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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Saint-Paul année 1930-1931

SAINT-PAUL

1930 – 1931

 

    Comme le timonier qui s'est embarqué en haute mer fait le point de son bateau, essayons de situer la pédagogie de la C.E.L. sur l'océan mouvant des réalités sociales de ces sept années de travail.

    Freinet a découvert dans l'Imprimerie un outil majeur qui lui a permis de révolutionner toute sa pratique scolaire, de rejeter les vieilles formes oppressives, pour s'attacher aux aspects nouveaux surgis de la pratique du « Texte libre ». Ces aspects nouveaux, il les a résumés dans des phrases lapidaires et suggestives :

 

    Plus de manuels scolaires !

    Plus de leçons !

 

et, expérimentalement, ils se sont concrétisés dans le « Fichier scolaire coopératif ». C'est là, dans son ensemble, une nouvelle technique de travail scolaire par l'« Imprimerie à l'Ecole ».

    Mais, à l'usage, dans la pratique quotidienne de la classe, à mêmes les faits, d'autres faits surgissent, et tout naturellement on aboutit à ce « complexe d'éducation » qui est l'enchevêtrement de réalités psychologiques éducatives, sociales, dont l'éducateur doit tirer parti pour arriver à l'efficience de la personnalité enfantine. Cette efficience de la personnalité, elle se construit grâce à la « technique » éducative, c'est-à-dire par le maniement des meilleurs outils éducatifs. Le problème le plus urgent pour l'éducateur est donc : cherchons les meilleurs outils éducatifs dont l'enfant puisse se saisir pour monter vers un devenir meilleur, et utilisons ces outils selon une « technique de travail libératrice ». Là est l'effort essentiel de toute la C.E.L. Et pour donner au « technicien » initié des droits primordiaux sur le « pédagogue » à prétentions intellectuelles préconçues, Freinet fait une fois encore cette discrimina­tion pour lui essentielle de la « technique » (pratique) et de la « méthode » (idéale) que déjà il y a deux ans il avait amorcée :

 

... Il suffit, jusqu'à ce jour, qu'un éducateur entrevoit un pro­cédé nouveau utile à la conduite de sa classe pour qu'il nomme méthode son essai, alors même qu'il n'y ait rien de méthodique dans sa recherche. Passe encore pour la méthode Montessori, la méthode Decroly, auxquelles les auteurs ont voulu donner un fondement scientifique — quoiqu'on découvre peu à peu dans l'un et l'autre système des faiblesses ou des erreurs qui leur enlèveraient tous droits au titre de Méthodes. Mais qualifier de méthodes le Plan Dalton, le travail libre de Cousinet, etc... c'est attribuer à un sim­ple moment de recherche pédagogique des qualités de permanence et d'inébranlabilité auxquelles ces réalisations si intéressantes soient-elles, ne sauraient prétendre.

Toute recherche, qu'elle soit pédagogique, industrielle ou com­merciale, part de la Science pour aboutir à l'Art qui est l'organi­sation optimum de l'harmonie humaine. Il arrive certes que des individus géniaux parviennent à brûler les étapes et atteignent à l'Art sans gravir les échelons encore indécis de la Science. Il en est ainsi en pédagogie, plus peut-être que |dans les autres domaines. Mais ces artistes ne sauront que servir de flambeaux ; ils seront impuissants à préciser une méthode s'ils ne parviennent à tailler et à polir les échelons qui permettront aux travailleurs ordinaires de monter jusqu'à eux.

Cette besogne de préparation du chemin qui mène à l'expé­rience, de la recherche scientifique à la méthode et à l'Art, c'est tout le domaine de la technique — pour ce qui nous concerne : de la technique pédagogique...

Et qu'on n'essaie pas de protester que l'éducateur est plus un artiste qu'un technicien. Il peut exister des éducateurs artistes — et il en naît rarement — mais il est un fait certain : c'est que l'état de l'éducation dans un pays dépend presque exclusivement de l'avancement de sa technique pédagogique.

Mais il ne faut naturellement pas voir, sous cette dénomina­tion moins prétentieuse, une restriction arbitraire du domaine pédagogique. Au contraire : la technique pédagogique — et c'est sa supériorité sur les méthodes — englobe obligatoirement toutes les recherches, toutes les réalisations qui concourent à rendre possible et efficace le travail de l'éducateur populaire. Nous l'avons dit maintes fois : le pouvoir capitaliste ne saurait admettre que les éducateurs, — ses fonctionnaires — aillent chercher dans l'organi­sation sociale même les causes de la faillite de l'école ; aussi fait-il l'impossible pour perpétuer le divorce entre l'école et la vie, ainsi que l'isolement pédagogique des instituteurs. Et on croirait vrai­ment, à lire nos grandes revues professionnelles, que seuls le dévouement du personnel ou l'habileté pédagogique mènent le destin de l'école.

C'est afin de donner à notre travail sa vraie place et sa vraie, signification que nous rejetons le mot si mal employé de méthode pour parler presque exclusivement de technique pédagogique.

La technique pédagogique, ce n'est pas seulement cette prépa­ration à la petite semaine qui encombre les revues pédagogiques et que nous réprouvons totalement, ni même l'étude des trucs ou procédés divers susceptibles de surprendre un instant l'intérêt et l'activité des élèves. Son domaine est bien plus vaste et nous vou­drions contribuer à le délimiter et le préciser.

Il y a d'abord une technique initiale concernant la préparation optimum des éléments qui permettront une meilleure éducation : étude des locaux, du matériel scolaire, et de leur adaptation au travail pédagogique, question que nous avons amorcée l'an dernier pour en découvrir l'état précaire en France du moins, et que nous allons continuer cette année en montrant ce qui est réalisé à l'étranger et ce qui pourrait être créé dans une société éducative. Nous touchons certes là, et directement, à la réalité sociale et poli­tique, mais nous ne saurions l'éviter au risque d'avilir la portée, de nos efforts.

La technique de la préparation physiologique, morale et affec­tive des enfants est tout aussi essentielle.

Que peut, en effet, l'action éducative la mieux organisée, en présence d'enfants que la maladie, mine, que la misère affaiblit, retarde et rabaisse ? Il est de notre devoir de montrer avec in­sistance que le problème social et humain de la santé physique des enfants est un problème pédagogique parce qu'il conditionne le succès de l'éducation populaire. Et s'il déplaît à une société exclu­sivement mercantile que nous montrions ses criminelles faiblesses, avons-nous pour cela le droit, nous éducateurs, de négliger ce point primordial de notre technique pédagogique et d'ignorer un mal qui ronge les racines de l'école et dont nous sommes les premières victimes ?

L'enfant d'âge scolaire nous est légalement confié. A nous d'employer en classe les procédés les plus susceptibles d'élever l'enfant et de l'éduquer véritablement : c'est là toute la technique du travail scolaire dénommée souvent à tort, méthode ; qui n'est pas encore une méthode, mais seulement un ensemble de tâton­nements — obéissant le plus possible à l'idée directrice qui anime la pédagogie nouvelle. Et nous distinguerons dans cette technique du travail scolaire deux branches trop souvent confondues.

1°) Adaptation aux nécessités pédagogiques — nées de la connaissance nouvelle de l'enfant et des recherches dans le domaine psychologique et pédagogique — du matériel d'enseignement utili­sable avec le plus de profit et mise au point technique de ce matériel — et il y a à peu près tout à faire dans ce domaine tellement le mercantilisme pédagogique nous impose de productions souvent sans garantie. Nous avons commencé ici un travail émi­nemment utile et qui commence à porter ses fruits ; nous sélectionnons véritablement le matériel d'enseignement, nous abstenant de recommander, sous quelque prétexte que, ce soit, les réalisations qui nous paraissent insuffisamment étudiées, créant nous-mêmes le plus possible le matériel répondant à nos besoins ; mais toujours sans que l'intérêt commercial passe avant l'intérêt pédagogique — et c'est là notre force.

2°)Technique de (la conduite de la classe, de l'organisation pédagogique dans le but de permettre, aux élèves de travailler avec profit comme ils le désirent. Si cette question n'a pas toujours été aussi totalement négligée, on ne luia cependant pas accordé tout l'intérêt qu'elle mérite parce que, jusqu'à ce jour, les manuels im­posaient, pour chaque discipline, leur propre technique. Méthode Montessori, méthode Decroly,Plan Dalton, méthode des Projets, méthode des Complexes, voilà exactement des exemples de techni­ques de travail à adapter et à compléter.

Et qu'on ne s'offense pas si nous nommons techniques ces méthodes consacrées. Leur diversité, leur caducité, ne suffisent-elles pas à montrer que ce ne sont que procédés plus ou moins ingénieux, plus ou moins scientifiques, toujours sujets à révisions et à amé­liorations ? Qu'y aurait-il d'ailleurs de plus ridicule que des pédagogues qui prétendraient établir quelque chose de définitif dans un domaine encore neuf, où la science balbutie seulement les pre­mières notions certaines.

Nous ne mettons, dans ces mots, ni dédain ni ingratitude envers des chercheurs auxquels l'éducation doit tant. Nous, vou­drions faire sentir qu'il n'y a dans leurs systèmes, qu'une infime partie de définitif : que c'est à nous, techniciens, à puiser chez les uns et les autres les éléments qui nous permettront de marcher avec plus de certitude dans la voie que nous savons bonne.

Lorsque la science pédagogique aura sérieusement progressé ; le jour où l'enfant sera enfin connu et compris des pédagogues et que seront, d'autre part, réalisées les conditions sociales idéales d'éducation, ce jour-là, on parlera d'une méthode définitive, savam­ment ordonnée, résultat des efforts et des tâtonnements des techniciens.

Notre pédagogie, basée sur l'étude et la mise au point de ces techniques, n'est pas figée et morte comme le sont la plupart des soi-disant « méthodes » actuelles. Elle est essentiellement dyna­mique, ne craignant pas de renverser sur son passage les idoles désuètes, s'efforçant à construire et à créer, si besoin est, à tra­vailler, en tous cas, avec précision et enthousiasme, sans faux espoirs, mais avec une claire conscience des buts à atteindre et des obstacles à éviter ou à surmonter.

Quelles sont les réactions des autorités pédagogiques à cette prise de position catégorique de Freinet ?

Dans une lettre adressée à Freinet, le docteur Decroly précise sa pensée :

Je partage entièrement votre manière de voir. Comme je l'ai répété encore dans les conférences d'Elseneur, aucune méthode ne peut prétendre actuellement donner la solution dernière de tous les problèmes de l'éducation et de l'enseignement.

La pédagogie est encore à construire dans beaucoup de ses parties.

Ce qu'on a appelé la «  Méthode Decroly » (et le docteur Decroly souligne lui-même cette erreur pédagogique) n'a pas à vrai dire le caractère des méthodes dont on parle habituellement ; elle n'est pas limitée à un côté du problème éducatif ou instructif ; elle n'a pas, non plus, un caractère absolu ni exclusif s'opposant aux autres d'une manière irréductible ; elle ne prétend pas imposer un code de dogmes immuables et définitifs.

Elle cherche bien plutôt à embrasser toutes les forces de l'édu­cation et de l'enseignement ; elle se défend d'être figée et parfaite, mais elle veut être éminemment souple et prête à toute évolution vers le mieux. Elle emprunte aux autres méthodes les buts et les moyens qu'elle considère comme utiles ; elle s'inspire des règles qui dominent dans toutes les branches des sciences, sans pour cela se défendre de recourir à des hypothèses de travail...

Mais le «complexe d'éducation» englobe inévitable­ment des considérations « sociales ». L'instituteur public en fait chaque jour l'expérience et dans la pauvreté de son école prolétarienne Freinet sent plus que tout autre, lui, le novateur, le drame social qui paralyse l'intervention et la simple expérience.

 

Nous avons eu déjà l'occasion de préciser à diverses reprises sous quel angle nous considérions la pédagogie nouvelle en régime capitaliste. Il n'est pas inutile d'y revenir aujourd'hui pour asseoir fermement notre position en face de groupements qui peuvent faire de la besogne pédagogiquement utile mais qui ont le tort, grave à notre avis, de se refuser à considérer le problème éducatif dans toute sa complexité et d'entretenir ainsi dans les esprits des illu­sions dangereuses, tant pour la marche de l'évolution pédagogique que pour la santé physique et morale Ides éducateurs populaires.

Il ne s'agit pas de redouter ici les réalités, qu'elles soient réac­tionnaires ou révolutionnaires, et de se taire habilement sur les conséquences impartiales de notre examen.

 

La saine pédagogie suppose d'abord un local hygiénique, adé­quat aux nouveaux modes de travail, construit selon des règles pédagogiques aujourd'hui connues. Le régime actuel, basé sur le profit et l'exploitation, ne saurait faire, dans sa totalité, cet effort initial, si ce n'est en faveur des écoles secondaires, expression même du régime. Nous n'ignorons cependant pas que, en certains pays, les locaux scolaires sont loin d'être dans l'état de scandaleux aban­don où les laisse la République française, mais, même dans ces pays, l'éducation populaire n'y a pas fait de progrès décisifs.

Cette réalisation de l'école populaire nécessite aussi l'introduc­tion à l'école de nouvelles techniques de travail, la dérivation, vers l'enfant, de l'intérêt éducatif, la pratique courante d'une activité socialement motivée. Il y faut la création d'instruments nouveaux de recherche et d'étude ; matériel d'imprimerie, livres spéciaux, radio, disques, cinéma, atelier, usine, etc... et l'abandon définitif des formes actuelles de bourrage et d'acquisition...

... Il ne suffit pas de bâtir de belles écoles, de créer du matériel scientifique adapté aux nécessités pédagogiques. Encore faut-il que les enfants des prolétaires puissent en profiter normalement. Et c'est cela qui est impossible...

... Et seuls des gens ignorant les conditions véritables de l'école populaire pourraient nous taxer d'exagération. Tous nos camarades seraient malheureusement en mesure de montrer comment, dans la réalité, la majorité des élèves de nos classes populaires, plus ou moins marqués par la misère sociale, sont dans l'impossibilité fonc­tionnelle de profiter normalement d'un enseignement aussi parfait fût-il.

Tant que les causes de cette infériorité d'une classe n'auront pas disparu — et elles ne peuvent ni disparaître ni s'atténuer en régime capitaliste quelles que soient les initiatives humanitaires qui voudraient y pallier — l'école nouvelle populaire sera toujours impossible...

Alors, nous dira-t-on, si vous êtes persuadés que l'éducation ne peut, dans le régime actuel, libérer le prolétariat, quels sont les mobiles de votre action pédagogique

Nous travaillons certes, comme les autres pédagogues, à amé­liorer nos techniques en nous inspirant au maximum des connais­sances psychologiques et des nécessités prolétariennes. Mais c'est toujours en fonction de ces nécessités que nous orientons nos essais.

Nous avons il est vrai perdu cette illusion toute intellectualiste qui confère à l'éducateur un immense pouvoir de création de forces neuves et de libération. Nous savons, et nous disons d'avance, que dans notre sphère réduite tous nos efforts les plus désintéressés, les plus méthodiques, n'arriveront pas à transformer nos écoles nouvelles prolétariennes. Mais dans les cas exceptionnels où des inspecteurs sympathiques à l'idée nouvelle laissent à nos camarades entière liberté dans nos classes, tant en ce qui concerne les pro­grammes que pour les horaires et méthodes, nous ne saurions d'avance nous réjouir. Nous mettons même ces camarades en garde contre le danger véritable qu'il y a à s'épuiser pour essayer de réaliser des rêves d'écoles nouvelles incompatibles avec la condition véritable du prolétariat, pour tenter de donner forme à des espoirs toujours déçus, pour contribuer à maintenir parmi les éducateurs l'illusion réformiste de l'école, instrument souverain et pacifique de l'évolution) sociale.

Mais dénoncer cette illusion n'implique pas, pour les éduca­teurs, la pratique retardataire d'un immobilisme pédagogique qui servirait encore mieux nos maîtres. Il est de notre devoir de tenter d'arracher les éducateurs du peuple à leur servile orthodoxie ; nous devons les aider à se dégager de l'autoritarisme, capitaliste qui se traduit à l'école par une pédagogie de faux libéralisme et de jalouse domination ; nous devons montrer la nécessité pour les éducateurs de se mettre au service des enfants du peuple, première étape qui conduira la plupart d'entre eux à se mettre au service du peuple. Et c'est la raison d'être de nos recherches diverses d'éducation nouvelle : dégager au maximum les enfants de l'autorité irration­nelle des adultes, montrer à ceux-ci les voies nouvelles de l'épanouissement individuel et social, lier toutes les questions pédagogiques aux grands problèmes humains qui les conditionnent, et redonner ainsi à l'action sociale et politique une place de pre­mier plan dans les préoccupations éducatives.

Peut-être quelques camarades se plaindront-ils que nous dé­truisons ainsi leur foi pédagogique. Nous pensons au contraire la raffermir. Usent notre foi les mentors qui essayent de l'alimenter par des exemples inaccessibles, qui nous engagent inconsidérément dans une voie où nous trébuchons dès les premiers pas pour nous asseoir ensuite au bord de 'la route et regarder ironiquement les jeunes partir avec le même élan vers les mêmes désillusions...

... Il ne s'agit pas de nous gargariser de grands mots, de masquer sous d'impuissantes réalisations une réalité éblouissante. Notre effort est modeste comme le sont nécessairement tous les efforts de libération en régime d'oppression. Nous aurons cepen­dant bien rempli notre tâche si nous avons aidé les éducateurs à juger plus sainement des faits pédagogiques ; si nous leur avons donné le désir de se dégager d'une routine amollissante, si nous leur avons inspiré l'amour et le respect des enfants du peuple qui connaîtront du moins un peu de sympathie et de joie en attendant d'entrer, bien jeunes, hélas ! dans la lutte qui leur est imposée.

En avril 1931, Washburne, le pédagogue de Winetka (U.S.A.) lance une vaste enquête pédagogique en Europe sur le thème général : Pédagogie et Milieu, Individu et Société. C'est pour Freinet l'occasion de situer nettement « les buts et les moyens de l'Education populaire », — tel est d'ailleurs le titre de son leader de janvier 1931 :

Prétendre définir à l'avance, pour les élèves, la société dans laquelle nous voudrions les voir vivre plus tard, est un non-sens pédagogique et historique, tellement sont importants et détermi­nants les multiples éléments d'appréciation et d'action qui échap­pent aux pédagogues et que les sociologues les plus avertis ne sauraient eux-mêmes, sans outrecuidance, prévoir et préciser.

Nous pouvons certes — nous devons — avoir un idéal péda­gogique, un idéal humain. Et sur la conception de cet idéal tous les hommes sincères devraient être d'accord, sans pouvoir pour cela imaginer la réalisation prochaine d'un rêve plusieurs fois millénaire. Il ne peut y avoir comme but à nos efforts que la société... d'où sera exclue toute exploitation de l'homme par l'homme...

... Il ne s'en suit pas que nous devons directement préparer les enfants pour cette société. C'est plutôt sur la direction à suivre que nous avons à nous mettre d'accord, le but à atteindre impor­tant d'ailleurs moins, pour l'instant, que la marche suivie, que l'orientation donnée aux jeunes individualités encouragées et viri­lisées.

Il nous faut enfin rechercher quels principes d'action nous guideront dans cette voie. Et c'est ici que divergent les opinions de pédagogues.

On avait, jusqu'au siècle dernier, considéré le progrès social comme une œuvre essentiellement individuelle et morale, souvent d'inspiration religieuse. Les conséquences éducatives en étaient l'effort individuel pour l'amélioration morale, la leçon, le prêche, qui constituaient l'ossature de tout programme éducatif, concur­remment avec la recherche exagérée et systématique de l'acquisition...

... La morale humaine n'est pas une entité intellectuelle ou verbale, mais elle est hautement conditionnée, par l'évolution écono­mique et sociale ; elle est elle-même plus qu'un problème individuel, un problème, social, dont l'évolution et la solution ne sont heureuse­ment plus du domaine exclusif de la spéculation scolastique, mais peuvent être déterminés matériellement, pratiquement, par l'étude impartiale du fait humain et social...

INDIVIDU ET SOCIETE

 

Droit de l'enfant à vivre pleinement sa vie d'enfant, acquisition de capacités, formation intégrale de la personnalité, certes. Mais, pour le pédagogue, ces préoccupations ne sauraient être une fin séparée de la grande fin sociale et humaine.

Seule l'éducation bourgeoise, individualiste à l'excès, peut se peser de semblables problèmes, fonction de l'exploitation et de l'asservissement sociaux. Nous pensons que, au lieu d'une formation intégrale de la personnalité qui autorise souvent les pires des ano­malies,nous devons viser la réalisation del'harmonie individuelledans l'harmonie sociale.

Si nous parlons plus particulièrement de l'enseignement au premier degré qui est notre véritable rayon d'action — les questions se compliquent d'ailleurs étrangement aux deuxième et troisième degrés par suite des nécessités sociales entraînant la spécialisation rapide, même dans le domaine philosophique — nous dirons que la connaissance des faits, l'acquisition de capacités ou d'aptitudes par­ticulières, la formation des opinions même — si fragiles à cet âge — sont des préoccupations mineures de notre pédagogie.

L'enseignement à ce premier degré n'est qu'une initiation, un point de départ, la justification et la virilisation d'un élan. Garder au fils du peuple tout son élan individuel et social prometteur de réalisations futures, devrait être notre souci principal.

Nous ne devons pas sacrifier davantage à un régime d'exploita­tion pour lequel l'enseignement du premier degré n'est qu'un préapprentissage des formes modernes de travail capitaliste — régime qui ne sait d'ailleurs nullement prévoir et coordonner les grandes forces éducatives qui, au cours de l'adolescence, durant toute la vie, devraient faire épanouir les individualités dont nous aurions, nous, admiré et encouragé les promesses. Nous réprouvons d'avance pour ce degré toute forme d'enseignement systématique dont l'acquisition est le souci central annihilant les forces vitales.

Cela ne signifie point que nous dédaignons l'acquisition ni l'enseignement qui sont les conséquences naturelles de toute acti­vité libre ; mais nous cherchons d'abord à renforcer en nos élèves les éléments de vie, sûrs d'avance que tous les aspects sains de l'éducation populaire en tireront un profit nouveau, tant au point de vue intellectuel et moral — individuel — que social...

NOS MOYENS

 

A notre avis, la vie de l'enfant au ¡milieu de ses camarades, avec l'aide bienveillante des éducateurs et l'appui coordonné des parents, de la société et de toutes les merveilles que la science pour­rait et devrait mettre aujourd'hui à notre disposition, cette vie suffirait amplement à donner, sans leçons spéciales, sans aucun dogmatisme, sans ruses scolaires, l'éducation et l'instruction qu'on peut demander à un enfant de 13-14 ans, et, cela, sans que soient refoulées et réfrénées les forces vives et créatrices.

Mais il faut pour cela — nous l'avons dit bien des fois — réaliser d'abord une société dans laquelle puisse être victorieusement efficace l'action éducative — et c'est pourquoi la plupart de nos adhérents sont des militants syndicalistes et politiques. Il faut ensuite mettre à la disposition de l'enfant les matériaux et les techniques qui lui permettront devivre à l'école, et de s'éduquer en vivant. Nous nous sommes appliqués à cette tâche avec nos réalisations : l'imprimerie à l'école et la correspondance inter­scolaire, le fichier scolaire coopératif, l'initiateur mathématique, etc...

En attendant l'appui sympathique d'une organisation sociale nouvelle, nous restons des éducateurs officiels asservis à des pro­grammes, à des horaires, et, en partie même à une idéologie. Nous sommes donc contraints de compter avec nos obligations adminis­tratives : d'où nos recherches d'auto-instruction (fiches de calcul par exemple) qui n'occupent dans notre esprit qu'une place tout à fait accessoire, et qui deviendraient inutiles le jour où disparaî­traient les raisons qui les ont motivées.

Le fait même quedeux cent cinquante écoles ont introduit dans leurs classes l'imprimerie à l'école employée comme nous l'avons préconisé avec utilisation rationnelle des échanges, que des centaines d'autres classes ont établi le fichier dont nous livrons les éléments fondamentaux, montre que ce compromis est pratique­ment réalisable et prépare dans une certaine mesure l'école nouvelle libérée.

Nos buts sont loin encore d'être atteints. Il nous suffit du moins de penser et de sentir que nous sommes sur la bonne voie.

La place nous manque pour aborder ici l'aspect « psy­chologique » (peut-être pour nous, éducateurs, le plus émouvant) d'une pédagogie unitaire. Dans divers de ses leaders, Freinet scrute cet aspect psychologique sous l'angle de l'« Imprimerie à l'Ecole libératrice de psychis­me ». Il montre comment, tout naturellement, l'enfant qui s'exprime avec spontanéité, qui peut vivre intensément sans encourir les risques de « l'autorité », arrive à cette « unité » de la personnalité qu'une psychanalyse mythique voudrait anormalement dissocier. Nous retrouverons ces problèmes passionnants dans les écrits à venir ([1]) de Freinet pour les situer mieux et faire pressentir les œuvres pédagogiques et psychologiques qui en seront le couron­nement.

Mais de la théorie revenons à la pratique. C'est là où s'accomplit la grande fraternité dans le travail de tous nos camarades. Au début de chaque année scolaire, Freinet délimite le programme d'activité (octobre 1930) :

 

L'année qui s'ouvre est pleinement encourageante.

Après de longs et pénibles tâtonnements dans l'organisation commerciale de la coopérative, nous pouvons nous considérer au­jourd'hui comme solidement assis : nous formons un groupe imposant de fidèles adhérents (250 pour la seule section d'imprimerie) ; nous possédons un dépôt abondamment fourni de tous les articles nécessaires à nos classes et qu'une employée expédiera avec régu­larité ; nous livrons un matériel de premier choix permettant l'excellent travail que nous pouvons offrir maintenant là la curiosité des sceptiques.

C'est avec satisfaction et soulagement que nous pouvons consi­dérer le chemin parcouru dans ce domaine.

Les diverses besognes coopératives sont réparties entre nos adhérents et nous avons le plaisir de marquer encore une fois avec quelle spontanéité et quel dévouement tous nos camarades se met­tent au service de la coopérative. Nous venons d'en avoir encore de touchants témoignages.

C'est de parti-pris que nous tenons à faire d'abord ce point technique et matériel ; car, fidèles là notre pensée directrice, nous croyons toujours que, pour nos écoles populaires, la mise au point des outils nécessaires au travail scolaire, le perfectionnement de nos techniques, sont plus utiles que tous les verbiages pédagogiques.

Notre pédagogie n'est nullement prétentieuse ; elle est fonction de nos possibilités. Et c'est parce qu'elle parle ainsi une langue nouvelle qu'elle éveille des activités, suscite des enthousiasmes qui font de notre groupe un des plus solides éléments de progrès pédagogique que connaisse actuellement le vieux monde...

... Notre expérience collective est là maintenant. Tous ensemble, nous devons cette année mettre debout la nouvelle technique de travail.

Des camarades travaillant selon la méthode Decroly des centres d'intérêts nous diront, après expérience, si l'activité nouvelle, de nos classes est compatible avec la réglementation souvent bien arbi­traire du travail scolaire, selon cette méthode.

Nous connaîtrons de même, après expérience, ce que nous pou­vons attendre de la pratique du travail libre par groupes «(méthode Cousinet), et quelle adaptation nous pourrions en faire (dans nos classes.

Nous avons beaucoup à apprendre de nos camarades russes — et il faudra que nous revenions sur ce sujet — parce que l'im­primerie, les échanges interscolaires, nous obligent à aller comme eux vers la vie sociale pour essayer d'y puiser les éléments essen­tiels de notre travail scolaire.

Nous n'hésiterons pas non plus à nous mettre à l'école des pédagogues américains pour tayloriser dans une large mesure le matériel de travail qui conditionne nos activités nouvelles : impri­merie à l'école, échanges interscolaires, fichier, bibliothèque de travail.           

Nous répétons encore une fois que nous ne cherchons pas forcément la nouveauté ni l'originalité (bien que nous ne les re­doutions nullement).

Nous prenons notre bien où nous le trouvons : nous adaptons de notre mieux à notre travail les techniques existantes. Notre désir est seulement de mettre debout tout à la fois le matériel répondant à nos besoins et les techniques de travail qui permettront la meilleure exploitation éducative des facultés créatrices de nos élèves.

C'est de la collaboration intime de tous nos camardes, des comptes rendus détaillés des expériences qu'ils poursuivront, que nous tirerons ce qui sera un jour prochain la nouvelle technique de travail scolaire avec l'imprimerie à l'école.

Voyons tout de suite le profit que nos adhérents tirent de ces larges directives. Pichot essaie dans sa classe le tra­vail « par groupes » :

 

C'est, dit-il, la, convergence des efforts en vue d'un but unique, d'une réalisation collective, qui constitue le travail par groupes, ou par équipes.

Le travail par équipes importe dans les écoles, et ce, pour des raisons sociales de la plus haute importance. Il est précieux que les ressortissants du même groupe discernent leurs intérêts essentiels, établissent une discipline commune et s'y conforment, non parce qu'elle est discipline, mais parce qu'elle est raison et que l'instinct du groupe l'exige...

Dans une série d'articles, il rend compte de son expé­rience sous un angle pratique qui a énormément d'intérêt :

 

Nous nous inspirons des directives de M. Cousinet. Si, dans tel groupe, personne n'a de sujet d'études à proposer, le maître lui-même en propose un ou plusieurs.

Parmi nos réalisations dues au travail par groupes, citons : le travail d'imprimerie avec ses échanges de journaux scolaires, les concerts qui ont permis à notre coopérative l'achat d'un cinéma Pathé-Baby, une mascarade réussie. Le travail de tous a facilité les expériences agricoles en plein champ sous la direction de l'Office agricole.

Guillard (Isère) qui déjà s'était intéressé à la Géogra­phie, lance l'idée de correspondance intergéographique. Gauthier (Loiret), demande l'échange de documents histo­riques, et je fais moi-même une série d'articles sur le « dessin libre » et sa signification psychologique, son des­tin artistique.

Sur un plan plus pratique et matérialiste, on s'occupe des améliorations de matériel de photo (Beau-Isère), de disques (Pagès). Le camescasse initiateur mathématique, devient un outil nouveau de la C.E.L.

Mais c'est le « Fichier scolaire » qui accapare le plus de place ; dans chacune des revues d'Imprimerie à l'Ecole paraissant tous les quinze jours, Freinet termine la « clas­sification décimale » qui n'a pas toujours l'agrément des camarades, mais une idée neuve surgit : Delhermet suggè­re l'édition de brochures analogues aux « Extraits de la Gerbe » mais écrites par des adultes. De cette proposition, Freinet tire l'idée de « Bibliothèque de Travail » :

 

Il existe un grand nombre de documents de toutes sortes — littéraires, scientifiques, historiques, etc. — qui ne souffrent pas de distribution sur fiches. Jusqu'à présent, il nous faut chercher ces documents sur les manuels scolaires où ils sont souvent disséminés, en tous cas présentés sous une forme peu pratique pour le travail que nous préconisons.

(Nous donnerions ces documents en opuscules comparables à nos Extraits de la Gerbe, peut-être plus copieux, (24 pages par exemple), agréablement présentés, bien illustrés, sous couvertures un peu plus fortes que celles de nos Extraits.

Pédagogiquement parlant, que seraient ces brochures ?

Le principe adopté pour la réalisation de notre fichier nous guiderait encore pour cette édition : notre but essentiel ne serait pas de publier de l'inédit, mais bien de présenter sous une forme nouvelle, utile et pratique, tous les documents que nous jugerions utiles pour nos classes, qu'ils soient inédits ou déjà plusieurs fois publiés. Nous procéderions, pour le choix à faire, comme nous pro­cédons pour le fichier : des collecteurs réuniraient les documents qui seraient, avant édition, soumis à plusieurs camarades chargés du contrôle.

Et c'est, d'emblée, l'acquiescement de nombreux ca­marades. Reste à parfaire l'idée.

Une rubrique qui prend dans la revue de plus en plus d'intérêt et d'extension, c'est celle qui relie la C.E.L. à l'Etranger : correspondance internationale par l'Espéranto (Boubou, Bourguignon) et documentation internationale. Ainsi la C.E.L. prend contact avec les réalisations mon­diales les plus nouvelles, et surtout elle peut se situer par rapport à ces réalisations. La pédagogie américaine et la pédagogie russe sont déjà, à cette époque, les deux aspects fort significatifs de deux conceptions humaines avec les­quels il est intéressant de prendre contact. La pédagogie américaine, depuis fort longtemps, tend à affirmer que dans son pays « neuf » tout est « neuf » et tout est « pra­tique ».

Freinet analyse dans l'Imprimerie à l'Ecole de juin le « Dalton Plan » pour l'individualisation de l'Enseignement Sans entrer dans le détail, citons quelques passages qui situeront la position de Freinet :

 

...Si le plan de Dalton peut être introduit avec succès et profit dans les écoles du second et troisième degré, dans lesquelles l'acquisition passe au premier plan, il doit être considéré à l'école primaire comme une hérésie pédagogique...

...Il était logique que le pays qui a taylorisé et rationnalisé l'industrie, qui a inventé le travail à la chaîne, essayât aussi le premier de tayloriser l'enseignement. Produire plus avec moins d'efforts, augmenter l'auto-contrôle individuel qui libère apparem­ment l'ouvrier ou l'instituteur, c'est, nous le reconnaissons, une tendance louable du point de vue humain. Le mal — et il est suffi­samment grave — est que l'écolier bourre consciencieusement sa mémoire au préjudice de son développement intellectuel, moral et social.

C'est au cours de cette année 1930-1931 que R. Lallemand, dans une série d'articles, expose la méthode du doc­teur Bates, spécialiste de la vue, pour la guérison sans remèdes des maladies des yeux ; livre excessivement inté­ressant qui heureusement connaît un renouveau. Le prin­cipe qui guide Bates est pour ainsi dire pédagogique :

 

Il condamne l'éducation basée sur la contrainte : contrainte de la mémoire et de l'imagination dont le libre jeu est indissolublement lié au bon état de la vue.

CONGRES DE LIMOGES

 

Mais terminons cette année scolaire sur les perspecti­ves du Congrès de Limoges, les 2 et 3 août 1931, qui, comme les précédents, est un congrès de travail, de frater­nité, d'enthousiasme, avec la seule inquiétude d'une situa­tion financière ne répondant pas aux exigences des effec­tifs nouveaux : la C.E.L. est maintenant forte de cinq cents membres. Il nous sera impossible désormais de les citer en leur souhaitant la bienvenue dans la grande mai­son, mais notons au passage Bourguignon (Var), celui qui fut l'un des animateurs de la C.E.L., pourrait-on dire, Houssin (Manche), F. Derouret-Serret (Ardèche), Mme Foustier (Gironde), Jutier (Allier), Mlle Brizon (Marne), Caminade (Haute-Garonne), Coudert (Cantal), Paul Geor­ges (Vosges), qui seront parmi les collaborateurs les plus assidus à notre œuvre commune.



 


[1] « L'expérience tâtonnée » et « Essai de psychologie sen­sible.