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Les fiches au service de l’école moderne

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Janvier 1948

L’introduction des fiches à l’Ecole est, avec le texte libre et le journal scolaire, une de nos plus sérieuses conquêtes, et qui portent toutes, désormais, l’estampille officielle.

Nous montrons selon quelles techniques ces outils peuvent être employés à l’Ecole pour donner le maximum de rendement. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne puissent être d’aucun avantage hors de cette orthodoxie. Nous insistons au contraire sur les services que peuvent en attendre aussi les éducateurs qui n’en sont encore qu’à l’aube de la modernisation, mais nous voudrions éviter que ces réalisations que nous voulons libératrices se cristallisent dangereusement en une nouvelle scolastique. Tous les échelons sont possibles dans l’emploi de ces techniques, pourvu qu’ils restent des échelons, qui préparent l’ascension permanente vers de nouveaux progrès et qu'ils ne se présentent pas comme des aboutissants susceptibles d’étayer toute une pédagogie.

Nous ne travaillons pas dans l’idéal. Toutes nos écoles sont plus ou moins subordonnées aux nécessités ambiantes : aux programmes aux horaires, aux examens, aux exigences des parents, aux locaux, au matériel. Chacun réagit comme il peut et ce n’est pas nous crut prêcherons dans nos écoles le tout ou rien des théoriciens. L’essentiel est que nous ne prenions pas le provisoire pour du définitif, l’approchant, pour la perfection et que nous restions, dynamiques et conscients, sur la voie, du progrès pédagogique.

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Nous allons donc exposer notre conception du Fichier Scolaire Coopératif. Nous verrons ensuite les solutions intermédiaires qui constituent des échelons dans la réalisation de notre outil idéal et définitif.

Tant qu’on suit, pour le travail scolaire et l’acquisition des connaissances, un ordre prévu d’avance, par les programmes ou par les éducateurs, et plus ou moins en concordance avec les centres d’intérêts scolastiques ; tant que le développement de chaque étude est ordonné de l’extérieur, les devoirs tracés, les leçons résumées, alors un manuel scolaire peut suffire. Et il y en a de parfaits en leur genre.

Nos premiers essais d’imprimerie à l’Ecole nous ont tout de suite montré, il y a vingt ans, que l’inéluctable nécessité de nous appuyer sur la vie et la pensée enfantines ne pouvait s'accommoder de l’assujettissement obligatoire à l’ordre et aux directives d'un manuel. Il nous fallait trouver l’outil nouveau qui rendrait un jour efficace notre mot d'ordre d’alors : Plus de manuels scolaires !

L’imprimerie nous permettait de révéler et de fixer les premiers éléments nés de la vie. Allions-nous ensuite reprendre à la page suivante la lecture d'un texte, le devoir de grammaire ou de calcul, la leçon d’histoire ou de géographie, arrêtant ainsi tout net, dans le dédale de la scolastique, le premier élan des enfants ? ou bien pourrions-nous choisir parmi les lectures, les leçons et les exercices, ceux qui répondent à nos besoins et permettent ce que nous avons appelé, d’une expression qui passe elle aussi peu à peu dans le langage officiel : l’exploitation pédagogique du centre d'intérêts révélé par nos techniques.

La fiche est le moyen technique qui permet le mieux cette exploitation. Nous avons créé notre Fichier Scolaire Coopératif. Mais un fichier nécessite une classification à la fois souple, simple et pratique. Nous avons réalisé cette classification, formulée dans notre Pour Tout Classer et que notre Dictionnaire Index vient de rendre automatique.

Reste à voir ce que nous menions dans notre fichier et comment nous l'emploierons pratiquement.

La conception même, de notre fichier va délimiter pour ainsi dire la forme et la nature de nos fiches. Nous rechercherons, nous collectionnerons, nous éditerons si nécessaire, toutes les fiches qui peuvent nous servir pour l'exploitation pédagogique de nos centres d’intérêts fonctionnels, et dans toutes les disciplines.

Nous ne faisons plus de « leçons » ancienne forme. Nous déconseillons donc l’établissement de fiches qui ne sont que la copie ou la reproduction de pages de manuels. Et pourtant, même dans ce domaine traditionaliste, le fichier apporterait incontestablement une amélioration technique. Un manuel réalisé par un classeur à feuilles mobiles, où les éléments s’ajouteraient au fur et à mesure des besoins, et que compléteraient les documents d’un Fichier Scolaire de la classe, augmenterait sans nul doute l’ordre et le rendement des efforts des élèves et des éducateurs. On pourrait même prévoir un classeur individuel qui serait une synthèse des manuels actuellement existants et qui constituerait peut-être, notamment dans les C.C., l'outil susceptible d'assurer l’évolution méthodique vers les techniques d’activité qui s’imposent peu à peu à notre éducation.

C’est pourquoi, au risque de voir considérer comme une dangereuse concession cette invitation au progrès technique, nous disons aux éducateurs qui redoutent la hardiesse de nos réalisations : le Fichier Scolaire Coopératif est à votre service. Supprimez progressivement le carcan du manuel scolaire ! Réalisez des leçons et des devoirs mieux à la mesure de vos besoins. Ce sera la première étape de la modernisation que nous vous recommandons.

Mais — et justement parce que nous considérons que ce n’est là qu’une étape — nous n'éditerons aucune de ces fiches pour porter nos efforts vers les réalisations majeures qui orienteront peu à peu toute notre pédagogie.

Une deuxième étape intermédiaire sera l'utilisation de notre F.S.C. par les éducateurs qui préparent d’avance le travail scolaire selon des centres d'intérêts, qu’ils soient decrolyens ou inspirés par les textes libres ou seulement puisés dans les manuels. C’’est là un progrès certain sur les techniques traditionnelles : un fichier abondant, bien classé, servi par un D. I. à jour, vous permettra d'augmenter avec un minimum de soucis, la richesse de votre travail.

La plupart des fiches que nous éditons répondent parfaitement aux besoins de préparation de ces éducateurs. Dans la pratique d’ailleurs, nos écoles restent presque toutes à technique mixte, l’exploitation pédagogique ne se développant que certains jours, pour certains sujets et pour des disciplines spéciales. Notre F.S.C. a l’avantage de servir et d’animer aussi bien l’une que l’autre de ces techniques. Il est comme un bon tracteur qui creuse profond et aère la terre, favorisant ainsi les techniques culturales subséquentes, qu'elles soient modernes ou traditionnelles.

Nous serons certainement assez facilement d’accord sur les considérations ci-dessus concernant les fiches de notre F.S.C.

La chose est délicate pour ce qui touche aux fiches d’exercices.

Nous avons fait incontestablement, dans ce domaine aussi, œuvre d’avant-garde par nos fichiers auto-correctifs d’opération, de problèmes et de grammaire. Qu’on se souvienne, en effet, que Washburne lui- même, dans sa méthode de Winetka, avait conservé le manuel, les réponses aux questions posées étant seulement reportées à des pages différentes du livre. C'est la C.E.L. qui, la première, a réalisé la technique des fiches carton Demandes el Réponses séparées. Le procédé est en train de prendre un développement considérable qui marquera, lui aussi, dans le mouvement pédagogique contemporain.

On connaît le principe du fichier auto-correctif : il supprime l'explication théorique au profit exclusif de l’exercice. C'est l’affaire de la bicyclette : pas de verbiage sur la notion d’équilibre mais l’entraînement qui conduit à la maîtrise parfaite de cet équilibre.

L'enfant monte lentement les marches qui le mènent aux étages supérieurs. S'il peine à franchir une de ces marches, il ne servira de rien de lui faire une leçon sur la hauteur de la marche ou, le jeu des muscles. Nous diviserons la marche trop haute en deux ou trois marches accessoires qui permettront à l’enfant de triompher normalement de la difficulté.

Dans les séries de problèmes de notre fichier, il s’agira de surmonter de même les difficultés techniques non par l’explication mais par l’exercice. Si une idée nouvelle est difficilement dominée, nous établirons une série de problèmes intermédiaires qui permettront l’accession aux échelons supérieurs.

Les fichiers auto-correctifs ont, de ce fait, une extraordinaire souplesse. Ils permettent l'adaptation aux possibilités de chacun par des séries supplémentaires d’exercices qui ménagent tous les échelons souhaitables.

Les difficultés commerciales actuelles ne nous ont malheureusement pas encore permis de réaliser ces outils que chaque classe pourrait ensuite adapter à ses possibilités. Nous prévoyons donc, pour les fiches d’opérations, pour les problèmes aux divers degrés, pour la géométrie, pour la grammaire et l’orthographe, des séries standards avec ensuite des séries annexes d’entraînement et de correction.

Les camarades peuvent d’ailleurs, dès maintenant, réaliser eux-mêmes ces fichiers selon les indications que nous avons données, el collaborer en même temps, au sein de nos commissions de l’Institut, pour la mise au point de nos fichiers auto-correctifs qui seront, eux aussi, des monuments essentiels de notre pédagogie moderne.

L'expérience a montré que les enfants aiment particulièrement le travail sur fiches auto-correctives, comme ils aiment s'entraîner à aller à bicyclette. Mais il faut que l’ordonnancement et la gradation du fichier assurent à l'exécutant un succès permanent qui entretient son élan et son enthousiasme.

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Mais il est un troisième genre de fiches sur lequel nous serons appelés à faire de sérieuses réserves. Il s'agit des fiches pour le travail individualisé telles que les comprend Robert Dottrens et dont nous risquons d’avoir sous peu des caricatures en France.

Nos fiches permettent le travail individualisé tel que nous le pratiquons. Mais c'est une autre individualisation qu’on prétend réaliser : l'individualisation des devoirs el des leçons. La leçon collective, parce qu’elle est collective, est toujours très imparfaitement adaptée aux individualités qui ne bénéficient ainsi que capricieusement des explications magistrales. Si l’on pouvait mettre la leçon sur fiches, chacun en « ingurgiterait » mieux à sa convenance les parties essentielles. Des fiches de développement pourraient être prévues pour ceux qui peuvent aller plus vite et plus loin. Des fiches de récupération permettraient aux retardés de rattraper leur retard. C'est incontestablement, grâce aux fiches, un assouplissement de l’enseignement traditionnel.

Au lieu de placer, comme autrefois, le plat unique au milieu de la table pour que chacun y puise selon ses possibilités, on fait servir par plais individuels pour que les convives aient le loisir de mastiquer à leur aise. Mais ils mastiquent toujours le même plat, préparé à la même sauce, même si elle est indigeste ou rebutante.

Nous voulons, nous, donner d’abord appétit à nos convives, puis leur offrir la plus grande richesse d’aliments afin que chacun puisse se restaurer selon ses besoins. C'est pourquoi nous ne saurions trop mettre en garde contre la pratique de ce faux enseignement individualisé, qui n’est qu'une aggravation des méthodes scolastiques. -

Le camarade Lenormand (Seine-Inf.) me demande : « Que pensez-vous du travail par fiches individuelles (tâches pour une semaine préparées par le maître, l’enfant étant libre d’organiser le travail à sa guise dans le cadre de la semaine). Il peut rendre à mon sens des services à tous les cours (plus de temps pour s’occuper du C.E. et du C.P.) et permet à chacun de travailler selon son rythme. »

Là c’est encore autre chose : que l’instituteur, au lieu d’expliquer à chacun son travail au moment de la leçon, répartisse l’activité de chacun lors de la préparation, il y a là certainement amélioration technique, en progrès sur les pratiques courantes. Le travail dans une classe unique peut être certainement amélioré et le limographe pourrait notamment servir de façon sensible cette organisation. Mais cela n’amènera aucune amélioration dans la portée éducative du travail scolaire ainsi conçu. C’est pourquoi nous recommandons cette même organisation souple et complexe, par le plan de travail, et avec les B.T. et les fiches qui permettent à l'enfant de réaliser les tâches qu’il se propose et qui cessent alors d’être spécifiquement scolaires pour accéder à la dignité et à la majesté de la vie.

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Des camarades ont redouté parfois que, par le développement que nous donnons à notre fichier scolaire coopératif et à nos fichiers autocorrectifs, par l’accumulation de notre documentation, nous créions une nouvelle scolastique, aussi étouffante que celle que nous combattons.

Ce risque serait effectif si nous laissions se constituer sans la dénoncer l’utilisation des fiches par la systématisation accentuée des leçons et des devoirs, et pour un plus complet asservissement de l’enfant à l’enseignement scolastique prévu et préparé par les adultes. Mais si on est persuadé des nécessités nouvelles de notre pédagogie telles que nous les avons aujourd’hui démontrées ; si l’on sait s'habituer progressivement à sentir le pouls des enfants et à stimuler leur vie, alors les fiches s’avéreront, comme un des outils essentiels de l’Ecole moderne au service de l’enfant, en liaison intime avec le complexe de la vie qui reste la plus sûre des éducatrices.

C. FREINET.

P. S. — On nous a posé aussi la question de savoir s’il n’y aurait pas avantage à encourager les enfants à se constituer un fichier personnel qui doublerait et compléterait dans une certaine mesure le fichier de 1a classe. Les enfants ont incontestablement le goût de la collection, dont l’engouement pour les collections de timbres est une des caractéristiques de notre époque. Quelle forme pourrait prendre ce fichier personnel ? Aurons-nous des collections de vignettes ou des documents collés sur fiches 13,5 x 21 et encastrées dans notre reliure mobile ? Les expériences à venir feront cette mise au point. Mais il faut attendre que soient revenues les conditions matérielles qui les permettent : papier à volonté, reliure invisible à prix abordable, perforateur. L’ingéniosité de nos adhérents fera le reste.

Nous avons tout de même fait du chemin depuis le jour où, à Besançon, en 1929, nous décidions la première édition du fichier. Nous sommes aujourd’hui assez nombreux et suffisamment décidés pour parfaire l’œuvre entreprise. — C. F.