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Gare à l’extrémisme verbal

Juillet 1948

 A l’heure où nos techniques connaissent une faveur croissante, même dans les milieux officiels, nous croyons devoir dénoncer encore une fois le verbalisme extrémiste d’éducateurs qui, persuadés que nous n’allons pas assez vite ni assez loin, voudraient bien, en paroles, prendre la tête du peloton pour conduire notre mouvement à une faillite qu’ils seraient les premiers ensuite à stigmatiser. A les entendre, ils nous accuseraient d’opportunisme et de timidité, prônant, eux, le texte libre sans imprimerie ni journal, le travail par équipes sans fiches ni directives, l’exploitation des centres d’intérêt sans plan de travail.

 
S’ils échouent - ce qui est inévitable - leur défaite risque d’être notre condamnation.
 
Disons donc, encore une fois sur quelles bases inébranlables et selon quel processus méthodique, nous avons fondé nos réalisations.
 
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Pourtant, fera-t-on remarquer, s’il est, ou s’il fut un extrémiste, c’est bien Freinet.
 
Oui, il en est qui ont eu besoin pour leurs manœuvres pédagogiques et leurs combines commerciales de montrer Freinet comme extrémiste, alors qu’il n’était qu’un ouvrier comme tant d’autres, appliqué, dans son métier, à rechercher obstinément les améliorations et la modernisation dont on reconnaît aujourd’hui la nécessité.
 
Mais ce que les enseignants ne doivent pas oublier c’est que, pendant ce même temps, Freinet se conformait strictement aux règlements en vigueur, sinon toujours à la forme volontiers répressive et limitative, du moins à l’esprit hardi et généreux des circulaires ministérielles audacieuses. Ses inspecteurs étaient certes quelque peu déroutés, mais ils ne pouvaient s’opposer à des pratiques scolaires implicitement recommandées par les Instructions officielles. Les parents étaient satisfaits du travail de leurs enfants et une proportion fort honorable d’élèves reçus au certificat d’études a partout contribué à asseoir son autorité.
 
Lorsque, après l’affaire de St Paul, Freinet était indésirable dans toutes les communes des Alpes-Maritimes, Bar-sur-Loup, où il avait exercé dix ans, l’a officiellement réclamé. Peut-on donner meilleure preuve de l’estime de la population et des autorités ?
 
C’est que pour l’instituteur brimé, l’audace n’était pas dans les paroles, mais dans les faits et dans l’action. J’essayais de labourer avec de nouveaux outils, concurremment avec les vieux dont je prouvais ainsi, dans la pratique, l’insuffisance.
 
Et c’est parce que, dépassant sans cesse le dangereux verbiage d’éducation nouvelle, nous avons créé des outils et des techniques de travail nouveau, que rien, pas même la guerre, n’a arrêté la constante évolution et la progression de notre mouvement.
 
Nous n’allons pas aujourd’hui nous laisser entraîner par des profiteurs du mouvement que nous avons créé, par des « plus-royalistes-que-le-roi » qui vont, eux, avec de la salive, beaucoup plus vite et beaucoup plus loin que nous, mais dont nous ne servirons ni les illusions ni les ambitions.
 
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On me dit volontiers : « Vous vous vantez d’avoir 15 à 20.000 adhérents dans votre mouvement. Mais combien y en a-t-il dans le nombre qui appliquent intégralement vos méthodes ? » Et Delaunay pourra m’écrire : « Un de vos adhérents n’en connaît aucun dans son département. »
 
Rien d’étonnant pour nous dans cette constatation puisque l’Ecole Freinet ne travaille elle-même qu’en partie selon nos techniques. La façon dont nous labourons ne dépend pas de notre orthodoxie mais des outils dont nous disposons. Quels que soient nos sentiments sur les anciennes techniques et notre persuasion de la supériorité des nouvelles, nous ne pourrons labourer d’une façon moderne que lorsque nous aurons les outils la puissance et la technique qui permettront ce travail nouveau. En attendant nous faisons comme nous pouvons, corrigeant les vieilles techniques par des essais plus efficients et poursuivant sans cesse la mise au point des outils qui permettra seule notre définitive victoire.
 
Nous avons bien, dans notre Ecole, imprimerie, limographe, gravure pour le journal et la correspondance, Nous usons d’un fichier abondant, mais manifestement encore très incomplet. Nous avons reçu de nos correspondants de nombreux échantillons qui enrichissent notre enseignement des sciences, mais notre matériel d’expérimentation est encore à peu près inexistant - ce qui nous rejette bien souvent vers le verbalisme pour cet enseignement pourtant si radicalement axé sur l’expérimentation. Le matériel nous manque presque encore totalement pour l’enseignement de l’histoire. Je sais qu’il est des écoles qui sont mieux équipées que nous en matériel scientifique, d’autres où l’étude d’archives riches a créé de bonnes bases pour les recherches d’histoire. Mais aucun d’entre nous ne peut se vanter de montrer la perfection.
 
Nous insistons bien sur ce point : Ce n’est pas votre fidélité à notre idéal qui vous permettra de pratiquer notre technique à 80 ou 100 %, mais l’introduction dans votre Ecole des outils de travail indispensables. L’avancement de notre pédagogie, la modernisation de nos écoles, seront fonction de la modernisation des outils et des techniques dont nous avons montre l’efficacité.
 
Ne venez pas vous plaindre parce que le texte libre, après l’emballement du début, ne passionne pas toujours votre classe. Pratiquez-vous la correspondance interscolaire ? Ou bien que la correspondance interscolaire s’essouffle et que vos enfants se fatiguent à écrire leurs lettres... Avez-vous un beau journal scolaire bien imprimé et richement illustré ?
 
Vous avez essayé de la conférence. Mais ça ne rend pas !... Avez-vous une Bibliothèque de travail bien classée et un riche fichier documentaire ?
 
Vous réclamez avec insistance que je vous donne la recette pour la pratique des Plans de travail. Mais lorsqu’on fait un plan de travail, cela suppose qu’on a prévu le travail possible, et c’est à cela que nous nous appliquons d’urgence.
 
Le matériel scientifique est cher !... C’est pourquoi, je le sais, nous le remplaçons par de la salive. Mais ce n’est pas en expliquant aux sillons comment s’aère la terre et pousse le blé que le paysan prépare sa moisson prochaine... Il faut, bon gré, mal gré, labourer et semer.
 
Nous sommes les premiers à oser dire que l’Ecole ne peut pas labourer sans outils et qu’il faut, de toute nécessité, lui donner ces outils. Nos techniques ne seront intégralement appliquées et applicables que le jour où ce rêve sera réalité.
 
Ne cherchez donc pas un imaginaire pratiquant intégral des techniques Freinet. Aidez-nous dans la mise au point collective, en cours, de nos outils de travail. Quand le texte libre, soutenu par la correspondance, soutenue elle-même par le journal et l’imprimerie, sera de pratique courante dans nos classes, quand nous aurons une B.T. et des fiches nombreuses et adaptées, quand nous serons équipés en matériel d’expérimentation et de travail, alors, même si aucun bréviaire Freinet n’a cours dans lesécoles, il y aura quelque chose de radicalement changé dans la pédagogie française.
 
Est-ce là un langage d’aventureux extrémiste ou, au contraire, les sages conseils du travailleur consciencieux à même les réalités complexes de la vie ?
 
Et où est la plus sûre voie pour une rénovation non pas spectaculaire, mais profonde, permanente, progressiste et définitive de nos conditions de travail ?
 
Les éducateurs ont compris.
 
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Mais lorsqu’on avance dans la montagne, par des régions où aucun être vivant n’a laissé de trace, on a besoin d’être très strict sur la direction, et d’éviter les passages apparemment faciles qui éloignent du but et ne mènent qu’à des impasses.
 
Nous sommes obligés de même de surveiller jalousement l’orientation et la direction de tous ces sentiers dont nous voulons faire, un jour prochain, les voies royales de l’éducation. Je m’y emploie de mon mieux, avec mon habituelle bonne volonté, avec la plus large compréhension dont je suis capable. Mais quand je sens que nous allons vers l’impasse ou au bord du précipice, ou que nous reprenons la pente trop facile, je le dis, et je le crie, même si ceux qui avaient pris la tête de l’équipe ne sont pas contents. Cela m’a valu dans certains milieux, une réputation d’empêcheur-de-danser-en -rond qui n’est sans doute pas totalement imméritée. On me prête un mauvais caractère et on m’accuse de critiquer systématiquement tous ceux qui ne chantent pas les louanges de nos techniques. Ma récente critique à la longue étude de Delaunay dans « l’Ecole Publique », m’a valu encore, transmise par Delaunay, une levée de boucliers. Et un de nos meilleurs collaborateurs attribue mes attaques à un complexe d’homme traqué, qui a trop souffert et qui se défend.
 
Ah ! certes, dans les conjonctures actuelles, il n’est pas toujours bien porté de dire ce qu’on pense, de critiquer ce qui nous paraît critiquable. Il serait bien plus reposant de faire partie du grand syndicat des gens en place et de considérer, avant de tremper la plume dans l’encrier, l’importance et l’utilité éventuelle des gens dont on va citer les noms. Nous disons ce que nous avons à dire. Nous critiquons ce que nous croyons devoir critiquer. Pour ce qui concerne notre humeur et nos complexes, il faut croire qu’ils ne sont pas graves, puisqu’ils n’ont pas empêché l’agglomération autour de nos réalisations de plusieurs milliers de maîtres dévoués qui travaillent dans une atmosphère de libre discussion et de camaraderie dont on trouve peu d’exemples en pédagogie.
 
Nous continuerons donc, en collaboration avec tous ceux qui veulent nous aider, contre ceux, s’il le faut, qui, pour des raisons qui ne sont pas toujours pédagogiques ou idéologiques, s’emploient habilement à égarer ou à contrecarrer nos réalisations.
 
Les succès obtenus depuis dix ans nous sont une preuve certaine que nous sommes sur la bonne voie.