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Revenir au dessin

 

Le graphisme ne doit pas immoler le dessin sur l'autel de la scolastique

Sentiment d'impuissance : depuis Freinet, nous rabâchons les mêmes litanies en effleurant si peu une immuable école traditionnelle en conserve dans sa scolastique. Avec application, elle capture le vivant pour le transmuter en exercices mortellement ennuyeux. Cela commence par le dessin en école maternelle. Dès la petite section, au lieu de dessiner tout simplement, on applique l'exercice d’entraînement. En septembre, on fait des lignes horizontales dans des ventres vides de poissons à l’œil glauque. En décembre, on passe aux points dans le ciel pâle d'un village d'Epinal. Au printemps, on badigeonne de lignes verticales des œufs de Pâques dont raffole l'école laïque. Enfin, aux beaux jours, on fait des boucles sur une mer sèche. Par chance, l'année se termine, on va pouvoir enfin revivre pour de bon, en vacance d'école. Des dessins ? On en a fait, mais la plupart finissent froissés au fond d'un casier. Ils n'intéressent personne. Dessiner ? Une activité occupationnelle à l'accueil ou dans les ateliers de « délestage »1.

 

Cran et conscience

Finalement, il faut du cran et une sacrée prise de conscience, à une maîtresse de maternelle, pour ramer à contre-courant, en revendiquant le dessin comme activité première dans sa classe. De vrais dessins s'inscrivant dans le développement personnel de chaque enfant et pouvant être partagés avec les pairs, avec les amis pour donner des idées ou les reproduire. Des dessins grâce auxquels l'enfant pratique chaque geste, trace dans tous les sens chaque forme, barres, ponts et boucles, si utiles, plus tard, en écriture. Des dessins, langage expressif pour jeunes en cours d'alphabétisation. Dessiner est un travail essentiel à entreprendre avec sérieux dans la régularité quotidienne d'une classe où l'on apprend par tâtonnement expérimental. En Petite Section, si la maîtresse montre, chaque jour, son intérêt pour le dessin, en invitant le groupe à dessiner, en sensibilisant les enfants à leurs progrès, immanquablement la classe progresse fièrement. Au rythme de chacun et des copinages, la pelote de traits emmêlés se détricote peu à peu, à travers des essais rayonnants, des spirales incertaines et des cellules placentaires, jusqu'au soudain surgissement du BONHOMME.

 

Le bonhomme

Un rond sur deux traits, immédiatement qualifié de « bonhomme » par les adultes. Pourquoi BON ? Pourquoi HOMME ? Pourquoi en un seul mot qu'on ne se privera pas d'écarteler quand il faudra lui accorder le serpent du pluriel. Pas de doute, le machisme est à l’œuvre dans cette langue obligée. A l'évidence, l'intention vise bien à représenter de l'humain, soi, maman, papa, un proche du cœur. Pourquoi imposer cette distance du mot « bonhomme » pour dire un moment si intime et si fort, celui d'une incontestable maîtrise de l'univers symbolique pour se dire ? Pourquoi précisément « le bonhomme » ? Pourquoi ne pas laisser ouverte la porte par laquelle est arrivée naturellement, empiriquement, la figuration ? L'école se trompe de performance. L'objectif prioritaire est l'appétence à dessiner par soi-même et non la perfection du seul dessin du bonhomme, sur quel critère, d'ailleurs ? Dessiner à l'école, c'est provoquer des occasions de s'exprimer par le trait pour tous et particulièrement pour ceux qui n'en ont pas nécessairement les moyens, en d'autres lieux, ceux qui « n'ont que l'école pour apprendre » comme on disait hier.

 

Le passage

Il est passionnant d'observer le cheminement de chacun, à lente progression, laborieuse sans en avoir l'air, de l'abstrait du gribouillis vers la représentation codée. Est-il meilleur support pour accompagner les progrès de l'enfant ? Un long processus mène aux symboles. Pourtant, comme ce sera le cas plus tard lorsque l'enfant parviendra à trouver son équilibre sur les deux roues du vélo ou quand il réalisera l'association de la combinatoire et du sens des mots, une transition s'opère. Personne n'a pu en préméditer l'instant, mais une étape se franchit, une marche s'escalade. Le symbole parle. Il dit sans mot une volonté de représenter le monde. Cela prend forme animale. Comment, par quelle magie, s'opère le passage de l'abstrait organique de l'avant au figuratif parlant de l'après ? Ce passage est une sorte de métabolisme conceptuel aux allures de révélation : « Ça y est ! Je sais le faire ! ». Notre curiosité est captivée par la nécessité qui porte cette transition et le rôle que devrait y jouer l'éducateur. L'acquisition du langage graphique s'inscrit dans un processus culturel. L'environnement induit l'enfant à s'emparer de cet outil de communication. L'enfant assimile cette pression sociale et la fait sienne. Paradoxalement, en se soumettant ainsi, il acquiert un instrument d'émancipation puisqu'il accède à une meilleure emprise sur le monde et à la possibilité d'en donner une version symbolique singulière. Chaque pas de l'autonomie humaine passe par ce genre de « castration » comme disent les psychanalystes. On perd en béatitude, on gagne en liberté d'action et en présence existentielle.

 

Le rôle de la maîtresse

Maîtriser la représentation donne plus de pouvoir expressif à l'enfant et la symbolisation facilite la communication à l'autre. Si la maîtresse est convaincue de la prépondérance du dessin sur l'exercice graphique, alors elle incite à l'acte de dessiner, accueille et revient sur les œuvres. Elle met les enfants au dessin par accès libre aux feuilles et aux stylos. Elle consacre au dessin des moments, rituel quotidien. Elle sera prise de doute métaphysique quant au besoin d'accélérer la transition de l'abstrait au figuratif. Jusqu'où faut-il insister ? Elle se demandera si elle est objective ou agie par le besoin de se sécuriser en ayant l'impression d'avoir une emprise sur ce dont parle l'enfant. Face à l'abstrait, malgré toutes les émotions qui s'en dégagent, on reste coi. Dès qu'il croit reconnaître un objet dans le dessin, l'adulte peut s'en emparer. Il peut aborder du tangible avec l'enfant. « Ah, là, tu as fait un bonhomme et qu'est-ce qu'il fait ton bonhomme ? » Il a enfin de la matière pour inciter à poursuivre, à persévérer et à s'attaquer à d'autres objets. « Tu dis qu'il boit ton bonhomme ? Alors, dessine des instruments comme un verre ou une bouteille. » Plus tard, « C'est quoi ça, un verre ? Ah bon, moi je ne reconnais pas un verre, ça a quelle forme un verre ? Comment tu pourrais le dessiner ? » La maîtresse interviendra de manière différente avec chacun. Parfois, elle n'aura rien à dire parce que l'enfant s'élabore par lui-même. La maîtresse sera traversée de doutes, elle se demandera si, par ses questions, elle n'induit pas excessivement, si elle ne prive pas l'enfant d'un cheminement personnel, « tuant un Mozart ». Par sa propre voie, à son rythme singulier, peut-être aurait-il atteint une représentation dont il aurait eu une plus solide et plus totale maîtrise, fruit d'une démarche intérieure. Mais l'inéluctable progression vers ce que l'on appelle communément « le bonhomme » ne fait aucun doute. L'environnement culturel, les aînés, les adultes tutélaires, les imprimés, la littérature y concourent.

 

Peser ses mots

« Regarde ce qu'il m'a dessiné ! » C'est faux. L'enfant n'a pas dessiné exclusivement pour la maîtresse. De quel droit, sur quel pouvoir absolutiste s'assoit-elle pour s'approprier ainsi le labeur d'autrui ? D'autant plus que l’œuvre a souvent bien moins de valeur pour la maîtresse que pour son créateur. Elle devrait être plus attentive à ce qu'elle dit. Elle devrait s'écouter parler, choisir ses formulations. Quelle finalité semble-t-elle donner au dessin en se l'accaparant d'office par son possessif « Il m'a fait ». S'il « fait », c'est pour lui-même, pour le plaisir, pour les parents, les copains ou pour personne. Tout simplement parce qu'il se fait d'abord lui-même. L’œuvre finale est secondaire. C'est l'enfance de l'art. L'artisanat de l'enfant. Le but est dans la démarche, pas dans le produit fini.

Accompagner les enfants au-delà des lieux communs de leurs conditionnements, c'est les aider à dépasser l'expression bonhomme. L'expression se libère quand on revendique, quand on pousse l'enfant à oser des alternatives à l'éternel bonhomme. Faire le tour de la question du bonhomme, c'est long. Surtout s'il s'agit de compléter jusqu'aux oreilles et aux cils de princesse, avant de passer à un autre animal, avant que poussent les oreilles, la queue, les griffes et les écailles.

 

Le (dé)test(e) du bonhomme

Dans la mesure où il ne sert pas une évaluation dévaluative stigmatisant l'élève, le « cahier du bonhomme », en vogue actuellement dans les Grandes Sections, est acceptable. Mais attention aux dérives d'apprentis psychologues qui voudraient ausculter l'esprit des enfants à travers le bonhomme. Pour l'éducateur, le principal, ce ne sont pas ses hypothèses sur ce qu'est l'enfant, mais plutôt de lui offrir des moyens d'expression et d'épanouissement aux dimensions thérapeutiques souvent insoupçonnées.

 

L. (4 ans) a fait de nombreux séjours en hôpital. Nuit et jour, il doit être hydraté pour éviter les calculs rénaux. Voici quelques uns de ses dessins commentés :

        R (4 ans 9 mois) arrive dans l'école suite à la séparation de ses parents, l'inégalité de la répartition des tâches ménagères en étant l'un des enjeux explicites.

 

 


1  Quel sujet y est « délesté » et de quoi ?

 

 

Bravo

Magnifique article, je suis bien d'accord avec toi.
Au passage, arrêtons aussi d'instrumentaliser les œuvres d'art pour faire des activités de repérage spatial, de copie de formes géométriques, etc. Un puzzle est un puzzle, une œuvre d'art est certes, une image, mais une image irréductible à ce qu'elle montre.
Maëliss Rousseau

je partage !

Merci pour cet article, dans lequel je me reconnais… et chic, je vais m'empresser de communiquer le lien vers votre texte aux jeunes (et moins jeunes) profs dans l'ESPE dans lequel je travaille.