Raccourci vers le contenu principal de la page

Le discours et le concept en mathématiques

Dans :  Formation et recherche › 
Octobre 1975
Le discours et le concept  en mathématiques

1 - LES MATHEMATIOUES COMME DISCOURS
L'explication, la compréhension sont insuffisantes. C'est une vérité de fait. Tout professeur l'a constatée, quand après avoir expliqué ce qu'est, par exemple, l'associativité, ses élèves ne sont pas pour autant capables de démontrer l'associativité d'une nouvelle opération. Le plus souvent on rend compte de cette situation en disant que la compréhension complète ne s'obtient que par une pratique répétée. Mais on peut poser la question de ce qui doit être répété. Certainement pas l'opération de compréhension. Prenez dix opérations, démontrez·en l'associativité au tableau. Le plus souvent l'élève suivra parfaitement votre explication. Mais choisissez une onzième opération et demandez à l'élève d'en démontrer lui-même l'associativité. Le plus souvent (en 4e, en 3e) il n'y réussira pas. C'est reconnaître que ce gui doit être répété n'est pas l'explication-compréhension, mais la pratique démonstrative de l'élève lui·même ; "C'est un forgeant qu'on devient forgeron".
C'est à partir d'une série d'observations analogues, que je suis amené à mettre en question la pertinence du concept de compréhension en pédagogie mathématique. La situation que j'ai décrite montre bien que ce concept reste insuffisant et qu'il faut introduire ceux de pratique, d'apprentissage, voire d'entrainement. Mais le concept de pratique est encore insuffisant et trop vague, car il est évident qu'écouter une explication magistrale, la comprendre, correspond aussi bien à une pratique. Ce que je voudrais faire apparaître ici , c'est que cette pratique qu'on croit spécifier en la pensant comme pratique de la démonstration et en assimilant vite la démonstration à des opérations de compréhension, cette pratique se distingue justement de la compréhension en ce qu'elle est fondamentalement une pratique discursive.
Pour bien saisir ceci, un exemple suffira. Un individu peut lire des textes extrêmement compliqués et les comprendre mais peut très bien se trouver impuissant quand il lui faut écrire un texte.
  Lecture et écriture sont deux choses différentes et on peut dire que si l'une renvoie à l'assimilation du discours, l'autre renvoie à l'assimilation de ses propriétés génératives, on pourrait dire à l'ordre du discours. Saisir un discours n'est pas saisir l'ordre de ce discours. Saisir une démonstration n'est pas toujours saisir l'ordre par lequel et dans lequel elle se construit. Cet ordre est de part en part un ordre du discours plus qu'un ordre du concept.

 Il faut d'ailleurs noter qu'historiquement, l'épistémologie mathématique, comme les mathématiques modernes, n'ont pu s'enfanter que par la mise en év idence de la dimension discursive des mathématiques.

Accouchement douloureux d'ailleurs, qui a exigé que se trouble la transparence du support linguistique des mathématiques, pour qu'au -delà de la compréhension et de la découverte des entités et objets mathématiques, apparaissent les problèmes de leur ordination dans un texte. Il n'y aurait pas de méta·mathématique, au sens actuel du mot, sans l'émergence de cette dimension textuelle, discursive. Nombre d'éducateurs et de psychologues de la compréhension ont tendance à l'oublier. Ils oublient que si le texte est pour eux transparent et neutre par rapport à ses contenus (les concepts), parce qu'ils n'ent ont pas conscience, il n'en est plus de même pour l'élève, car lui n'a pas simplement à assimiler le jeu des concepts dans le texte, c'est-à·dire à comprendre, mais à assimiler l'ordre "phénoménologique" dans lequel ce jeu et ces concepts vont se manifester
c'est-à·dire l'ordre du texte. Et l'on aurait tort de croire que la structure du texte se confond avec l'organisation logique des concepts. En fait j'ai peut·être tort de parler de "structure du texte", ce qui pourrait laisser croire que le problème est celui des conventions d'écriture (abréviations etc.). Je devrais toujours parler de structure du discours, d'ordre du discours (et j'éviterai
dans ce qui suit d'égaler le discours au texte. Le discours ne désignerait plus alors un produit, le texte, mais l'ensemble des conditions et moyens de production du texte mathématique. Ce que je disais donc plus haut, c'est que cette production en tant que pratique, se distingue nettement des mécanismes de la compréhension et bien qu'elle soit le plus souvent neutre et transparente vis-à·vis . des concepts, pour celui qui en a intégré les principes, plus ou moins inconsciemment, elle ne l'est plus pour celui qui doit justement les assimiler, l'élève. On peut considérer que ce qu'on appelle couramment le raisonnement est une activité qui renvoie essentiellement à cette production discursive.

Il - LES MATHEMATIQUES DANS LE SECONDAIRE : APPARITION D'UNE PRATIQUE DISCURSIVE

Il est clair que la logique, le jeu des concepts, les concepts eux-mêmes, les objets mathématiques, peuvent entrer dans une pratique qui n'est pas discursive. Pratiques gestuelles du bébé, qui "agit" les groupes avànt de les penser, pratique exploratrice, symbolique, langagière. On peut faire toucher les groupes à un enfant de six ans en le faisant se mouvoir, en le faisant assembler des cubes etc., et  effectivement c'est une activité mathématique, mais c'est une, activité mathématique qui ne s'est pas encore prise et subordonnée aux rets et aux exigences du discours. Et c'est pour cela ,que le "matériau" de base des psychologies de la compréhension, ce sont les jeunes enfants.

 

On peut alors  saisir mainteriantles difficultés de la pédagogie mathématique au secondaire. En primaire les programmes, l'institution n'exigent presque pas une activité discursive, une activité raisonnante, 
  Au secondaire par contre le professeur est vite confronté , aux exigences du discours. Il est à peu près sûr que les outils pédagogiques forgés au primaire vont peu à peu lui devenir inutiles" et comme 'le plus souvent il ignore cette dimension discursive ou qu'il bute dessus sous les espèces du raisonnement, il devra bien se former une pédagogie adaptée aux nouvelles exigences, mais sans se rendre compte de ce qu'il fait exactement et dans le plus pur empirisme, avec toutes les erreurs et les échecs scolaires que cela entraine. Bien entendu cet empirisme est parfaitement statique, et- les erreurs se répèteront des milliers de fois  avec des milliers de professeurs différents puisque le problème pédagogique posé, celui de la compréhension, restera toujours un faux problème (en partie du moins) et qu'aucun effort progressif de pédagogie ne portera sur le problème réel.

Ce qui bien entendu est à noter, c'est que les faiseurs de manuels et de, programmes, ignorent aussi le plus souvent cette dimension discursive qu'ils ont dû eux aussi assimiler inconsciemment ou plus ou moins à l'aveugle. Ou alors feignent-ils de l'ignorer, ou bien croient-ils qu'elle ne mérite d'attention que dans les ouvrages de Bourbaki

 

 

III - LA DEMANDE SOCIALE EN MATHEMATIQUES ,

 

 

Je voudrais faire maintenant une hypothèse. Il me semble que l'activité mathématique correspond à une certaine demande sociale, pour tout dire c'est aussi une activité sociale, articulée aux autres travaux et Instances sociales. L'hypothèse que je voudrais faire, c'est que ce qui se manifeste dans cet ordre du discours, c'est sans doute un ensemble de régulations et de déterminations sociales.

Et c'est peut-être cet ensemble qui en s'appliquant à telle ou telle activité d'ordre général ; la spécifiera comme activité mathématique.  L'hypothèse que je fais donc c'est que cet ordre du discours mathématique ne renvoie pas tant aux nécessités formelles (logiques) , de la pensée,qu'aux conditions d'Intégration de cette pensée à notre société.

Ce fait d'ailleurs est de plus en plus net en Physique et je ne vois pas pourquoi il faudrait continuer encore à se faire illusion sur la "gratuité" des maths par rapport aux exigences et déterminations sociales ; L'idée donc que sous·tend cette hypothèse c'est que ces déterminations au  lieu de s'appliquer aux produits mathématiques ("Tu me feras telle théorie, telle autre parce què l'industrie en a besoin") s'insinuent justement jusqu'aux conditions intellectuelles de la production mathématique et ce par le biais de l'instauration d'un ordre du discours mathématique :
Ce qui montrerait donc que faire des mathématiques est une discipline sociale. Et ce concept de discipline permet d'en finir avec les idées de pédagogie naturelle en ce domaine. Si on peut certes parler de pédagogie, naturelle tant qu'il suffit d'organiser l'espace des activités de l'enfant à l'école primaire) il n'en est plus de même quand ce qu'on doit organiser c'est l'ordre même de sa pensée. Ce que je prétends donc c'est que si on peut parler d'un temps où la pédagogie aménage l'espace du désir, enfantin et s'arrange à lui soumettre un maximum d'objets (des corps et des situations) en lui subordonnant "un peu" le monde, il y a un autre temps où le désir doit à son tour se soumettre au monde (social) même si c'est un désir de "connaissance". Le désir doit alors se discipliner. Ce sur quoi les élèves de secondaire butent, ce n'est pas sur les problèmes de la compréhension, c'est sur cet ensemble de disciplines absolument anti·naturelles, qui devront se fondre en une unique discipline mathématique. Ces disciplines ne sont peut·être que les diverses régulations sociales de leurs activités intellectuelles (ou autres).
 

IV - MATHEMATIQUES ET REPRESSION


C'est une répression réelle que doit accomplir le professeur, en croyant expliquer et faire comprendre, répression de l'esprit qui doit de plus en plus se plier à l'ordre du discours qui n'estdans le fond que l'ordre social, l'ordre de la société centralisée et étatique.

Il faut bien se dire que ce qu'on fait quand on a réussi à expliquer telle idée à un enfant, c'est ni plus ni moins que réduire, univociser l'ensemble des choses vivantes que cet enfant pouvait  faire avec cette idée (et son symbole).
  A la lumière de ce qui vient d'être dit on voit que les mathématiques, qui en général passent pour un test d'intelligence, ne font que tester l'adaptabilité sociale des individus, à la fois leur comportement actif et leur comportement mental. En quelque sorte elles testent une sorte d'adaptation absolue qui ne se contenterait plus d'être celle des corps, mais aussi celle des esprits. La soumission totale des bien·pensants.

Et si elles se répandent de plus en plus partout, c'est peut·être autant pour des raisons méthodologiques, que parce qu'elles sont le critère le plus fin, le plus subtil, le plus pertinent de l'adaptation

des esprits aux conditions actuelles de la société capitaliste.

Il viendra peut·être un jour où toute activité intellectuelle "adaptée" et soumise sera spontanément et directement une activité mathématique (Les managers peuvent rêver).

Le discours mathématique, qui possède sans doute une certaine spécificité, entretient sans doute des rapports avec d'autres activités discursives. En admettant qu'il a des liens avec les activités

mentales et discursives de la bourgeoisie on pourrait peut ·être rendre compte de son rôle sélectif. 

Ce n'est qu'une hypothèse qui doit être nuancée au moins par la considération des activités langagières générales dans les milieux bourgeois, citadins, paysans. En tout cas il y a un rapport entre

pouvoir bien parler et pouvoir bien raisonner.

 

 

v - QUE FAIRE?

 Je voudrais enfin conclure en proposant un certain nombre de "tâches" :

- D'abord que la recherche théorique se tourne délibérément vers cette dimension discursive et cesse une fois pour toutes de l'occulter avec l'idéalisme propre aux psychologies de la compréhension . Au niveau de ce qu'on appelle les mathématiques d'avant-garde les problèmes sont de plus en plus posés en termes de discours ou linguistiques (bien que le langage ne soit pas tout à fait le discours). Il serait donc important de montrer comment très tôt, dans les mathématiques mêmes qu'on nous demande d'enseigner au secondaire cette dimension est déjà présente et tend de plus en plus à contrôler et réorganiser tout le travail mathématique. Ce serait donc un travail théorique sur les programmes, manuels ou autres exigences du pouvoir et ce travail ne peut pas se réduire à dire que les programmes sont mauvais.

 - Une deuxième tâche serait de faire une étude des problèmes que posent les élèves et cela en confrontant leurs travaux et nos pratiques quotidiennes pour arriver à délimiter au mieux les points et les endroits où ils butent sur le "mur discursif" comme nous y butons nous aussi.

Nous pourrons alors peut·être envisager un effort pédagogique en ces points.
- Troisième tâche : Essayer de mettre le plus possible en rapport l'ordre du discours mathématique avec l'ordre social général et ne plus avoir peur de poser délibérement la pédagogie dans le cadre des mécanismes généraux de répression et d'adaptation (même au niveau intellectuel) pour enfin cesser de croire que la répression ne s'exerce que dans les conditions objectives de la classe
(relations avec les élèves, entre eux, avec l'administration etc.) La pédagogie ne sera politique que
quand elle saura se penser comme activité de répression.
 

- Quatrième tache : Etudier théoriquement et pratiquement comment notre connaissance venir) des opérations répressives pourrait nous permettre de les faire sauter (ce qui est peu probable tant que vivra l'institution et la pédagogie) ou du moins pourrait nous permettre d'atténuer le massacre total de jeunes, sacrifiés aux exigences ouvertement répressives de l'administratlon-institution et insidieusement répressives de la "connaissance".
Bernard STAFFARONI
Lycée mixte
24160 Excideuil