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logo blog Aux Éducateurs d’avant-garde, 10 mai 1935

Après celui aux parents, voici l'appel aux instituteurs, aux éducateurs, ceux qui sont à l'avant-garde des luttes et restent dans leur classe (et dans leur famille) des traditionnels, voire des réactionnaires et sont en contradiction avec leur vision de la société.

Nous avons publié dans nos trois derniers numéros des Lettres aux Parents sur l’Éducation Nouvelle prolétarienne qui, si imparfaites qu’elles soient, n’en ont pas moins été utilement commentées et appréciées.
Lettres aux parents, d’ailleurs, dont les instituteurs eux-mêmes pourront et devront faire leur profit. Car, nous ne sommes pas les seuls à le constater, il reste autant à faire dans le milieu enseignant que dans le milieu familial pour cette nécessaire rénovation des fondements mêmes de notre éducation.
Nous n’écrirons cependant pas de Lettres aux Éducateurs parce que toute notre action depuis dix ans vise justement à convaincre les instituteurs progressistes des avantages incontestables des nouvelles techniques. Et c'est un précieux encouragement pour nous de sentir autour de cette action tant d'intérêt et de sympathie. Lentement mais inéluctablement, tous les éducateurs qui suivent nos efforts, qui lisent L'Éducateur Prolétarien, qui connaissent nos journaux scolaires, La Gerbe, Enfantines, qui sont témoins de l'activité nouvelle qui anime nos classes, tous viennent un nour à nos techniques, confiants et enthousiastes. On connaît maintenant l' Imprimerie à l'École et on compte certainement par milliers les éducateurs qui pensent positivement à rejoindre notre groupe dès que les circonstances matérielles ou psychiques le leur permettront.
Nous voudrions cependant faire un appel particulier aux milliers d’instituteurs militants d’avant-garde qui, soit par manque de temps, soit plutôt par incompréhension de la portée de notre effort, se refusent à nous suivre, et continuent le dangereux bourrage traditionnel. Il faut absolument que ceux-ci se rendent compte à quel point leur conduite dogmatique en classe, leur discipline autoritaire, leur asservissement inconscient aux programmes et aux manuels sont en contradiction avec leurs conceptions sociales et politiques de libération prolétarienne. Il y a là une harmonisation de l’activité personnelle qui décuplera tout à la fois le rendement pédagogique et le rendement social de leurs efforts.
Comment voulez-vous, en effet, que les ouvriers et les paysans, parents d’élèves, vous prennent totalement au sérieux et comprennent profondément vos appels à la lutte virile et à l’émancipation de personnalités conscientes s’ils sont témoins d’autre part de votre domination despotique, sinon brutale, sur des êtres qui ne peuvent point, malgré eux, se réaliser ? Comment leur donnerez-vous une idée de la société fraternelle que nous rêvons si vous êtes incapables d’en constituer dès l’école, avec un nombre réduit d’individus, l’embryon révélateur ? Et ces élèves que vous dressez ainsi conformément aux instructions et aux programmes, qu’aurez-vous fait pour les aider à s’engager dans la voie que vous préconisez lorsque, dans quelques années, ils subiront à leur tour « le malheur d’être jeunes » ?
Mettez, au contraire, vos actes de tous les jours en harmonie avec vos idées : apprenez à vos enfants dans votre famille, à vos élèves en classe, à se gouverner eux-mêmes, à prendre des responsabilités et à s’émanciper ; entraînez-les à s’exprimer totalement, à parler et à écrire, à critiquer et à voir juste ; donnez-leur la joie du travail désiré et voulu.
Nous savons certes, - et il ne faut nous faire aucune illusion, - que la plus grande partie de cet effort sera annihilée par l’emprise brutale ou hypocrite de la société réactionnaire. Mais vous aurez été du moins, sur le plan pédagogique comme vous essayez de l’être sur le plan social, des flambeaux ; vous aurez contribué à dénoncer la duperie des mots en réalisant une partie de votre idéal ; vous aurez aidé élèves et parents à comprendre, obscurément ou positivement, que vous ne prêchez pas l’utopie mais la société nouvelle dont vous contribuez à jeter les bases tangibles et fécondes.
Ne dites pas : Il y a une besogne urgente de propagande qu’il faut mener hardiment pour jeter bas un jour un régime qui est la négation même de l’idée éducative ; nous n’avons pas le temps de rénover notre classe.
Nous ne sous-estimons point ni la portée ni l’urgence de cette propagande. Nous avons dit bien des fois l’impasse où se débat l’éducation nouvelle bourgeoise et le seul espoir révolutionnaire qui reste à la pédagogie prolétarienne. A tel point que, s’il nous fallait choisir entre effort éducatif et militantisme social et politique, il nous serait difficile de nous prononcer radicalement. Mais nous prétendons justement que rénover leur classe selon nos techniques aidera nos camarades militants dans leur action sociale prolétarienne.
Vous sentez la nécessité de ménager vos forces, et vous avez raison. Mais vous sous-estimez la fatigue psychique que vous occasionne ce travail « forcé » que vous exécutez pour gagner votre pain, sans intérêt ni élan ; vous ne vous rendez pas compte de la somme de lassitude que vous vaut cette tension de l’esprit pour un effort qui n’est pas dans la ligne de votre évolution vitale. Vous en sortez brisés et désabusés, sans confiance ni amour, sceptiques même sur la puissance génétique de cet enthousiasme qui, seul, soulève les masses et permet à nos camarades soviétiques de tendre à l’extrême limite de leurs forces leur énergie constructive.
Adoptez nos techniques : votre classe deviendra pour vous comme une projection de votre personnalité ; vous y vivrez avec vos élèves un aspect original et émouvant de la souffrance, de l’effort et de l’espoir prolétariens ; votre pédagogie s’incorporera à votre vie, et votre militantisme ne sera que le prolongement naturel et la conséquence souvent de votre effort pédagogique. Vous gagnerez à cette unité dans votre action, à cette harmonisation de votre vie, un calme bienfaisant, une puissance nouvelle que ne sauront atteindre ni les échecs, ni les désillusions.
Et puis vos heures de classe passeront comme un enchantement, dans la vie instinctive de qui se donne totalement à une idée. Vous craigniez la fatigue : l’activité et l’enthousiasme décupleront vos forces en vous redonnant cet élan qui soulève les individus et les foules lorsqu’ils se sentent à la proche conquête de leur idéal.
Nous ne cachons pas qu’il y a un effort initial à faire pour quitter les sentiers traditionnels, un effort surtout de documentation personnelle d’abord et de réorganisation du travail ensuite. Mais cet effort lui-même est non pas épuisant mais vivifiant. Il y a des repos qui sont déprimants et mortels ; il y a des travaux et des efforts qui bandent les énergies, trempent les caractères, et sont susceptibles de donner à l’activité militante une unité imposante et féconde.
Camarades d’avant-garde, n’hésitez plus. Vous devez être aussi des éducateurs d’avant-garde, mais à l’image de ceux de notre groupe, qui connaissent la nature des obstacles qui se dressent devant eux, qui mesurent avec sûreté la portée de leurs efforts, qui sont conscients de l’aspect social et politique de l’éducation prolétarienne et qui, sur tous les terrains, luttent sans faux espoirs, donc sans désillusion, avec cet optimiste enthousiasme qui transformera le monde.

Célestin Freinet

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