Raccourci vers le contenu principal de la page

Écritures insolites

Dans :  Français › Arts › Techniques pédagogiques › 
Janvier 1980
ECRITURES INSOLITES
 
Sous les textes “ libres ” mais encore étroitement marqués par la convention, Dominique sent des richesses et, passionnément, elle voudrait les réveiller ; aussi se lance-t-elle à l'attaque, avec fougue, avec violence même montrant peut-être également le rapport subtil qui lie nos désirs, et ceux des enfants.
 
Apprendre à écrire à des enfants de sixième, leur apprendre à se raconter, à raconter ce qu'ils voient, observent, imaginent de façon à intéresser un lecteur anonyme. Leur donner l'envie, le goût d'écrire. Les textes libres qu'on me remettait, quoique sans faute de français, étaient très pauvres et ennuyeux : ils consistaient le plus souvent en information sur soi-même, dans lesquelles on cherchait à se présenter comme une personne sereine et irréprochable. Les sujets “d'imagination ” me semblaient être ceux “qui marchaient le mieux” : j'obtenais des textes que je prenais plaisir à lire et dans lesquels je découvrais parfois des expressions poétiques que les enfants avaient écrites sans s'en rendre compte. Celles-ci se trouvaient le plus souvent à la fin de leur “devoir”. Le moment devenait intéressant, mais le texte était terminé. Ainsi, sur le sujet suivant : “ Un être surnaturel vous propose de réaliser votre vœu le plus cher, racontez”.
 
“ C'est ça l'an 2000, il y a des monstres, des sorciers, des magiciens. C'est pour ça qu'un jour, le mercredi 2 jan­vier 2000, la fête de la première apparition d'un martien, vint une invasion extra-terrestre. Eh oui ! une personne nommée Jacques Mica a été questionnée par un des martiens. Ce martien fait deux mètres de hauteur, il a une balafre à la joue gauche, sa main droite a trois doigts, sa main gauche a quatre doigts, il a des yeux globuleux et il a une force de titan. Ensuite il a demandé son vœu le plus cher, cela a vraiment étonné Jacques Mica. Mais au point où il en était, il lui a dit son vœu le plus cher. C'est là que le martien a disparu et “la fin du monde explose[1]
 
J'avais demandé à Christophe d'écrire un poème à partir de cette merveilleuse phrase. Je n'ai rien obtenu. J'aurais voulu que de telles expressions n'apparaissent pas seulement comme produites par un hasard incontrôlé. J'aurais voulu qu'elles commandent tout un texte, qu'elles le structurent, qu'elles en appellent d'autres, qu'elles soient le produit de cette écriture où l'on ne réfléchit pas, où l'on écrit ce qui passe par la tête, où le stylo va plus vite que la tête, où l'on se découvre tout en écrivant.
 
Deuxième question qui me paraissait liée à la première, comment rendre les élèves sensibles à l'écriture poétique ? Dans une explication de textes, on peut parvenir, certes, à faire découvrir les éléments poétiques d'un poème. Pour cela, point besoin de poser des questions. Ce sont eux qui les posent : déroutés par le texte, ils s'irritent contre des “expressions qui ne veulent rien dire”. Soit le poème de Supervielle : Le Premier Chien, La Fable du monde, le vers suivant : “C'était un chien abrupt dans sa race...”. Ceux qui connaissent le sens du mot “abrupt” remarquent immédiatement une certaine incongruité. Les autres, inventent un sens selon sa sonorité, la place qu'il occupe dans le vers. Images et sons se répondent... Je pensais à l'histoire de Colette dans Claudine, sur le mot presbytère.
 
Mais les poèmes que l'on explique en classe ça s'oublie vite. On peut toujours faire comprendre aux enfants l'explosion des sens provoquée par des mots étranges ou par des associations insolites de mots. Mais on trouve souvent la tendance fâcheuse à paraphraser, à traduire le poème dans notre propre langage prosaïque : “ Le poète a voulu dire que...”.
 
Or, comprendre un poème, l'apprécier, c'est pouvoir dériver dessus, c'est pouvoir faire son propre poème. Trouver un poème qui donne envie de faire son propre poème permettrait peut être de déclencher cette écriture “poétique” que j'attendais tant.
 
J'ai choisi un poème auquel, j'en étais sûre, les élèves ne comprendraient rien, le poème hermétique par excellence surtout par un grand nombre de mots inconnus et de par la place insolite qu'occupent les mots compréhensibles. Poème évocateur cependant dans l'alternance des rimes en /or/ , /ix/ , rimes qui imposent une certaine régularité, et également dans les images qui apparaissent comme autant de points lumineux ou sombres auxquels on peut se raccrocher. C'est le sonnet de Mallarmé : “Ses purs ongles très hauts dédiant leur onyx...”.
 
Je m'étais préparée à une certaine irritation de la part des enfants. Cependant, j'avais confiance. Il fallait prendre le risque de les faire plonger dans l'inconnu, dans un monde déroutant, de les faire rompre avec leurs habitudes, de les mettre devant une nouveauté à laquelle ils seraient bien obligés de répondre.
Après avoir écouté silencieusement ma lecture, deux types de réactions : “On n'y comprend rien, mais c'est beau ”, “C'est beau, mais ça ne veut rien dire”, “C'est trop difficile, c'est pas pour nous, mais vous le lisez bien”... Je leur fais remarquer que l'on ne peut pas trouver beau quelque chose qui “ne veut rien dire” et que je ne peux pas bien lire quelque chose qui n'a pas de sens du tout !
Vincent me fait alors remarquer que c'est comme une pensée qui ne se finit pas : “Vous devriez, à la fin de votre lecture, faire comme si le poème ne se finissait pas”.
 
Un poème de Mallarmé avec des élèves de sixième
Le sonnet dit en YX
 
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore.
 
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le néant s’honore).
 
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
 
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
 
 
Je relis le poème en respectant les consignes de Vincent, je suspends ma voix à la fin de ma lecture. “ Il y a plein de mots bizarres, de mots inventés, de mots difficiles”. Ils en énoncent quelques-uns. Je les accepte tous : tout est bien, chacun a raison. Ils prennent alors conscience de toutes les possibilités qu'il y a. Le travail d'écriture peut donc commencer.
 
Il s'est déroulé sur trois séances hebdomadaires d'une heure dans une classe de 22 élèves et comprenait trois étapes :
1. Inventer une définition de tous les mots qu'on ne comprenait pas en les orthographiant comme on voulait.
2. Ecrire au fil de la plume, sans réfléchir, ce que ce poème évoquait à l'écoute.
3. Même travail de définition et d'écriture à partir du poème vu et non plus seulement entendu.
 
J'ai relevé avec enthousiasme toutes leurs découvertes, j'en donne ici quelques exemples.
 
I. DEFINITIONS DES MOTS ENTENDUS
 
 “... purs ongles...” :
purs ongles : des ongles qui sont vrais, c'est-à-dire purs.
pour ongle : c'est un nom, ça veut dire qu'il fait froid.
 
 “...Ieur onyx...”:
ronix : - un moteur qui est très particulier, - pré­nom, Isabelle, - ça survit à la mort, - saumon fumé. orgonix : bonhomme avec six jambes et dix neuf bras.
ornix : hache quelconque.
loronix : comme un soleil qui se couche. On dit, ce soleil couchant là donne le loronix, ça veut dire soleil, feu.
 
 “... lampadophore...” :
lampadefer : n. lampe à pétrole éclairant fortement.
l'ampadofor : la lumière du soleil.
lampadofor : maladie pour girafes uniquement, provo­quant des boutons rouges.
l'empas des for : c'est des pas qui se font très forts dans le couloir.
lampe à dofore : c'est un objet qui sert à éclairer.
 
Certains ainsi se sont livrés à une décomposition de mots, soit guidés par le bon sens comme dans les définitions de lampadophore, soit inspirés par une impression générale que le sonnet de Mallarmé a produite sur eux et que l'on retrouvera dans les textes : ainsi, la définition de lampadophore à partir des mots “pas” et “fort” et d'une marche longue et pénible que l'on entend, celle de croisée à partir du mot “ croix ” et de la mort omniprésente, celle de “ pour ongle” à partir d'une sensation générale de froideur, enfin toutes celles qui évoquent l'Egypte nous ren­voient aux références mythologiques de l'antiquité dans le sonnet même.
 
Très peu d'élèves ont respecté la consigne d'assigner à chaque mot une nature grammaticale. Cela les aurait probablement empêchés de se laisser porter par le sonnet dans l'écriture de leur texte.
 
Il. PREMIER POEME SUR LE POEME
 
Les élèves doivent ensuite écrire, sans réfléchir sur ce que le sonnet évoque pour eux. Je le relis plusieurs fois pour qu'ils s'en imprègnent. Souvent, ma lecture se fait à leur demande.
 
Si tous les élèves de la classe ont trouvé des mots à définir, quelques-uns d'entre eux parmi les “meilleurs élèves” n'ont pas pu aller beaucoup plus loin. Ceux-ci refusaient de se laisser aller à écrire “n'importe quoi”. Voici quelques textes écrits pendant les trois séances par les élèves les plus méfiants.
 
 “ Ce poème m'évoque que je ne comprends presque rien et qu’il a été écrit par un monsieur qui connaÎt un vocabulaire très grand ”.
 
Laurent n'a rien voulu écrire de plus. Si nous regardons ses définitions, nous pouvons voir qu'il ne s'est pris au jeu à aucun moment.
 
Christophe essaiera de préciser une vague impression :
 
 “ Ce poème évoque pour moi comme si quelqu'un racontait une histoire, une légende, mais cette personne ne racontait pas cette histoire n'importe comment, cette personne racontait l'histoire dramati­quement, tristement. C'est comme s'il était arrivé un malheur. Exemple : cette personne va à un enterre­ment, après il rentre chez lui et délire en disant ce texte. Quelqu'un qui écoute ce poème doit être attiré par le poème ? C'est un poème très dur à comprendre, le poète a dû passer beaucoup de temps à le construire. Il y a beaucoup de mots difficiles à comprendre, et beaucoup de passages difficiles aussi ”.
 
Pour d'autres, le sonnet a constitué un support à des histoires qu'ils n'auraient sûrement pas pu inventer d'eux-mêmes.
 
Ainsi, l'histoire merveilleuse de Thierry :
 
 “ C'est un homme qui est dans une grotte et qui entend des bruits sonores et qui voit du feu. Cet homme entend un bruit de lion, un cri de lion qui rugissait très fort, de plus en plus fort, ce lion qui cache les onix, les phénix et d'autres bijoux et pierres précieuses. Cet homme avait envie de s'en approcher de plus en plus, mais le bruit sonore lui brûlait le tympan d'une de ses oreilles. Et il vit des flammes, de nombreuses flammes qui venaient d'apparaÎtre. Elles étaient situées entre lui et les pierres précieuses. Puis le bruit sonore cessa. On ne l'entendit plus du tout. Les flammes aussi disparurent. Cet homme s'approcha tout doucement des pierres précieuses et des bijoux onix, phénix, saphirs, et d'autres encore. Ses ongles, ses doigts, ses mains, ses doigts brûlés par l'envie de toucher, de toucher ces magnifiques pierres. Dès qu'il en toucha une, il réentendit le bruit sonore crié par le lion rugissant, toujours de plus en plus fort.   Et subitement les flammes jaillirent à côté de lui. Il se poussa de côté pour ne pas être brûlé. Car les flammes étaient hautes. Il manquait de respiration dans cette grotte. Pour pouvoir respirer mieux, il mit un foulard autour de sa bouche, et le bruit sonore frappait son tympan. Il ne pouvait plus rien faire contre le bruit crié par le lion. Le bruit sonore était de plus en plus fort. Et tout à coup, le lion, en criant toujours, se transforma en homme très grand et très fort. Les choses changèrent mais le cri était le même, toujours de plus en plus fort.
Cet homme qui venait d'apparaÎtre avait un habit couleur de feu avec un grand lion dessus et son nom. Il s'appelait OKIA T. OKIA T criait toujours de plus en plus fort.
PUIS au bout d'un moment il n 'y avait aucun bruit, plus de son. OKIAT avait disparu. Tandis que l'autre homme qui s'appelait STIVE ne pouvait plus respirer.
 
Alors, il pensa à ses molstix. Oui, ses molstix. Il en tordit une et puis l'autre, les assembla, grâce au petit cordon. Cela lui servit de masque à gaz. Oui de masque à gaz. Mais évidemment beaucoup moins perfectionné. Enfin, ça lui suffisait pour respirer davantage...
 
Maintenant, comment avoir les pierres, les bijoux ? Il eut une idée. Il mit son équipement et il s'engouffra dans la grotte, et il vit un coin magnifique: le paradis terrestre! Il enleva son masque à gaz et Il pouvait très bien respirer. Il plongea dans un coin d'eau et il vit mille et mille fois plus d'or et de bijoux que toutes les pierres qu'il avait vues dans le début de la grotte. C'était la fin de son aventure, la fin de son aventure ”.
 
Pour Thierry l'interdiction émanait d'êtres redoutables, voire monstrueux, elle est considérée comme un obstacle à vaincre. Chez Filomène l'interdiction émane d'un Dieu et le désir porte atteinte à ce Dieu.
 
 “Pour moi ce poème évoque un cauchemar fait par un prêtre, un pharaon ou même un de ceux qui jugeaient les pauvres hommes. Donc ce poème me fait penser à un grand homme qui commit une mutilation contre le Dieu du feu. Ce Dieu veut se venger de lui, et un soir, Il envoie un de ses sphinx à tête de chat cracher des flammes, des femmes nues lui jeter des mauvais sorts, il se voit, lui et sa famille s'engloutir sous les pierres, il crie, il pleure, et demande grâce ”.
 
Le geste de la main tendue vers le haut du premier vers “Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx”, est considéré ici comme un geste agressif. Nous assistons alors à une agonie qui commence avec le phénix du deuxième vers {voir la définition de Filomène), continue avec les femmes nues - la “défunte nue” du dernier tercet se multiplie en “licornes ruant du feu contre une nixe” - et se termine par une sorte de pétrification suggérée peut-être par le mot “nixe” et la fin du sonnet “se fixe de scintillations sitôt le septuor ”.
 
Le désir de puissance perd le grand homme de Filomène, mais on peut mourir également de son propre sentiment d'impuissance.   Ainsi, les deux textes qui suivent :
 
“Je vois là-haut et en bas quelqu'un en train de voir quelqu'un brûler du bois, et il y a plusieurs couleurs et il joue de l'orgue.
 
Il fait un rêve et il entend du bruit. Il s'aperçoit que c'est la fin de la pluie et dans son rêve, il voit une fille nue : elle a des cheveux blonds, des yeux bleus avec des lunettes ; elle s'est fait une queue.
 
Le maÎtre voit le feu de toutes les couleurs. Il a peur du feu. C'est un cauchemar. Il revoit la fille nue avec les cheveux blonds, des yeux bleus avec des lunettes. Il ne recueille pas ses forces devant le feu de toutes les couleurs.
J'ai vu ma prof de français en train de lire.
 
Il essaie de soutenir ses forces mais il n 'y arrive point et il se tua ”.
 
“C'est un chien qui s'appelle Lustix et son maÎtre s'appelle Senor.
Il était dans un couloir, il faisait des balades dans le couloir et il s'enfonçait les pas.
On les entendait marcher dans le couloir.
Tout à coup, j'ai vu un grincement et je les ai entendus.
Ça m'a fait penser à quelque chose:  le maÎtre était épuisé de marcher et le chien de l’aider. Il cherchait de l'aider mais il n'y arrivait pas.
Mais le maÎtre était tombé, couché.
Le chien était allé chercher de l'aide. Mais voilà qu'il avait trouvé de l'aide.
Mais quand le chien était revenu, le maÎtre était mort et le chien était triste.
Le chien était perdu sans le maÎtre, le chien s'était suicidé.
 
Le doute qui commence le texte de Christine est imposé par le sonnet lui-même. Le narrateur ne sait d'abord pas situer ce qu'il voit : “Je vois là-haut et en bas... ”. Les deux mouvements gestuels qui s'opposent dans les deux quatrains sont peut-être la cause de ce tourbillon : nous passons des ongles tendus vers le haut du premier vers au maître penché vers le bas “Car le maître est allé puiser des pleurs au StyX”.
 
Si la scène est vue au troisième degré : “Je vois... quelqu'un en train de voir quelqu'un ”, c'est la preuve peut-être d'une intuition que les purs ongles du premier vers appartiennent à un personnage distinct du maître du second quatrain.
 
Tous les textes que nous venons de lire ont été réalisés au cours des trois séances. Nous allons maintenant examiner la production de ceux qui ont défini les mots écrits du sonnet et qui ont tenté d'écrire autre chose. Nous comparerons leur texte issu de l'écoute à celui produit à partir du poème vu par écrit.
 
TROISIEME ETAPE: DEFINITION ET TEXTES DEFINITIONS
 
“... onyx...” :
- faire montrer quelque chose.
- Fil d'or.
- n.f. mot signifiant la force.
 
 “... lampadophore...” :
- Prisunic où sont vendus des papillons à cause de la pollution.
- n.f. mot signifiant la peur.
- Un insecte ressemblant à une fourmi.
 
 “... vespéral...”-:
- Trousse pouvant contenir deux cents stylos.
 
 “... phénix...” :
- Anorak en peau de rat pour les rois.
- Bête de la mythologie : oiseau géant aux plumes en or, adoré comme un dieu par les grecs.
 
 “... cinéraire...” :
- Une personne de triste
- Cimetière pour langoustes.
- Une espèce de rêve qui ressemble plutôt à des contes.
 
- “... amphore...” :
- Une vieille maison faite en terre.
- Appareil photo pouvant photographier à près d'un kilomètre de distance.
- Idiot, bête, fou (folle).
 
 “... crédences...” :
- Relais dans les montagnes.
 
 “... ptyx...” :
- Seigneur du Moyen Age.
 
 “... aboli...” :
- Vaisseau (bateau très rare du XVlle siècle).
 
etc.
 
Beaucoup moins de recherche que dans les premières définitions. La plupart d'entre eux ont refusé de définir les mots écrits : refus de savoir, nulle envie de rompre l'enchantement produit par la lecture entendue, lassi­tude également.
 
Ainsi voilà Bruno obligé de parler de quelque chose à laquelle il ne comprend rien. A quoi se référer dans la réalité ? Aux rêves, seul événement réel qui agisse contre notre volonté, notre raison. Il lui faudra le raconter avant de se livrer à une ébauche de méditation sur le rêve.
 
 “C'est un soir à minuit. Cette nuit est très noire. On entend des cris d'animaux. Une dame sort avec une lampe à pétrole. Elle entend des cris et a peur. Tout d'un coup elle voit une grande ombre, comme si c'était un géant. La dame courut vite se cacher derrière une espèce de cabane en bois. Chose étrange, l'ombre ne bougea pas. Au bout d'un quart d'heure à peu près, puisque rien ne bougeait, elle décida d'aller voir. Mais qu'est-ce qu'elle vit ? Une grande statue qui se dressait. Une petite salamandre lui glissa entre les jambes. Prise de frayeur, ne sachant pas ce que c'était, elle courut, courut jusqu'à n'en plus pouvoir. Une lumière qu'elle vit au loin la fit s'arrêter. Pour savoir ce que c'était, elle s'avança et entendit des rires et des coups de pétards. Elle s'approcha de la maison et frappa à la porte. Un homme riche lui ouvrit et l'invita à rentrer pour danser et s'amuser.
Cela était trop beau pour durer. Tout d'un coup, plus rien : le néant. Mais en réalité, c'était le rêve de la dame qui venait de se terminer. Mais elle n'était pas tout à fait réveillée ”.
 
Ce poème évoque pour moi un rêve un peu fou qui se termine mal car la dame était contente de danser et de s'amuser et puis elle s'est rendu compte qu'elle rêvait dans son lit. Maintenant je pense à un rêve. Ce rêve fait repenser à un vécu mais la nuit, vers minuit ou plus. Et “maints rêves ” nous fait peur, et parfois ce sont des cauchemars qui nous font horriblement peur. Et pourtant ce n'est rien, cela ne peut pas se toucher. Ce n'est pas dur, ni liquide et pourtant on les redoute. C'est pareil pour moi quand je viens de voir un film qui fait peur. Avant de m'endormir j'essaie de ne pas y penser car je redoute d'en rêver, de me voir à la place des acteurs qui étaient poursuivis.
Et l'on s'imagine, décor, par exemple - je dis n'importe quoi- mais mettons qu'il y ait une crème blanche qui se rapproche de nous. On a peur qu'elle nous tue. Mais c'est impossible car ce n'est rien. Parfois les rêves sont oubliés et d'autres peuvent nous rester dans la tête pour toujours. Pour moi c'est un poème sur les rêves.
 
Les mots du sonnet ont déclenché chez Vincent une recherche qui prend un caractère ludique.
 
Pour moi ce poème provoque de la nature dans l'eau. Je crois qu'il y a des sirènes défuntes et jouant avec des néons qui sont phénix et la sirène voyait une licorne varcante qui était dans une maison où se trouvaient de rustiques meubles (ils étaient heureux).
 
Je vois que nous sommes tous heureux et nous avons notre village dans l'eau et nous voyons les arbres qui étaient en corail, des roches qui étaient des montagnes et les nénuphars étaient des fleurs géantes. Là, nous aurons beaucoup d'amis.
 
Pour moi ce poème provoque de la nature dans l'eau où il y aurait des Néons et de gros lampadophores qui attaquent les amphores. Nous ne leur donnons pas nos scintillations et nous voulons des septors ruant du feu où se trouveront des licornes, des licornes varcantes qui étaient phénix. Et les licornes couraient, s'étiraient. C'était super bien. Et tout d'un coup des sirènes défuntes nues qui dès que l'on approchait disparais­saient. Elles avaient de purs ongles et habitant dans des amphores, elles étaient là, assises sur le corail, qui me regardent. Septor voulait que l'amitié arrive en nous. Et quand l'amitié arrive tout le monde était content.
 
Le sonnet a permis à Vincent de se livrer à un jeu sur les mots et de rêver un monde à lui. Cette nouveauté a suscité chez lui un enthousiasme qui a occulté toute l'angoisse qui commande le sonnet. C'est l'enthou­siasme devant une pensée qui ne se finit pas.
 
Stéphane, dérouté par la différence entre le poème entendu et le poème écrit va partir dans “I'au-delà”, affronter le vide de la solitude, cet infini intérieur .
 
 “ Ce poème évoque pour moi le recueillement d'un grand maÎtre qui doit choisir de partir seul dans le néant sonore ou soit de rester en compagnie mais malheureux.
Il sait que s'il part, il reviendra sûrement, ne pouvant se passer de ses amis.
Mais d'un autre côté, il aimerait se jeter un peu dans un voile de brouillard.
Peut-être en partant il connaÎtrait la douce musique varcante, même en étant le maÎtre, le phénix, il désire se retirer un peu sans pouvoir se séparer de ses amis. Pour lui, la vie n'est que l'éternelle chute d'une feuille, la monotonie, l'angoisse. Aller dans l'au-delà est peut-être un risque, rester en est un autre.
Un grand sage disait qu'il ne faut jamais faire un pas de trop car un pas n'est qu'une chute éternelle du corps vers l'avant.
Alors s'isolant sur un montagne, peut-être la solitude reflétera en lui la sagesse des dieux.
 
Maintenant, ce poème évoque la tristesse, l'oubli du maÎtre qui essaie de se recueillir.
Mais même le Dieu Styx ne peut effacer l'oubli fermé, car le maÎtre se reflète sans cesse dans un miroir. Peut-être revenir auprès de ses amis serait bien, mais s'il le fait, peut-être la licorne, la bête monstrueuse, hideuse, crachant du feu, se ruant contre la nixe, le fera captif à jamais.
 L'angoisse, l'angoisse qui le ronge lentement comme un supplice, une torture le forçant à prendre une décision n'ayant que le néant pour excuse, la peur qui l'engloutit ”.
 
Et la dernière phrase composée de relatives sans principale, nous fait assister à une décomposition qui n'a pas de fin. Catherine est la seule à avoir tenté d'analyser le sommet terme à terme, écrivant trois histoires dans lesquelles la licorne est un être magique, même divin, qui intervient dans la vie des mortels.
 
 “ C'est une petite fille qui fait un rêve à minuit. Elle se croit dans une vi/1e imaginaire avec une licorne sur un bateau qui s'écorche à un rocher et après la licorne vit et e/1e se réveille.
C'est un jour une licorne qui vivait paisiblement au bord d'un port. Mais un jour un bateau pirate arriva et il vit la licorne et dit : ” Oh ! la belle licorne ! Elle ferait bien au-devant de mon bateau ! ”. Et il appela ses marins pour leur dire de capturer la licorne. Et sitôt dit, sitôt fait, ils capturèrent la licorne. Et le lendemain les pirates partirent au large et les ancêtres de la licorne ont tout vu et Ils jetèrent un sort sur les pirates. Le sort était que l'eau se soulève et engloutisse le bateau pirate. Et l'eau se soulève comme l'avaient dit les ancêtres et ils firent revivre la licorne qui était morte. Et un marin qui était sur la falaise avait tout vu et raconta aux autres marins tout ce qu'il avait vu et la licorne fut très obéie par tous les gens.
 
Il était une fois la femme de Neandertal qui espérait avoir un mari riche. Mais un jour son rêve se réalisa mais hélas elle n'était pas heureuse parce que son mari la trompait. Alors elle divorça et elle voulut se tuer le soir à minuit. Alors une licorne lui parla et lui dit qu'Il ne fallait pas se tuer mais vivre. Et ensuite la bête disparut. La femme de Néanderthal partit vers le nord. Malheureusement elle était triste car elle n'avait pas réalisé son rêve. Alors la licorne réapparut et lui donna l'adresse de l'homme riche et beau. Elle fut émerveillée par le beau cadeau que la licorne lui avait donné et elle s'en alla à l'adresse et là l'homme eut un coup de foudre pour la fIlle et l'épousa en faisant le serment de ne pas tromper sa femme. Et Ils furent très heureux et la femme eut son rêve. Mais là ce n'est pas pour l'argent qu'elle l'a épousé mais pour la beauté de son mari.
 
Histoire sur le poème écrit au tableau.
Ses purs ongles dédiant une belle femme l'angoisse des hommes était de coucher avec elle.
Mais les rêves ne se réalisaient pas sauf à un cinéaste qui était beau.
Sous les grandeurs du salon vide: multicolore et avec plein de bibelots, plein de couleurs (car le maÎtre d'hôtel avait logé la femme et il a voulu coucher avec elle mais elle lui a donné une gifle c'est pour ça qu'il pleurait et il avait amené avec lui un objet qu'il avait dans la main, seul cet objet pouvait le consoler ). La femme se promenait quand sur la route du nord elle vit une licorne en or selon le décor de l'hôtel. La licorne à la vue de la belle femme la transforma en statue en or qui scintillait et plus jamais on entendit la belle dame. Cela m'a fait penser à Marylyne).
 
A qui sont “ses purs ongles” ? Quel sens donner à la première partie de cette phrase ? Le décor est évoqué dans une phrase laissée en suspens. Son vide s'explique, comme dans le sonnet par la tristesse du maître (une liaison par “car” et une parenthèse). Ici, la licorne est ambiguë. Elle semble venger le maître, donc punir la femme. Mais est-ce vraiment une punition que d'être transformé en une statue en or qui scintille. Désirer être d'une beauté parfaite et pure peut nous amener à nous figer au point de perdre la vie. Écrire, n'est-ce pas immobiliser les choses à force de vouloir les rendre belles ?
 
 
 
Ce n'est que dans le courant du troisième trimestre que je me suis lancée avec eux dans cette aventure poétique. Un rapport de confiance nous liait les uns aux autres. C'était des élèves qui manifestaient une curiosité au monde, une envie d'apprendre et qui se jetaient dans les activités que je leur proposais avec enthousiasme.
 
Je les voyais aller dans tous les sens et j'essayais, sans beaucoup de succès, de donner une cohérence à ce qu'ils produisaient. Les cours de français se déroulaient le plus souvent dans une atmosphère ludique. C'est cette possibilité de “jeu ” qui les attire dans le sonnet de Mallarmé, un jeu ici empreint de solennité et qui se faisait dans le plus grand silence.
 
Ce sonnet était une provocation qui a libéré en eux tout ce qu'ils avaient tenu caché dans le plus profond de leur être. Ce n'était plus un monde de choses inoffensives qui se présentait à eux, mais une vérité essentielle, leur propre vérité, cachée et fugitive.
 
Ils se sont plongés dans ce que j'appellerai l'expérience mallarméenne de l'écriture en y mettant toute la force de leurs désirs et de leurs angoisses. Contrairement à l'habitude (surtout lorsqu'ils me remettaient des textes libres), ils ne semblaient pas très satisfaits de ce qu'ils écrivaient. C'était si étrange, si risqué de mettre ça sur le papier, ça, c'est-à-dire “l'inavouable”, notre “inavouable” à tous. Et moi, je passais les encourageant par un “oui, mais encore! il faut écrire davantage”, arrangeant les phrases qui ne me paraissaient pas intelligibles en leur faisant chuchoter ce qu'ils voulaient vraiment dire. Dès la deuxième séance, la lecture des premiers textes a donné confiance à la plupart d'entre eux pour continuer, pour recommencer. “Vous ne devriez jamais vous arrêter de lire tellement c'est beau ” disait Franck. Les fautes de français ou maladresses étaient devenues signifiantes, objets de réflexion. Écrire, ce n'était plus seulement se plier à un ensemble de conventions et règles imposées de l'extérieur, c'était participer à une aventure parfois douloureuse mais enrichissante, c'était découvrir son propre prolongement, à savoir son style et quel plaisir dans cette découverte !
 
Un “inavouable” s'était transformé en textes littéraires dans le déchiffrage d'une vérité enfouie derrière des mots si “bizarres”, si “difficiles à comprendre” et si curieusement placés. Ma voix ne suffisait pas à mettre ces textes en valeur, il fallait les faire durer. C'est pourquoi ils ont été reproduits sur sten à alcool pour être lus et conservés par tous les participants.
 
Cette situation idéale d'échange entre le professeur et les élèves était assez exceptionnelle. Je n'étais plus celle qui savait tout et qui cherchait les fautes mais celle qui les aidait à découvrir quelque chose parce qu'elle croyait en leurs richesses intérieures. Ils m'ont fait lire le sonnet d'un œil nouveau et ils ont été conscients de cet apport, ce qui les incitait à créer par eux-mêmes.
 
 
Dominique GAUTRAT  

 


[1]  Souligné par moi