Raccourci vers le contenu principal de la page

La guerre des Anciens et des Modernes n’aura pas lieu

Juillet 1951

La guerre des Anciens et des Modernes bat aujourd’hui son plein ; ce qui signifie que les Anciens — ceux que nous préférons appeler les traditionnalistes — commencent à sentir le poids pédagogique de nos techniques et la menace qu’elles font déjà peser sur les positions qu’ils occupent, et dont ils tirent profit.

La guerre est déclarée, une guerre froide que les plus acharnés assaillants n’osent pas entreprendre à visage découvert. La critique, — reconnaît M. Franck dans le Supplément Pédagogique du Pas-de-Calais, — n’apparaît, dans les journaux pédagogiques les plus répandus, que sous la forme humoristique... Avons-nous si peur des vérités déplaisantes que nous ne pouvons les accepter à la rigueur que bien enrobées du sel, ou mieux du sucre, de l’humour ? » Nous apprenons ainsi, par hasard, de temps en temps que, comme clandestinement, telles personnalités ont formulé certaines critiques graves contre les techniques modernes ou ressassé les mêmes accusations que nous réfutons depuis vingt-cinq ans et qui sont toujours formulées avec la même obstination parce que ceux qui les produisent, ne connaissent point nos techniques

Bref, le débat — ou le combat — n’est pas encore arrivé à sa phase sérieuse. Peut-être n’y parviendra-t-il jamais et assisterons-nous seulement à des soubresauts de détresse de cette école traditionnelle qui n’ose pas dire son nom ni défendre ses positions.

Sans doute, parce qu’elles ne sont plus défendables. Celles qui sont défendables, nous les faisons nôtres, nous les occupons ; nous les mettons à notre service ; nous les incorporons à nos techniques modernes.

Car, enfin, qu'y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Est-ce que nos Inspecteurs, est-ce que tous ceux qui, théoriquement du moins, font figure de pédagogues, ne devraient pas se féliciter de voir un groupe d’éducateurs faire ainsi, du dedans, l’autocritique de l’école actuelle pour tâcher de l’améliorer et de la moderniser ? Si cette autocritique est sévère, mais si elle est juste, ne devrait-on pas s’en féliciter si elle nous oriente vers un effort dynamique pour nous hausser au-dessus d’un conformisme qui est l’abâtardissement d’une institution qui, selon le mot de M. Franck, « ne vit que par son évolution : autrement elle se fane, se fige et se sclérose ». .

On s’étonne que nous critiquions l’école traditionnelle, dont nous avons souffert dans notre enfance, et à laquelle nous avons si longuement participé avant d’essayer de nous en libérer. « La plupart des progrès, dit M. Franck, ne sont pas improvisés. A l’origine, il y a presque toujours la critique de ce qui existe et c’est par cette dialectique, qui oppose un présent défectueux à un idéal meilleur et plus efficace, que se créent et se développent des théories dont l’efficacité est le juge en dernier ressort. »

Au cours de l’année qui vient, nous reprendrons cette critique profonde et méthodique de l’école traditionnelle. Nous ne la ferons point avec un parti-pris de dénigrement ; il ne s’agit point de jeter sur elle un noir complice pour faire mieux apparaître la lumière que nous prétendons découvrir. Cette école traditionnelle, elle est notre école ; elle est notre école laïque et nous ne dirons jamais un mot, nous ne ferons jamais un geste qui puissent lui faire du tort. Les éducateurs qui sont plongés encore dans cette école traditionnelle, ce sont nos collègues, nos amis dont nous connaissons le dévouement et le désir ardent de servir une même cause. Nous tâcherons, au contraire, de reconnaître ensemble les mauvaises herbes qui gênent notre travail, et, ensemble, sans aucun parti-pris partisan, nous chercherons les façons culturales susceptibles de faire pousser les moissons prometteuses ; nous mettrons au point aussi les outils modernes et les techniques de travail qui nous permettront de mieux: atteindre des buts qui nous sont communs.

Car enfin, nous sommes bien toujours d’accord sur tous ces buts :

* Nous pensons tous que l’Ecole est faite, non pour un gouvernement ou pour un parti, ni pour les adultes, mais pour les enfants qu’il s’agit de former.

* Ces enfants, nous voulons tous les préparer à la vie. Il faudra discuter peut-être sur cette préparation à la vie, reprendre les enquêtes qui montreront la fragilité, pour ne pas dire l’inutilité actuelle de certaines acquisitions que l’Ecole avait posé au centre de ses soucis, faire la part de la formation de l’individu, et la part aussi de l’acquisition de connaissances et de techniques.

Or, il faudra que nous tâchions d'établir avec précision, en ouvrant si possible une grande campagne susceptible d’émouvoir toute la presse pédagogique et aussi la grande presse, ce que doivent connaître, ce que doivent savoir faire, ce que doivent être les enfants qui sortent à 14 ans de notre Ecole. Ce point pédagogique est absolument essentiel. Nous sommes décidés, quant à nous, à œuvrer sans réserve pour atteindre les buts et satisfaire les besoins qu’aura révélés cette grande enquête.

Et cette enquête, il devrait être relativement facile d’en faire comprendre l’urgence et la nécessité. On n’a jamais tant parlé de modernisation et de rendement, du moins dans le domaine économique, agricole et industriel. Il faut que nous fassions comprendre, que nous fassions admettre la nécessité de moderniser notre école.

* Nous voulons tous une école efficiente, cela va de soi. Aucun travailleur n’accepte de tourner à vide ; chacun cherche le rendement. Nous seuls tournons bien souvent, hélas ! à vide.

Nous chercherons avec la même bonne volonté les outils, les méthodes et les techniques de travail qui permettront, pour notre école, le rendement maximum selon les exigences du programme résultant de notre grande enquête.

Nous prétendons, nous, apporter un certain nombre de solutions pour cette amélioration du rendement. Nous avons du moins découvert, expérimenté et fait entrer dans la pratique courante de nos classes un moteur nouveau, qui, comme l’énergie nucléaire, bouleverse les conceptions industrielles, bouleverse tout le comportement pédagogique. Ce moteur, c’est l’intérêt de l’enfant. Et non pas cet ersatz d'intérêt qu'essaient de faire jaillir artificiellement les éducateurs d’élèves au préalable dévitalisés, mais un intérêt profond, fonctionnel, qui va puiser sa sève dans la vie même de l’individu, au sein du milieu.

Ce moteur, nous ne l’avons pas encore suffisamment rodé ; nous ne nous sommes pas encore assez familiarisés avec les exigences de son fonctionnement ; quand il démarre, il fait souvent trop de bruit, il va trop vite ; il tend à dominer toute notre activité. Mais il est le grand moteur dont nous pouvons, dès aujourd’hui, montrer l’extraordinaire rendement.

Nous ferons le point de ce rendement. Et puisqu’on mesure bien souvent ce rendement aux succès aux examens, nous dirons notre supériorité, même en ce domaine. Si l’Ecole Freinet a eu, cette année encore, 4 élèves reçus — dont deux parmi les premiers du canton — sur 4 présentés, cela n’est pas un hasard ; cette norme est celle de la majorité de nos classes et nous le montrerons par la statistique en cours, à laquelle nous invitons à participer tous nos adhérents, qui prouvera irréfutablement que les classes travaillant selon nos techniques ont un plus fort pourcentage de reçus que les classes traditionnelles. Et nous dirons pourquoi.

* Une autre revendication qui nous est commune à tous : nous voulons travailler dans nos classes dans des conditions humaines, tant au point de vue hygiène et santé qu’au point de vue moral, social et pédagogique.

Et quand nous aurons fait la preuve — aujourd’hui possible et facile — que seules nos techniques peuvent délivrer l’éducateur de conditions de travail qui on font, en permanence, un homme en proie aux enfants ; lorsque nous aurons fait sentir la portée humaine de nos techniques ; lorsqu’on saura qu’une école est aujourd’hui possible où maîtres et élèves travaillent avec plaisir, dans une atmosphère nouvelle de collaboration qui rend inutile l’ancestral attirail de récompenses et de punitions ; lorsque nous aurons replacé notre activité pédagogique dans le grand circuit de la vie et du travail de notre société moderne, les instituteurs eux-mêmes abandonneront leur vieille araire pour s’essayer au tracteur moderne.

La guerre des Anciens et des Modernes n’aura pas lieu, parce que les bons ouvriers de notre école n’ont aucune raison de participer à un combat qui ne servirait que nos ennemis. Tous ensemble, nous ferons progresser notre école laïque que nous rendrons plus humaine et plus efficiente, pour qu’elle serve toujours mieux, malgré les ennemis du peuple, la démocratie et la paix.

C. FREINET.

P.S. — Nous avons demandé à nos Délégués Départementaux de faire, pour leur département, une statistique générale des succès aux examens des Ecoles travaillant selon nos techniques.

Faites donc connaître d’urgence à votre Délégué Départemental le nombre d’élèves présentés aux examens, le nombre de reçus, la proportion des échecs dans votre canton comparée à la proportion d’échecs dans votre école.

— Répondez sans faute au questionnaire qui était encarté dans le précédent numéro