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Des enfants et des arbres

Je viens de retrouver ce texte que j'avais écrit à la demande de Paul Le Bohec qui était à la recherche de témoignages divers sur les pratiques Freinet, en complément de son ouvrage testamentaire "L'école réparatrice de destins". Même si mes pratiques, et notamment celle des Arbres de Connaissances, ont quelque peu évolué depuis, je me suis dit que ce texte pouvait avoir sa place sur le site.

 

Quoi de plus blessant que d’être considéré comme ignorant ? Rien de pire que s’entendre dire ou suggérer : « Tu ne comprends vraiment rien ! Tu ne sais rien ! » Ça vaut de suite comme faute d’intelligence, ça raisonne intimement comme profonde difficulté d’existence.

Et pourtant, n’est-ce pas le genre de message à répétition qu’a toujours renvoyé une certaine école normative en direction des enfants et des jeunes les plus en décalage avec ses exigences ? C’est le cœur de la fameuse violence symbolique exercée par l’école.

Combien de blessures narcissiques et leurs conséquences durables dans le devenir psychologique et social sont à mettre au débit d’une école qui entérine voire accentue les inégalités ? Elle renforce les mieux nantis et renvoie les moins bien lotis, du point de vue de la culture dominante, vers le cruel sentiment de leurs insuffisances.

En pédagogie Freinet cette proposition est radicalement inversée. La prise en compte de la culture première des enfants et des jeunes, servant le plus souvent de point d’appui aux apprentissages, introduit cette petite révolution qui place l’enfant en position d’auteur.

Chacun peut être ainsi reconnu d’emblée par ce qu’il sait autant que par ce qu’il fait.

Toutes les conditions étaient donc réunies pour une rencontre féconde entre la pédagogie Freinet et le système des Arbres de Connaissances fondé sur ce bel aphorisme : « Personne ne sait tout mais tout le monde sait quelque chose ». Etre reconnu pour ce que l’on sait, n’est-ce pas une des gratifications les plus plaisantes ?

Etre reconnu par ses maîtres, bien sûr, mais la reconnaissance des pairs apparaît tout autant essentielle. Il suffit d’observer les enfants lors des moments de présentation de leurs œuvres devant la classe, pour s’en convaincre. La reconnaissance est un moteur essentiel pour avancer.

Or connaissance et reconnaissance sont les deux sœurs jumelles qu’on retrouve au principe des Arbres de Connaissances.

Avec ce système découvert au début des années 90 lors d’une rencontre avec Michel Authier et Pierre Lévy, leurs inventeurs, nous avons pu explorer de nouveaux terrains d’expression. Mais les Arbres ne sont pas un outil comme les autres. Ils nécessitent pour s’épanouir un terreau riche en coopération. Rien ne sert de déclarer ses connaissances si elles ne rencontrent pas l’écho de la communauté, si elles n’ouvrent pas à leur mutualisation.

Bien plus que dans une expression première fondée sur et par la valorisation de connaissances en tout genre, toute la richesse de ce système tient dans le partage de connaissances qu’il provoque.

Quand nous avons mis en place ce nouveau support dans nos classes, en ouvrant complètement le champ de déclaration des connaissances, nous faisions le pari qu’il stimulerait prioritairement les enfants les plus en décalage avec le système scolaire.

Au cours de douze premières années d’expérience, cette hypothèse de départ s’est trouvée vérifiée à de multiples reprises. Bien plus, les Arbres se sont révélés comme des indicateurs, et peut-être même pour certains enfants, comme des déclencheurs de sociabilité. Grâce à leur interface informatique, ils procurent un effet miroir où d’un seul clic chaque membre de la communauté de connaissances peut situer son blason (l’ensemble des brevets de connaissances dont il dispose à ce moment) parmi l’ensemble des brevets disponibles.

« Je sais. Les autres peuvent savoir ce que je sais et donc ce que je pourrais partager avec eux. Donc j’existe, ils existent, nous existons aux propres yeux de chacun et de tous. » L’interface graphique (sous la forme d’un Arbre évolutif) en rend compte explicitement : l’ajout d’un nouveau brevet peut transformer radicalement l’ensemble de la structure. Le message est clair : chaque personne influe sensiblement sur la communauté tout autant qu’il peut goûter aux apports de celle-ci.

Ainsi des identités s’affirment, se construisent, parfois hors des sentiers battus, et participent en même temps de la construction d’une identité collective voire coopérative.

Je ne peux pas affirmer catégoriquement que la pratique des Arbres de Connaissances a été décisive dans l’évolution de tel ou tel enfant. Cela mériterait un examen plus approfondi, avec un regard extérieur.

Mais des observations récurrentes d’une année sur l’autre laissent à penser qu’elle n’est pas étrangère à ces changements notoires d’enfants qui affichaient préalablement des blocages divers. La concomitance de certains déblocages avec une forte implication des enfants concernés dans les activités suscitées par les Arbres de Connaissances est pour moi très parlante. On pourra toujours s’interroger sur la chaîne des causalités : Est-ce que c’est l’usage des Arbres qui a provoqué de tels changements individuels ? Ou est-ce que c’est la dynamique propre à la classe, à travers toutes ses activités d’expression, de communication, de création dans un cadre coopératif qui a amené les enfants à s’investir dans la vie de la classe traversée par la pratique des Arbres ? L’effet joue sans doute dans les deux sens et toujours est-il que le constat est là : les attitudes de ces enfants ont évolué très sensiblement vers une plus grande intégration et participation à la vie du groupe.

Au cours de ces premières années d’expérience, chaque année a donc apporté son lot d’exemples. J’en livre ici quelques-uns qui m’ont semblé parmi les plus significatifs.

Issu d’une famille du quart-monde, Y. avait un jumeau avec lequel il avait développé une relation cryptophasique. Il était très difficile de comprendre ce qu’il disait. Il avalait beaucoup de mots et s’avérait très faible dans les domaines de la langue. Autant dire que l’ensemble de ces handicaps provoquait de nombreuses inhibitions chez Y. On ne l’entendait pas dans les moments collectifs, même s’il ne subissait pas (au moins ouvertement) les moqueries des autres lorsqu’il prenait la parole (à condition qu’on le sollicite le plus souvent). Il s’est investi très vite dans les activités mises en place autour des Arbres, l’attrait de l’outil informatique jouant sans doute beaucoup pour lui. Il était notamment de tous les ateliers périscolaires où étaient organisés des partages de connaissances sur les brevets déposés dans l’Arbre de l’école. C’est lui qui déclara le brevet sur l’usage de base du logiciel des Arbres, celui qui permettait d’aller consulter l’Arbre de la classe en autonomie. Cela lui donna de suite une position dominante lors des marchés de connaissances (moments institués sur le temps scolaire ou périscolaire où sont organisés des partages de connaissances avec l’organisation de « stands » en différents lieux et où chaque enfant peut exposer et transmettre telle connaissance dont il dispose). C’était lui le Sésame qui donnait accès à l’Arbre. C’est à lui qu’on s’adressait en priorité pour découvrir l’usage de base de Gingo, le logiciel support. Dans la foulée, il déposa différents brevets touchant à l’usage informatique. Je ne l’ai jamais vu aussi loquace que dans ces moments d’échange en petits comités. Ça lui donna aussi plus d’aisance au sein du groupe. Il se fit moins prier au fil du temps pour intervenir dans les moments collectifs même si ses difficultés de langage restaient indéniablement un frein.

L’année suivante, alors qu’il était entré au collège, il se proposa pour venir animer chaque semaine un atelier où il apprenait l’usage de Gingo à des enfants de cycle 2 de l’école. L’expérience ne se poursuivit pas car la famille de Y. déménagea au cours de cette même année.

G. était un enfant totalement introverti, tétanisé dès lors qu’il devait prendre la parole en groupe. Son parcours scolaire était chaotique avec des carences importantes dans le domaine de l’expression écrite. Il disposait pourtant d’une culture générale assez conséquente pour un enfant de son âge, intéressé qu’il était par une multitude de domaines. Il entra très timidement et très lentement dans les activités autour des Arbres, ne déclarant pas de brevet au début (ça lui aurait sans doute demandé de s’exposer devant le groupe, chaque brevet devant être soumis à la validation de la classe avant d’être inscrit dans l’Arbre) et se contentant d’être consommateur lors des marchés de connaissances. Il fallut attendre la fin de cette première année passée ensemble pour observer un changement d’attitude sensible de G. Il commençait à prendre pied dans la classe, intervenant plus volontiers et sans trembler quand on le sollicitait. Dans le même temps, je constatai qu’il s’investissait de plus en plus dans nos activités « arboricoles », ne rechignant plus à valoriser ses diverses connaissances et donnant de sa personne dans les moments de mutualisation. Cette évolution se confirmait fortement au cours de la deuxième année, G. acquérant même un statut de référent, de « grand frère » dans cette classe à cours multiples. Il n’hésitait absolument plus à intervenir, faisant profiter la classe de ses nombreuses connaissances et prenant toute sa part dans les moments de partages de connaissances.

L. arriva en CM1 d’une autre école du quartier. Totalement inhibée, manquant cruellement d’autonomie, elle semblait sans ressort, se laissant porter par les évènements, montrant le plus souvent un visage hagard, sans expression. Ce comportement ectoplasmique lui valait un suivi rapproché de la psychologue scolaire. L’explication se trouvait dans un vécu familial des plus douloureux. Avec une mère déchue de ses droits parentaux, L. avait vécu toute sa petite enfance dans le giron de ses grands-parents paternels qui l’avaient surprotégée. Elle venait d’être prise en charge par son père remarié à une femme qui se comportait comme une véritable mâratre avec elle, la considérant explicitement comme une demeurée. Cela laissait l’enfant littéralement sans réaction, apathique et atone. Autant dire que les résultats scolaires étaient à l’avenant. Je perçus pourtant très vite quelques lueurs dans le regard de cette petite fille que je m’attachai à valoriser au maximum. Elle montrait certaines dispositions dans le domaine des arts plastiques et je l’encourageais régulièrement à le traduire dans l’Arbre de la classe.

L. sortit peu à peu de sa coquille, s’affirmant plus, devenant plus expressive, ce changement sensible d’attitude étant relevé par la psychologue scolaire. Je garderai toujours en mémoire cet épisode de classe,vers la fin de cette année, où elle vint me voir en traînant malicieusement au bout d’une laisse imaginaire Robert, le chien virtuel de son groupe de tables. Ce Robert avait été le prétexte d’un brevet des plus truculents et commun aux quatre enfants du groupe: « Savoir s’occuper de Robert ». Il incarnait en fait le lien qu’ils s’étaient inventé, comme on se crée des chants de ralliement au sein d’une communauté. Et L. était totalement entrée dans le jeu, avec jubilation même. Cela traduisait aussi sa meilleure intégration à la classe dans laquelle elle n’hésitait plus à intervenir, montrant d’ailleurs une certaine espièglerie. Dans le même temps, les contacts réguliers que j’entretenais avec sa famille laissaient entendre qu’elle s’y affirmait beaucoup plus, n’hésitant pas à s’opposer à sa belle-mère qui n’était bien sûr pas en reste. L. était bien vivante, loin de ce petit zombie que j’avais découvert les premiers jours.

J’ai aussi en souvenir le moment très fort où A. vint me voir affolé, un soir après la classe. Il venait de consulter l’Arbre comme il le faisait chaque jour rituellement et son blason (la marque de l’ensemble de ses brevets à l’écran) avait disparu de façon mystérieuse. A. n’avait plus de trace, il n’existait plus virtuellement dans notre communauté de connaissances. Simple bug informatique qui fut vite réglé mais dont je perçus la résonance pour A. quand j’appris plus tard, au moment du décès de sa maman victime du sida, qu’il était séropositif…

Et après ? Il manque sans doute la continuité de la pratique, au collège notamment. Dans notre projet initial était prévu le prolongement de l’action au collège du secteur qui avait d’ailleurs manifesté de l’intérêt pour le système. Mais ce fut sans suite. Ça remet sans doute trop en question le fonctionnement et la structure traditionnels du collège.

Dans les premiers temps, je faisais état de ce projet aux enfants avant leur départ pour la sixième et je sais que plusieurs d’entre eux ont réclamé l’année suivante l’usage des Arbres de Connaissances. Sans suite malheureusement.

Ça n’a pas empêché Y. d’être orienté en SEGPA ni L., dont la structure familiale était si précaire, de se retrouver en grosses difficultés au collège.

Mais qui sait si les jalons posés à l’ombre bienveillante des Arbres de Connaissances, dans un contexte coopératif et d’expression-communication libre, n’auront pas laissé des traces déterminantes dans le parcours de ces enfants.

J’aimerais bien, comme Paul avec ses anciens élèves de Trégastel, retrouver ces enfants dans quelques années pour voir avec eux ce qu’il reste de cette expérience de leur fin d’école primaire.

 

Pierrick Descottes - Mai 2006

 

 

Appréciation

Je suis un directeur d’école au bénin. Par le biais du Président de l'ABEM, Association Béninoise pour l'Ecole Moderne en la personne Jean DAYE, j'ai mis en pratique la pédagogie de Freinet et ma classe a changé de physionomie. J'encourage tous ceux qui mettent en pratique les techniques innovantes de Freinet.
Toussaint EHOUI