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Juin 1967

Nos enfants ressembleront bientôt à ces arbres qui, serrés parmi le feuillage de la forêt, montent très vite et très haut, squelettiques et fragiles, à la recherche d’un rayon de soleil par-dessus la ramure des grands chênes. Ils montent, mais leurs racines n'ont ni le temps ni la force de s'enfoncer dans le sol pour s’y nourrir ; et le tronc rabougri et sans bras laisse à peine passer une sève maigre, toute sacrifiée au feuillage de tête qui seul fait illusion.

Notre éducation ne sera bientôt qu'une éducation de tête : nos enfants voient beaucoup de choses, trop de choses ; les images accumulées défilent en kaléidoscope permanent devant leurs yeux hallucinés ; leurs oreilles n'ont pas le temps d’écouter le chant du sable dans leurs mains ou le clapotis de l’eau qui frissonne dans le ruisseau; leurs sens saturés d'odeurs excessives, deviennent imperméables aux émanations diffuses d'une terre mouillée de pluie, à l'humilité d'une fleur des champs apparemment sans parfum mais dont la délicatesse fait rêver ceux qui y sont restés sensibles.

Il y a trente ans, au début du siècle, nous étions comme sevrés d'apports extérieurs, et c’est en nous, ou dans la nature encore fruste où nous étions intégrés, que nous devions puiser la totalité de la sève essentielle à notre croissance. Les premières images artificielles des livres et des films, les premiers bruits artificiels des disques et de la radio, les premières conquêtes de la vitesse étaient pour nous comme un enrichissement merveilleux : ils fouettaient quelque peu notre sang trop calme, sans en changer cependant la nature ; ils ne substituaient pas encore leurs lois mécaniques aux lois ancestrales de notre vie. Nous les saluions ingénument comme une aube nouvelle génératrice de puissance et de progrès.

Le problème est, hélas! inversé aujourd’hui : implacablement, l’image artificielle et la parole impersonnelle se substituent à la vie. Nous avons mené il y a trente ans une campagne d’avant-garde pour la documentation à l’Ecole, pour le cinéma animé et le film fixe, pour le disque et la radio ; la télévision étend aujourd’hui son royaume. Le commerce, à la recherche de débouchés, a emboîté le pas pour ces nouveautés et nous nous trouvons aujourd'hui devant une vraie, marée envahissante de vues en noir et en couleur, de disques et de films, de paroles et d’images. Avant même que nous ayons pu adapter notre pédagogie à ces impératifs audiovisuels, il nous faut aujourd’hui jeter un cri d’alarme et nous mettre sur la défensive pour garantir l’essentiel, pour empêcher les racines de s'étioler, pour nourrir les troncs, ranimer les branches, non pas faire marche arrière mais dire halte à un faux progrès que déforme le mercantilisme, et opérer comme nos enfants pour qui les châteaux dans le sable, le mystère de l’eau, de l’herbe et des fleurs, la vie des insectes, le grand rêve du ciel bleu et des soirs étoilés restent la plus passionnante des aventures.

Et malheur à qui ne saurait plus s’en nourrir!

C, FREINET

L'Educateur n° 25 du 1er juin 1956