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Reportage chez Thérèse Lapp

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Mars 1976

 

Un centre documentaire (C.D.I.) exerce un gros attrait sur les élèves de C.E.S. Mais comment susciter l'autonomie face à la documentation, et provoquer un regardcritique sur l'information ?
 
 
 
REPORTAGE:
chez Thérèse LAPP, docurnentaliste
QU'EST-CE QU'UN C.D.I. ? QU'UN DOCUMENTALISTE ?
M/JC. - Nous sommes dans le Centre de Documentation et d'Information du CES Lamartine. Tu en es la documentaliste, Thérèse. Peux-tu nous dire ce qu'est un C.D.I.-Bibliothèque ?
Th. - Dans les réunions officielles, dans les textes officiels, il apparaît que le rôle essentiel du C.D.I., c'est de canaliser les documents, de faire savoir aux gens qu'ils existent, puis de permettre de les trouver. Le classementadopté est le classement C.D.U. (Classification Décimale Universelle), qui est un instrument intellectuel, privilégié et élitiste, beaucoup plus accessible aux professeurs qu'aux élèves. Alors, la conséquence, c'est qu'un service de documentation traditionnel est avant tout au service des professeurs. Toujours selon les textes, le travail de la documentaliste consiste aussi à tenir les professeurs au courant des nouvelles parutions, des manifestations culturelles locales et régionales. Elle doit jouer le rôle de "public relations, ...
 
L'INFORMATION DES ENFANTS ... (LE BESOIN DE L'OUTIL-CLASSEMENT)
M/JC. - Sylvie, tu es élève de 3e ; tu connais bien le C.D.I. Que viens-tu y faire ?
- On est au début de l'année, et on ne vient ici que depuis quinze jours. Mais l'année dernière, j'ai fait un exposé en français sur la drogue, et je venais pour trouver des renseignements.
M/JC. - Et pour les trouver, tu cherchais toute seule dans les tiroirs et les étagères, ou tu demandais à Madame Lapp ?
- Les deux.
- (Nicole, 4e) : Si je veux un document sur les volcans, je vais voir d'abord les B.T. Après, je regarde dans le fichier, à l'entrée près de la porte, à la lettre V, et la fiche "volcan, m'envoie à un tiroir il y a les dossiers.
Th. - Quand les élèves ont besoin d'un document pour leur travail scolaire, j'essaie toujours qu'ils l'aient, c'est-à-dire que je range tous les documents que je trouve, pour qu'ils soient à leur disposition ; mais cela ne m'apparaît pas comme l'essentiel de mon travail : s'ils ont besoin de ces documents, il faut qu'ils les trouvent, et jeleur apprends à les trouver parce que c'est important, mais ce n'est pas moi qui de force vais leur dire : "Venez voir comment on fait pour trouver des documents ! ,,
M/JC. - Tu ne fais pas d'initiation systématique au classement ?
Th. - C'est ça, j'essaie toujours de partir des besoins des enfants, et du moment qu'ils ne me demandent pas de documents, je ne les oblige jamais à une "initiation", sauf s'ils me le demandent.
M/JC. - Tu attends que l'élève ressente le besoin de l'outil-classement.
Th. - Oui. Il y a peut-être une dizaine d'élèves pour qui c'est important : à chaque heure, c'est leur problème ; il leur faut des documents, ils s'amusent avec les tiroirs, ça leur plaît. Tant mieux, profitons-en, je suis très contente,mais je ne fais pas tout ce qui est possible pour cela, alors que dans les Instructions Officielles, on cherche d'abord à ce que le gosse apprenne à se servir du fichier.
M/JC. - Pourquoi ne fais-tu pas tout ce qui te serait possible pour initier les élèves au classement ? Ce serait pourtant un moyen, pour eux, d'être autonomes vis-à-vis de la documentation, d'être responsables de leur information,et cela s'inscrirait dans une des préoccupations majeures de la Pédagogie Freinet ?
Th. - Justement ! Le classement est important ! On nous prône partout la C.D.U. : les gamins ne s'y retrouvent pas ! J'ai aboli la C.D .U., je ne la pratique pas parce que je souhaite qu'un gosse qui vient dans mon serviceet qui veut trouver quelque chose sur le "vautour", aille chercher dans le fichier le mot "vautour" et le trouve sij'ai un document sur ce sujet. Ce n'est pas difficile de le trouver.
M/JC. - L'initiation dont on parlait tout à l'heure est vite faite, alors ?
Th. - Oui, et je peux la faire individuellement, quand un élève le demande parce qu'il en a besoin.
(Pierre, 6e) : C'est la deuxième fois, seulement qu'on vient en Bibliothèque. Il y a des livres d'histoire, de géographie ; pour les trouver, il faut se servir du fichier -bas, et pour ça, pour l'instant, on voit Madame Lapp. Maisil y a des livres de bibliothèque sur les étagères, et c'est indiqué : aventures, légendes ... Alors on se sert tout seul
M/JC. - Ton rôle n'est pas de former des virtuoses de fichiers complexes.
Th. - Non ! Un de mes rôles les plus importants, c'est l'information des enfants, mais pas contre leur gré !
Aussi, dans un premier temps, j'essaie qu'ils s'adaptent bien à la Bibliothèque, qu'ils s'y sentent bien, et dans un deuxième temps, j'essaie de les informer sur leur vie quotidienne.
 
ET LEUR BIEN-ÊTRE ...
(Pierre, 6C) : "On n'est pas obligé de venir ici ; on peut aller ·en étude, en permanence ; mais là-haut il y a du bruit et on est obligé de travailler même si on n'a rien à faire".
(Michèle, 6C) : "On nous oblige même à faire ·du travail qui n'est pas pour nous ; c'est pas intéressant".
(Jacqueline, 4C) : "On peut aller en étude, mais on préfère venir ici, c'est plus tranquille. Ici, c'est la détente".
(Yves, 3e) : "Ici, c'est bien, il y a des livres. On peut choisir ce qui nous plaît. A cette heure-là, on fait ce qu'on veut".
 
LEUR RESPONSABILITÉ, LEUR AUTONOMIE ...
M/JC. - Les élèves sont très sensibles à l'ambiance, à l’accueil qu'ils trouvent ici ; mais se sentent-ils concernéspar la bonne marche du C.D.I., s'en sentent-ils responsables ?
Th. - Une chose qui pour les élèves est un plaisir, c'est qu'ils participent à la construction du Service de Documentation.
C'est eux qui tapent toutes les fiches ; je ne tape aucune fiche. Les filles de "Pratique" qui viennent là ont envie de travailler : elles tapent des fiches et des articles. ·
(Bernadette, 3e pratique) : "Le jeudi, je n'ai pas classe ; alors je viens aider Madame Lapp ; je tape des fiches, des articles, des textes pour elle. L’année dernière, j’étais en sténo-dactylo, en CET, aussi, comme ça, je continue à m'entraîner au lieu de m'embêter chez moi, et puis ça rend service''.
M/JC. - Le C.D.I., Thérèse, est un endroit où l'on se sent bien. Il semble même être une sorte de refuge au centre du CES. Les élèves sont autonomes ou le deviennent face à la documentation ; ils se sentent en partie responsables de la marche du C.D.I., ils en assurent certaines tâches, et ils semblent également responsables de leur comportement : il y a actuellement une trentaine d'élèves, et il règne dans le service un calme relatif et une activité studieuse ; mais se sentent-ils autonomes dans leur recherche personnelle ou travaillent-ils sur "commande",sur celle de leurs professeurs par exemple ?
Th. - Des élèves viennent chercher des documents pour eux, pour leur documentation personnelle. Souvent je leur demande, quand par exemple ils viennent chercher des B.T. : "Tu fais un travail là-dessus ?ils me répondent : "Non, c'est parce que je m'y inresse". En ce moment, un petit sixième fait un élevage de serpents eh bien ! il vient chercher toute la documentation possible !
(Florence, 6e) : ''Ici on fait tout ce qui nous plaît. On cherche des livres de légendes, d'histoire, d'aventures, ou on cherche des documents sur ce qu'on fait en classe, mais parce que ça nous intéresse, c'est pour nous".
(Janine, 6e) : "En ce moment on travaille en classe sur la préhistoire ; ici, on peut prendre des livres, chercher nous-mêmes. On en sait un peu plus. Le professeur nous explique "la préhistoire, c'est ceci, c'est cela, mais là, on se pose les questions nous-mêmes, tandis qu'un professeur il a beaucoup de classes, et au bout d'un moment il ena marre, comme ça, en venant ici, on en sait un peu plus".
 
ICI, ON EST LIBRE ...
M/JC. - Tout à l'heure, Thése, nous avons porapidement une seule question aux élèves, individuellement : "Pourquoi êtes-vous là ? ", et la réponse arrivait toujours identique « Ici, on est libre". Comment fais-tu pour que les enfants, les adolescents se sentent libres dans ton service ?
Th. - Pour le moment, ils en sont au besoin de s'exprimer, et moi, au fond , je ne cherche pas autre chose, puisque se libérer est leur besoin essentiel. Une fille de quinze ans, de classe pratique, m'a dit : "De toute façon,je hais J'école, les profs n'ont pas su me faire aimer l'école, et je n'aime pas mes profs". Libérer les élèves, essayer de les faire s'exprimer sur leurs problèmes, j'en suis , c'est l'essentiel de mon travail pédagogique, avec le côté "information" que je n'oublie pas ... Je me laisse emmener là où ils veulent m'emmener ; c'est eux quidécident, en gros, de ce qui va se faire. Je ne dis pas : " Ils ne lisent pas ! Quelle barbe cette classe-! " On parle de la lecture : "Moi, je ne suis pas intéressé par la lecture". - Pourquoi ? - "Je n'aime que les bandes dessinées". - Pourquoi ? Ou bien, ils ricanent. Je les laisse ricaner, et ils sentent très vite qu'au fond je les aime bien comme ils sont. Cela m'est égal qu'ils ricanent ; je ne suis pas choquée s'ils sont grossiers. Je crois qu'ils ontbesoin de cela, le respect élémentaire des individus.
(Janine, 6e) : "On vient s'instruire comme ça nous plaît".
(Bernard, 4e) : "Le travail qu'on fait ici est à part du travail de classe. Ici c'est la détente ; parfois on doitse débrouiller tout seul , alors ici, quand on comprend pas, Madame Lapp, nous explique".
M/JC. - Tu nous disais, Bernadette, venir le jeudi au C.D.I. pour taper : c'est seulement pour taper ?
- Non, je viens aussi les lundi et vendredi après-midi ; avec Madame Lapp, je m'entends bien.
M/JC. - Et vous, les troisièmes, vous connaissez bien le C.D.I. : vous venez seulement pour travailler ?
- Ici, on est libre de se donner nos opinions entre nous. On peut discuter, on peut se plaindre de nos professeurs, on peut parler comme on veut, on peut avoir un langage plus libre. Avec Madame Lapp, on est libre,on discute avec elle, on parle de nos problèmes ; elle ne nous force pas à avoir son opinion, elle nous écoute ; elle donne son opinion comme on donne la nôtre.
M/JC. - Thérèse, nous sommes ici dans la première salle de ton service. De nouveaux élèves viennent d'arriver et certains se sont précipités dans l'autre salle ...
Th. - Oui, ils vont se réserver les trois machines ù écrire qui sont à leur disposition.
M/JC. - (Des troisièmes : Pourquoi venez-vous ici ? - Ici, on fait ce qu'on veut. - Pourquoi tapez-vous à la machine ? - Pour apprendre à taper, parce que ça nous plaît. - Que tapez-vous ? - Des poèmes. Pourquoi des pmes. - Parce que c'est court, et qu'à la fin de l'heure on a fini un texte complet. N'importe quoi, ça ne fait rien ? - Non, le principal, c'est de taper. - Si vous avez du travail de classe, vous le faites ici '? Non on reste en étude alors. - Vos professeurs ne vous demandent jamais de venir chercher des documents '? - Non, jamais ! Vous prenez des livres pour lire, ici ou chez vous ? - Parfois pas souvent).
 
ON A BESOIN DE FAIRE ... DE RÉALISER
M/JC. - Il apparaît que le niveau de réflexion et les motivations des élèves ne sont pas uniformes. Cependant, ce besoin de "faire", de travailler est important et révélateur, même s'il est parfois anarchique. Il permet des relations, entre eux, entre eux et toi, et ceci, parce que les enfants, les ados, sont sensibles à l'atmosphère de confiance, de compréhension qui règne ici. Ils sont sensibles à la possibilité de se cultiver, de s'informer aussi. On a l'impression, à les écouter que le C'.D. l. est le seul endroit du C'ES ou à peu près le seul où souffle un esprit culturel et où la liberté semble aux élèves comme une bouffée d'air frais, voire un ballon d'oxygène. Ton rôle de catalyseurapparaît nettement, mais ce climat affectif que tu considères comme essentiel et que les enfants ressentent tellement,permet-il d'avoir des activités de création véritable et le désir de communiquer avec l'extérieur duC.D.I. ?
Th. - Pour moi, c'est ce que je souhaitais faire dès le début. Cela a été d'emblée ce que j'ai cru que je ferais dans mon service de documentation. Mais j'ai dû faire machine arrière très vite ...
M/JC. - Peux-tu donner un exemple ?
Th. - Je me suis occupée de la réalisation de panneaux sur la condition de la femme, avec des filles qui étaient pourtant très intéressées par le problème. Je n'ai pas pu obtenir que ces enfants-là, après leur travail de cours, après la fatigue d'une journée, viennent faire quelque chose ici en plus. Malgré leur intérêt, et dans les conversations et dans les lectures, il n'y avait pas moyen d'obtenir qu'elles viennent travailler. Je cherche à comprendre pourquoi, alors que je leur propose de le faire avec elles, ce qui d'habitude est primordial. Pour les conversations par exemple, il faut que je sois et que je les aide.
M/JC. - Ils ne sentent pas la nécessité de faire ce travail ?
Th. - Il me semble. J'ai voulu commencer, et me suis aperçue que je le faisais toute seule ... Alors j'ai dit : "Non ! je ne suis pas là pour faire votre travail". Ils sont ravis si je peux leur proposer des travaux, mais les faire ne semble pas de leur domaine, et moi, mon but, pour le moment, c'est leur faire prendre conscience que c'est de leur domaine.
M/JC. - Les anciennes élèves dont tu parles sont maintenant en Seconde, mais quand elles ont un moment de libre, elles reviennent au C.D.I. Elles viennent d'arriver et elles nous affirment avoir réalisé elles-mêmes et pratiquement seules des panneaux d'affichage sur la condition de la femme, qui ont été exposés dans les couloirs du CES. Comment expliques-tu cette différence d'interprétation ?
Th. - Je ne sais pas. Peut-être que pour les élèves, ce qui comptait, c'était les discussions, les idées ; la réalisation matérielle ne s'imposait pas. Avec le recul, elles ont assimilé ces discussions, ces idées ; elles sont maintenant à elles, et la réalisation matérielle qui s'en est suivie aussi.
M/JC. - encore ce qui apparaît, ce qui demeure chez ces élèves, c'est le souvenir d'un moment heureux, privilégié dans leur vie scolaire.
Th. - Oui, et c'est ce climat de confiance qui est primordial, c'est cela qui permet des déblocages, des prises de conscience. Mais je pourrais ajouter que si les enfants ne ressentent pas le besoin de créer pour communiquer avec l'extérieur, c'est peut-être parce qu'ils doivent sentir inconsciemment qu'il a fallu justement se retrouver dans cet univers protégé du C.D.I. pour pouvoir communiquer entre soi ! Comment les amener à communiquer sans lescontraindre ? J'ai un rôle un peu différent de celui d'un professeur dans la mesure les élèves ne se sentent pas obligés de faire quelque chose. Ce qui me fait profondément défaut, c'est d'être coupée, par la force des choses, des collègues, qui ne travaillent pas comme moi.
 
LES PROFS ET LE C.D.I ....
M/JC. - Tu penses que si tu pouvais travailler en étroite relation avec des collègues, ton travail serait plus facile, et les élèves seraient plus facilement amenés à créer et à communiquer ?
Th. - C'est cela ! Je me dis que si le travail était fait en liaison avec une classe qui travaille en Pédagogie Freinet, avec un atelier information par exemple, il y aurait peut-être un relais ; mais toute seule, je ne peux pas.
Pour les enfants, ce serait extrêmement bénéfique s'ils sentaient qu'il y a un circuit entre le C.D.I., la Bibliothèque et le travail en classe ; et ça, ils le sentent rarement.
(Pierre, 6e) : "Si on trouve quelque chose en bibliothèque, qui nous intéresse, on peut le prendre pour le montrer à notre professeur, pour qu'on s'en serve en classe ; si le professeur pense que ça intéresse le cours et que c'est important, alors on s'en sert ; sinon on ne s'en sert pas".
(Catherine, 3e): "Parfois on a des exposés à faire ; l'année dernière, j'ai fait un exposé sur la jeunesse ; toi, sur la drogue, Sylvie".
M/JC. - Le professeur vous donne-t-il des explications, des directions de travail ?
(Yves) : "Le prof ne nous aide pas ; on doit se débrouiller tout seul ; quand ça ne va pas, on demande à Madame Lapp : elle nous aide, et parfois, elle le fait sans qu'on lui demande".
Catherine : "Le professeur ne s'occupe pas de nous diriger ; du moment que l'on trouve quelque chose, c'est le principal".
M/JC. - Pendant le cours, aucun de vos professeurs ne vous permet jamais de venir à la Bibliothèque pour chercher un document dont vous auriez besoin ?
(Catherine) : "Non ! on travaille tous ensemble en même temps. S'il manque un document pour notre enquête, le prof ne nous laissera pas sortir, il nous dira d'aller à la Bibliothèque pendant les permanences ou après la classe".
(Yves) :"Le travail qu'on fait ici est complètement séparé de celui de la classe".
 
VERS LE TRAVAIL EN ÉQUIPES ? ...
M/JC. - Mais, Thérèse, aucun professeur ne s'intéresse au C.D.l. ?
Th. - Bien sûr que si, et heureusement pour moi ! Simplement, pour la grande majorité d'entre eux, le C.D.I. n'est qu'une sorte de banque où se trouvent entreposées, à leur disposition, toutes les richesses documentaires du CES.
M/JC. - Tu veux dire que tu ne travailles pas en collaboration avec tes collègues professeurs ?
Th. - Si, il m'est arrivé et il m'arrive encore de collaborer avec des profs, mais pas dans le sens "équipe pédagogique", ce qui supposerait une prise en charge commune des élèves. Mais il existe un travail commun : ils me disent de quels documents ils ont besoin, je leur montre ceux que je possède, ils m'en indiquent d'autres, et ensemble on essaie de voir comment les élèves peuvent les utiliser. Ainsi, il y a deux ans, une jeune prof deSciences Naturelles venait régulièrement consulter les fiches, dossiers et livres, puis envoyait des élèves pour fairedes travaux de groupes en fonction des documents qu'elle avait trouvés. Si les élèves rencontraient des difficultés,je le lui disais, et elle venait les aider à les résoudre. L'an dernier, le professeur de Technologie a "raflé" tousles SBT sur les circuits électriques pour en prendre connaissance ; après les avoir rendus, il envoyait des élèves lesconsulter.
M/JC. - Penses-tu que ta collaboration avec les profs pourra devenir plus importante ?
Th. - Depuis plus d'un an, je travaille avec la prof d'Espagnol. Comme je suis hispanisante de formation, le contact avec les élèves est plus facile. C'est la seule prof qui m'envoie des élèves par groupe pendant les heuresde classe pour un travail de recherche ou la construction d'un travail collectif. En utilisant les 10 %, nous allons commencer un journal avec ses trois classes : nous pourrons peut-être parler plus clairement de travail en équipe.
 
UN REGARD CRITIQUE SUR L'INFORMATION ...
M/JC. - Au milieu de cette salle sont exposés sur une table des documents divers sur les conditions de travail en usine : pourquoi des panneaux justement sur ce sujet, et de là, peux-tu nous préciser sur ce que tu entends parinformation ?
Th. - Je l'ai dit tout à l'heure : j'attache une importance capitale à l'information, et cela, de trois façons :
1) l'information relative à leur travail scolaire (le contenu des programmes des diverses disciplines) ; j'essaie qu'elle soit la plus complète possible, en m'appuyant sur tous les supports officiels qui nous sont proposés par l'intermédiaire des CRDP, CDDP, Ofratème, etc.
2) l’information en fonction des besoins exprimés par les élèves : "Madame, n'est-ce pas que les élèves qui réussissent sont les plus intelligents ? " - Si cette question m'est posée aujourd'hui Janvier 1976), je leur demande deregarder les émissions de Daniel Karlin sur la 2e chaîne : "Des hommes libres" l'on voit des hommes, considérés à l'origine comme débiles et minables, faire des études supérieures et accéder à des responsabilités importantes.Ensuite nous pouvons reparler sur des bases plus précises de ce sujet complexe.
3) quant à l'explication de ces panneaux, elle est simple : les élèves, les adultes aussi, sont agressés par des informations et des publicités brutales, qui ne leur permettent à aucun moment de prendre du recul et d'exercer un regard critique sur l'information reçue : je tente de leur permettre ce regard en leur fournissant les éléments nécessaires à leur jugement. En ce moment, à cause du juge Charette, ils entendent parler à chaque instant des "accidents du travail ", et comme le monde du travail leur est presque totalement étranger, j'ai réuni le pluspossible de documents sur cette question pour qu'ils puissent comprendre pourquoi les accidents du travail sont possibles.
Th. - Je leur parle souvent de la télévision et de ce qu'ils regardent,j'essaie souvent qu'ils m'en parlent, eux ! Ils la regardent, et c'est leur seule source d'information. J'essaie de les faire réfléchir sur leur condition d'écolier,sur ce qu'ils vont faire l'an prochain, sur leur travail et le lycée, sur les relations avec leurs parents, toutes chosesqui sont sous-jacentes. Il suffit qu'on en parle un peu pour qu'ils se mettent à en discuter. Quand on parled'information, il faut bien comprendre que c'est à ce niveau-là que j'essaie d'informer.
M/JC. - Tu veux dire que tu apportes une information si elle t'est demandée, si tu la sens nécessaire pour le gosse ou s'il te semble impossible d'ignorer un sujet, en fonction de l'actualité.
 
UNE GRANDE FACULTÉ D'ÉCOUTE ...
Th. - La Bibliothèque est un endroit où on essaie d'informer sur tous les sujets ; c'est une pratique quotidienne. J'ai du mal à en parler parce que je le vis tellement quotidiennement et en permanence que je l'oublie. Mais il n’y a pas de sujet qui présente quelque intérêt que je ne relève pas. Samedi dernier par exemple, un gosse est venu, et comme je laisse tout le monde circuler partout, ce gamin, que je connais bien, me dit : "Tiens, qu'est-ce que c'est que ça ? ". Il avait regardé sur mon bureau où se trouvait la pétition que nous avions tous signée contre la répression en Espagne. Un élève de 3e, que je ne vois pas très souvent, a fait : "Ha ! ". J'ai demandé "Qu'est-ce que ça veut dire : Ha ! " - Ça veut rien dire ! - Si, si, dis-moi ce que ça veut dire "ha", ça veut dire certainement quelque chose". Alors il m'a répondu : "De toute façon, il n'y a aucune raison de faire grâce à des gars qui ont tué ! ". Et pendant une heure, on a parlé de l'Espagne, de Franco et de sa montée au pouvoir.
M/JC. - Ainsi conçue, la discussion est avant tout un moyen de faire réfléchir sur les "pourquoi" des opinions et des réactions, un moyen de poser des questions et d'apporter des faits sans imposer ta propre opinion ; maisil te faut pour cela une grande disponibilité et une grande faculté d'écoute ! Or, tu es seule documentaliste pour sept cents élèves ...
Th. - Je ne souhaite pas qu'il y ait cinquante gosses dans mon service, qui bousculent tout et auxquels il faille dire de se taire. En ce moment, il y en a une trentaine, mais c'est exceptionnel ! Je souhaite que les gosses qui viennent trouvent une certaine qualité, c'est-à-dire se retrouvent et se sentent bien, qu'ils viennent pour être eux-mêmes : c'est cela que je cherche avant tout.
M/JC. - Comment t'y prends-tu pour ne pas être submergée par le nombre ?
Th. - Je prends le planning du CES, l'organisation de toutes les classes. Je regarde à quel moment chaque classe a des heures d'étude, et en fonction de ces heures d'étude, je détermine le moment de la venue de telle ou telleclasse. Volontairement je fixe les horaires de venue des élèves pour en éliminer un certain nombre. Par exemple :les sixièmes viennent le mardi de 4 à 5 : je sais que viendront les demi-pensionnaires, avant de partir avec le car, et parmi les externes, uniquement ceux qui voudront soit lire pendant une heure soit chercher un livre avant de partir chez eux. Ce la limite le nombre des élèves.
M/JC. - Ainsi ne viennent que les élèves les plus motivés ?
Th. - Oui, et en même temps, cela permet de privilégier un peu les plus défavorisés, les demi-pensionnaires.
M/JC. - Ta pratique pédagogique est soutenue par les idées force de la pédagogie Freinet, mais des limites apparaissent. On vient de voir celle du nombre des élèves, la difficulté des relations avec les professeurs et de l'intégration d'un documentaliste au sein d'une équipe pédagogique. Rencontres-tu d'autres obstacles ?
Th. - Il y a tout ce que je voudrais faire et que je ne peux pas faire : individualiser encore plus le travail, par exemple en ce qui concerne l'audio-visuel. Je voudrais que les gosses puissent regarder des diapos, écouter des disques, mais où et comment ? Eux aussi le souhaiteraient. Ils voudraient rencontrer des gens dans la bibliothèque, discuter davantage, faire des visites, sortir. Tout cela, je ne peux pas le faire.
M/JC. - Le mot de la fin, Thérèse ?
Th. - Vous êtes-vous vraiment demandé ce que peut faire UNE documentaliste-Bibliothécaire pour sept cent quatre vingts élèves et quarante professeurs ?
 
Reportage réalisé par
Jean-Claude EFFROY et Marc LEBEAU