enfants, on préféra les mettre en réserve et en profiter pour leur faire acquérir des rudiments scolaires susceptibles de rendre leur travail plus efficace par la suite : c'est le sens de la scolarité obligatoire. Mais cette mise à l'écart de la production implique pour les jeunes le devoir de remplacer le travail professionnel par l'étude, d'où l'alternance entre le travail scolaire, par principe, contraignant et ennuyeux, et le jeu cantonné dans des limites précises.
 
CE que Freinet dénonce dans la dichotomie traditionnelle jeu-travail, c'est le dressage à l'aliénation : la soumission à un travail imposé alternant avec le loisir tout aussi aliénant. Le jeu, octroyé à l'enfant, n'est qu'un moyen de le déposséder de son droit à l'autonomie. Il suffit de voir avec quelles difficultés on préserve un terrain d'aventure alors que le marché du jouet-gadget et du club de loisir s'étale dans la démesure pour comprendre à quel point la dualité jeu-travail est récupérée par le système social. Loin d'être une bouffée de liberté, le loisir et le jeu finissent par cristalliser les valeurs du système : pour le sport, la rivalité entre individus ou entre groupes chauvins et surtout la primauté de l'argent ; pour le jeu que, dans sa phase ultime, Freinet appelle le jeu-haschich, c'est le refuge dans l'irrationnel et dans le rêve (principalement rêve d'argent, bien sûr).
 
Il faut se rappeler que Freinet, lorsqu'il proclame sa pédagogie comme une «éducation du travail», n'interdit pas aux enfants de jouer, bien au contraire, mais il s'interdit de justifier la contrainte par l'alternance avec le jeu ou d'utiliser les fausses séductions du jeu pour dorer la pilule. Et ce faisant, il introduit dans le système plusieurs germes de scandale.
 
Tout d'abord le travail n'est pas inéluctablement contraignant et fastidieux. Il n'est pas surprenant que des collègues enseignants réagissent avec aigreur quand les élèves se rendent avec enthousiasme dans certaines classes, mais il ne manque pas de parents pour penser que, la vie n'étant pas une partie de plaisir, il faut dès l'enfance préparer à la contrainte et à l'ennui.
 
Il nous faut leur expliquer que notre principe éducatif n'est pas «ne fais que ce qui te plaît» (fondé sur le plaisir individuel) mais «faisons ce que nous avons ensemble décidé» (fondé sur la prise en charge collective de nos plaisirs comme de nos responsabilités). Les impératifs extérieurs ne sont ni ignorés, ni escamotés, ils sont évalués et discutés. Et là se trouve le deuxième germe de scandale : un impératif devrait s'imposer comme tel ; dès lors qu'il est discuté, il perd son caractère absolu. C'est pour cette raison qu'il est scandaleux que des étudiants, des lycéens contestent et discutent de l'enseignement qu'ils reçoivent. De tout temps il y a eu des chahuts estudiantins ; loin d'inquiéter, ils rassuraient plutôt : «il faul que jeunesse se passe !... c'était la part du jeu, du défoulement après le travail. Mais que des jeunes se réunissent et se questionnent, qu'ils se saisissent du droit de grève (un droit de travailleur !), voilà qui est inquiétant pour le système. Et qui devrait au contraire rassurer les gens de bonne volonté.
 
Ce que nous devons montrer, c'est qu'une éducation cohérente doit refuser toute séparation entre jeu et travail, qu'elle doit permettre aux enfants de prendre possession d'eux-mêmes, de leur environnement, de leur rôle social au sein du groupe. L'enfant, tout comme l'adulte, met une part de jeu dans toute activité de création et d'expérimentation et ce jeu avec l'expression, avec les objets et les phénomènes, participe de sa prise de possession des savoirs. Mais chacune de ces activités prend également un sens social et mérite le titre de travail avec tout ce que cela implique au niveau de la dignité et de la responsabilité du travailleur. C'est pourquoi nous refusons d'enfermer l'enfant dans une condition d'être mineur soumis aux seules décisions des adultes, nous revendiquons pour lui )a possibilité de participer aux décisions et pour cela nous devons organiser le milieu éducatif, pour le préparer le plus tôt possible à l'autonomie.
 
Il arrive souvent que des jeunes qui expriment publiquement leur opposition à l'école actuelle, aux projets Haby, Soissons, Saunier, s'entendent répondre par des adultes pas obligatoirement réactionnaires : «Moi, à douze (ou quatorze) ans. je travaillais. » J'ai envie de leur demander ce qui se passerait en 1976 si on lançait sur le marché du travail tous les jeunes de plus de douze ans. Alors de quel droit arguer de cette chance qu'ils ont de ne pas être à l'usine pour leur refuser la parole ? Ce ne sont pas les jeunes qui ont choisi leur mise à l'écart du travail des adultes ; sans revendiquer pour eux d'être exploités plus tôt, il nous appartient de les associer au combat des hommes pour leur émancipation,