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logo blog Il faut sortir de l’impasse, 15 novembre 1936

Une introduction de Freinet à deux articles du numéro sur la radio scolaire et l’éducation physique à l’école.  

Déjà ce constat : la contradiction entre intérêts des professeurs pour les savoirs encyclopédiques et résistance de la jeunesse en proie au surmenage scolaire. Le temps d’apprendre sans hâte est révolu, les manuels scolaires sont de plus en plus copieux et encombrants pour suivre des programmes élargis de nouvelles matières.
La première victime est l’enfant qui travaille sans lever le nez, à la chaîne. 
S’instruire, se former ne s’arrêtent pas à la fin de la scolarité, on apprend tout au long de la vie, mais si l’enfant a appris les techniques essentielles dans le temps de sa scolarité. 
La société a changé, les moyens de diffusion aussi. Freinet demande au gouvernement populaire de moderniser l’organisation et les techniques de l’école populaire qui datent d’un siècle. C’est urgent, car le danger d’une réorganisation de l’école avec des techniques militaristes pour évincer les principes émancipateurs de l’école populaire n’est pas écarté… 
Le nouveau Plan d’Études français s’impose ! Pour contribuer à la « régénération » de l’école populaire, le mouvement doit diffuser ses « idées-forces » pour « remuer le monde ».
 
Nous publions ci-dessous deux communications caractéristiques et dont nous voudrions qu’on saisisse toute la portée à l’heure présente : l’une de Pagès réclamant l’organisation de la Radio scolaire, et une autre de notre camarade Gauthier concernant l’organisation de l’éducation physique à l’école.
Il ressort de ces études que le gouvernement, que les responsables et les animateurs de l’Éducation nationale sentent la nécessité de donner une place importante dans les programmes à l’éducation physique et à la radio. Mais on n’en trouve plus la place tellement ces programmes sont déjà exagérément chargés. Alors, comme on l’a déjà fait, on établit des horaires qui, pratiquement, ne peuvent pas être suivis, ou bien on tente de faire déborder les disciplines scolaires et cet essai malheureux d’administrateurs impuissants méritait d’être dénoncé comme l’a fait Pagès.
Nous ne sommes pas de stériles critiqueurs ; nous tenons par-dessus tout à continuer notre besogne constructive et c’est pourquoi nous tenons ici à montrer la seule voie où peut s’engager l’éducation nationale si elle veut sortir de l’impasse où la poussent d’une part les désirs encyclopédiques des maîtres de la jeunesse, et d’autre part la résistance de cette jeunesse et des parents eux-mêmes émus par les tragiques effets du surmenage scolaire.
 
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Il fut un temps – et nous l’avons encore connu au début du siècle, – où l’école poursuivait sereinement et sans hâte ce qu’elle croyait être sa grande mission éducatrice. Elle honorait certes l’instruction, l’acquisition, dont elle attendait le renouveau démocratique et républicain. Mais on en était malgré tout encore au temps de l’humilité primaire et de la simplicité. Nous n’avions que un ou deux manuels : ils étaient moins précis, moins illustrés, plus pauvres, mais ils étaient aussi moins encombrants, moins obsédants. Nous apprenions des résumés, mais il nous restait du temps encore pour aller à notre pas car les examens eux-mêmes étaient moins exigeants.
Depuis une vingtaine d’années, c’est la course à l’acquisition, la course au « bourrage de crânes », et les manuels – ou plutôt leurs auteurs – y ont leur large part de responsabilité. On a sans cesse élargi les programmes, ajouté de nouvelles matières, apporté de nouveaux développements ; toute classe qui se respecte possède aujourd’hui une bonne demi-douzaine au moins de manuels scolaires copieux, développés et complets ; les examens ont exagéré chaque année cet encyclopédisme qui devient comme une hantise mortelle pour l’école.
En même temps que se poursuivait cette course à l’encyclopédisme, la vie avec ses exigences, et l’action tenace des éducateurs poussaient à la nécessité d’introduire des activités nouvelles : la musique et le chant autrefois trop négligés, l’éducation physique dont on comprend aujourd’hui l’urgente nécessité, les promenades scolaires, la puériculture, le cinéma, la radio, le phonographe, l’imprimerie, techniques nouvelles qui bouleverseront sous peu l’école comme elles ont bouleversé les sociétés lors de leur apparition pratique.
Mais c’est là alors que réside le drame : pour enseigner et utiliser tout cela dans l’esprit encyclopédique de l’école actuelle, ce n’est pas trente heures par semaine qu’il faudrait, mais soixante, et bien remplies ; ce n’est pas d’allègement qu’il faudrait parler, mais de surcharge nouvelle jusqu’au jour où l’on comprenne vraiment qu’il y a une victime incontestable de cette tendance : c’est l’enfant attelé à un véritable travail de chaîne et qui n’aurait plus un instant pour vivre sa vie précieuse et débordante s’il ne savait, ancestralement, déjouer le complot des pédagogues et remédier par la paresse, la distraction, la désobéissance, à une emprise destructrice de toutes personnalités.
Et là aussi réside le secret de l’insuccès flagrant de l’école actuelle ; quand on exploite les forces des individus, qu’ils soient adultes ou enfants, il faut bien que ceux-ci réagissent pour se défendre : la paresse, le dégoût du travail, la mauvaise volonté, le sabotage conscient ou non ne sont que les manifestations normales de cette réaction. Elles persisteront à l’école tant que nous n’aurons pas normalisé et humanisé notre éducation et notre enseignement.
L’instituteur d’ailleurs serait peut-être le seul à n’être point dupe. Il sait bien que l’horaire actuellement imposé ne peut jamais être respecté, qu’il faut sacrifier certaines techniques si l’on veut enseigner d’autres de façon normale et que les examens encyclopédiques sont parmi les inventions les plus inhumaines de notre civilisation : on a beau nous dire qu’ils sont une nécessité – ce que nous ne croyons pas – il n’en reste pas moins qu’ils sont les responsables des tortures morales qu’endurent les enfants et qui conduisent trop souvent hélas ! aux graves déchéances qui marquent la jeunesse estudiantine.
 
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Le problème ne saurait être résolu que si on a le courage de l’examiner dans son ensemble et de prendre les mesures profondes et radicales qui s’imposent.
Il faut procéder sans parti-pris, en examinant loyalement, hors du cadre scolaire, les problèmes éducatifs, à une nouvelle hiérarchie des valeurs aux différents âges des enfants. Les recherches concluantes de pédagogie nouvelle, l’expérience belge elle-même, nous permettent de jeter aujourd’hui les bases sûres de cette révision :
1) L’acquisition encyclopédique telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à ce jour est une erreur psychologique et pédagogique avec des enfants de 12-13 ans. Jusqu’à cet âge l’enseignement doit être essentiellement synthétique et vivant, avec un minimum de leçons formelles et un maximum de techniques susceptibles d’enrichir et d’harmoniser les individus.
2) Cela ne signifie point d’ailleurs que l’enfant, d’après ces directives, sera nécessairement un ignorant. Loin de là. Nous pouvons même affirmer qu’il connaîtra bien plus de choses que l’écolier parqué dans nos classes modernes ; il connaîtra peu de définitions peut-être, mais, pratiquement, dans la vie, il aura maîtrisé des techniques d’activité qui lui permettront de réagir en face des événements, cette tonalité constructive étant un des éléments essentiels de la pédagogie nouvelle, face à la passivité légendaire des enfants formés par les leçons encyclopédiques.
3) La pédagogie contemporaine a été faussée par cette conception essentiellement réactionnaire que la période d’instruction finit avec la scolarité et que l’enfant ne saura jamais ce qu’on ne lui aura pas appris avant qu’il n’entre dans l’enfer abrutissant de la production.
Les mesures nouvelles qui ont réduit à un minimum normal les heurs de travail des ouvriers, l’expérience soviétique surtout montrent l’énormité de l’erreur commise par l’école. C’est vers 12-13 ans que devrait commencer l’instruction formelle qui se poursuivrait toute la vie. Jusqu’à 13 ans, l’enfant aurait fait une provision de vie, de hardiesse et d’audace, il se serait saisi, sans fatigue, des techniques essentielles qui permettraient alors des progrès excessivement rapides.
 
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Si l’on tient compte de ces considérations, une refonte de l’éducation primaire française s’impose. Il faut sabrer impitoyablement dans le maquis encyclopédique, préconiser des normes nouvelles de travail scolaire basées sur ces techniques modernes qu’on essaye justement d’acclimater à l’école et qui apparaissent toujours comme des intruses ; il faut, d’accord avec les grandes consciences de la culture française, remettre en honneur cette activité, cette originalité, cette vie indomptable qui ont permis jadis de dresser les cathédrales ; il est nécessaire de doser minutieusement l’instruction formelle dans ce renouveau de somptueuse acquisition synthétique ; il faudra mettre au pas auteurs et marchands de manuels et convaincre les uns et les autres que la vie d’une part, les moyens modernes de diffusion d’autre part, rendent scandaleusement surannés les livres scolaires et qu’une adaptation de toute l’éducation doit être faite sans tarder aux nécessités sociales et aux moyens nouveaux de la science.
Nous avons montré la voie ; et, dans notre école prolétarienne encore, nous tâchons de prouver expérimentalement qu’éducation harmonieuse et acquisition ne sont point opposées comme on a voulu le faire croire. Il ne s’agit point de préconiser l’ignorance à une époque où il y a tant à apprendre. Nous dénonçons justement la besogne retardataire d’une école qui instruit selon des procédés vieux d’un siècle alors que la vie contemporaine est là, puissante et éducatrice et nous demandons aux éducateurs, nous demandons au gouvernement populaire de moderniser sans retard, et avec hardiesse, l’organisation et les techniques de l’école populaire.
L’école actuelle est tragiquement embouteillée, à tel point qu’on ne peut y faire entrer ce moyen d’instruction qu’est la radio. On ne peut plus aller de l’avant si on ne réorganise pas d’urgence. Et on ne peut réorganiser que dans le sens que nous venons d’indiquer.
Ou bien alors, prenons garde : d’autres réorganiseront un jour notre école, mais ce sera pour supprimer radicalement tout ce qui pourrait aider à l’émancipation prolétarienne, et pour mettre l’exercice militaire et le fusil à la place des techniques d’expression libre et de libération que nous préconisons.
Plus que jamais un nouveau Plan d’Études français s’impose.  A nous d’en populariser l’idée, d’en imposer la réalisation. Nous le pouvons si nous sommes bien convaincus de la ligne nouvelle de notre effort et si nous savons prouver par notre exemple et notre travail la possibilité et l’utilité de cette rénovation.
Courage, camarades ! Le bon grain que nous avons semé lève. Des masses toujours plus importantes d’éducateurs s’intéressent à notre activité et comprennent l’urgence des campagnes que nous menons. De nombreux inspecteurs viennent à nous et se rallient ostensiblement, officiellement à l’idée nouvelle que nous défendons. Nous nous en réjouissons et nous les rassurons de notre collaboration totale et désintéressée. Car notre but n’est point de mettre en vedette tels individus ou tels groupements, mais de contribuer à la régénération de notre école populaire et à la diffusion d’idées-forces qui ne sauraient être des forces que si elles sont dépouillées de toute individualité pour aspirer à cette généralité, à cette humilité, à cette simplicité qui les font aptes alors à remuer le monde.
Célestin Freinet
 
L’Éducateur Prolétarien, n° 4, 15 novembre 1936