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Liberté ! que de bêtises on dit en ton nom !

Novembre 1947

« Freinet veut la liberté totale des enfants, en dehors de toute discipline prévue par les adultes... Et cette liberté inconsidérée devient bien vite licence, manque de respect vis à vis des maîtres, négation de toute éducation !... »

Est-ce que celle opinion et cette critique ne ressemblent pas étrangement à tout ce que les réactionnaires et les profiteurs sociaux ont dit, et disent, du syndicalisme, et de tous les mouvements politiques et sociaux qui essayent d’instaurer un peu plus de justice, d'humanité et d'efficience dans le travail des hommes ?... « Ils veulent la liberté totale de l'ouvrier, la mort des patrons, la démolition des usines, le désordre et le sabotage... l'anarchie !... » Le grand mot est lâché !

Et le syndicalisme montre aujourd'hui, pratiquement, qu'il n'est pas anarchie mais organisation, qu’il n'est point sabotage mais respect essentiel de l’œuvre des hommes ; qu’il ne signifie pas liberté inconsidérée ni anarchie, mais qu’il prépare, — et réalise — des normes nouvelles de travail et de vie dans une société dont on aura reconsidéré les hases de justice et d'humanité.

Il est caractéristique d’ailleurs que, sans s’émouvoir de leur inconséquence, ceux-là mêmes qui accusent le syndicalisme d’anarchie s’élèveront quelques instants après contre la tyrannie syndicale qui enlève toute liberté à l’ouvrier !...

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Non, nous n’en sommes point pour la liberté totale de l’enfant, ni théoriquement ni pratiquement. Nous pensons que la notion de liberté est une de ces « grues métaphysiques » qu’on manœuvre toujours contre le peuple et contre la liberté. Il n’y a pas, ni à l’Ecole ni dans la société, de liberté tout court. On a la liberté de travailler, la liberté de se déplacer, de parler ou d’écrire ; mais alors, naturellement, cette liberté, qui est une notion essentiellement pratique, est subordonnée au milieu et à la liberté semblable des individus avec lesquels nous vivons. La réalisation d'un maximum de liberté de travail, de mouvement, d'expression suppose, de ce fait, un maximum d’organisation technique sans laquelle la notion de liberté ne sera jamais qu’un leurre.

C’est pourquoi, dans notre effort de modernisation pédagogique, nous portons sans cesse l'accent sur cette organisation technique qui rendra plus favorables à l’éducation les conditions de vie et de travail des enfants.

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Il y a, nous ne l’ignorons pas cependant, d’autres forces profondes qui s’opposent à cette modernisation de nos techniques de travail.

Nous sommes au nœud d’un grand drame social et psychique.

Il y a dans l’homme deux tendances qui se balancent : celle qui le pousse à se soustraire à l'autorité arbitraire et à la domination de la nature, des éléments, des animaux ou des autres hommes ; celle qui l'incite en retour, à la domination arbitraire et à l’autorité qui sont, incontestablement, des éléments individuels de puissance, mais qui appellent, à leur tour, le désordre et la lutte.

L’histoire humaine n’est, en définitive, que le film tragique de cette lutte.

Lorsqu’on ne peut plus, sans risques graves, prétendre à la domination arbitraire des autres hommes, alors on se rabat sur la domination des animaux et des enfants Tous les arguments d’autorité qu'on n’accepterait plus de son patron, on en use encore journellement avec les enfants. On peut affirmer sans exagération que le milieu social dans la plupart des écoles traditionnelles et dans la majorité des familles est en retard de plus d’un siècle sur le milieu social des adultes.

Je sais bien qu’on me répondra que ce n’est pas d’une crise d'autorité que meurent nos familles mais d’un excès de faiblesse et qu’il ne faudrait pas voir l'Ecole sombrer dans une semblable inconséquence. Ce qui n'est pas, hélas ! totalement inexact. Mais ces considérations ne changent rien à notre raisonnement : il y a deux siècles aussi, il était des hobereaux,, des seigneurs ou des patrons débonnaires, plus occupés de leurs plaisirs que de leur fonction sociale, et contre qui se dressaient sans cesse les sujets enhardis par la faiblesse des maîtres.

Cette atmosphère de lutte suppose justement l’affirmation plus ou moins tenace d'une autorité qui se débat contre le flot montant des individus qui veulent se libérer. C'est cette opposition et cette lutte que nous voulons supprimer.

Elle existe encore, plus ou moins atténuée, dans toutes les écoles qui n’ont pas cherché hardiment une reconsidération de ces rapports scolaires par l’appel à un levier nouveau d’activité et de travail : l'intérêt fonctionnel des enfants, leur besoin de connaître et d'agir, leur tendance irrésistible à élargir sans cesse leur horizon et à sonder même l’insondable.

Mais que de familles, hélas ! en sont restées à l’ère de la brutale autorité paternelle, parce qu’elles croient qu’il n'y a pas d’autre solution au problème de l'éducation et que les enfants ont besoin d’être commandés et matés. Exactement comme il y a plus d’un siècle patrons et dirigeants n’osaient pas même donner le droit de vote à des manants incapables de se diriger... Retard de plusieurs siècles, disons-nous.

Une institutrice, se félicitant de la publication de notre Page des Parents, noie justement cet anachronisme :

« J’ai dû, nous dit-elle, me rendre dans une famille pour un grave incident scolaire de la matinée. La conversation s’est poursuivie assez longtemps avec les parents, et voici quelques-uns des propos recueillis :

« II faudrait une bonne rame... Dans le temps notre maître nous la faisait siffler aux oreilles... Pendant la dictée il passait vers chacun de nous. Une fauté ? Une gifle !... Et pas mince !... .

Le père Poinçonnet (l’ancien maître), nous décollait les oreilles... »

Il en est bien de même d’ailleurs dans les pays étrangers, même là où, comme en Suisse, la démocratie et l'éducation sont l'avant garde. Nous extrayons d’un journal scolaire suisse le récit suivant, illustré d'ailleurs par le spectacle de la fessée qui fait voir à l’enfant trente-six chandelles :

« C’était au mois de janvier. J'allais en 3e année. Comme tâches, nous avions le livret 8 à revoir. Je le répétai deux fois, ensuite maman me dit :

— Revise les autres, bien que tu n'en aies qu’un.

Je m'y opposai. Maman me menaça.

— Attends, je le dirai à papa!...

— Dis-le lui, ça ne fait rien.

Elle me gifla pour celle impertinence. Mon père rentra, vit que j’avais pleuré et m’en demanda la cause :

— Maman voudrait que je dise tous mes livrets, et moi je ne veux pas.

— Eh bien, dis-les ; tu n'en veux pas attraper une méningite.

— Non !

— Dépêche-loi de les réciter !

— Non, ne m’ennuie pas !

Il me prit par le bras et me fessa. J'ai tout fait sur mes pantalons.

— Veux-tu les dire maintenant ?

— Non !

Il me fouetta à nouveau. Je n’ai pas cédé. Il m’enferma dans ma chambre :

— Tu n’auras pas à souper !

— Tant pis.

Je me déshabillai et, hop! je m’endormis jusqu'au lendemain matin.

Je vous promets que j’ai senti ma fessée, car, à mon réveil, j’en avais encore les marques. »

Tous nos camarades pourraient, certes, raconter plus grave encore. Dans leur impuissance à dominer leur victime, les parents en bataille fout appel à l’autorité du maître et tout le monde connaît la menace classique des mamans qui préparent l'entrée à l'Ecole de leurs enfants.

— Tu vas voir, le maître... Il te dressera... Si tu n'es pas sage, les coups de bâton, les fessées ; on t’enfermera dans le cachot... on te frappera sur les doigts...

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Là nous sentons l'anachronisme. Nous comprenons, nous instituteurs, qu'il nous faut trouver d’autres voies. Seulement, comme pour toute réalisation d’ailleurs, ce n'est que lorsque les éducateurs disposeront d’un moyen plus efficace de parvenir à l'ordre et à la discipline, qu’ils abandonneront tout recours à l’autoritarisme et à la violence. Nous sommes en train de faire la démonstration que nos techniques réalisent des normes de vie, des assises fonctionnelles, des motivations essentielles qui mettent dans les rapports scolaires l'ordre profond et définitif qui n'aura plus besoin d’autres recours.

C’est dans la mesure où les instituteurs comprennent le sens vivant, humain et dynamique de notre effort qu'ils accèdent à cette discipline, à cet ordre, à cette organisation qui sont vraiment à l’image de la société pacifique et socialiste des travailleurs.

La partie est loin d’être gagnée avec les parents. Une grande campagne d’information est indispensable et c'est, notre groupe, c’est notre Institut qui doivent en être les animateurs. Il faut que nous fassions comprendre aux parents de nos élèves, presque tous paysans ou ouvriers syndiqués, qu’ils ne peuvent pas souhaiter pour leurs enfants la discipline des coups de règle et des décollements d'oreilles qu’ils ne sauraient tolérer pour eux-mêmes. Ils se sont battus pour l'accession à la dignité humaine. Cette dignité, ils doivent la respecter en leurs enfants. Ils ne doivent pas seulement tolérer nos efforts ; ils doivent collaborer avec les éducateurs pour la mise au point de la discipline nouvelle dont nous mettons en valeur les éléments.

Les Pages des Parents, que nous publierons régulièrement dans notre revue et que les écoles peuvent ajouter à leur journal, visent à cette information et à cette éducation des parents. A la demande d’une camarade qui, au moment de commencer le travail selon nos techniques, sent la nécessité de réunir les parents pour leur expliquer ce qu'elle compte faire, j’ai rédigé des pages de Discours aux Parents, que nous ne publierons pas ici parce qu’elles font quelque peu double emploi avec nos divers articles, mais que nous pourrons communiquer aux camarades qui nous en feront la demande en y joignant une enveloppe timbrée et 10 fr. pour frais de frappe.

Les fêtes scolaires, les expositions, au cours desquelles les enfants, travaillent sous les yeux des parents, l’ordre, la joie, la discipline, l’entrain des élèves habitués à l'effort vivant, sont d’ailleurs, bien mieux que les discours, susceptibles de convaincre les hésitants.

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Nous avons encore, hélas ! beaucoup à faire, pour qu'on comprenne autour de nous, même chez les éducateurs, ce que sont l’ordre et la discipline de travail que nous réalisons, aussi éloignés de la licence et de l’anarchie que de l’arbitraire et brutale autorité. Il est même des sourds qui ne voudront jamais entendre... La vie les dépassera.

Dans le n° 1-15 octobre 1947, de la Tribune des Fonctionnaires. René Garmy demande des comptes à Roger Denux sur le livre : « Le Drame- d’enseigner », paru sous Pétain, et dans lequel se mêlaient étrangement attaques et risettes à « l'ordre nouveau ». Selon Garmy, Roger Denux partageait avec Carcopino sa défiance des méthodes actives. Il allait jusqu’à déplorer que « tous les Inspecteurs ne découragèrent pas, comme i1 l’eût fallu, les quelques centaines de maîtres gagnés aux méthodes et aux procédés de la pédagogie moderne ! » Les quelques centaines de maîtres étaient alors en prison ou dans les camps de concentration. Non découragés, certes. Et c'est pourquoi ces quelques centaines sont aujourd'hui des dizaines de milliers.

Mais passons sur le souhait généreux de Denux pour en venir aux passages de sa réponse à Garmy qui se rapportent plus directement à l’objet de ces réflexions.

Pour justifier sa position contre l’Ecole moderne, voici ce qu’écrit Denux :

« .J'ai critiqué la pédagogie attrayante, c’est vrai. Après Paul Lapie, après Jules Payot, avant tous ceux qui l’ont, fait dans l’Education Nationale. J’ai reproché à la pédagogie « moderne » d’être trop « libérale », c'est encore vrai. Que les maîtres qui accordent la liberté aux enfants dès le cours préparatoire, avant l’acquisition des techniques, me jettent la pierre : je ne serai pas lapidé. Le résultat pour moi ? Je passe pour un adversaire des méthodes actives, alors que depuis vingt-cinq ans je les emploie avec assez de bonheur. Seulement j'ai la franchise de dire où je m’arrête dans leur emploi, la limite que je m'interdis de dépasser. En clair, je me refuse à accorder aux enfants une entière liberté de décision et de manœuvre, et j’emploie les méthodes actives à l'intérieur d'un cadre et d’un programme que j'ai tracés moi-même. J'ai loyalement essayé de la méthode Freinet (que bien peu connaissent, que bien peu utilisent parmi ceux qui impriment). Je n'ai peut-être pas su m'y prendre : avec mes élèves de quatorze ans, la liberté est devenue licence. Les méthodes modernes sans aucune contrainte magistrale sont les méthodes de l’avenir sans doute. Je dis que, dans les conditions matérielles et morales où vivent notre enfance et notre jeunesse, il serait prématuré d’en généraliser l’emploi. »

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Nous sommes, nous aussi, contre l’éducation attrayante, puisque nous sommes même contre l’emploi du jeu comme procédé d’éducation, le travail bien organisé et socialement motivé étant un ressort suffisant pour la formation humaine. Nous sommes tout autant, sinon plus — et nous venons de le montrer — contre celte éducation libérale, sans contrainte magistrale, que Denux confond avec la méthode Freinet.

Nous laissons, certes, les éducateurs libres d'employer dans leur classe la méthode qui leur plaît, et de labourer avec des charrues à âne pendant que nous mettons au point nos tracteurs. Nous avons renoncé à toute propagande : nous travaillons, — les bons ouvriers jugeront.

Mais nous ne pouvons nous empêcher de dénoncer les procédés d’écrivains et de publicistes qui n’ont lu ni nos livres ni nos revues, qui n’ont assisté ni à nos stages ni à nos congrès et qui affirment doctoralement : « J’ai essayé la méthode Freinet ; elle a échoué. » Que Denux dise : « J'ai essayé sans grand succès une méthode Denux de libéralisme anarchiste », c'est tout ce qu'il peut offrir comme enseignement de son expérience.

Nous comprenons que ces mêmes critiqueurs, qui se sont unis autrefois au chœur de ceux qui n’ont rien négligé pour que disparaisse le noyau d’avant-garde de l’Ecole moderne, essaient aujourd’hui de minimiser notre incontestable succès en prouvant que ces dizaines de milliers d’éducateurs, qui sont bel et bien entrés dans la ronde, ne pratiquent point nos techniques.

Habileté classique qu'il nous sera facile de démasquer.

D’abord et nous l'avons affirmé bien des fois — il n’y a pas de méthode Freinet mais seulement des outils et des techniques' que nous lâchons de mettre au point coopérativement pour améliorer les conditions de travail scolaire et moderniser nos efforts en leur donnant résonnance, efficience et humanité. On ne nous apprend rien en affirmant que les écoles de notre groupe n’appliquent pas toutes la « méthode Freinet ». C'est le contraire que nous considérerions comme une dangereuse.stratification de notre mouvement.

Mais — et nous venons de le marquer dans une courte réponse à La Tribune :

— Le texte libre, qui avait suscité l’Affaire de St Paul, dont nous relaterons un jour prochain le déroulement pour l’information de nos jeunes adhérents, est devenu aujourd’hui une pratique officielle de l'Ecole française.

— Le journal scolaire el les échanges par l’imprimerie à l'Ecole, qui nous ont valu tant d’oppositions et de brimades, ont les honneurs des journaux pédagogiques, et même des Instructions ministérielles.

— Les Enquêtes, dont nous avons montré la nécessité, débordent maintenant notre Ecole pour étendre leurs bienfaits aux mouvements d'enfants el aux cours post-scolaires.

— Les fiches, dont nous sommes les initiateurs, n’attendent que la fin de la crise du carton pour remplacer dans nos classes les vieux manuels dépassés.

Qu'on trouve, au cours de notre siècle, un mouvement pédagogique qui ait aussi délibérément et aussi profondément influencé l’Ecole publique, par l’enthousiaste participation de milliers d’éducateurs qui sauront, par leur travail el leurs réalisations, et non par la polémique, montrer les voies salutaires de la modernisation de l’Ecole française !

C. FREINET.