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Notre technique nouvelle de dessin à l’Ecole Primaire

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Février 1934

L’IMPRIMERIE A L’ECOLE

Notre technique nouvelle de dessin à l’Ecole Primaire

Nous nous préparions à rendre compte d’un livre récemment reçu : Le dessin chez les Petits, par Robert Landry (1) lorsque s’est imposée à nous la nécessité de faire précéder cette critique d’une mise au point intégrale de notre propre technique de dessin.

Nous disons bien : Notre technique de dessin.

Non pas que les principes qui en constitue les fondements nous soient strictement personnels ou aient tous été découverts par nous : ce sont tout simplement les principes des grands théoriciens de l’école nouvelle. Mais nous avons été les premiers à en régler, en systématiser l’application à l’école primaire en établissant une technique d’éducation qui a aujourd’hui fait ses preuves et dont nous pouvons indiquer pratiquement les buts et les moyens.

Comme pour la rédaction, nous avons, par cette technique, réalisé effectivement, dans nos classes populaires, quelques-uns au moins des rêves des pédagogues contemporains.

Nous ne tomberons pas, d’abord, dans le travers des professeurs de dessin qui, après avoir pendant des années, pratiqué leur spécialité sans se soucier de l’ambiance éducative, prétendent inclure dans un manuel la technique qu’ils ont pratiquée. L’éducation, nous l’avons dit bien des fois, ne peut être ainsi morcelée en enseignement du français, du calcul, du dessin, de la musique. Elle est avant tout un effort synthétique pour l’accroissement vital des enfants, une stimulation de tout leur être pour le progrès physique intellectuel et moral. Notre technique nouvelle de dessin ne peut pas être séparée de notre technique nouvelle d’éducation par l’imprimerie, dont elle est d’ailleurs un des principaux éléments générateurs d’activité et de virilisation.

Nous pratiquons pour le dessin exactement comme pour la rédaction. Et là la vérité de nos théories se révèle encore plus éclatante : l’essentiel pour nous, ce n’est point de munir l’enfant, tôt ou tard, d’une technique adulte de dessin, pour l’obtention de buts adultes, mais bien d’aider l’enfant à s’exprimer, puis à se réaliser. Et, après ce langage, à certains points de vue, plus profondément que le langage, le dessin est le mode d’expression le plus naturel, le plus souple, le plus complet dont l’enfant paisse disposer. C’est un mode d’expression tellement naturel et complet qu’on se demande par quelle aberration la pédagogie traditionnelle l’a si totalement négligé.

L’enfant s’exprimera donc concurremment par le langage et le dessin d’abord, par la rédaction et le dessin ensuite. Il perfectionnera sans cesse cette expression en la comparant instinctivement aux modes d’expression plus évolués qu’il peut avoir sous les yeux comme il perfectionne son langage et son écriture au contact des exemples adultes — sorte de prise de possession par des moyens que nous qualifions parfois encore d’empiriques faute d’en avoir découvert les règles, mais dont l’élément essentiel est la vie toujours plus forte que les systèmes morts des hommes de science.

Le grand point pour nous est de montrer aujourd’hui d’une part que l’enfant peut parvenir à la perfection littéraire par la pratique de notre technique de rédaction libre — et nous nous employons en toutes occasions à faire cette démonstration ; — d’autre part que le même processus doit mener l’enfant à une pratique parfaite et originale du dessin en tant qu’expression artistique et humaine.

* * *

Il y a dix ans seulement, il aurait été facile aux inspecteurs et aux pédagogues conformistes de ridiculiser cette utopie.

« Quiconque a enseigné le dessin, dit encore tout récemment un professeur suisse (2) a pu constater combien la jeunesse est pauvre d’imagination. Bien peu d’élèves sont capables de créer quelque chose d’original. Ce qu’ils trouvent par eux-mêmes, à part d’honorables exceptions, est d’une banalité désespérante ».

Les instructions ministérielles de 1923 recommandaient pourtant timidement le dessin libre comme elles préconisaient la rédaction libre. Des promesses de liberté dans la prison intellectuelle et parfois physique. Qu’on ne s’étonne pas si les résultats de cette largesse ont déçu maîtres et élèves. Il serait trop simple pourtant de conclure comme le fait L’Enseignement Public (3) : « Dire aux petits, comme on le fait trop souvent, sous prétexte de dessin libre, « faites ce que vous voudrez », c’est faire du dessin un expédient, un moyen d’occuper sans grand profit les heures creuses de la journée. Les résultats obtenus, du témoignage même des maîtresses de nos classes enfantines et maternelles, sont plutôt décevants... »

Et tous ces pédagogues qui invoquent sans cesse la science expérimentale, ne s’arrêtent pas à rechercher d’où peut venir cette déception. Ils se hâtent de conclure : « Le dessin, comme tout enseignement, suppose des directions, la soumission de l’esprit à une certaine discipline... »

C’est victime du même aveuglement scolastique, l’erreur monstrueuse du professeur suisse affirmant :

« Pour être juste, il faut ajouter que ce manque d’imagination est beaucoup moins marqué chez les enfants de la ville que chez ceux de la campagne »...

Légèreté, et routine surtout. Ainsi pense depuis des générations, la majorité des instituteurs ; ainsi continueront de penser tous ceux qui se refuseront despotiquement à laisser le milieu scolaire évoluer vers la liberté et la véritable expression libre. -

Nous en convenons : dire à des enfants à qui les pratiques traditionnelles ont enlevé toute vigueur et toute personnalité : « Faites ce que vous voulez » ne réussit pas mieux en dessin qu’en rédaction pour la bonne raison que, si vous les laissiez vraiment libres, ces enfants ne feraient rien du tout ou trouveraient des occupations différentes répondant à leurs besoins, mais non prévues aux programmes ! Prendre ce geste au sérieux c’est s’illusionner sur la plus fausse, la plus hypocrite et la plus dangereuse aussi des conceptions de la liberté.

Il ne suffit pas de jeter dédaigneusement « Faites ce que vous voulez ». Il faut, par un mode de vie spécial, par des techniques appropriées, faire en sorte que les élèves veuillent, qu’ils désirent faire quelque chose à l’école. Ce premier élan réservé, il faut généreusement, loyalement, préparer un milieu et du matériel adaptés aux nécessités des enfants et qui leur permettront de réaliser, pratiquement, ce que vous leur avez permis de désirer.

Tant que ces deux conditions essentielles ne sont pas remplies on ne peut que parler de liberté aux élèves comme Hitler en parle à ses prisonniers des camps de concentration. Ne nous étonnons pas si les résultats sont négatifs. Le contraire nous surprendrait et seuls peuvent être déçus ceux qui n’ont pas encore dévoilé l’hypocrisie d’un pareil langage.

Une jeunesse pauvre d’imagination ! Lorsque l’école l’a châtrée, neutralisée, sans doute. L’imagination n’est-elle pas au contraire une des qualités natives de l’esprit enfantin dont les dessins libres sont la merveilleuse et originale floraison ? N’avez-vous donc jamais regardé jouer des enfants, et pourquoi alors ne vous êtes-vous pas demandés comment et pourquoi leur fertile activité créatrice s’annihilait devant un professeur de dessin ?

Et les petits paysans en seraient plus dépourvus encore que les citadins. Ils sont moins excités certes, moins extériorisés parfois, moins fatigués et surmenés aussi. Mais que la richesse de vie naît de leur contact avec la nature, de la solitude au fond des vallons chantants, des jeux dans les granges délabrées, des travaux dans les grands bois où hululent, comme dans les contes, les oiseaux mystérieux. Apprenez à connaître ces petits paysans comme nous le révèle la pratique de la rédaction libre et de l’imprimerie el vous verrez ce que valent les jugements superficiels dictés par la pédagogie traditionnaliste.

Oui : il est bien exact que, dans l’état actuel de notre enseignement, l’appel à la liberté et à l’imagination de l’enfant n’est qu’un vain sacrifice verbal aux conceptions pédagogiques nouvelles. Mais il est abusif et anti-scientifique d’en déduire une sorte d’insuffisance chronique des enfants alors qu’il suffit d’accuser les conceptions inhumaines d’une école tueuse d’énergie créatrice, et qui, sous de fallacieuses formules de liberté démocratique, ne sait que niveler les esprits pour les asservir.

***

Nous ne faisons pas aux éducateurs de vaines promesses ; nous ne présentons pas de petits remèdes à telle ou telle faiblesse pédagogique de notre école. Nous commençons hardiment par le commencement; à ceux qui ne veulent point nous suivre nous dirons seulement : continuez vos pratiques traditionnelles, mais ne vous plaignez pas si vous ne parvenez ni à toucher l’intérêt ni à susciter la vie.

Grâce à notre technique d’imprimerie à l’Ecole, tout jeune enfant trouve un but à son expression graphique, tout comme i1 avait un but à ses efforts opiniâtres lorsque, à travers tant d’essais et de balbutiements, il apprenait à parler. Lorsque l’enfant dessine, il se préoccupe peu de copier, il raconte les péripéties naissantes de sa vie ; et, dans certaines classes travaillant à l’imprimerie, les textes choisis sont souvent de simples explications verbales des dessins librement réalisés.

Quand, plus tard, il illustre sa rédaction spontanée, c’est pour y ajouter ce je ne sais quoi de mystérieux que sa plume n’a pas su totalement préciser. S’il grave son dessin sur du linoléum ou s’il le polycopie afin de le joindre à l’imprimé, c’est parce qu’il apportera au texte un complément subconscient souvent, psychique dans une large mesure, susceptible d’enrichir et d’enbellir la rédaction originale. Et les enfants, êtres si largement intuitifs, sont beaucoup plus sensibles qu’on ne croit à l’attrait subjectif de ces dessins. Même quand il réalise un beau panneau décoré, ou un véritable tableau, c’est que l’élève se propose un but : non pas gagner un ou deux points au classement mensuel, non plus pour affronter timidement l’impitoyable et souvent légère critique du maître. Ce qui l’anime, c’est ce besoin de s’extérioriser, de s’exprimer, de créer un peu de beauté, pour lui-même tout à la fois et pour ses camarades proches ou lointains, stimulants débarrassés de toute scolastique et chargés des puissants éléments qui donnent leur prix aux grandes œuvres des artistes adultes.

Nous tournons le dos aux habituelles prescriptions scolaires pour rechercher les normes de la vie. Nous avons ainsi pleinement « motivé » le dessin enfantin.

Le résultat en est inévitable : tous les enfants dessinent avec joie ; ils font tous, à quelque degré, montre de qualités insoupçonnées d’imagination, de sensibilité, de sens artistique. Leurs œuvres diffèrent certes essentiellement de ces planches conventionnelles et monotones réalisées en séances de dessin — tout comme leurs rédactions libres diffèrent totalement des minutieuses constructions scolastiques. Mais elles sont l’expression si fidèle de la vie des enfants, elles sont tellement à leur image qu’on les admire comme on admire les joues roses, les yeux neufs encore et brillants d’ingénue confiance, et cet air d’hésitante simplicité qui sont le charme de la jeunesse.

Par la faute d’une technique faussée par la méfiance et l’autorité des œuvres semblables n’avaient pu jusqu’ici qu’accidentellement voir le jour. Les méthodes les plus éprouvées, même aux mains d’habiles éducateurs, avaient magistralement échoué. Forts d’une expérience de plusieurs années, nous apportons maintenant une technique sûre, qui vaut pour tous les enfants au premier degré, que tous les éducateurs, quelles que soient d’autre part leurs aptitudes spéciales, peuvent utiliser, pourvu qu’ils acceptent de faire dans la vie de leur classe la réforme indispensable qui seule permettra l’œuvre nouvelle :

Motiver l’expression libre, des enfants par l’introduction de notre technique d’Imprimerie à l’Ecole complétée par notre système d’échanges interscolaires ; mettre entre les mains des enfants des, outils à leur mesure et adéquats à leur utilisation ; réorganiser la discipline et la vie de la classe de façon que l’appétit de création et de travail puisse librement s’exprimer ; supprimer notamment, et au maximum, les leçons scolastiques auxquelles se substituera le travail effectif, individuel ou par groupes, avec la collaboration du maître, par les cahiers à feuilles mobiles, les fichiers, la Bibliothèque de travail.

***

Un doute tenace naît cependant dans l’esprit même de ceux qui reconnaissent la valeur et la portée de cette technique. La même question se pose pour les œuvres graphiques que pour les textes libres : on en admire certes la naïveté, le naturel ; leur expression est parfois émouvante. Mais ne s’extasie-t-on pas trop devant ces travaux spontanés et sans directives, tout comme les visiteurs s’exclament à entendre le babil maladroit du bébé ?

Le but de l’école est d’instruire et d’éduquer. Ne pas aider l’enfant à progresser, s’abstenir de lui signaler les fautes et les erreurs, n’est-ce pas favoriser un piétinement intellectuel dangereux ? Le rôle de l’éducateur n’est- il pas justement d’intervenir activement pour éviter ce piétinement, pour pousser sans cesse à la progression et à l'évolution ?

Cette préoccupation est tout à fait caractéristique de la pédagogie traditionnelle, pour laquelle l’enfant n'est qu’un être incomplet, qui ne saurait faire aucun progrès intellectuel sans l’intervention constante de l’adulte. Sans leçons, sans directives, sans progression, sans sanctions, rien ne serait, croient-ils.

Illusion pédantesque qui, de l’orgueilleuse université, a envahi et déformé l’enseignement primaire dès sa fondation, déifiant la science naissante si imparfaite et si impuissante pourtant. Prêcher la soumission confiante aux grandes lois vitales, invoquer les principes connus ou non de ce qui sera un jour la vraie science pédagogique, c’est encore, hélas ! sacrilège.

Ce ne sont pourtant pas les éducateurs qui apprennent à parler aux enfants ; ce ne sont pas même les parents puisque toute intervention technique de ceux-ci est plus souvent nocive qu’utile. Et pourtant tous les enfants normaux apprennent à parler comme on parle autour d’eux, sans qu'on doive les stimuler pour cet apprentissage.

Pourquoi, comment se produit ce miracle de vie ? La vieille pédagogie statique, conçue et réglée selon le dogme de la passivité des enfants, sait qu'elle n’obtient rien sans stimulant extérieur. Il est naturel qu’elle se montre profondément sceptique devant ceux qui parlent d'activité et de création. Mais nous qui avons appris à vivre intimement avec nos élèves, nous savons que, si on respecte leurs aspirations fonctionnelles, ils n’acceptent jamais un piétinement qui est comme un peu de mort. La loi vitale à laquelle obéit si totalement l’enfant, veut que l’être marche, qu’il progresse, qu’il monte. Seuls les individus très déficients, dont la force vitale est gravement compromise, risquent ainsi de piétiner ou même de s'arrêter dans leur anormalité. Le remède, loin d’être exclusivement scolastique, est avant tout physiologique et social. Il ne sert à rien de bousculer, de secouer, de punir ces anormaux : qu’on leur redonne de l’énergie, de la vie et leur intelligence reprendra son essor, l’ascension naturelle continuera triomphalement.

Pour un enfant normal, il n’y a jamais piétinement, La vie le pousse : il suffît de donner un aliment à celte vie, un but et des moyens.

Ne croyez pas que l’enfant travaillant librement se complaise indéfiniment à accrocher les bras à la tête de ses bonshommes, et, plus tard, à dresser des maisons branlantes sans aucune perspective. Si cela était, ce serait un signe certain d’anormalité comme l’est pour le langage l’impuissance à franchir certaines étapes — et nous avons dit ce que devait être alors l’action curative.

Dans son dessin, comme dans son langage, l’enfant cherche sans cesse à perfectionner sa technique.

Mai, et c’est là que nous nous séparons de certains pédagogues anarchisants : nous ne sommes pas partisans de laisser l’enfant faire ainsi totalement, sans aucun secours adulte, ses propres expériences. Il y a un formidable acquis de la civilisation dont l’enfant doit nécessairement se saisir le plus rapidement possible pour monter plus haut encore que ses prédécesseurs. Nous ne dirons pas comme Cousinet : « Laissez les enfants libres dans leur classe, partez, fermez la porte à clef et revenez voir dans dix ans ce qu’ils sont devenus ».

La première tâche de l’école, la besogne essentielle trop longtemps négligée semble en effet, à première vue, supposer une altitude passive, négative de l'éducateur. Erreur profonde qui a justifié aux yeux des timorés la condamnation des tentatives diverses de libération scolaire.

Mais il ne suffit pas de proclamer la liberté, ni même de l’inscrire, comme nos trois premières républiques au fronton des bâtiments ou sur les couvertures des protège-cahiers. Seule une organisation adéquate de la classe, une technique nouvelle de la vie et du travail sont susceptibles de réserver pratiquement aux enfants, à un moment donné, le maximum d’activité et de liberté. C’est pour celte organisation que nous luttons quand nous mettons au point des modes nouveaux d’expression permettant réellement à l’enfant de créer, dans une large mesure, sa vie scolaire, quand nous supprimons les manuels, que nous créons des fichiers, des Bibliothèques de Travail, des outils d’expérimentation susceptibles d’être vraiment mis entre les mains des enfants ; quand nous dénonçons l’asservissement matériel qui naît des vieux bancs et de la chaire monumentale et que nous préconisons un matériel plus souple, permettant d'autres utilisations pédagogiques que celles de reporter le cahier d’écriture, de cacher livres et cahiers, en emprisonnant le corps de l’enfant dans un véritable carcan dont il ne saurait se dégager sans scandale.

Il n’est pas tout à fait exact non plus d’affirmer que, par notre technique de dessin libre, chaque individu en est réduit à faire toutes les expériences, à subir tous les tâtonnements qui ont marqué la longue conquête humaine. Non : notre rôle ici non plus n’est point passif ; il se manifeste seulement sous une autre forme que nous croyons plus compatible avec l’évolution personnelle des individus.

La maman ne prétend pas enseigner le langage à son enfant ; elle l’aide seulement, consciemment on non, à se réaliser, à se perfectionner. Nous ne prétendons pas non plus enseigner le dessin dans nos classes. Mais ces enfants en qui nous avons su conserver l'instinct puissant, le besoin de s’exprimer par le dessin, nous allons les aider à améliorer sans cesse, et le plus rapidement possible leur technique. Comment ?

Nous avons remarqué que, plus le milieu de l’enfant est linguistiquement évolué, plus l’enfant parlera rapidement une langue correcte. De même, plus le milieu scolaire sera riche en excellents exemples de belles réalisations graphiques, plus l’évolution enfantine sera rapide et sure. Les abeilles ne refont-elles pas leur meilleure provision de miel, dans nos campagnes, quand les pluies d’été entretiennent les floraisons et font à nouveau s’épanouir les serpolets ?

Les enfants dessinent librement, selon leurs aptitudes fonctionnelles. Inutile de les sermonner, de les diriger, de les conseiller, de les pousser. Cela peut même devenir dangereux parce qu’on brûle des étapes, qu’on rend plus fragiles certaines assises, qu’on augmente anormalement les difficultés d’acquisition, au risque d’user la force essentielle dont nous attendons les progrès éducatifs : l’élan spontané vers la satisfaction des besoins psychiques.

Mais que l’instituteur dessine librement aussi en même temps que les élèves ; que quelques reproductions de beaux tableaux ornent la classe — mais pas de façon permanente pendant des années ! — que notre fichier renferme des documents précieux pour cette instruction diffuse dont l’enfant bénéficiera ; qu’on laisse les élèves admirer les œuvres émouvantes de la nature ; qu’on les mène ensuite si possible dans les musées contempler les grandes œuvres humaines... Mais tout ceci sans aucun verbiage, sans aucune explication non sollicitée : laissez les spectateurs admirer ou ne pas admirer, s’émouvoir ou non. Chacun puisera dans ces exemples selon ses désirs, ses besoins, ses possibilités fonctionnelles : c’est comme une table servie de bons éléments parmi lesquels chaque convive puise selon ses goûts et ses besoins vitaux.

N’enseignerez-vous pas même la perspective, nous dira-t-on ?

Le but de l’enseignement du dessin est d’amener l’enfant à bien juger et à bien voir ; à réaliser ensuite avec le plus d’expression possible ce qu’il a vu ou imaginé. Enseigner la perspective à un enfant qui ne la voit pas encore, c’est vouloir le monter au haut d’un escalier dont il ne peut pas encore franchir les marches ; c’est vous acharner à faire prononcer correctement une syllabe à un bambin qui a encore tout à acquérir en fait de langage. Le résultat en est l’accident, la déformation psychique, l’arrêt dans le développement individuel.

Si vous imposez votre leçon de dessin, l’enfant dessinera désormais non plus avec ses yeux mais avec le souvenir de votre leçon. Vous obtiendrez des « devoirs » conformes peut-être aux règles qu’on vous a enseignées à vous-même, mais dépourvues, hélas ! de toute personnalité et de toute vie. Ces devoirs », lorsqu’ils sont faits par les adultes — et les professeurs de dessin y excellent — sont sans aucune valeur artistique, alors que les œuvres des grands peintres — qui délient bien souvent vos lois scolastiques de la perspective — sont et restent ce qu’on reconnaît approcher le plus de la perfection.

Par notre technique nous élèves approcheront le plus possible de cette perfection. Vous aurez toujours le temps, à treize ans, s’il le faut, de leur donner en quelques minutes le secret du dessin de perspective et de leur faire comprendre le mystère de votre « ligne d’horizon ».

Pour nous résumer, nous dirons à nos camarades : Par nos techniques, entretenez d’abord la vie, le besoin d’activité et de création. Organisez ensuite le milieu : réservez la possibilité pour les enfants de dessiner librement ; préparez-leur le matériel : papier, couleurs, crayons, etc... Offrez ensuite de bons modèles artistiques que chacun verra sous l’angle qui lui plaira. Et puis, laissez les enfants se saisir du monde qui les environne : ceux qui ont une personnalité forte, prédisposée pour cet art, ne seront du moins ni découragés ni déformés ; ils prendront autour d’eux, avec une puissance et une sûreté qui vous étonnera, le suc dont ils feront leur miel, Quant aux autres, ils auront du moins la satisfaction de s’exprimer dans la joie en réalisant des œuvres significatives qui les passionneront et les viriliseront.

***

Formation artistique, exercice de l’œil et de ¡a main ; tout y est certes.

L’enfant ainsi éduqué parviendra sûrement, vers 12-13 ans, à une compréhension artistique originale. Ses dessins, avec ou sans modèles, seront peut-être classiquement moins parfaits, mais ils seront toujours artistiquement supérieurs parce qu’on y sentira l’émotion et la vie sans lesquelles il ne saurait y avoir œuvre d’art.

Ce faisant, et parce qu’ils auront spontanément beaucoup dessiné, nos élèves auront la compréhension graphique très développée et la main sûre. Il sera facile alors, et profitable, d’aborder le dessin linéaire pour lequel la technique doit nécessairement être communiquée.

Mais ce n’est que vers 12-13 ans que nous pourrons donner, objectivement quelques notions de perspectives, qui ne feront alors que préciser ce que l’enfant comprend et réalise depuis longtemps, tout comme nous ne donnons les notions grammaticales formelles que lorsque l’élève s’est saisi pratiquement de la langue. Ces leçons de dessin, linéaire ou à vue, dépasseront en quelques minutes le rendement scolaire des mornes séances de dessin qui, de 5 à 13 ans, ont dilué tout effort et usé les velléités les plus opiniâtres d’intérêt.

***

On a trop longtemps, au nom d’une science embryonnaire, el hélas ! bien inhumaine, violenté les jeunes volontés avides d’activité et de création.

Nous revenons à la vie d’abord ; nous l’aidons au maximum à s’affirmer et se viriliser. Nous allons syncrétiquement le plus loin possible et nous ne faisons intervenir notre science rudimentaire que là où nous craignons de trébucher, heureux que nous serions, si les programmes nous laissaient le loisir de reporter au deuxième degré toutes ces acquisitions scolastiques, nous réservant le soin inestimable de veiller à l’harmonie constructive des jeunes personnalités.
C. FREINET.
(1) Editions du Cerf, à Juvisy.

(2) L'Educateur de Lausanne

(3) Enseignement Public,