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DITS DE MATHIEU - Donner soif à l'enfant

Janvier 1956

LES DITS DE MATHIEU

Bréviaire de l’Ecole Moderne

Donner soif à l'enfant

Avez-vous vu des mamans-poules essayer de faire manger leur enfant ? Elles attendent, cuiller en main, que le patient entrouvre la bouche encore pleine pour y enfourner la ration de potage... Encore une pour papa !... Et une pour le minet !...

A la fin, cela déborde. L'enfant recrache sa pâtée, à moins qu'il n'en fasse une indigestion.

Placez cet enfant en milieu vivant, si possible communautaire, avec la possibilité de s’y livrer aux activités qui sont dans sa nature. Il se présente alors aux repas, ou avant les repas, affamé. Le problème de l’alimentation change de sens et d'esprit. Vous n'avez plus à enfourner à la sauvette une bouillie d'avance refusée, mais à fournir seulement les matériaux suffisants et valables. Les processus de déglutition et de digestion ne sont plus votre fait.

Et savez-vous qu'on ne fait point boire le cheval qui n'a pas soif ? Vous avez beau le prier, le caresser, le pousser, le battre ; vous essaierez, par la force, d’enfoncer ses naseaux dans l'eau claire. D’un souffle vigoureux il la rejettera en un éclaboussement significatif et s'en ira d’un trot décidé vers les champs.

Mais quand il aura mangé tout son saoul, ou traîné lourdement la charrue, il retournera de lui-même à la conque familière, et alors, vous pourrez tirer sur la longe, crier ou frapper... le cheval boira jusqu’à plus soif, puis partira apaisé.

A moins que l’obligation que vous lui aviez faite, de boire à cette fontaine, les coups que vous lui avez donnés n’aient créé une sorte de dégoût physiologique de la fontaine et que le cheval se refuse désormais à boire l’eau que vous lui présentez et qu’il préfère chercher ailleurs, librement, la flaque qui le désaltérera.

Si votre enfant n’a pas soif de connaissances, s’il n’a aucun appétit pour le travail que vous lui présentez, ce sera de même peine perdue que de lui « entonner » dans les oreilles vos démonstrations les plus éloquentes. C’est comme si vous parliez à un sourd. Vous pouvez flatter, caresser, promettre ou frapper, le cheval n’a pas soif ! Et méfiez-vous : par votre insistance ou votre brutale autorité, vous risquez de susciter chez vos élèves une sorte de dégoût physiologique pour la nourriture intellectuelle, et vous boucherez à jamais peut-être les chemins royaux qui mènent aux profondeurs fécondes de l’être.

Donnez soif, par quelque biais que ce soit. Rétablissez les circuits. Suscitez un appel du dedans vers la nourriture souhaitée. Alors, les yeux s’animent, les bouches s’ouvrent, les muscles s’agitent. Il y a aspiration, et non atonie ou répulsion. Les acquisitions se font désormais sans intervention anormale de votre part, à un rythme qui est sans commune mesure avec les normes classiques de l’Ecole.

Toute méthode est regrettable qui prétend faire boire le cheval qui n’a pas soif. Toute méthode est bonne qui ouvre l’appétit de savoir et aiguise le besoin puissant de travail.