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Textes libres et Centres d’intérêts

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Décembre 1947

Nos techniques sont à la portée de tous les éducateurs. L’expérience poursuivie dans des milliers d’écoles françaises et les témoignages innombrables de totale satisfaction suffiraient à le prouver.

Et si elles ne sont pas encore parfaitement à la mesure de tous les éducateurs, il nous appartient à nous de compléter cette adaptation. C’est la besogne que nous ne cessons de mener dans nos écoles, à même les enfants, et dont nos bulletins et nos revues sont l’écho.

Le plus gros obstacle à cette adaptation, celui contre lequel nous restons souvent partiellement ou totalement impuissants, est constitué par les difficultés matérielles : écoles, classes et mobiliers non favorables à notre travail, impossibilité, faute de fonds, d'acquérir les outils indispensables. Nos ennemis profitent justement de ces difficultés pour s'en prendre aux techniques elles-mêmes et pour exagérer à dessein l’importance et la portée de la révolution pédagogique que nous réalisons.

Il faut, au risque de nous répéter parfois, que nous ne craignions pas de rétablir la vérité pour que notre mouvement reste ce qu’il a toujours été, non pas un pur essai d’avant-garde, mais la réalisation progressiste, méthodique, scientifique, de l’Ecole Moderne.

La nécessité théorique en est aujourd’hui admise. Quiconque réfléchit conçoit 1a profonde vérité de cette affirmation des psychologues et des pédagogues : que toute étude, tout effort, toute recherche ne sauraient se réaliser à 100 % s’ils ne mobilisent la totalité des individus par l’appel à leurs intérêts fonctionnels.

Le succès de notre initiative du texte libre est tout à la fois cause et conséquence de cette conquête théorique.

Seulement, dans ce domaine comme en tant d’autres, nous sommes obligés de crier : gare à la scolastique ! Ce centre d’intérêts, que Decrolv avait établi scientifiquement, il est admis maintenant d’en demander au texte libre la révélation. Les enfants se sont exprimés librement ; ils ont choisi librement ; le texte qui a eu la majorité représente donc l’intérêt essentiel sur lequel nous pourrons appuyer avec succès notre activité ultérieure pour les diverses disciplines. L’exploitation pédagogique, qui devient peu à peu, elle aussi, une des normes nouvelles de notre pédagogie, se fera donc sur l'intérêt révélé par le texte libre.

C’est sans doute déjà mieux que d’imposer à l’enfant des travaux qui répondent plus ou moins à ses besoins, mais la crainte de certains camarades reste cependant fondée : Etes-vous sûrs que le texte libre de la journée apporte le véritable centre d’intérêts ?

Nous répondons tout de suite : Non, cela n’est pas certain du tout.

L’enfant part un jeudi matin à la campagne. Il doit v soigner des lapins, arroser des salades, peut-être cueillir des fruits. Un événement fortuit, un accident, un attroupement, l'arrêtent un instant, et l’accaparent, C’est pour lui d’un intérêt dominant et exclusif. Puis il revient à lui, pense aux tâches qu’il s’était proposé de faire et part aux champs.

Il en est de même dans nos classes : certains événements fortuits, d’un attrait plus ou moins subjectif, suscitent des textes vivants — et vécus — qui emportent l’unanimité de la classe. Seulement, ils n’expriment qu'un intérêt accidentel et quand nous essayons de passer à l’exploitation, nous sommes bien embarrassés, et nous regrettons d'abandonner pour ce coup de feu toute la fermentation essentielle de notre classe au travail. Et si même l’intérêt révélé est profond et vrai, et digne d’occuper la classe, il y a les tâches amorcées la veille, prévues au plan du travail, exigées par les correspondants, et qu’il serait erroné de laisser ainsi sans aboutissement. Ce serait là une culture du papillonnement et non de la profondeur.

Dans mon livre L’Ecole Moderne Française, je m’élève justement contre cette systématisation simpliste du centre d’intérêts et je remplace le mot centre d’intérêts par celui de Complexe d’intérêts.

C’est parce qu’il a senti que le texte libre ne révélait pas toujours le seul centre d’intérêts que notre camarade Bounichou, de St Front d’Alemps, Dordogne, a poursuivi dans sa classe (C.M. fin d’études) une expérience dont il nous donne aujourd’hui le compte rendu.

EMPLOIS DU TEMPS :

Matin : Centre d'intérêt basé sur les besoins de l’enfant (non sur le texte libre).

Soir -. Centre d'intérêt basé sur l'étude des programmes, histoire, géographie, sciences, calcul, français (une soirée par discipline).

Ainsi qu'on le voit, inspiration des emplois du temps présentés par Lévesque dans l’Educateur d'avant-guerre.

CHOIX DES CENTRES D’INTERETS :

Les élèves mettent librement au tableau mural les sujets qu’ils voudraient étudier ; le Bureau de la Coopé les classe en leur donnant un ordre de priorité; le maître doit alors s'occuper à rassembler toute la documentation nécessaire pour le lendemain. Au fur et à mesure de l'avancement du plan de travail on raye, mais le tableau mural se noircit toujours, s'étend, car un sujet en appelle un autre.

UNE MATINEE : Sujet : Les Volcans.

La classe a été préparée et le maître a réuni toute la documentation, fiches du Fichier, Bibliothèque de Travail, Bibliothèque personnelle, manuels divers, etc., etc.; il a dressé une liste des travaux à faire (lectures, éludes, dessin, travail manuel, etc.) dans les diverses disciplines littéraires, scientifiques, historiques, géographiques, etc., pour que le sujet soit étudié sous tous ses aspects.

En cinq ou dix minutes, le maître indique les travaux à faire, il effleure ainsi le sujet, et toute la classe a ainsi une vue d’ensemble. Les élèves choisissent parmi ces tâches celle qu’ils préfèrent, et chacun ou chaque petite, équipe de deux ou trois se met au travail, ayant tout sous la main.

Le maître n'a plus qu’à surveiller la marche, il donne un conseil par ci, développe une idée par là, éclaircit un point obscur, etc., pendant près d'une heure chacun se donne à fond ayant à présenter oralement ou par écrit à ses camarades un court rapport.

Vient alors le compte rendu du travail corrigé en commun ; chacun fait connaître son apport et tout le monde bénéficie une deuxième fois des explications et des compléments du maître jugés nécessaires ; c'est en quelque sorte une mise au point.

Il ne reste plus que la mise au net d'une fiche individuelle qui va se classer au dossier pour lequel une chemise spéciale a été confectionnée par un dessinateur.

SUJETS ETUDIES : Les volcans - Australie - Farces - Les villes - la neige - Les races humaines - Les aveugles - Les graines - le vent - L’Inde - Au pôle - Les explorateurs - Dans la montagne - etc...

Après ces sujets assez généraux, la curiosité s’aiguise, s’aiguille, fait tache. D’un même élan, nous allons tous ensemble, maîtres et élèves, à la découverte, à la découverte du monde par l'enrichissement el la culture de notre moi.

Remarquons d’abord que Bounichou procède en gros, selon la technique que nous avons préconisée pour nos complexes d'intérêts : répartition du travail, recherche des documents, travail d'équipes, compte rendu.

Seulement, nous voyons à sa pratique un grave danger. Les centres d'intérêts révélés par le texte libre sont des centres d’intérêts nés de la vie des enfants dans leur milieu. Ils en ont certes les inconvénients mais aussi les incontestables avantages de liaison avec la vie, de dynamisme et d’originalité. N’oublions pas les vertus premières de l’expression libre, l’atmosphère nouvelle dont elle imprègne la classe qui devient un élément fonctionnel d’une fertilité qui a aujourd’hui fait ses preuves.

Ce que préconise Bounichou, c'est en somme une autre technique de recherche du centre d’intérêts véritable. Seulement, l’enfant n’aura plus exprimé sa pensée intime en griffonnant rapidement, pour qu’elle ne lui échappe pas, son texte au coin de la table. Il n'aura pas interrompu, comme je l’ai vu faire, sa cueillette de cerises pour aller écrire son mot à ses correspondants à qui il éprouve le besoin de dire ses joies, ses peines et ses souhaits. Les centres d’intérêts que la classe de Bounichou classera, seront seulement scolaires ; les titres en seront directement intéressés par le travail scolaire.

Certes, dans la mesure où ce travail s’éloigne de la scolastique pour puiser son essence dans la vie, les centres d’intérêt seront eux-mêmes liés à cette vie, mais ce n’est pas obligatoire. Et, dans les cas les plus favorables, seront cependant exclus les textes qui sont le reflet, peut-être passager d’un accident, d'un état d’âme plus ou moins collectif, el ceux qui sont presque exclusivement expression intime de l'enfant, qui sont au travail scolaire ce qu’un bon roman est à l'activité sociale des adultes, qui ne sont pas directement utilisables, qui risquent même de rompre le train-train pédagogique, et dont l’importance psychique reste cependant de tout premier plan. Négliger cette part de l'expression enfantine serait amputer le travail scolaire de tous les éléments subjectifs qui, par-delà nos soucis d'organisation, restent et resteront toujours les ferments majeurs de la vraie vie de nos enfants.

Entre les deux extrêmes : l’exploitation pédagogique automatique du texte libre, et la classification, à froid, par les enfants, des sujets à étudier, nous avons choisi la solution exposée dans l’Ecole Moderne Française : Le texte libre nous apporte un premier centre d’intérêts. Mais il en est qui sont trop subjectifs, trop intimes, il y a les poésies et les contes, les farces et les jeux, qui ne sont, pas susceptibles d’accaparer l’intérêt de la journée. Le centre d’intérêts ne doit jamais être tiré par les cheveux. Si l'exploitation du centre d’intérêts mobilise vraiment toute notre activité pour la journée, tant mieux : nous nous laisserons emporter nous aussi par le flot d’enthousiasme. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : cette possibilité n’est qu'exceptionnelle. La plupart du temps, le texte libre, lorsqu’il a rempli son rôle d’expression et de liaison intime avec le milieu, laisse le champ plus ou moins libre à la poursuite des intérêts scolaires.

Alors, vous pourrez essayer la pratique de Bounichou. On sait que nous ne sommes exclusifs d'aucun essai et que nous irons toujours, expérience faite, vers les techniques qui nous apparaîtront les plus efficaces.

Je ne préconise pas d'inscrire les sujets au tableau parce qu'il faudrait disposer d’un tableau spécial, et il y a toujours pénurie de tableaux. Ou bien l’enfant, devrait inscrire ses propositions à heure fixe, ce qui laisserait échapper bien des sujets qui se présentent au fil de la vie et de l’action. Nous conseillons l’Agenda de questions sur lequel les enfants, lorsqu'ils en ont pris l'habitude, inscrivent, comme ils leur viennent à l'esprit, les sujets d’étude, de questions, de travail qui les intéresseraient.

Parmi ces sujets, vous pouvez fort bien choisir comme le recommande Bounichou, Ce sera peut-être même mieux à la portée des débutants dans nos techniques qui ne sont pas encore en mesure d’affronter le complexe scolaire.

Mais il faudra ensuite aller plus loin : Certains sujets ne nécessitent pas la mobilisation de toutes les équipes de la classe, et il vaut mieux que l'enfant sente qu'il fait un travail original, utile, différent de celui qu’a entrepris son voisin. Et puis, même si elle est préparée par le maître, cette étude en équipes d'un centre d'intérêts ne répond pas forcément à tous les besoins. Il est peut-être des équipes qui ont fait leur part de travail sur les Volcans mais en pensant à tel autre sujet, peut-être amorcé, et qui les passionnait bien plus totalement. Alors attention aux dangers du centre d’intérêts journalier exclusif de toute autre activité et qui risque de sombrer, surtout s’il n’est plus soutenu par le texte libre, dans une nouvelle scolastique.

Cette pratique, enfin, néglige une de nos innovations, dont l’emploi ne s’est pas encore suffisamment répandu, mais qui a donné, à ceux qui ont su dominer les hésitations naturelles du début, la plus totale satisfaction : la Conférence d'enfants.

Ce centre d’intérêts : Les Volcans, un enfant, ou une équipe, s'en seraient peut-être saisis. Bien sûr, il faut savoir mesurer, là, la part du maître et la part de l'enfant — et nous en reparlerons dans notre prochain N°. — Et il faut de la documentation, que le maître aidera les auteurs à rechercher et à utiliser — exactement comme le conseille Bounichou. Mais alors le même enfant, ou la même équipe, a la responsabilité totale de l’étude, comme le conférencier qui prépare longuement et profondément son exposé et qui n'aimerait pas participer à une sorte de conférence par pièces détachées.

Au jour dit, quand, après 8, 15 jours d’étude, l’enfant ou l’équipe a terminé son travail, la conférence aura lieu devant la classe intéressée, avec exposition de documents, projection fixe, cinéma, etc...

Vous sentez sans doute dans quelle mesure une telle pratique est en progrès sur le simple, centre d’intérêts de Bounichou.

Certes, cette pratique du complexe d’intérêts nécessite une grande souplesse dans l’organisation du travail, et nous savons bien que cette souplesse est la chose la plus délicate à acquérir lorsqu'on sort de la raideur des emplois du temps traditionnels.

En gros, pour ne pas compliquer les choses à l’excès, voici ce que nous recommandons :

1° Texte libre avec exploitation pédagogique maximum, jamais tirée par les cheveux.

2° Si cette exploitation ne mobilise que partiellement l’intérêt de la classe, examen des travaux à entreprendre ou à continuer, soit selon la pratique Bounichou, soit par l’agenda de questions :

a) Travail par groupes sur un sujet choisi ;

b) En plus, choix par les enfants et par les équipes de sujet de conférences qu'on travaille pendant une quinzaine de jours.

Dans cette organisation du travail, le texte libre constitue la partie mouvante et capricieuse, que l'instituteur devra parfois saisir au vol selon ses possibilités.

Le 2e sera, au contraire, le substratum plus scolaire, que l’éducateur préparera soigneusement, qui s’inscrira dans les cadres des plans de travail, et qui permettra par une activité moins hachée par l’actualité, de faire un travail méthodique, qui bénéficiera cependant, au maximum, des assises sûres que nous lui aurons ainsi donnée dans les besoins des enfants eux-mêmes.

Nous serons heureux que, après essais, nos camarades nous disent ce qu’ils pensent d’une telle technique de travail, les difficultés rencontrées, comment ils les ont surmontées. Des expériences et des communications comme celles de Bounichou font plus avancer notre travail commun que les plus éloquentes théories.