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Juillet 1963

Pour les Conférences Pédagogiques d'automne :

Le dessin

C. Freinet

Le thème des Conférences Pédagogiques est cette année : le DESSIN

— Le dessin moyen d'expression et auxiliaire des autres enseignements ;

— Comment il peut être utilisé en liaison avec les disciplines voisines ;

— Ce qu'il apporte. Son rôle dans la formation de l'enfant.

***

Avant de discuter du thème : Le Dessin, il faudrait nous entendre sur ce que signifie ce mot dans le complexe scolaire, artistique, culturel et psychologique contemporain.

Les administrateurs eux-mêmes qui ont choisi ce thème vraiment d'actualité, ont d’ailleurs, d'avance, pris position sur la nature et la portée du dessin dont il sera discuté,

En d'autres temps, en effet, on aurait prévu comme premier chapitre obligatoire : le dessin matière d'enseignement. Comment l'aborder ? Selon quelle méthode ? Dans quels buts ?

Or, il s'agit bien ici du dessin comme moyen d'expression, et un moyen d’expression ne saurait être que libre, sinon il n'y aurait pas expression, ou il n’y aurait qu’une expression faussée, sur commande, et qui donc n’aurait qu’une place formelle dans les processus de croissance et de maturation des individus.

Les éducateurs — encore nombreux — qui ne pratiquent pas encore le dessin libre seront peut-être surpris de cette sorte de prise de position officielle que nous nous devons de justifier rapidement.

Dessin libre et

dessin traditionnel

La distinction est d’importance.

Il n’y a pas seulement entre les deux, comme on pourrait le croire, une différence de forme et d’appellation mais une différence de nature et de technique. Et les résultats ne sont d'ailleurs pas comparables.

Quiconque, en effet, a travaillé selon notre méthode naturelle d'expression libre distingue à première vue un dessin libre d’un dessin traditionnel, comme on distingue le poème appris par cœur et récité de l’improvisation poétique et musicale dont on connaît les réussites dans nos classes. Le dessin libre c’est le langage simple et naturel de l'enfant, le dessin scolaire c’est l’ânonnement du récitant qui répète sa leçon sans la comprendre ou du moins sans sentir ce qu'elle comporte d'affectif et de vie.

D'où vient cette différence essentielle ?

C’est tout le processus scolaire que nous mettons ici en cause.

Si, en effet, vous croyez, selon la méthode traditionnelle, que l'enfant ne peut rédiger et dessiner que lorsqu’il en aura appris les règles, vous vous sentirez obligé de lui enseigner ces règles, de lui apprendre à dessiner, conformément à la technique qu’on vous a enseignée à vous- mêmes. Et ce faisant, vous espérez que lorsqu'il sera ainsi maître de la technique il pourra alors dessiner librement pour s’exprimer. Tout comme vous êtes persuadés qu'il doit connaître les règles de grammaire pour s'exprimer par l’écriture.

Dangereuse illusion, et nous en avons expliqué les raisons par la découverte d'une loi résultant de notre longue expérience : la technique tue l’esprit. Chaque fois que vous commencez un apprentissage par la technique aux dépens de la vie, vous risquez de compromettre à jamais l'esprit de votre enseignement.

Si vous commencez l'arithmétique par l'étude des nombres, c'est le sens mathématique qui risque de se détériorer à jamais. En commençant, naturellement, par le calcul vivant, la technique s'imposera en temps voulu comme une nécessité, dans le cadre d’une large compréhension mathématique.

Si vous enseignez la langue mécaniquement — on dit parfois méthodiquement — par l'étude des mots et des règles, l’enfant saura déchiffrer et lire, mais il aura perdu le sens subtil de ce qu'expriment les mots et les phrases.

Si vous abordez l’étude de la musique par le solfège et la théorie, vous connaîtrez la musique mais vous aurez perdu le goût et le sens musical.

Si vous commencez l’étude du dessin et de la peinture par l’apprentissage soi-disant méthodique et scientifique des lois et des règles du dessin, vous pourrez parvenir à une technique mais vous aurez perdu, peut-être définitivement, l’enchantement de l’art. Il faudra, là aussi, commencer par le dessin et la peinture libres. La technique s’imposera ensuite comme une nécessité au service du sens artistique et de la vie.

La pédagogie traditionnelle a pris pour le dessin, comme pour le français, le calcul et la musique, une mauvaise voie qui vous conduit à des impasses. Il vous faut sortir de ces impasses en vous engageant dans les méthodes naturelles de l'Ecole Moderne.

Pour vous en convaincre, lisez :

— le livre d'Elise Freinet : L'enfant artiste, avec 300 reproductions de dessins en noir et 20 planches de peintures d’enfants en couleurs

— Méthode naturelle de dessin, par C. Freinet

Les Genèses (de l’homme, des oiseaux, des autos et des maisons) par C. Freinet

— La Revue L'Art Enfantin

— E. Freinet : Dessins et peintures d’enfants ( Bibliothèque de l’Ecole Moderne, n° 16, Cannes)

Comme le dessin scolastique ne peut pas être un moyen d’expression, nous parlerons ici exclusivement du dessin libre tel que nous l'avons conçu et réalisé.

Le dessin moyen d'expression

Le dessin a été de tous temps un moyen d'expression presque idéal parce qu'il ne demande qu’un minimum de technique, ne nécessite aucun apprentissage et n'en permet pas moins d’entrer en relations avec le milieu hors de la portée de la voix et du geste.

Avec sa cuillère engluée de bouillie, le bébé trace sur la table les premiers graphismes qui sont déjà pour lui expression spontanée, comme les premiers cris qui précèdent la voix articulée. Le jeune enfant grave dans la boue les premiers signes qui sont déjà communication et les graffitis sont de tous les âges et de tous les pays.

Seule l’Ecole a réduit ou même annihilé ce grand élan de l'enfance et de l'âge mûr vers l'expression par le dessin, la sculpture et la peinture sous toutes leurs formes.

Ce dessin spontané, puis enrichi et amélioré par tâtonnement expérimental n’aurait-il pas droit à cette qualité d'expression sous le prétexte que la technique n'en est pas toujours suffisamment précise et donc pas toujours utilisable pour ceux avec qui ou veut entrer en relation ?

C'est que la précision n'est qu'un élément de la compréhension. Celle-ci se fait tout autant d’une façon diffuse par des vertus de sensibilité et d'art dont nul encore n’a établi le code. Qu'y a-t-il en effet de plus expressif et en même temps de plus universel que la musique et pourquoi le dessin ne pourrait-il pas prétendre à un rôle équivalent?

Le dessin libre est-il une technique à la portée de la masse des éducateurs et des enfants ?

Notre longue expérience nous permet de l'assurer.

Elle réussirait immanquablement avec des adultes et des enfants dont le comportement n’aurait pas été troublé par des pratiques scolastiques et qui feraient donc, avec la technique naturelle, un apprentissage normal.

Dans la pratique, ce cas n’est pour l’instant qu’exceptionnel. La plupart du temps nous aurons affaire à des enfants qui ont subi depuis toujours les leçons habituelles et qui ne veulent plus dessiner parce qu'ils ne savent plus dessiner et qu'ils ne parviennent pas à se libérer de l'obsession de l'échec, et à des adultes qu'on a persuadé de la difficulté du dessin et de la nécessité d'en connaître préalablement les règles.

Il faudra, les uns et les autres, les désintoxiquer d’abord, leur redonner confiance et bons sens, leur montrer par la pratique que c'est en dessinant qu’on apprend le dessin. Les résultats ne seront pas brillants au début, mais il suffira que les indécis voient des enfants, sans prédisposition spéciale, dessiner et peindre avec maîtrise, qu’ils comparent leurs premiers travaux aux réussites d’autres écoles pour qu’ils se lancent et réussissent à leur tour.

Nous mettons à leur disposition pour cela :

— nos expositions fixes ou circulantes ;

— nos expositions boule de neige ;

— nos diapositives ;

— nos diverses éditions.

L'expérience nous montre que, malgré les ennuis des débuts, les réussites sont toujours réconfortantes.

Mais la technique du dessin libre est si différente du dessin traditionnel qu'il nous faut donner quelques conseils :

Il ne suffit pas de laisser l'enfant libre de dessiner. Encore faut-il lui procurer les outils et la technique nécessaire d'une part, et d’autre part donner un but à son activité graphique, comme nous donnons un but à ses textes libres.

Le dessin libre ne doit pas être limité à un devoir qu’on exécute aux heures prévues à l'emploi du temps. C'est à tout instant quand il a besoin de dessiner, de dire par le dessin tout l'inexprimable ou le refoulé qui dort en lui, que l'enfant doit dessiner. (Ce qui suppose évidemment une certaine consommation de papier. Mais c'est comme si l'on lésinait à procurer du bois à l’apprenti-menuisier qui s'essaie à ses premières réussites).

Il faudra de même des couleurs, et c'est à son intention que nous avons mis au point une peinture en poudre qui lui permettra de faire exploser magnifiquement ses réalisations.

Mais ce dessin et cette peinture libres seront-ils suffisants pour hausser les élèves jusqu'à la possession d'une technique valable ?

Ne risquent-ils pas de dessiner toujours les mêmes choses, avec les mêmes erreurs si le maître n’intervient pour leur donner des idées, leur offrir des images, leur indiquer les règles essentielles?

Aucune crainte. A condition qu'on ne se contente pas de laisser faire mais qu'on permette le fonctionnement normal du tâtonnement expérimental.

Pour cela :

— nous donnons aux enfants le goût et le besoin de dessiner par le journal scolaire à illustrer, la classe à décorer, les lettres aux correspondants à embellir, les expositions diverses à proposer aux classes correspondantes, aux parents, aux amis de l’Ecole.

— nous intégrons nos enfants à un milieu scolaire et social enrichissant : l'enfant regarde le monde autour de lui et perfectionne sans cesse l'image qu'il en acquiert.

Il examine les dessins et les peintures de ses camarades, les admire et les critique. Nous ne décidons jamais nous-mêmes de la valeur de l'œuvre, mais nous consultons les enfants qui s'entraînent ainsi à mieux comprendre ce qu’il faudrait faire.

Il voit les œuvres de ses correspondants et ainsi peu à peu intuitivement, parce qu'il veut toujours mieux faire il perfectionne sa technique et il ne craint pas pour cela de demander conseils à son maître qui doit l'aider sans cesse, comme la maman aide tout naturellement ses enfants à mieux marcher et il mieux parler. Et elle y réussit à la perfection à 100% puisque dès la 2e année tous les enfants savent marcher et parler.

Nous réussissons de même si, abandonnant la méthode scolastique, nous nous lançons sans réserve dans le tâtonnement expérimental.

Mais pour jouer efficacement un rôle d’aide, le maître ne doit-il pas être lui-même un artiste ? (1)

Certes, pour bien enseigner la maçonnerie ou la mécanique, il est souhaitable que l'éducateur soit un bon maçon ou un bon mécanicien. Il serait désirable de même que le maître soit artiste pour jouer son rôle efficacement.

C'est la difficulté de notre entreprise de ne pouvoir montrer la voie puisque nous n'y sommes pas même engagés.

Mais avec l’aide complexe que nous apportons aux éducateurs ils feront confiance aux élèves. Il y en a toujours un ou deux qui, plus doués que les autres, réussissent plus vite des œuvres maitresses que nous mettrons en valeur. Chaque maître peut déceler au départ des spécialistes de chevaux, de maisons, d'arbres, de personnages originaux, etc...

Avec le souci qu’acquerront ainsi les maîtres, de mieux comprendre l’art enfantin, ils s'abonneront à la revue si riche en reproductions de dessins d’enfants de valeur sûre : L’Art Enfantin. Ils confronteront dans les expositions leurs œuvres avec celles d’autres écoles et peu à peu l’éducateur retrouvera le sens artistique que la scolastique avait atrophié.

Nous pourrions citer des noms de nombreux camarades qui produisent aujourd’hui, presque à jet continu, des chefs-d’œuvre dans leurs classes et qui vous diront qu'ils ne savaient plus ou moins dessiner et qu’ils se sont rééduqués au contact des enfants.

Le dessin libre peut donc devenir aujourd'hui une pratique courante dans les classes.

***

On trouvera d’ailleurs tous conseils utiles longuement développés dans les deux livres d’Elise Freinet :

— L’enfant artiste (Editions de l’Ecole Moderne)

— Dessins et peintures d'enfants (BEM n° 16)

***

Deuxième question :

Le dessin, auxiliaire des autres enseignements, comment peut-il être utilise en liaison avec les disciplines voisines

Les habitués du dessin traditionnel pourraient répondre aussitôt à la sollicitation et dire que le dessin permet d’illustrer les leçons de morale (j’ai souvenir d’avoir illustré au début du siècle, le Loup et l’Agneau), de copier des dessins des manuels pour illustrer les leçons de français et d’histoire ; de reproduire avec fidélité des dessins de sciences ou des figures géométriques.

Or, la méthode naturelle nous permet tout cela avec cette supériorité sur la scolastique que nos réalisations auront un cachet artistique et que nous n'aurons pas besoin de copier pour illustrer d’une façon originale les travaux scolaires.

Nous apportons en plus :

Une technique libre et enthousiasmante qui permet des réussites encourageantes chez des enfants pour qui l’école n’est qu'une occasion d’échecs.

Il y a aussi dans toutes les classes, une large proportion d’enfants qui n’ont aucune satisfaction scolaire : écriture insuffisante, mauvaise mémoire, fatigabilité, d’où, mauvaises notes et punitions. Or, ce sont justement ceux-là qui se saisissent le plus vite, intuitivement d’une technique — dessin et peinture — qui leur vaut d’emblée des réussites qui les raccrochent par la suite au travail scolaire.

Une culture du soin, du goût, de la propreté, de l'application et de la ténacité que ne peut apporter aucune autre technique.

La mode — et cela pour de multiples raisons — est aujourd'hui au vite fait, au travail bâclé, à l’activité de série.

Le manque d'ordre, de méthode, de suite dans le travail est la caractéristique d’un temps où l'on demande à la froide machine tout ce que l'individu exécutait autrefois comme religieusement. Il n'y a pour se convaincre de l'évolution — déplorable — intervenue au cours de la première moitié du siècle — qu'à comparer les cahiers d'autrefois, la présentation courante des classes actuelles.

Par le dessin et la peinture libres, par l'exécution de tentures peintes, de poteries céramiques, nous redonnons une dignité nouvelle au travail des enfants. Une tenture, œuvre la plupart du temps collective, demande parfois une trentaine d’heures d'application sans relâche, avec une minutie dans le détail qui rappellent le soin exceptionnel des dentellières et des brodeuses d'autrefois. Et vous n’avez pas à gronder ou à punir les enfants qui préparent des travaux qui bien vite, accèdent à l’œuvre méritante. Ils savent bien d'eux-mêmes qu’un travail comme celui-là ne souffre pas de défaillance. C'est incontestablement là la meilleure école d’application et d’ordre qu'on puisse imaginer. Et tout le travail scolaire en bénéficiera.

Nous apportons aussi :

Une culture permanente du sens artistique que nous portons tous en nous comme une sorte d'expression du besoin inné d’ordre et d'harmonie des individus.

On est étonné de constater avec quelle maîtrise, sans leçon spéciale, les enfants parviennent à équilibrer un dessin dans une page et à harmoniser les couleurs d'une peinture. Ce qu’il faut éviter dans ce domaine c’est l’influence anti-éducative de tout ce que la civilisation actuelle produit d'inesthétique, de pompier, et parfois même d'affreusement laid. Il est naturel que l’enfant prenne pour des modèles les Walt Disney, les comics ou les chromos qui ont les honneurs des publications à succès ou des vitrines imposantes.

C'est contre l’assaut de la laideur qu'il faut nous prémunir, et le meilleur moyen est encore de magnifier le plus possible les productions enfantines pour faire prendre conscience à nos élèves de la supériorité de tout ce qui naît de leur libre expression et de leur besoin exaltant de création.

L’acquisition par les enfants du goût artistique est, pour l'Ecole de nos jours, une des conquêtes les plus appréciables. Sans compter qu’elle prédispose les enfants à des techniques et à des métiers d’art qui ont de plus en plus de vogue et où pourront s'engager des élèves qui, par ailleurs, sont peu aptes à briller dans la carrière scolastique : dessin, poterie, couture, étalagiste, mode, graveur, photographe, ofsettiste, etc...

Et enfin, la pratique du dessin et de la peinture changera radicalement par leurs vertus, l'atmosphère d’une classe.

L’enfant qui dessine et qui peint, n'est plus un écolier, mais un apprenti artiste et parfois un artiste. L'instituteur qui l’aide ou le dirige n’est plus le maître mais le compagnon intéressé, passionné aux mêmes réussites.

Par ce seul fait, la culture artistique modifie les relations maître-élèves, ce qui facilitera les mêmes transformations à intervenir dans les autres disciplines.

Une classe qui peint, dessine, fait de la céramique, des travaux d'art, expose tout naturellement les meilleures de ses réussites. Il suffit d'entrer dans une classe où peintures et tentures font parler les murs, où les poteries, les dessins, les gravures marquent toutes choses d’un sceau nouveau, pour comprendre qu’un élément bénéfique est intervenu dans l'éducation et la pratique scolaire.

Les Inspecteurs y sont particulièrement sensibles, habitués qu’ils sont à la décoration habituelle stéréotypée des classes, à une sorte d’impersonnalité qui est à la mesure d'une éducation dévitalisée et morte.

Nous pourrions dire enfin que le dessin, la peinture, et l'art sous ses diverses formes sont le meilleur trait d’union entre l'Ecole et les parents.

Lorsqu'ils rentrent dans une classe ordinaire, les parents s'y trouvent comme en pays inconnu, ou trop connu parfois qui ne leur laisse souvent que de mauvais souvenirs.

Mais organisez à leur intention une séance de démonstration-exposition. Disposez aux murs toutes vos recherches — en veillant à ce que chaque élève y ait sa part. Sur des tables les poteries, les albums de la classe et ceux des correspondants, les dossiers de dessins individuels. Dans ce cadre, faites dessiner, peindre, graver, sculpter, travailler la terre, et vous serez témoins de la plus émouvante joie que les parents éprouvent devant l’efficience de leurs enfants.

On ne peut s'imaginer en effet la joie, et l'orgueil des parents, non seulement à admirer les éléments de l’exposition, mais surtout à voir leurs enfants produire de leurs mains toutes ces richesses.

Ils comprennent, ces parents, que l’Ecole n'est plus désormais fermée entre ses quatre murs, attardée à des devoirs qui n'ont plus de sens. L'Ecole est désormais la vie, elle produit des œuvres de vie.

Elle forme et prépare les enfants.

Cette fierté nouvelle, cette efficience et cette dignité marquent d'une façon décisive, toute notre pédagogie.

Troisième question : Ce que le dessin apporte son rôle dans la formation de l'enfant

Parce qu’il n'a pas ces qualités d'expression de l'individu dans son milieu, parce qu'il n'est qu'un fallacieux plaquage, le dessin traditionnel ne peut rien apporter d'essentiel ni pour la connaissance de l'enfant ni pour son enrichissement et son éducation. Ajuster des lignes, respecter les lois de la perspective, poser méthodiquement les ombres ou copier des Walt Disney peut donner une certaine habileté technique mais ne signifie rien pour la vie elle-même de ceux qui y sont astreints.

La question posée n’a donc sa raison d’être que s'il s'agit du dessin libre dont il nous est facile maintenant de faire entrevoir les vertus.

a) L'entant a besoin de s'exprimer le dessin libre lui en offre une éminente possibilité

L’enfant a besoin de parler, il a besoin de se parler. C'est une erreur de croire que parler suppose nécessairement un auditeur. Pendant la toute première enfance, l'enfant se parle à lui-même, ce qui est une façon à lui de se situer progressivement dans son milieu.

Nous avons remarqué aussi que, lorsqu'il écrit ses textes libres, l'enfant ne pense pas toujours à ceux qui le liront. Il écrit, partiellement au moins, pour lui, par besoin de s'exprimer et de se reconnaître.

Lorsqu’il dessine, il s’exprime. Cela ne veut pas dire qu’il extériorise toujours quelque chose d'effectif et de précis. C'est son être, son subconscient, sa vie qu'il extériorise. Il n'attend pas que vous réagissiez à la vue de son dessin comme si vous en compreniez le message secret, C'est pour lui qu'il dessine.

La preuve en est que lorsque vous demandez à l'enfant d’expliquer son dessin a posteriori, il faut qu’il invente, ou réinvente, et ce qu’il en dit n’est la plupart du temps que la légende accessoire de ce qu'il a couché mystérieusement sur le papier. Ce n'est pas toujours la véritable explication du dessin.

Quand nous parlons des vertus profondes de cette expression par le dessin, nous tenons compte de cette satisfaction d'un besoin, qui est bénéfique pour l'enfant et peut donc en corollaire, si nous parvenons à déchiffrer son message, nous renseigner utilement sur l'évolution mystérieuse de la personnalité.

b) Le dessin libre est une libération psychique

La psychanalyse a mis l’accent, depuis quelques lustres sur les notions de blocage du subconscient psychique et sur la nécessité de rétablir chez les individus les courants normaux dont le barrage peut dégénérer en troubles graves et en névrosés.

C’est à la lumière de ces notions nouvelles qu’il nous faut considérer une des vertus majeures du dessin libre.

Si l’enfant doit copier un dessin ou étudier des règles scolastiques, il fait un effort anormal qui refoule ses sentiments et ses pensées et bloque son comportement normal.

On se demande parfois s’il n’est pas bon cependant qu’on habitue l’enfant à faire effort pour former sa personnalité. Ce n’est pas en obligeant quelqu'un à faire ce qu'il ne veut pas faire qu'on éduque sa volonté. On conditionne seulement un aspect du comportement, en suscitant un dédoublement dont les conséquences sont imprévisibles. L'enfant, effectivement, peut faire ce qu’on lui ordonne de faire, mais il n'y consacre que le minimum de son activité, son être subconscient, ses valeurs psychiques continuant leur chemin bénéfique, même s’il doit être clandestin.

A l’école traditionnelle, le dessin imposé fait barrage à l’expression et à la vie. Parce qu’il débloque ce torrent de vie, le dessin libre constitue une libération profonde.

Tous les psychanalystes vous diront la portée essentielle, même équilibrante, d’une telle libération.

C’est parce que nous rendons ainsi possible et naturelle l’expression libre par le texte libre, le dessin, le chant libre, les poèmes et par toute l’activité en général, que nos enfants redressent la tête, regardent droit, virilement, ne craignent pas d’exprimer leurs points de vue, se conduisent en hommes (2).

c) L'étude de l’évolution des dessins libres d'enfants est le meilleur test pour la connaissance de la personnalité

Mais il s'agit bien de dessins libres.

Nous faisons toutes réserves en effet sur les observations, études et tests réalisés sur la base de dessins scolastiques, fruits de leçons et exercices qui déforment l’expression de l’enfant.

L'enfant à qui on évite l'enseignement de l’Ecole et qui peut progresser naturellement par tâtonnement expérimental, ne dessine pas du tout selon les normes classiques. Il y a là un certain nombre de données à revoir expérimentalement, par une collaboration permanente entre psychologues et éducateurs. Nous avons déjà préparé ce travail par nos Genèses ainsi que par notre Méthode naturelle de dessin qui comporte des indications précises sur l’évolution normale du dessin aux différents âges.

Il nous appartient à nous d’établir les normes nouvelles et les tests que nous jugeons conformes aux données désormais sûres de notre longue expérience.

d) Le dessin d'enfants, le psychisme et la psychanalyse

Pouvons-nous aller plus loin?

Si, comme nous l’avons montré, le dessin libre est expression profonde de la personnalité psychique, ne pourrions- nous pas l'utiliser au même titre que le langage spontané, le psychodrame et le rêve pour l'exploration méthodique des personnalités, et, en définitive, le dénouement des complexes et des névroses?

Nous sommes persuadés que cette recherche est possible et efficiente. Encore faut-il mettre au point la technique qui nous facilitera cette délicate approche.

Il faudrait pour cela que les psychanalystes se dépouillent d’abord de tous les reliquats d’un scolastisme qui nous marque tous presque irrémédiablement.

Il faudrait ensuite s'assurer — et ce sera difficile — que le sujet examiné n’a pas été lui-même marqué par la scolastique et que ses dessins sont bien, non des copies ou des réminiscences d'œuvres ou de leçons adultes mais l’expression originale et naturelle de personnalités. Dans le cas contraire, une longue rééducation préalable s'imposerait, en attendant que le dessin libre devienne la norme dans les classes.

Et même alors, il ne faudrait pas oublier la remarque faite au cours de cette étude : l'explication que donne l’enfant a posteriori n’est pas forcément une expression originale, directement liée au dessin. Elle est explication plus ou moins autonome, parfois sans grande portée psychologique.

Autant de raisons qui font que, tout en reconnaissant la haute signification psychique des dessins d’enfants, nous croyons utile d’aviser nos adhérents des difficultés inhérentes à un examen psychologique des dessins d'enfants et de les engager à être prudents dans les études qu’ils pourraient être amenés à entreprendre.

Nous tâcherons d’organiser ce travail coopératif des enseignements psychiques du dessin libre.

Nous en avons assez dit sur l’origine, le sens et les vertus du dessin libre qui doit remplacer progressivement et définitivement le dessin traditionnel.

Ce sont, on le voit des processus nouveaux que nous préconisons et qui nécessitent de profonds changements dans la pratique et le climat de nos classes.

Mais le branle est aujourd'hui donné. Laissez dessiner vos enfants, informez- vous sur nos méthodes. Abonnez-vous à nos publications et notamment à La Gerbe et à L'Art Enfantin, Lisez le livre d'Elise Freinet, L'enfant artiste.

Cette nouvelle conception du dessin vous vaudra à vous et à vos élèves des succès dont vous serez fiers et des satisfactions qui contribueront à vous faire aimer davantage encore le plus beau des métiers.

C.F.

 

 

(1) Voir BEM n° 24 : Quelle est la part du maître ? Quelle est la part de l’enfant ? par Elise Freinet
(2) Voir BEM n° 6 La santé mentale des enfants