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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Elargissement de l'Horizon

Elargissement de l'Horizon
 
    Le Congrès de Paris dont nous avons parlé avait mis en train un audacieux programme dans lequel étaient déjà incluses toutes les activités à venir de la C.E.L., et qui dépassait, dans l'esprit de Freinet, la conception de simples techniques.
    Dès le début, nous l'avons vu, Freinet avait pressenti l'excellence de l'imprimerie à l'école, outil merveilleux de libération de la pensée enfantine, outil aussi de liaison permanente de l'enfant au milieu. Mais, à présent que cet outil remarquable est entre les mains des praticiens, comment vont-ils l'employer ? L'outil, comme la machine, n'a de valeur que par l'emploi qu'on en fait. Tout comme le capitaliste fait servir la machine à l'oppression des masses, une pédagogie à courte vue ne peut faire servir l'imprimerie qu'à perpétrer des pratiques obscurantistes, qu'à faire durer l'ancien au lieu de faire surgir le nouveau. C'est pourquoi, tout de suite, il va préciser cette relativité de la valeur de l'outil, et mettre en garde ses adhérents contre le risque de devenir de simples mécaniciens d'une machine qui se situe pourtant comme idéale.
    Dans le numéro d'octobre 1928 de « l'Imprimerie à l'Ecole », il tient tout d'abord à préciser les différences essentielles entre les « techniques » et la « méthode » : les « techniques » sont la base de l'acquisition, les moyens les plus efficients pour appréhender le monde ; la « méthode » est l'art de les utiliser en vue d'une plus grande libération de l'homme, vers une science complète du monde. Sentant combien notre formation de maîtres « primaires » est insuffisante pour accéder à la méthode et ouvrir devant nous les perspectives de la « science », Freinet avait à Paris délimité pour ainsi dire le rayon d'activité de la Coopérative de l'Enseignement Laïc. D'abord de la pratique naîtra une plus vaste compréhension de la méthode. C'est ainsi qu'il précisait, dans ce premier numéro d'octobre 1928 :
 
     En disant que notre revue sera pédotechnique, nous nous sommes donc tracé une tâche précise, dont l'importance n'échappera à personne.
     Pour l'Imprimerie à l'Ecole, recherche du matériel approprié aux divers cours, conseils techniques sur le travail à l'imprimerie, directives pour l'utilisation de cette technique dans les classes ; organisation des échanges interscolaires, édition de livres de travail pour les maîtres et pour les élèves, etc...
     Si par moment, et pour cette tranche seulement, nous dépassons les limites technologiques que nous nous sommes données pour aborder l'esquisse d'une méthode, ce sera seulement en attendant que les revues pédagogiques existantes, convaincues de la valeur de notre technique, aient entrepris cette recherche qui est de leur ressort...
     Pour le cinéma : notre programme, apparaît de lui-même : donner sur les appareils de projection une documentation vaste et précise ; publier les renseignements techniques de tous ordres qui peuvent aider les éducateurs à acquérir les appareils les plus recommandables ; opérer pour les films une sélection pédagogique sévère et aider si possible à l'édition de bons films d'enseignement ; fixer dans les détails les modalités d'utilisation du cinéma dans l'éducation, étudier les problèmes administratifs et législatifs posés par l'évolution de cette technique ; entreprendre pour la radio encore trop inemployée dans nos écoles des recherches semblables pour aider les maîtres novateurs.
     LES TECHNIQUES EDUCATIVES : Nous ne saurions réduire notre activité à l'étude de ces trois techniques. Nous apporterons sur les diverses techniques éducatives modernes une documentation la plus complète possible.
     Il va sans dire que notre travail sera résolument international. La pédagogie actuelle ne peut plus connaître de frontières ; et nous nous emploierons à baisser les obstacles que les langues dressent entre les éducateurs du peuple...
 
    En opposant, un peu arbitrairement peut-être, ces notions de « techniques » et de « méthodes » qui n'étaient certainement dans sa pensée à lui qu'à un état encore intuitif, Freinet espérait susciter des remous, comme la pierre jetée dans la mare, et faire naître dans (le monde pédagogique une sorte de discussion générale qui aurait permis à la C.E.L. de se situer publiquement et sur le plan intellectuel et sur le plan social. Mais la mare garda son immobilité et son indifférence...
    Freinet, alors, revient à la charge. Il se sent à l'aube d'un commencement. Il a fait, lui, dans la solitude, sur le plan pédagogique et social, une expérience concluante à laquelle il veut coûte que coûte conserver sa vigueur et son « unité ». Il sait la valeur première de la « technique », mais il sait aussi la nécessité impérieuse de l'orientation nouvelle de cette technique vers le grand devenir social en genèse, vers l'efficience, vers la science, vers l'Art, et c'est cela la METHODE.
   Nous citerons la presque totalité de cette prise de position qui nous paraît essentielle désormais parce qu'elle est l'orientation même de la pédagogie de Freinet. Elle est parue dans le numéro de décembre 1928 de « l'Imprimerie à l'Ecole » sous le titre : « Vers une méthode d'Education nouvelle pour les écoles populaires » :
 
     Ce grand mot de méthode a été tellement galvaudé par tous les faiseurs de manuels de toutes sortes, qu'il nous est difficile aujourd'hui de lui donner le sens précis et complet que nous lui voudrions en éducation.
     Qui dit méthode dit système d'éducation basé sur des éléments sûrs, prouvés scientifiquement, et coordonnés d'une façon absolument logique. Or, la science pédagogique en est encore à ses balbutiements et nulle méthode aujourd'hui existante ne peut s'en réclamer.
     Seule l'Eglise qui dédaigne la science et s'appuie inébranlablement, — croit-elle — sur la révélation et la croyance, a sa méthode d'éducation, éprouvée par des siècles d'emploi, avec ses procédés, ses techniques presque immuables malgré les découvertes : méthodes qui ne cherchent d'ailleurs pas la libération de l'individu, mais seulement sa résignation à l'ordre établi, son asservissement toujours plus grand à ses maîtres.
     Hors cet essai relativement logique, il n'y a pas encore eu pour la pédagogie populaire de véritable méthode d'éducation.
     Dès ses débuts, notre école nationale laïque a idolâtré l'Instruction ; elle a pensé qu'enseigner les premiers éléments de la lecture, de l’écriture, des sciences, devait contribuer à l'élévation maximum des citoyens. Condorcet ne parlait-il pas de tableaux synoptiques par lesquels les élèves pourraient parcourir une véritable encyclopédie et être en mesure de parler à tort et à travers et de faire un article de journal ou un discours au Parlement sur des matières qu'ils connaissent mal ?
     « De nos jours, comme au temps de Fontenelle, la société dominante exige qu'on la mette en possession d'une science complète du monde, qui lui permette d'avoir une opinion sur toute chose sans avoir besoin de traverser une instruction spéciale... S'inspirer de la philosophie du 18me siècle, former des esprits éclairés, nous savons ce que cela signifie : c'est vulgariser les connaissances de manière à mettre les jeunes républicains en état de tenir une place honorable dans une société constituée suivant les conceptions de l'Ancien Régime ; c'est vouloir que la démocratie se modèle sur la noblesse disparue ; c'est placer les nouveaux maîtres au rang mondain qu'occupaient leurs prédécesseurs. » (G. Sorel : Les «illusions du Progrès »).
     « Mais, ajoute Sorel, un grand changement se produira dans le monde, le jour où le prolétariat aura acquis comme l'a acquis la bourgeoisie après la Révolution, le sentiment qu'il est capable de penser d'après ses propres conditions de vie. »
     La vulgarisation scientifique, l'Illustration, sont encore à la base de notre système éducatif. L'éducation est reléguée au second plan et elle ne s'en évadera pas sans mal.
     Conformément à cette conception du rôle de l'Ecole, on s'est appliqué à créer des Méthodes d'Instruction ; méthodes pour l'apprentissage de la langue, de la composition, du calcul, de l'écriture, de l'histoire, etc... Chaque branche avait sa méthode. Mais ce mot de méthode n'était-il pas lui-même usurpé, et avait-on le droit d'appeler méthodes des procédés qui ne s'appuyaient sur aucun élément certain, et que d'autres procédés venaient d'ailleurs chaque année détrôner et parfois ridiculiser ? Non pas que nous croyions à l'impossibilité de créer une méthode scientifique pour l'apprentissage de la lecture par exemple. Mais cela, ne peut être que pour un très lointain avenir, lorsque la pédagogie aura révélé tous les secrets du dynamisme enfantin. Jusqu'à ce jour, toutes les tentatives, même les plus hardies, sont caduques. Elles peuvent, de plus, être nuisibles, si, comme cela se produit trop souvent aujourd'hui, des procédés basés sur une fausse science abêtissent l'enfant au lieu de contribuer à sa véritable éducation.
     Cela nous montre la nécessité d'avoir un plan directeur, une méthode d'éducation qui montrera pour les divers procédés d'instruction et d'éducation, qu'on nommait à tort méthodes et que nous appellerons techniques, la route à suivre si nous ne voulons plus gaspiller nos efforts.
    L'instruction du peuple n'est donc plus notre seul souci. Elle a avec trop d'éclat, montré qu'elle n'est trop souvent que ruine de l'âme. Elle n'a pas rendu l'homme meilleur et nous a privés souvent des trésors de bon sens et d'originalité que nous révélaient des peuples ignorants.
    « L'école, dit F. V., dans le numéro de novembre de l'Enseignement public, a plus et mieux à faire que de transmettre le savoir. Ce qui est grand, ce n'est pas le savoir ; ce n'est pas même la découverte : c'est la recherche. L'esprit n'est pas un grenier qu'on remplit, mais une flamme qu'on alimente ; il n'est pas la connaissance possédée, la science apprise et assimilée, mais une activité toujours en éveil, qui, sans répit, se pose des problèmes nouveaux, invente, combine, organise les faits suivant les rapports non encore aperçus. »
    Le bon sens des Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, est en train de reprendre ses droits. Pour s'éduquer, il ne suffit pas que l'enfant ingurgite toutes les matières qu'on lui présente d'une façon plus ou moins tentante : il faut qu'il agisse par lui-même ; qu'il crée. Il faut aussi, surtout, qu'il vive véritablement dans un milieu normal, et non qu'il s'endorme dans nos modernes « geôles de jeunesse captive ». Vivre, vivre le plus intensément possible, n'est-ce pas là, en définitive, le but de tous nos efforts ? Et développer au maximum les possibilités d'y parvenir ne devrait-il pas être la tâche essentielle de l'Ecole ?
  La notion d'Ecole Active, dont M. Ad. Ferrière a été l'ardent initiateur, ne nous satisfait plus totalement. Je sais que M. Ferrière donne lui-même à ce mot son acception totale d'éducation nouvelle. Mais, pour la clarté des positions, il nous faut préciser les termes. La notion d'activité peut conditionner nos techniques. Même comprise dans son sens le plus large, elle n'implique pas le changement d'orientation de l'Ecole que nous préconisons. Le mot d'Education nous semble d'ailleurs suffisant.
    Dans l'ancienne école, en effet, l'instituteur instruit, parfois même prétend éduquer ses élèves. Nous disons : c'est l'enfant lui- même qui doit s'éduquer, s'élever, avec le concours des adultes. Nous déplaçons l'axe éducatif : le centre de l'Ecole n'est plus le maître, mais l'enfant. Nous n'avons pas à rechercher les commodités du maître, ni ses préférences : la vie de l'enfant, ses besoins, ses possibilités, sont à la base de notre méthode d'éducation populaire.
     Cela, une méthode ? Une simple direction idéologique !
     Nous ne prétendons pas pouvoir établir dès ce jour ce qui sera plus tard la méthode. Mais, nous appuyant sur les enseignements de nos meilleurs pédagogues, nous pouvons dire, au moins : voilà des fondements certains pour une éducation libératrice de la classe travailleuse.
     Comment parviendrons-nous à suivre cette ligne méthodique avec le maximum de profit ? Là réside tout le problème réaliste, que nous nous proposons d'étudier dans toute sa complexité : organisation matérielle et sociale de l'Ecole, rythme du travail scolaire, modalités de l'épanouissement des enfants, etc... Nous ne parlerons nullement de méthodes en cela, mais seulement de techniques éducatives. Nous voulons, par cette appellation nouvelle, montrer d'abord que les diverses solutions que nous apporterons à ces problèmes ne sont rien par elles-mêmes, sans l'esprit de la méthode qu'elles doivent servir ; et aussi que ces procédés, si nouveaux et si bien étudiés soient-ils, sont, eux, à notre mesure, c'est-à-dire incomplets, sujets à changements fréquents, à perfectionnements incessants pour une marche assurée vers un idéal éducatif...
 
   Et parce qu'il a, un peu imprudemment peut-être pour certains esprits, ouvert l'horizon vers le renouveau, tout de suite, Freinet redevient « pratique , serre» de près la réalité, rejoint cette école du peuple qui est notre laboratoire vivant, notre beau chantier de travail.
 
     ...Notre groupe est avant tout un groupe coopératif d'instituteurs primaires. Non pas que nous nous croyions présomptueusement les seuls capables de réaliser quelque chose de pratiquement utile à l'école populaire. Mais nous pensons, et l'expérience nous l'a démontré maintes fois, que seuls des maîtres qui sont placés à pied d'œuvre, qui se battent chaque jour, chaque minute, avec l'angoissante réalité, sont à même de distinguer les efforts éducatifs qui leur conviennent parfaitement. La libération de l'école populaire viendra d'abord de l'action intelligente et vigoureuse des instituteurs populaires eux-mêmes.
     Nous ne voudrions nullement faire injure aux Inspecteurs primaires, aux Professeurs de l'Enseignement moyen et supérieur qui suivent notre effort avec sympathie. Ils reconnaîtront d'eux-mêmes que, la plupart du temps, chaque échelon qu'ils gravissent dans la hiérarchie les éloigne professionnellement de l'école du peuple, et qu'il leur est parfois difficile, pour ne pas dire impossible, de se renseigner d'une façon certaine sur les améliorations pratiques que nous valent leurs idées généreuses.
    C'est forcément avec le même scepticisme que les instituteurs examinent les réalisations obtenues par les pionniers de l'éducation nouvelle contemporaine dans des écoles spéciales, dont nous ne réaliserons pas de sitôt chez nous les conditions anormalement favorables.
    Cela ne signifie pas non plus que nous dédaignions les recherches des philosophes, des psychologues, des pédagogues, qui, dans une autre sphère sociale, travaillent loyalement pour le progrès éducatif.
  Nous n'ignorons pas tout ce que nous leur devons et nous ne craindrons pas de faire appel à leur compétence. Mais l'école populaire a grand besoin de dire ses espoirs, et, à la lumière des événements passés, d'essayer de se constituer une vie saine et naturelle, au risque de scandaliser les pédagogues professionnels au service des tenants de l'obscurantisme ou de tous les marchands qui s'engraissent outrageusement des aspirations du peuple.
    Deux conceptions opposées du problème éducatif se partagent actuellement l'activité scolaire et pédagogique. Tandis que les novateurs — tels Ferrière, Tobler, Gheeb, et un grand nombre de pédagogues suisses ou allemands — poursuivent la réalisation dans la société actuelle de l'école idéale, abstraite du monde dont ils sentent la profonde influence destructive, les représentants divers de l'Education Officielle se vantent, au contraire de rester dans la prosaïque réalité. Pour eux, la vie sociale, le régime scolaire, les programmes, etc... sont des cadres à l'intérieur desquels nous devons nous contenter d'aménager notre enseignement. Ils professent que les éducateurs doivent se cantonner dans leur tâche scolaire. Et effectivement, la plupart de nos journaux pédagogiques s'appliquent seulement à cette tâche sans idéal : faire la classe qui vous est attribuée en vous abstenant de tout ce qui pourrait nuire à la neutralité ou porter ombrage au pouvoir.
    Il y a cependant entre ces deux conceptions une position possible, nette, loyale, précise, qui, nous le savons, ne sera pas louée par nos maîtres, et que nous croyons cependant seule digne d'éducateurs :
     Nous entrevoyons, certes, l'école idéale ; nous savons notamment qu'une éducation libératrice doit être avant tout une ascension libre et créatrice. Mais nous travaillons aussi bien dans la plus dure des réalités : nous avons devant nous des enfants qui auraient souvent plus besoin de pain ou de vêtements que de gavage intellectuel ; les conditions matérielles sont presque toujours déplorables ; enfin la vie anormale et amorale qui nous entoure contrarie fatalement nos efforts.
     Il est donc de notre devoir de montrer, de prouver, de crier, que l'éducation que nous voudrions donner, telle qu'elle est définie d'ailleurs par nos meilleurs pédagogues, présuppose la réalisation de certaines conditions matérielles et sociales sans lesquelles notre effort restera voué à l'impuissance.
     C'est pourquoi nous sommes dans la nécessité de placer dans la vie sociale tous les problèmes pédagogiques que nous examinons, et d'étudier en même temps que les réalisations pédagogiques les problèmes matériels et sociaux qui conditionnent ces réalisations...
 
    On comprend sans peine qu'une vue aussi large du complexe d'« Education » domine les simples techniques pédagogiques qui devaient se concrétiser quelques quinze ans plus tard dans les mouvements trop tardivement venus, et trop scolastiquement spécialisés, des « METHODES ACTIVES ». Aussi, quand, après la Libération, Freinet tentera de réagir un peu violemment contre ces étroitesses pédagogiques, seuls le comprendront ses vieux camarades, les Alziary, les Faure, les Lagier-Bruno, Pichot, Boyau, Lallemand, ... ceux qui font la vieille garde des pionniers apportant le premier ciment à la construction de l'édifice C.E.L...
    Mais cette interaction interne des « techniques » et des « méthodes » finit par ébranler le monde pédagogique et par susciter des réactions qu'il est, croyons-nous, utile de préciser. C'est tout d'abord M. Duthil, professeur d'Ecole normale à Nancy, qui donne son adhésion morale au groupe de l'Imprimerie à l'Ecole. Freinet publie en leader (février 1929), la longue lettre que Duthil lui adresse, et qui est comme une sorte de reconsidération des valeurs de la pédagogie en tant que science et sur le plan international. On se rendra compte de la probité intellectuelle de M. Duthil par ce début de lettre :
 
    Je n'ai pas voulu répondre à votre lettre sans avoir relu l'Imprimerie à l'Ecole, lu Plus de manuels scolaires, et parcouru à nouveau la collection de votre revue.
    Maintenant je crois avoir bien compris vos intentions et je je m'empresse d'ajouter que je suis des vôtres. Voici pourquoi :
    Pour moi, l'axiome qui domine toute la pédagogie est le suivant : il faut partir de l'enfant et fonder toute notre pédagogie sur ses besoins et sa mentalité. C'est un beau renversement des valeurs et vous l'acceptez sans arrière-pensée.
    Il en résulte que suivre la marche inverse, c'est-à-dire prendre pour point de départ nos idées d'adultes, pour finalement faire des enfants à notre image, est un contre-sens psychologique qui, forcément, doit aboutir à l'abêtissement de l'enfant, voire à un déséquilibre mental provoqué par une contrainte excessive et un abus d'exercices trop exclusivement intellectuels. Ici encore, je me rencontre avec vous.
    Bien entendu, d'autres éducateurs semblent avoir compris ces vérités, et l'école active, les écoles nouvelles sont le produit de cette révolution, — le mot n'est pas trop fort.
    Seulement, trop souvent, ces essais s'arrêtent à mi-chemin, car ils manquent de ces deux bases solides : la connaissance de l'enfant ; la création de techniques.
    Ici encore, nous sommes en plein accord : vous fondez tout votre enseignement sur les besoins de l'enfant et vous avez élaboré une technique remarquable : l'Imprimerie à l'Ecole.
    Pourtant, avouons-le, quand vous parlez des besoins de l'enfant force vous est de procéder empiriquement ou d'emprunter à la méthode Decroly ses centres d'intérêts ; pourquoi ? Parce que la mentalité de l'enfant vous est encore fort mal connue et que les travaux de Piaget commencent seulement à défricher le terrain. Ici je vous signale comme tout à fait remarquable le livre de Vermeylen : Psychologie de l'enfant et de l'adolescent. En le prenant pour guide et en consultant d'excellentes monographies sur les instincts, il sera possible de fonder notre enseignement sur les besoins réels des enfants aux divers âges.
     Donner satisfaction à leurs besoins, les éduquer, tel est le rôle de l'école : vous le dites fort bien : « mettre les élèves en mesure de satisfaire leurs besoins en leur fournissant tous les éléments qui contribueront à leur instruction et à leur élévation. »
     C'est ici qu'apparaît la nécessité d'inventer des techniques appropriées. Votre distinction entre technique et méthode me paraît essentielle. Les techniques, ce sont les procédés découverts pour satisfaire aux besoins multiples de l'enfant : il y a donc un grand nombre possible de techniques ; c'est aussi pourquoi l'on désigne souvent par ce même terme : l'écriture, le calcul, la lecture, véritables techniques permettant à l'enfant de s'exprimer et de communiquer sa pensée.
     Quant aux méthodes, il faut comprendre par là la mise en œuvre optima des techniques découvertes.
     Si nous sommes ici bien d'accord, voilà le terrain singulièrement déblayé ; résumons :
     Comme base : la connaissance de l'enfant ;
     Comme but : la satisfaction et l'éducation des besoins de l'enfant ;
     Comme moyen : des techniques harmonieusement situées dans le cadre des méthodes...
 
    Et, entrant dans le vif du sujet, le professeur-pédagogue fait le point des techniques éducatives comme le moyen de satisfaction des besoins de l'enfant pour conclure par cet éloge à l'adresse de Freinet, le primaire audacieux :
 
     La méthode ? Vous êtes en train de l'élaborer, et votre livre Plus de manuels en fait foi.
 
    Et, très généreusement, celui qui devait être le premier intellectuel s'intégrant spontanément à la C.E.L. terminait par ces mots :
 
     ... Quant à moi, je m'offre à vous documenter, voire à collaborer si vous me le demandez. Cette longue lettre n'avait pour but que de vous faire apercevoir la longue route où vous vous êtes
engagés et le long de laquelle il y a du travail pour toutes les bonnes volontés.
 
    Moins favorables aux idées de Freinet seront, on s'en doute, les faiseurs de manuels et les pontifes des revues pédagogiques ; çà et là, ils égratignent les néophytes et prêchent la « simplicité pédagogique » (P. Gay, Manuel général) ou exaltent « la valeur du maître, la foi » (Besseiges, Collaboration pédagogique).
    Dans le mouvement d'Education nouvelle à retardement, les inventeurs de Méthodes se défendent à leur tour. M. Cousinet défend sa méthode avec quelque âpreté. Nous reparlerons de la prise de positions, ample et humaine, du grand éducateur que fut Decroly. Et parce que çà et là les malveillants ou les incompréhensifs avaient quelque peu sous-estimé l'Imprimerie à l'Ecole en la rabaissant au niveau d'un simple moyen scolastique, Freinet défend son bien, avec l'enthousiasme que l'on devine. Ses réponses aux critiques deviennent si actuelles que nous allons en souligner les essentiels passages :
 
LE SENS NOUVEAU DE NOS RECHERCHES
     Nous croyions avoir suffisamment défini, dans nos publications, la voie nouvelle où nous nous sommes engagés. Mais pourrons-nous jamais être entendus par des contradicteurs qu'aveugle leur fausse science, et qui s'évertuent à démontrer, à grand renfort d'affirmations théoriques, que notre expérience, dont on ne peut nier l'intérêt, n'est pas à la mesure de nos écoles publiques ; que nos solutions tiennent de l'idéal — ou de l'erreur — mais ne peuvent nullement s'appliquer à la généralité de nos classes ? Comme si l'usage qui est fait de l'Imprimerie chaque jour, dans cent écoles, et les résultats obtenus n'étaient pas plus probants que les arguties de critiques mal renseignés.
     Au risque de nous répéter, nous allons donc essayer de préciser à nouveau notre conception, et de situer notre réalisation dans le mouvement pédagogique actuel.
     Quand nous avons lancé l'idée de l'Imprimerie à l'Ecole, deux courants contraires ont failli nous emporter.
     A l'extrême gauche du mouvement pédagogique, les partisans d'une théorie anarchiste de l'éducation ont cru à la possibilité de parvenir, par notre technique, à l'école de leurs rêves, dans laquelle les élèves, dégagés de toute oppression, négligeant tout acquis antérieur, composant et imprimant eux-mêmes leurs livres sans contrôle adulte, réaliseraient la véritable éducation libre et personnelle. Nous reconnaissons certes que le spectacle d'enfants s'élevant eux-mêmes, en dehors de toute contrainte, ne manquerait pas de nous apporter des indications psychologiques et pédagogiques précieuses. Nous pourrions voir là une expérience pédagogique peut-être utile. Mais nous tenons cette tendance comme contraire aux nécessités actuelles de la pédagogie populaire. Si nous avons condamné l'isolement dans lequel fonctionne l'école, ce n'est pas pour chercher maintenant une organisation chimérique, davantage encore abstraite du monde et de la civilisation.
     Quelles que soient les entraves que la société capitaliste met aux essais de rénovation de l'éducation populaire, nous nous emploierons à mêler, plus que jamais, l'école au peuple afin de dépouiller l'éducation de tout ce qu'elle a eu, jusqu'à ce jour, de mystiquement aristocratique pour en faire la puissante préparation à la vie prolétarienne.
     Nous ne négligerons pour cela rien de ce que la civilisation a mis matériellement à notre portée. Mais nous nous réservons le droit de faire du matériel et des livres scolaires un usage plus conforme aux principes d'élévation, de libération et de vie que nous croyons devoir mettre à la base de nos recherches.
     Les pédagogues professionnels auraient aimé au contraire nous voir faire de l'imprimerie un emploi sagement scolastique, qui n'aurait bousculé ni les traditions ni les méthodes familières.
     Faire imprimer les résumés de leçons, les tableaux synoptiques, les éléments essentiels du bourrage, était, à leur avis, l'utilisation optimum de l'Imprimerie à l'Ecole. Les plus hardis auraient voulu faire imprimer par leurs élèves un choix de textes (adultes) pour la lecture et le travail, réalisant eux-mêmes le manuel scolaire presque idéal.
     Nous avons toujours repoussé semblables techniques de travail. Nous qui haïssons et condamnons le bourrage, n'allions pas donner à l'Ecole un moyen de plus d'asservissement. Aussi avons- nous mis maintes fois nos correspondants en garde contre un emploi formaliste et mort de l'Imprimerie à l'Ecole.
    Quelques critiques qui négligent trop complètement les principes de vie de notre travail nous conseillent encore : Pourquoi faire imprimer, sans ordre ni méthode., des textes d'enfants ? Le profit serait bien plus important si vous faisiez imprimer des mots types, des phrases choisies, des textes modèles...
    Nous pourrions certes le faire. D'autres avant nous, — et Paul Robin l'avait signalé, — ont noté que la composition typographique est un excellent exercice manuel, qu'elle aide considérablement à l'action orthographique, aiguille le goût, etc... toutes considérations spécifiquement scolaires aptes peut-être à ébahir des pédagogues, mais qui laisseraient nos élèves indifférents. Pour ceux-ci, le travail à l'imprimerie en vue de la composition de mots ou de textes qui n'ont pas su les émouvoir resterait, comme tout travail scolaire, une occupation dont la nouveauté enchante un instant, qui plait ensuite par l'activité qu'elle nécessite, mais ne tarde cependant pas à revêtir, comme les autres occupations scolaires, un caractère d'inutile obligation absolument contraire à nos principes éducatifs.
    Et l'expérience l'a montré : les élèves se lassent très vite de l'impression des textes qui ne les touchent pas profondément. Qui continuerait dans cette voie étriquerait considérablement la portée éducative et humaine de notre expérience, et ravalerait notre matériel au rang de toutes les inventions imaginées par les pédagogues pour « escamoter » l'intérêt et le travail de l'enfant. Et l'éducateur ne trouverait dans cette voie que mécomptes et désillusions.
    L'Imprimerie à l'Ecole a un fondement psychologique et pédagogique autrement sûr et permanent : l'expression et la vie enfantines.
    L'enfant se lasse-t-il d'extérioriser, par le langage, tout son être intime ? Se lasse-t-il davantage de s'exprimer par le dessein lorsqu'il peut le faire librement ?
    Il en est de même pour l'expression manuscrite. Mais il ne peut y avoir expression sans interlocuteurs plus ou moins imaginaires. Et c'est parce que, à l'ancienne école, la rédaction n'était destinée qu'à la correction ou à la censure par le maître, parce qu'elle restait un devoir scolaire, qu'elle ne pouvait être un moyen d'expression.
     L'enfant écrit maintenant pour être lu, — par l'éducateur et par les camarades, — pour être imprimé enfin, pour que son texte, ainsi pérennisé, soit senti de même par les correspondants proches et éloignés qui le liront.
     Et, en fait, nous avons obtenu la même spontanéité, le même débordement de vie, qui se manifeste dans les libres activités enfantines. D'autres signes, absolument certains, nous montrent que nous avons, du coup, fait pénétrer l'école dans le cadre de la vie de l'enfant, étendant et approfondissant cette vie, apportant dans l'éducation spontanée et individuelle, familiale et scolaire, une harmonieuse unité : unité qui nous vaut sans doute l'ardeur au travail, l'activité, la curiosité, le désir d'enrichissement et d'élévation que nous avons constatés dans nos classes.
     Nous pouvons maintenant toucher, à l'école, l'âme de l'enfant : nous avons en mains le puissant levier qui nous permettra d'expérimenter et de préciser une méthode active et vivante d'éducation. On comprendra qu'en cherchant les techniques adéquates, nous nous gardions farouchement de retomber dans le formalisme scolaire, afin que ne s'émousse le puissant enthousiasme des maîtres et des élèves partis à la conquête d'une nouvelle vie.