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De la dynamique des groupes à la coopération scolaire et à l’autogestion

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Janvier 1965


FREINET C. (1965), « De la dynamique des groupes à la coopération scolaire et à l’autogestion », in L’éducateur n°11, 1er février 1965, p1-6

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DE LA DYNAMIQUE DES GROUPES A LA COOPERATION SCOLAIRE ET A L 'AUTOGESTION

 
 
Par C. FREINET
 
 

Le point de vue pédagogique

 
La pédagogie traditionnelle est au­jourd'hui unanimement condamnée, théoriquement. Et nous aurons juste­ment à voir, au Congrès, pourquoi la pratique pédagogique ne suit pas et en reste aux solutions retardataires condamnées, et ce que nous pouvons faire pour dépasser cette regrettable et dangereuse anomalie.
Le vent est actuellement dans certains milieux à la pédagogie de groupe. Peut­-être parce qu'elle nous vient de l'étran­ger, la plupart du temps des USA et que les psychiatres en font grand cas, non sans raison d'ailleurs.
Le vent est à la pédagogie de groupe, ce qui ne veut pas dire qu'il soit à la coopération. C'est pourquoi, au début de notre étude, nous tenons à faire le point sur un certain nombre de tendances qt~i se sont fait jour ces dernières années et qui sont plus spécialement axées sur les problèmes nouveaux des relations entre les indi­vidus et les masses de plus en plus obsédantes auxquelles ils ont du mal à s'intégrer.
Il est exact d'abord que la fonction groupe a été totalement ignorée jusqu'à ce jour par la pédagogie courante. On ne peut pas considérer en effet comme groupe la réunion dans une classe de 30 à 40 enfants, qu'on isole systématiquement, et parfois matériel­lement, les uns des autres, sous le commandement et l'autorité souveraine du maître.
Le groupe a été totalement ignoré, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas auparavant. Il existait, mais clan­destinement. Il était l'union organique de défense des opprimés contre l’op­presseur. Et cette union est vieille, hélas ! comme le monde. Le groupe, en classe, était, dans certains cas, non organisé, c'est-à-dire sans vérita­bles responsables, les membres du groupe réagissant comme instinctive­ment selon le milieu. Mais assez souvent le groupe, à l'insu du maître, se struc­turait, partiellement ou totalement, et cette structure avait tendance alors à se prolonger hors de l'Ecole, pour devenir le gang d'enfants ou d'ado­lescents.

Mais, même sans l'oppression scolaire, le groupe a toujours existé dans les aventures enfantines, notamment dans les jeux où une lointaine et mystérieuse tradition règle souvent les modalités d'organisation et de fonctionnement.
Qui d'entre nous n'a participé à de tels groupes ? Pour ce qui me concerne, je me souviens toujours avec émotion de l'équipe cohérente que nous orga­nisions l'été pour détourner, à grand renfort de terre et de fascines tout un bras de la rivière, où nous n'avions plus qu'à cueillir ensuite, à la main, les poissons désemparés.
Avions-nous un meneur? un chef?
Je n'en ai pas l'impression. Nous étions tous absorbés par l'entreprise emballante et chacun d'entre nous donnait son maximum. La seule sanc­tion était que les éléments défaillants ou indésirables étaient tout simplement écartés du groupe dans la prochaine aventure. Et il ne manque peut-être que cet emballement au groupe pour devenir constructif. C'est ce que nous étudierons.
Relisez Pergaud dans sa Guerre des Boutons et vous comprendrez que la dynamique des groupes dont on fait tant de cas, n'est point une nouveauté. Elle est une tendance naturelle et générale, dont la pédagogie s'est non seulement désintéressée, mais qu'elle a combattue par tous les moyens, pour les mêmes raisons d'ailleurs qui ont fait tous les pouvoirs autoritaires s'éle­ver, brutalement quand il le fallait, contre la tendance des masses à l'or­ganisation de résistance et d'action. « Tout organisme, écrit CarI Rogers, est animé d'une tendance inhérente à dé­velopper toutes ses potentialités et à les développer de manière à favoriser sa conservation et son enrichissement ».
Mais n'est-ce pas là une chose qui va de soi et dont la scolastique seule masque l'évidente réalité ?
 
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Ce qui est caractéristique aussi c'est que cette pédagogie de groupe n'est pas partie des milieux enseignants qui n'en avaient cure. C’est le milieu, le progrès technique, les changements intervenus dans les modes de vie qui ont posé brutalement le problème aux organisateurs et aux pouvoirs publics.
Au début du siècle, la vie de l'enfant et de l'adulte, malgré ses drames éternels, était un mélange permanent d'activités individuelles dans le cadre des rapports sociaux pas toujours apaisants. Mais l'homme n'était pas encore dominé par la masse -ce qui n'excluait pas, d'ailleurs, d'autres servitudes. Il ne connaissait pas encore ni les rues encombrées, ni les queues dans les magasins, ni les salles bondées ou les transports surchargés. La vie de groupe restait accidentelle et embryonnaire.
 

L'homme se trouve aujourd'hui aux prises avec des problèmes chaque jour plus amples, plus complexes et plus difficiles : la guerre, la planification économique, la restructuration de l'en­seignement, en sont peut-être les exemples les plus frappants. Devant cette situation, l'homme s'est efforcé de donner à son travail le maximum d'efficacité et de productivité. C'est ainsi qu'il a été amené à recourir au travail en équipe »[1]. Kurt Lewin a commencé à étudier ces problèmes vers 1930. Après lui, des équipes   de chercheurs ont constitué une documentation pour étudier la psychologie des groupes. Ils ont appelé la nouvelle science: la dynamique des groupes.


Que les nouveaux rapports des individus avec les groupes et leurs réactions dans ces croupes, méritent d'être étudiées, qui le contesterait ? On a même créé une technique : la sociométrie scolaire[2](2), avec des tests sociométriques qui four­nissent une importante information sur la structure sociale des groupes et les relations sociales qui existent entre les enfants. Ils décèlent les enfants isolés et ceux qui sont très populaires. Ils révèlent les clans. 1ls montrent quels enfants sont amis et lesquels ne le sont pas. Les tests sociométriques par eux-mêmes n'indiquent pas ce qu’il faut faire pour aider les enfants. Ils fournissent des renseignements plutôt que des directions.
 
Dans ce concert d'études, de statistiques et de techniques, l'intervention active de Carl Rogers a apporté une note originale et d'ailleurs assez percutante qui déroute souvent théoriciens et praticiens, et que nous ferions  souvent bien volontiers nôtre.
 

I. « Mon expérience, écrit Carl Rogers, m’a conduit à penser que je ne puis enseigner à quelqu'un d'autre à enseigner. C'est une tentative qui pour finir, est futile.

 

2. Il me semble que tout ce qui peut être enseigné à une autre personne est rela­tivement sans utilité et n'a que peu ou point d'influence sur son comportement.

 

3. Je m'aperçois de plus en plus claire­ment que je ne m'intéresse qu’aux connais­sances qui peuvent avoir une influence significative sur le comportement d'un individu.

 

4. J'en suis arrivé à croire que les seules connaissances qui puissent influencer le comportement d'un individu sont celles qu'il découvre lui -même et qu'il s'approprie.

 

5. Lorsque j'essaie d'enseigner,c()mme il m'arrive de le faire, je suis consterné par les résultats qui me paraissent un peu plus conséquents parce que, parfais, l'enseignement semble atteindre son but. Quand c'est le cas, je m'aperçois que le résultat est préjudiciable; en effet, l'individu perd confiance en sa propre expérience; de sorte que toute possibilité de connaissance authentique est écartée. J'en conclus que les résultats de l'ensei­gnement sont ou futiles ou nuisibles.

 

6. Une implication de tout ceci serait qu'il faudrait renoncer à exposer des conclusions, car il est évident que personne n’acquiert de connaissances valables au moyen de conclusions. »

 
C’est sur la base de ces données nouvelles que Carl Rogers envisage l’action de l’enseignant dans le groupe, une action qu’il préfère non-directive. Nous engagerons-nous à fond dans cette pédagogie de groupe ? Serait-elle une étape nouvelle à inclure dans notre processus de recherche ou est-elle implicitement contenue dans l’esprit et la lutte de notre pédagogie ?
 
 

L’aspect coopératif des techniques Freinet

« J’ai déjà remarqué chez les partisans des techniques Freinet, écrit notre cama-
 
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-rade Morain du Gers, une certaine déviation individualiste. Le maître mot de la coopérative semble être : ne pas se gêner mutuellement. Certes, on présente le résultat de son travail aux autres, on emploie des coutils créés par d’autres, on met sa création à la disposition des autres. Mais l’accent n’est pas mis sur le travail d’équipe. Quand je dis équipe, je pense à réunion de compétences avant partage et organisation du travail pour un meilleur rendement. Le but profond restera toujours le développement de sa propre personnalité. »
Nous touchons là au principe même et à la technique de coopération, scolaire ou adulte.
 
« Coopérer », c’est opérer ensemble, travailler ensemble. Il est effectivement des entreprises où les coopérateurs doivent travailler ensemble. Les imprimés des premiers temps de la coopération scolaire comportaient comme enseigne un groupe d’enfants poussant ensemble un bloc avec, comme légende : « Ce qu’un seul ne pourrait pas faire, les enfants unis le feront. »
Mais la coopération n’a pas toujours cette force primaire et simple : quand il s’agit de creuser un canal d’arrosage, on peut opérer de deux façons : ou bien l’équipe travaille toute ensemble, ou bien chaque coopérateur s’engage à creuser une fraction du canal, sur le passage de sa propriété. L’activité et la responsabilité individuelle sont, en tant que telles, éléments actifs de la coopérative.
 
Les deux sont valables selon les individus et le travail à faire, et ce sera là la grande réserve que nous faisons à la dynamique des groupes, comme aux coopératives genre administratives : on prend le groupe en bloc, et on oublie qu’il se compose d’individus dont la conjonction harmonieuse fait la valeur du groupe.
 
Autrement dit, s’il y a une dynamique des groupes, il y a aussi une dynamique des individus, non pas artificiellement isolés au sein des groupes,  mais participant à ces groupes, dans les milieux vivants auxquels ils sont intégrés. L’accent sera mis sur l’une ou l’autre de ces dynamiques selon le travail à exécuter, certains travaux ne pouvant s’exécuter qu’en groupes, d’autres étant forcément individuels.  J’ajouterai même que la dynamique des groupes n’est que la somme des dynamismes individuels, à moins, ce qui est très souvent le cas, que le groupe ne soit mécanisé, apte seulement à intervenir selon des formules préparées d’avance et auxquelles les individus n’ont plus qu’à se soumettre.
Hors ces cas-là, la dynamique des groupes, tout comme la vie d’une coopérative, est à la base de dynamisme individuel.
Le groupe ne crée pas ; c’est l’individu qui crée au sein du groupe : une motion dans un congrès ou une commission n’est jamais œuvre collective : il y a un individu qui réalise la motion, que les collèges corrigeront et critiqueront. Un Congrès ne peut discuter utilement que sur des données pensées à l’origine par les individus qui les ont, selon notre expression, versées dans le creuset coopératif.
 
Nous avons, avec nos BT, une entreprise qui prouve ostensiblement la réalité de ce point de vue. Nous avons à ce jour 600 brochures. Aucune d’entre elle n’a été réalisée en équipe, c'est-à-dire qu’à la base ce ne sont pas deux ou trois camarades qui ont préparé la BT (et tous les essais en ce sens ont été un échec) : il y a un camarade qui produit un projet, lequel
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est soumis alors au contrôle et au travail d'une équipe ou d'un groupe. IJ y a donc bien travail de groupes, mais sur la base du travail individuel.
Je crois bien que ce processus est général. C’est en tous cas une question qui vaut d'être discutée. Il résulterait de ces considérations :
1°. Que dynamique des groupes n'est qu'une expression dangereuse si elle porte à croire qu'il peut y avoir ainsi une dynamique spécifique d'un groupe en tant que tel, valable pour tous les groupes, indépendamment des buts et des éléments qui le composent.
4°. Qu'un groupe n'est qu'une réunion arbitraire d'individus,. si ces individus ne sont pas groupés pour une action ou un but précis et dynamique.
Et cette observation sera essentielle­ment valable pour les coopératives scolaires qui seront, selon que l' accent est mis sur le groupe ou sur le.but qui réunit le groupe, des coopératives ad­ministratives sans idéal et donc sans action formative, ou au contraire l'or­ganisation collective d'un travail dont on sent le besoin, lapossibilité.
3°.Nous rejoignons alors notre Educa­tion du Travail hors de laquelle il ne saurait y avoir ni dynamique des groupes, ni coopérative scolaire vivante.
 
 

Autre conséquence

La dynamique des groupes tend à organiser, à l'aide des mécanismes imposés -plus ou moins autoritaire­ment -par les éducateurs, et risque de ce fait d'être assez vite non-édu­catifs,
 Cette dynamique des groupes appliquée à la coopération scolaire nous vaudra quelques-unes de ces institutions dont se félicitent certains éducateurs et qui ne sont bien souvent qu’un cadre formel sans contenu.  
se félicitent certains éducateurs et qui ne sont bien souvent qu'un cadre formel sans contenu.
Cette distinction était nécessaire pour apprécier les conseils de classe dont on fait état volontiers dans certains milieux, qui apparaîtront comme commodes et pratiques pour l'organisation et la discipline, et qui risquent de n’être qu’une mécanique tournant à vide sans influence sur le comportement coopé­ratif.
Le conseil de classe est souhaitable s'il est vraiment l'émanation de la coopé­rative ou du groupe qui garde tout pouvoir sur son action. Il devient dangereux s'il se transforme en insti­tution bureaucratique souveraine qui agira selon son bon vouloir pendant la durée de son mandat.
Il faut certes habituer nos élèves à déléguer leurs pouvoirs à des cama­rades qui les représentent, mais il faut les entraîner aussi à surveiller et à critiquer leurs élus de façon que t'institution ne prenne pas sur l'action, le travail et la vie.
Nous préférerons, au lieu de parler de conseils de classes sans référence es­sentielle à l'organisation coopérative, revenir tout simplement au fonctionne­ment démoçratique et culturel de la véritable coopérative scolaire.
En 1939 déjà, à l'occasion d'un grand Congrès de la Ligue pour l'Education Nouvelle, nous écrivions, à propos
de « l'Ecole au service de l'idéal dé­mocratique » :  ..
 

«L'application des principes démocrati­ques suppose une reconsidération du pro­blème éducatif, qui ne sera plus centré seulement sur l'individu,  mais sur l'in­dividu au sein de la communauté ; un véritable acte de foi dans les possibilités de la nature humaine.

 
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L'idéologie totalitaire joue sur un com­plexe d'infériorité de la grande masse qui cherche un maître et un chef. Nous disons, nous: l'enfant -et l'homme ­sont capables d'organiser eux-mêmes leur vie et leur travail pour l'avantage ma­ximum de tous.

Il nous faut :
'-"" Une éducation actuelle et pratique, qui abandonne résolument les sphères brumeuse de la scolastique pour s’en aller vers la vie complexe et diverse ;
 

--un travail pratique et effectifd’orga­nisation nouvelle adaptée aux nécessités de l' heure.

 
Application de principes démocratiques, cela signifie organisation précise et pra­tique pour la défense de notre idéal »,'. .
 
Ce qui était juste, à la veille de la grande aventure hitlérienne, reste juste plus encore aujourd'hui, alors que la guerre, les fusillades, et les camps d'extermination ont montré les dangers mortels d'une éducation et d’une société qui
ne savent pas préparer en l'enfant les hommes et les citoyens qui seront demain leur justification et leur sau­vegarde.
Nous serions moins sévères sur le mot d'autogestion qui, en Algérie sur­tout, tend à remplacer le vieux vocable de coopérative.
L'autogestion n'est pan une institution faussement idéale comme le sont cer­taines coopératives. L'autogestion sup­pose au préalable, une entreprise à gérer, et qu’on gérera en commun.
Ma foi je verrais très bien notre entreprise éducative se faire de plus en plus en autogestion, cette gestion ne se limitant pas à quelques formules disciplinaires,  mais à l'organisation en commun de toute la fonction ensei­gnante et éducative.
 Nous ne donnons ici qu’un schéma d’orientation des recherches, des ex­périences et des travaux qui seront présentés pour discussion à notre congrès de Brest.
 
C. F.
 
 




[1] J.M.Aubry :Dynamique des groupes Ed. Universitaires        
[2] M. Northway : Sociometrie scolaire Ed. Universitaires