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L’EDUCATEUR MODERNE est obligatoirement, mais sans parti-pris, progressiste

Juillet 1952

Notre mouvement se trouve incontestablement à un moment délicat de son évolution.

Les attaques sectaires dont nous sommes l’objet présentent pour nous le grave danger de nous faire nous replier sur nous-mêmes, sur notre seul travail pédagogique, à l’écart de toutes les considérations extra-pédagogiques qui, apparemment, ne nous valent que des ennuis. Certains camarades auraient tendance à dire :

« Qu’avez-vous à vous occuper de la guerre bactériologique, de l’assassinat ou de l’emprisonnement de militants, en France ou à l’étranger, du respect de la démocratie ou de la défense de la paix ? Ne voyez-vous pas que vous n’y gagnez que des ennuis, que ces incursions dans un domaine qui n’est pas de notre ressort écartent de notre mouvement de nombreux camarades qui n’aiment pas se mêler de politique et nous rendent en permanence suspects auprès des autorités et des parents ».

Ils raisonnent en cela comme la paysanne qui, au village, reproche à son mari : « Ne t’occupe plus des affaires des autres. Cela ne nous amène que des fâcheries et des inimitiés. Nous ferons bien mieux nos affaires si nous veillons à nos champs. Laisse donc faire... les autres ! »

Mais elle s’aperçoit un jour, dépitée, que « les autres » ont fait « leurs affaires » en s’aidant, en se groupant, en s’appuyant sur d’autres organismes soucieux des intérêts paysans et que son calcul n’avait été ni habile ni juste.

Nous avions inséré dans notre dernier numéro une courte protestation contre les mesures d’arbitraire anti-démocratiques qui ont atteint récemment des militants politiques ou syndicaux et nous invitions nos adhérents à s’unir — comme ils l’entendent certes — pour le respect des conquêtes fondamentales de la démocratie. 

Un camarade nous écrit :

Je proteste contre la « Protestation » page 567 du numéro 19.

Duclos et Stil sont assez grands garçons pour se défendre eux-mêmes. D'ailleurs c'est le rôle de l’Humanité qui ne faillira pas à son devoir. Cette protestation n'est pas à sa place dans un journal qui se veut pédagogique et non politique, qui est lu par des camarades de toutes opinions. Cette protestation, qui ne peut avoir aucune portée pratique ne peut que desservir l'Ecole moderne en laissant croire qu'elle est l'école d'un parti politique.

D’autres — assez rares pourtant — nous avaient déjà écrit :

Les motions votées à La Rochelle, c’est du bla-bla-bla.

Nous pensons qu’il est bon de nous attarder quelque peu sur ces opinions et nous devons à nos camarades une mise au point qui, comme d’ordinaire, sera sincère, loyale, sans parti pris et totale, et qui vise à fixer l’orientation, non pas de notre Coopérative, qui est ouverte à tous ceux qui y adhèrent, « quelles que soient leurs opinions et leurs croyances », mais de notre mouvement de l’Ecole moderne qui a un but, un idéal, un passé, une ligne d’action. Ce mouvement, nous ne le laisserons pas aller à vau-l'eau, au hasard d’une démocratie formelle qui ne serait qu’un dangereux alignement sur la médiocrité. Nous avons ouvert un chantier pour lequel nous appelons les bons ouvriers, ceux qui veulent travailler avec nous pour une tâche précise enthousiasmante. Nous continuerons à aller de l’avant, dans l’esprit même qui nous a valu nos succès, qui nous a valu surtout la cohorte dont nous sommes riches et fiers d’éducateurs dévoués qui peuvent compter sur nous comme nous comptons sur eux.

On nous a fait en Suisse le même reproche, lors de notre récente visite : Nous faisons trop de politique, nous mêlons trop aux questions scolaires les considérations sociales, voire politiques, qui nous rendent suspects auprès des pouvoirs établis. Pourquoi ne pas nous contenter de faire de la pédagogie pure et simple ?

Il ne fait pas de doute que si nous voulions monnayer nos trouvailles et nos réalisations, nous intégrer pour ainsi dire au circuit administratif, vendre nos presses et nos fichiers comme simples matières marchandes, alors nous aurions avantage à pratiquer une farouche neutralité. Nous dirions comme l’épicier ou l’aubergiste : « Je sers ce qu’on me demande, sans regarder à qui je sers ni l’usage qu’on en fait... » Nous ferions, comme toutes les revues pédagogiques de maisons d’éditions qui sont toujours de l’avis de tout le monde, ou plutôt qui sont toujours de l’avis de qui leur permet de faire des affaires, le souci pédagogique n’étant en l’occurrence que subsidiaire. Nous nous alignerions, comme les commerçants, par le bas, sur les timorés et les timides qu’il ne faut pas mécontenter parce qu’ils restent la grande masse, sur ceux qui n’osent, pas exprimer une idée, dont on ne sait jamais s’ils approuvent ou reprochent, qui regarden avant d’agir, ce que fait le voisin et ce que dit l’inspecteur.

Il y a une tendance certaine chez nous d’opérer un semblable alignement, et pas seulement pour les questions sociales, mais même pour les questions purement pédagogiques. L’aventure, au Congrès, du Film « Le cheval qui n’a pas soif » en serait une illustration. .

Ce film, nous a-t-on dit, risque de mécontenter des camarades non encore « modernisés » parce qu’on y voit — et c’est pourtant si peu appuyé — un maître d’école traditionnelle, un maître non pas maltraiter comme on l’a dit parfois, mais bousculer l’enfant. Un camarade est même venu dire que la pédagogie avait évolué et que de telles scènes ne sont plus typiques de la pédagogie que nous critiquons. Nous devrions avoir la loyauté et le courage de dire au contraire qu’elles sont trop souvent encore typiques de notre pédagogie moderne où nous sommes loin d’avoir opéré à 100 % le redressement indispensable. Nous devrions avoir la loyauté de reconnaître que cette erreur de bousculer l’enfant qui n’a pas soif, nous la commettons encore si souvent, dans la mesure justement où persistent les conditions matérielles et techniques qui ne nous permettent pas encore de travailler selon les normes que nous préparons.

Nous pensons au contraire qu’il nous faudra aborder un jour prochain le grave problème des punitions où il y aurait tant à dire, hélas ! administrées dans des formes dont les éducateurs ne se vantent pas, comme nous avons abordé autrefois, scalpel en mains, le problème des manuels et des leçons magistrales. Nous n’aborderons point ces sujets pour accabler les maîtres qui en sont les premières victimes, pour montrer les vraies causes de ces erreurs pédagogiques, leur fondement psychologique mais surtout économique et social, et les solutions favorables que nous a valu un long tâtonnement expérimental.

Nous savons certes que cela ne plaira pas à tout le monde, que des gens s’éloigneront de nous parce que nous dérangeons leurs habitudes, parce que nous élargissons le problème pédagogique au-delà des normes étriquées sur lesquelles ils veulent se maintenir. Et encore une fois on nous affublera d’une étiquette qui sera pour les uns révolutionnaires et communistes, pour d’autres anarchistes, et réactionnaires pour d’autres encore tout simplement dérangeurs pour ne pas employer un vocable plus expressif.

Et pourtant, avons-nous d’autre raison d’être que celle qui nous pousse à tracer obstinément des voies que n’a pas encore uniformisées l'infini piétinement des hommes, à chercher des sources qui dérangent des intérêts, à supprimer des barrages et à libérer des eaux qui risquent de bousculer la quiétude des gens installés dans la plaine ? Voulons-nous rester « progressistes » avec les ennuis et les risques que cette fonction dynamique nous a valus et nous vaut encore, avec les critiques véhémentes, l’incompréhension, les calomnies, l’internement et la prison ?

Ou bien allons-nous nous embourgeoiser, nous installer confortablement dans l’entreprise que nous avons montée, dans la maison que nous avons construite, prendre le profil replet et la mine vermeille du parvenu qui brûle ce qu’il a adoré et qui se contente « d’exploiter » ses découvertes et ses réalisations ?

Nous savons ce que nous trouverions dans l’une ou l’autre voie. Dans celle-ci, dans l’embourgeoisement, nous aurions peut-être la tranquillité matérielle, la sécurité administrative et commerciale. Nous disons « peut-être » car la servilité ne nous donnerait pas forcément une assurance de réussite dans un monde où les grandes firmes capitalistes, financières et étrangères font la loi et où reste si précaire le sort de toutes les entreprises coopératives.

Mais nous n’y trouverions guère aussi que la timidité, la passivité, la crainte du mouvement, le conformisme. Ce n’est pas avec de telles dispositions qu’on assure et développe un mouvement hardi comme le nôtre.

Dans l’autre voie, celle que nous avons suivie jusqu’à ce jour, nous aurons à côté de nous, dans les bons et les mauvais jours, la masse si importante dans notre corporation des hommes généreux, chasseurs d’idéal et de progrès, pour lesquels la pédagogie est plus qu’un métier mais une éminente fonction sociale, un « sacerdoce » ; des hommes qui sont unis par une idée à laquelle ils savent sacrifier leur temps et leur argent, pour laquelle ils sont prêts à souffrir, pour laquelle les meilleurs d’entre eux sont morts martyrisés ; des hommes avec lesquels on peut aller loin et haut, mais qui sont exigeants aussi sur la ligne suivie, sur les moyens de l’atteindre et de la maintenir. Il suffira parfois d’un mot, d’un geste, pour susciter la critique et l’opposition ; les discussions seront âpres, passionnées. Nous aurons à redouter les dangers qui guettent les âmes généreuses, d’autant plus attachées à leur idéal qu’elles ont plus souffert pour lui. Nous nous heurterons bien souvent au dogmatisme, au sectarisme et à l’intolérance qu’il nous faudra vaincre et dépasser.

Une expérience victorieuse de trente ans doit nous guider et nous assurer pour les luttes à venir.

Nous avons l’habitude de voir les choses comme elles sont, en gens loyaux, qui ne se contentent pas d’un idéal verbal, si généreux soit-il qu’ils doivent traduire dans les faits de la réalité pédagogique quotidienne.

Comment sommes-nous nés ? Qui s’est agrégé à notre mouvement ? Qui l’a soutenu ? Qui l’a défendu ? Qui a fourni en permanence les fonds de cette longue expérience ? Qui a osé affronter les pouvoirs publics, encourir des déplacements et des condamnations ? Quels sont les éducateurs actifs qui sont encore autour de nous, ceux qu’on retrouve dans tous les congrès, ceux qui sont les véritables piliers de notre action, sur lesquels nous avons toujours axé notre mouvement ? Ce sont tous des « militants » — j’allais dire des « partisans » — des hommes et des femmes qui ont pris parti, qui ne sont pas neutres, qui savent ce qu’ils veulent et agissent en conséquence. Ils sont tous des hommes sociaux et politiques, c’est-à-dire des hommes qui prennent parti socialement et parfois politiquement, qui ont conscience de leur rôle d’hommes et de citoyens, de leur rôle d’éducateurs qui doivent former les hommes et les citoyens de demain.

Tous ces éducateurs qui forment l’avant-garde active de notre mouvement ne sont pas disposés à s’enliser dans une pédagogie qui, en dehors du social, en dehors de la vie, se contenterait de résoudre les seuls problèmes spécifiquement scolaires : emploi de l’imprimerie, fichiers ou cinéma. Ils osent affronter le complexe de la vie et c’est là le plus délicat de notre tâche. C’est dans la mesure où nous solutionnons les problèmes qu'elle pose que nous progressons vers la pédagogie constructive et hardie à laquelle nous nous dévouons.

C’est parce que nous sommes unanimes à marcher dans cette voie que nos congrès votent à l’unanimité des ordres du jour aussi nets et aussi combattifs.

Ces ordres du jour sont l’affirmation renouvelée de cette idée que nous ne sommes disposés à faire, chacun selon nos tendances, notre devoir de citoyens conscients de notre vrai rôle d’éducateur aux écoutes du monde et que nous ne séparons pas de notre devoir de travailleurs.

Et nous sommes bien d’accord sur ces points avec la masse des éducateurs progressistes. Mais, dans la pratique, ils craignent d’être embrigadés puis entraînés là où ils ne veulent pas aller. Sans doute ont-ils été échaudés ; alors ils crient avant de recevoir l’eau chaude.

Faut-il dire encore une fois que nous non plus nous ne voulons pas être embrigadés, que nous ne voulons pas être entraînés, directement ou par la bande, là où nous ne voulons pas aller ; que nous prétendons choisir notre chemin sans qu’on nous l’impose au nom d’une théorie ou d’une croyance dont nous n’aurons pas senti les données profondes que nous n’acceptons ni le dogmatisme, ni le sectarisme, ni l’autorité formelle dont nous connaissons les méfaits.

Que restera-t-il alors, dirons certains, sinon l’anarchie, cette anarchie que nous combattons dans nos classes ? Il restera la grande voie de l’action unie, pour le progrès, de tous les travailleurs, de tous les hommes de bonne volonté qui savent se discipliner pour l’efficacité des luttes à mener mais qui conformeront aussi leur action sociale et politique avec les grands principes pédagogiques, de liberté maximum dans le travail, d’initiative dans la communauté démocratique, d’action pour l’avènement d’une société d’où sera exclue l’exploitation de l’homme par l’homme.

Ce n’est parce que, hors de notre mouvement, certains dirigeants d’associations, sectaires et dogmatiques, formulent d’injustes critiques et commettent des erreurs qu’il ne suffit pas toujours, hélas ! de regretter, que nous allons changer notre orientation, modifier les normes de notre travail, les bases de notre fraternelle unité et nous rejeter vers un conformisme qui nous assurerait la tranquillité. Nous nous tairons encore moins devant des mesures réactionnaires dont nous savons où elles mènent, pour en avoir suffisamment souffert ; ce n’est pas par peur d’une tendance que nous laisserons attaquer et anéantir progressivement les conquêtes démocratiques sans lesquelles notre pédagogie moderne ne serait plus qu’un vain mot.

J’écris cela non seulement en me fondant sur les nombreuses lettres reçues de nos camarades mais avec l’assentiment total de notre vieil ami Alziary, président de la C.E.L. qui, en ces moments difficiles, a tenu à venir passer toute une journée au Pioulier, connue lorsqu’il y a vingt ans, il venait prendre à Bar-sur-Loup ces premiers contacts qui ne se sont jamais démentis.

Dans un accord total sur les bases indiquées ci-dessus, nous avons cru bon d’inviter nos adhérents à considérer avec sang-froid, objectivité, justice et camaraderie, les problèmes parfois délicats qui se posent — parfois avec des variantes — à chacun de nous.

Nous leur demandons de faire confiance à la large équipe qui garde la responsabilité de notre mouvement et qui conservera à l’Ecole moderne sa figure généreuse, compréhensive, dynamique et hardiment progressiste qui a marqué de son esprit et de ses réalisations la pédagogie française contemporaine et dont le livre d’Elise Freinet, « Naissance d’une Pédagogie Populaire », retrace l’héroïque montée vers une maturité de compréhension et d’action prolétarienne.

Et nous avons pensé avec Alziary que nous ne pouvons mieux limiter notre invitation qu’en approuvant l’appel rédigé par Vercors et Julien Benda contre le fascisme qui monte et dans lequel il n’y aurait plus place pour l’Ecole moderne que nous souhaitons.