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Lancement du Nouvel Educateur spécial cinquantenaire

Mercredi 19 octobre la pédagogie Freinet était saluée par le ministère de l’Éducation nationale, au sein de ses murs. Une séance exceptionnelle des Entretiens de Jean Zay :« Cinquantenaire de la disparition de Célestin Freinet : lancement du numéro spécial du Nouvel Éducateur, revue pédagogique du mouvement Freinet. » 

Présentation du numéro : Cinquantenaire... Freinet toujours debout ! 

© Ministère de l'Education nationale

Une table ronde avec : Najat Vallaud Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche - Arnold Lambert, professeur au collège-lycée expérimental Freinet  (CLEF) - Catherine Chabrun, rédactrice en chef du Nouvel Éducateur - Claude Lelièvre, professeur honoraire d’histoire de l’éducation, université Paris V - Pierre Frackowiak, inspecteur de l’Éducation nationale honoraire - Christian Rousseau, directeur d’école, ICEM-pédagogie Freinet.

Ont suivi de nombreux échanges et interventions de la part des participants. Un moment riche et dense avec des questions pertinentes à la ministre qui a répondu sans artifices.

Les invités représentaient le monde de l’éducation : syndicats, associations, enseignants des premier et second degré, chercheurs, formateurs….

Les entretiens de Jean Zay sont toujours filmés, l'édition spéciale pour le lancement du Nouvel Educateur du cinquantenaire de la disparition de Freinet, l'a été également.
Voici le lien :
http://www.education.gouv.fr/cid108187/les-cinquiemes-entretiens-jean-zay.html
 

 

Article de Pascal Bouchard de ToutEduc

N. Vallaud-Belkacem : nous n'en sommes qu'aux prémices d'une "formation continue intelligente" (exclusif) 

"On en est encore aux prémices de ce que pourrait être une formation continue intelligente." Participant à la table ronde, organisée à son invitation au ministère de l'Education nationale, à l'occasion de la sortie d'un numéro spécial du "Nouvel éducateur" consacré au cinquantenaire de la disparition de Célestin Freinet, Najat Vallaud-Belkacem dit toute l'importance qu'elle accorde à la formation des enseignants. Interrogée par ToutEduc sur ce que pourraient être les priorités d'une nouvelle mandature, la ministre cite d'abord la nécessité de "continuer l'investissement éducatif". Pour elle, il faut aller plus loin que les 60 000 postes, mais aussi "faire aboutir" les réformes qui ont été lancées et qui "n'ont pas encore produit tous leurs effets".  

Elle insiste sur la question de la formation continue des enseignants, qui n'est pas seulement une question de moyens, même si elle souligne l'importance de leur accroissement dans les budgets 2016 et 2017. Répondant à la salle qui a dénoncé, à plusieurs reprises, le caractère vertical d'une institution "dont on n'attend plus grand chose", et à l'inverse, vanté "l'horizontalité" qui permet les échanges, elle estime que "le vrai sujet" sur lequel elle souhaiterait travailler à l'avenir, c'est "la gouvernance et le pilotage" : "c'est sur la gouvernance du système que les choses se jouent". Et, ajoute-t-elle, sur la gestion des ressources humaines. Elle évoque aussi "le soutien à l'innovation" et l'intérêt de la recherche qui vient "évaluer les intuitions des pédagogues". Elle souhaite d'ailleurs qu'à terme, le ministère dispose de son service de recherche & développement.

Célestin Freinet "continue de nous inspirer"

Et elle rend hommage à Célestin Freinet, qui "continue de nous inspirer", parce qu'il place "l'élève au coeur de l'école et l'Ecole au coeur de la République". Et la ministre partage les opinions de ceux qui se sont exprimés avant elle.

Pour Catherine Chabrun, rédactrice en chef du Nouvel éducateur, "très peu d'enseignants" connaissent la pédagogie Freinet, qui "ne pénètre pas la formation" et qui se réduit, trop souvent, à des techniques, alors qu'il n'est pas question de "les reproduire à l'identique", mais de les penser "dans la société d'aujourd'hui". Ces deux thèmes sont repris par de nombreux intervenants, notamment par Pierre Garnier (SNUIPP) pour qui, quand les enseignants ont entendu parler de Freinet, c'est "sans savoir d'où", via des outils, sans accéder à une vision globale de son propos. Christian Chevalier (SE-UNSA) dénonce "la frilosité de l'institution", son incapacité à distinguer "les choses remarquables" qui se font "à côté", alors que dominent encore "des modèles injonctifs" dans trop d'académies.

Des formations assurées "toujours par les mêmes"

Un enseignant fait remarquer que si la figure de Freinet n'est pas évoquée dans les formations officielles, elle remplit des salles de jeunes enseignants dans des formations militantes les week-ends. Christian Rousseau, directeur d’une école Freinet, dénonce lui aussi un système de "formation à la réforme" assurée par "toujours les mêmes", "quelle que soit la réforme"...C'est pourquoi, pour Pierre Frackowiak, "l'innovation est toujours héroïque" face à ce qu'il appelle "l'administratisation" de l'éducation, aux "usines à cases" et au "pilotage par les résultats apparents".

Claude Lelièvre, qui signe le premier "papier" du numéro spécial du Nouvel Educateur, rappelle que pour Célestin Freinet, "la révolution pédagogique sera l'oeuvre des éducateurs eux-mêmes ou ne sera pas (...) c'est sans doute la première fois dans l'histoire de la pédagogie qu'une action de rénovation part ainsi radicalement de la base". Mais il ajoute une autre "grande caractéristique" de sa pensée, "la place éminente qu'il a accordée à la coopération". Car pour lui, la question de la formation du citoyen est primordiale. Sophie Dargelos (les Francas) le dit aussi, "pas d'éducation à la démocratie sans éducation démocratique". Et pour Sophie Graillat (DEI), la France n'a pas le choix, elle risque d'être condamnée pour non respect de ses obligations internationales, la pédagogie active correspondant aux droits de l'Enfant.

La vidéo de cette table ronde devrait être disponible dans quelques jours sur le site des "entretiens Jean Zay" (ici)

 

Introduction par Catherine Chabrun

Je commencerai ce petit mot par mes sincères remerciements

À Madame la Ministre, qui a permis cet hommage à Célestin Freinet, 50 ans après sa mort, ici au ministère.

Aux conseillers et conseillères du Cabinet ministériel pour le soutien et l’organisation de cet événement.

Aux représentants des associations, des mouvements pédagogiques, des syndicats et à tous les enseignants et militants pédagogiques pour leur présence aujourd’hui

Aux journalistes présents qui montrent ainsi leur intérêt pour la pédagogie, pas si facile en ce moment…

Placer ce moment exceptionnel au cœur des entretiens de Jean Zay n’aurait pas déplu à Freinet, lui qui avait accompagné ses réformes et salué ses instructions officielles de 1938.

Ce moment exceptionnel, c’est le lancement du numéro spécial du Nouvel Éducateur, pour le cinquantenaire de la disparition de Freinet.

De 2016 à 1926, 90 ans de publication pédagogique !

Car dès les premiers pas du mouvement Freinet, il y a eu publication : d’abord en 1926, avec le bulletin « L’imprimerie à l’école » suivi en 1932 de la revue « L’Éducateur prolétarien » qui est devenue l’Éducateur en 1939. Il repart en 1945, avec toutes les espérances du CNR, d’ailleurs c’est en 1947 que Freinet fonde l’ICEM, et enfin Le Nouvel Éducateur depuis 1988…

Ce numéro spécial évoque bien sûr la construction d’un mouvement pédagogique international au cœur de l’Éducation nouvelle, internationale elle-aussi. Avec des articles d’historiens et des témoignages de compagnons de Freinet.

Il présente pour une très grande partie ce qu’est la pédagogie Freinet aujourd’hui, dans une société bien particulière, la nôtre. Freinet tenait à ce que l’ICEM reste un mouvement pédagogique inscrit dans une société qui évolue, se transforme et ne devienne pas une méthode figée qui se reproduirait à l’identique quels que soient le milieu et l’époque. Et avec des enseignants qui oeuvrent au quotidien dans des classes de l’École publique qu’elles soient rurales, urbaines ou en REP, tous les enfants devant pouvoir bénéficier d’une telle pédagogie ambitieuse et émancipatrice.

Seulement la réalité est tout autre, très peu d’enfants en bénéficient,

Oui il y a peu d’enseignants Freinet…  

Pourquoi ?

Ce n’est pas par désintérêt ou par refus, c’est plus simple : ils ne savent pas qu’elle existe et surtout qu’elle se pratique. La pédagogie Freinet est le plus souvent absente des lieux de formation, comme d’autres pédagogies coopératives… même lorsqu’il y a des classes pas trop loin. Ce serait pourtant essentiel qu’un futur ou un jeune enseignant puisse connaître l’existence de différentes pédagogies pour qu’il puisse donner du sens à ce qu’il choisira comme pratique. Et ceci tout au long de sa carrière...

Quatre-vingts ans de pratiques et d’expérimentations pédagogiques saluées dans de nombreux ouvrages et études nationales et internationales qui ne pénètrent pas la formation et donc nos écoles !

La société, notre société,  aurait-elle peur de former des citoyens éclairés, qui pourraient agir sur la société et la transformer et ainsi supprimer ses privilèges, ses élites qui d’héritiers en héritiers se réservent les clés de la « réussite » dite scolaire et surtout sociale ?

Il y a aussi dans ce numéro des paroles extérieures sensibles à la pédagogie Freinet que le Nouvel éducateur remercie.

Ainsi grâce à tous les contributeurs, c’est un numéro de 140 pages qui voit le jour pour ce cinquantenaire.

Je laisse maintenant la parole à quelques-uns des contributeurs.

Ensuite nous pourrons échanger.

 

Intervention de Pierre Frackowiak

 

Madame la Ministre

Dans un remarquable éditorial, consacré à la notion d’engagement, sur le site d’information ToutEduc, Colette Pâris, relève quelques citations de Freinet, dont celle-ci, s’adressant à des enseignants : 

"Vous sous-estimez la fatigue psychique que vous occasionne ce travail forcé que vous exécutez pour gagner votre pain, sans intérêt ni élan ; vous ne vous rendez pas compte de la somme de lassitude que vous vaut cette tension de l’esprit pour un effort qui n’est pas dans la ligne de votre évolution vitale". 

Elle me fait penser à ces phrases de Philippe Meirieu dans son livre   « Enseigner, scénario pour un métier nouveau », un livre qui date (1989 !) mais qui pourrait utilement être dans tous les programmes de formation des enseignants, bien au-dessus de la formation aux disciplines scolaires. Oui, au même niveau que le problème des finalités, celles dont on parle tant, mais que l’on ne sait pas mettre en œuvre réellement tant qu’elles ne constituent pas une discipline de plus avec ses pseudo évaluations. 

« On peut mourir de deux manières, disait un jour Henri Desroche, par excès ou par défaut d’utopie ». Et il est vrai qu’il est des enseignants qui  ne peuvent plus supporter la médiocrité du quotidien. Certains, parfois, finissent par en mourir. Il y en a plus qu’on ne croit, dans ces cohortes de jeunes instituteurs et professeurs, qui s’éteignent tout doucement, en se laissant happer en quelques mois par l’entropie scolaire, ou bien, brutalement, dans un geste dérisoire et terrible dont le bruit est bien vite absorbé par l’ouate institutionnelle… (…). Peut-être, toutefois, est-ce trop demander aux instructions officielles qu’elles nous fournissent des raisons de vivre ».  

« Et – poursuit Philippe Meirieu - si elles sont incapables de donner des raisons de vivre… au moins peut-on attendre qu’elles nous en donnent d’espérer ».

Les enseignants engagés dans une continuité de pensée et d’action avec Célestin Freinet savent à quel point ce qui détermine largement la réussite éducative, c’est l’espoir qui nourrit l’engagement, c’est le bonheur d’éduquer et d’apprendre, c’est le sentiment de jouer un rôle, d’avoir une place, une responsabilité, moins dans les résultats aux évaluations qui n’en sont pas, car elles ne sont que des contrôles de savoirs compartimentés, fragmentés, que dans la préparation de l’avenir d’une société plus libre, plus égalitaire, plus fraternelle.

Ce bonheur a été bien mis à mal depuis de trop nombreuses années et le malaise est toujours là :

- « l’administratisation » qui recèle encore des formes de pensée unique, de totalitarisme

- la technocratisation qui déshumanise là justement où l’homme et l’enfant devraient toujours être au centre (pardon d’exhumer la belle loi Jospin de 89), le règne de l’apparence et de la paperasse (les usines à cases, les usines à gaz des dispositifs qui s’accumulent comme pour éviter de changer le fond),

- le pilotage par les résultats apparents quand on est incapable de mesurer et même d’identifier les pratiques qui les produisent

- la hiérarchie pyramidale avec ses tuyaux d’orgue et ses parapluies à chaque étage,  pesante, étouffante, obsolète, qui fait que les chefs, grands et petits, ont toujours raison, et que la base s’exécute ou est exécutée, qui fait que l’innovation est toujours héroïque.

Bien sûr, il fallait absolument réparer les dégâts matériels… Il fallait rétablir la formation, recréer des postes, refaire les programmes… il fallait renforcer ici et là…il fallait ouvrir l’école en mobilisant l’intelligence collective du terrain  Et cela a été fait ou… tenté, sans rupture, sans trop déranger… Il faut le reconnaître.

Mais au-delà, l’école est avant tout – et on le voit encore mieux au lendemain des évènements dramatiques que nous venons de vivre - en quête de sens, en quête d’une vision du futur…

Madame la ministre, aurez-vous le temps de redonner ce souffle nécessaire et de redonner ce bonheur d’enseigner et d’apprendre  - que Freinet, le résistant, l’indigné, le « maître insurgé » a su donner et donne encore, - que les enseignants de base attendent, espèrent peut-être encore, - que les militants pédagogiques revendiquent en affirmant avec Elsa Triolet: « L’avenir n’est pas une amélioration du présent, c’est autre chose ». Il nous appartient de le construire dans la confiance et la liberté de penser.

Et si, sans craindre les ruptures nécessaires à tout progrès, sans craindre les critiques encore trop souvent considérées comme des oppositions méritant marginalisation, on passait ensemble enfin, avec courage et enthousiasme, à cette « autre chose » ?

Donnez nous, Madame la Ministre, de nouvelles raisons d’espérer et de rester debout, toujours, toujours debout, comme Célestin Freinet.

 

Intervention de Christian Rousseau

Pour commencer, je tiens à remercier très chaleureusement Catherine Chabrun, celle que j’appelle affectueusement ma « mater pédagogica », militante de longue date et figure contemporaine majeure du mouvement Freinet d’avoir été à l’initiative de cette rencontre, et d’avoir réuni sympathisants et amis de la PF.
On pourrait penser, connaissant l’histoire de notre mouvement, qu’il y a eu, par cette initiative une sorte de compromission de l’ICEM avec une institution qui nous a parfois ignoré ou si mal compris depuis une petite centaine d’années. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est le ministère qui se compromet en organisant cet évènement aujourd’hui, c’est le ministère qui se compromet en accordant à l’ICEM subventions et agréments depuis tant d’années et il lui faudra du temps, beaucoup de temps pour effacer la trace d’infamie que ses opposants de tout poil ne manqueront de lui renvoyer suite à cet évènement. C’est pourquoi je vous conseille d’emblée, madame la ministre, pour vous préserver de ce qui agira comme une sorte de malédiction, d’envisager une révolution freinetiste au sein de l’éducation nationale, mais en n’oubliant pas cependant que seuls les praticiens de la pédagogie Freinet … font de la pédagogie Freinet et qu’il faudra, en conséquence, si cette révolution veut transformer son ambition en réalité, renvoyer dans les classes conseillers pédagogiques, formateurs et autres petits télégraphistes multicartes des réformes à géométries variables. (Nous autres enseignants pouvons témoigner que ce sont toujours les mêmes qui sont chargés de former à la réforme)
Une réforme pédagogique ne s’envisage qu’avec celles et ceux qui sont porteurs à priori de cette expérience réformatrice.

Le texte de François Le Ménahèze :

« La pédagogie Freinet, j'en ai entendu parlé une fois en formation, par erreur sans doute. Au cours des quelques décennies passées en tant qu’enseignant et directeur d'école en pédagogie Freinet, je devins formateur, puis universitaire. Je fis découvrir cette pédagogie, et bien d'autres trop souvent encore ignorées, à quelques générations d'enseignants. 

Pendant tout ce temps, j'ai tenté de rester fidèle à mes valeurs, aux valeurs qui m'avaient fait entrer dans ce métier, Mais, devant l'archaïsme de certaines réformes visant à démonter l'école publique, je devins un enseignant désobéisseur. Je fus alors sanctionné et, bien évidemment découragé, désappointé….

C'est cela l'Ecole ? Une machine à conformer élèves et enseignants ? Une machine à renforcer les inégalités ?

Encore une fois, c'est la pédagogie Freinet qui me sauva. Je me suis mis à écrire un roman sur l'école avec un titre prédestiné « L'Ecole nous donna des ailes »(L’Harmattan).

Je suis aujourd'hui maître d'école dans une petite école et redécouvre le plaisir du métier, la jubilation d'essaimer à nouveau, de donner des espoirs à des enseignants empêtrés dans des problématiques professionnelles auxquelles personne ne répond.

Cinquante ans après la mort de Freinet, il nous reste tout à faire pour que cette pédagogie persiste dans le monde éducatif, scolaire, non pas comme identité passéiste et encore trop souvent sulfureuse, mais comme souffle d'espoir pour une école du respect, de la confiance, du désir, de l'émancipation. »

 

Ma lettre à Freinet
Cher Célestin,

Il m’aura fallu du temps pour définir ce qu’est ta pédagogie. Peut-être aurais-je du me nourrir plus abondamment de tes écrits pour m’en faire une idée canonique. Cependant, il est frappant de constater que la Pédagogie Freinet se diffuse pour l’essentiel par la parole. C’est par ce qu’on m’en a dit, c’est par ce que j’en ai vu et qu’on m’a dit que c’en était que je me suis fait une idée de plus en plus précise de ce qu’est ta pédagogie. Bien sur, je n’ai pas oublié de te lire. Mais, singulièrement, c’est ce que je vis, ce que je vois, ce que je confronte d’expérience avec d’autres acteurs du mouvement Freinet, qui font sens. Et ta lecture confirme ce que je construis comme représentations. Car il est certainement plus question de représentation que de définition quand il s’agit de parler de pédagogie Freinet. Une définition ça fixe, ça réduit, c’est de la mémoire morte, c’est chercher la réponse qui ne fait pas discussion, qui fait autorité, qui prétend balayer toutes les approximations, qui se charge d’une pleine suffisance pour pouvoir s’énoncer en toute tranquillité, une définition confortable. Or, bien souvent, c’est de l’extérieur que viendra la difficulté, quand un doute est émis, quand une discussion semble pointer des insuffisances ou une apparente contradiction. Ce risque existe bien quand on s’adresse exclusivement à des convaincus, à des débutants qui vont d’emblée se convaincre que leur incompréhension du discours entendu est le fait de leur inexpérience et non de la faiblesse de l’argumentation. Petit à petit, dans un tel contexte, on nourrit le sentiment que sa définition emporte l’adhésion par nature. On fait alors l’économie du questionnement philosophique. Mais quand un ignorant, un sceptique, un opposant nous interroge sur ces évidences en les poussant vers ce qui leur apparaît comme des limites, nous nous retrouvons rapidement en difficulté et, dans ce cas, par faiblesse, nous préférons nous rabattre sur un terrain idéologique où les postulats et les utopies indémontrables sont un rempart qui réduit la force de la démonstration à peu d’exemplarités et beaucoup d’idées.

Au début, quand j’ai découvert ta pédagogie, je me suis fixé sur les outils, les techniques, en me méfiant du discours politique qui, quelquefois, accompagnait leur présentation. Ce qui me plaisait dans ta pédagogie c’était la liberté qu’elle permettait aux enfants de travailler selon leur capacité, leur rythme, c’était l’autonomie, c’étaient les bonnes intentions tel que la coopération, l’expression libre qui transparaissaient parfois plus dans le discours que dans les faits. Mais les intentions étaient bonnes.

C’est en cherchant une définition de plus en plus précise que j’ai glissé vers un discours plus politique. Me répéter ad libitum la question centrale : « Qu’est-ce que la pédagogie Freinet ? », c’était pour moi me demander : « Qu’est-ce que c’est ? », « À quoi ça sert ? » et « Pourquoi j’ai fait ce choix ? ». Alors, petit à petit, je me suis affranchi d’une définition par trop technique, trop marquée par les outils, réduisant ta pédagogie à une façon de faire alors qu’il s’agit avant tout une façon de penser le monde. C’est pourquoi, à ce stade de cette missive, je vais donc tenter une définition de ce qu’est ta pédagogie en reprenant à mon compte, à ton compte cher Célestin, la définition que fait Pierre Adot  de la philosophie pour la détourner de son sujet : « La philosophie est à la fois et indissolublement discours critique et un exercice de transformation de soi même. » (préface à la réédition de Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2014). Remplacer « la philosophie » par « la pédagogie Freinet » et voilà que s’énonce, à mon sens, une définition de ta pédagogie : « La pédagogie Freinet est un discours critique et un exercice de transformation de soi-même alimentée par l’expérience pédagogique de la classe, de l’école, de la vie, de sa vie. »

Une pédagogie Freinet réussie serait celle qui, non seulement permet aux enfants de faire l’expérience de la liberté, mais aussi transforme le regard de l’éducateur. La pédagogie Freinet éduque autant l’éducateur que l’enfant, et modifie son regard et ses représentations au fur et à mesure qu’augmente son expérience pédagogique du monde. La justice, la démocratie, le langage, la liberté, tout ce qui constitue le fondement même de la relation entre les êtres humains sont des sujets centraux en pédagogie Freinet.

C’est pourquoi le mouvement Freinet est un mouvement d’éducation populaire. En ce sens, il conduit chaque éducateur à s’interroger sur le monde dans lequel il exerce son métier, à s’interroger sur ses actes en tant que citoyen-éducateur, à s’interroger sur sa place au sein de la société, de sa communauté, de l’institution scolaire, de son école, de sa classe. Apprendre à agir en connaissance de cause, tel pourrait être résumé le projet de la pédagogie Freinet.
Quelques uns d’entre nous s’inquiètent parfois, non sans raison, d’une sorte de dilution de ce qu’on peut parfois faire de ta pédagogie, de ce qu’on peut en dire et ils aimeraient, pour s’en préserver, qu’on tente l’exercice d’une définition canonique. Mais ta pédagogie n’est pas une pédagogie de gourou, ça n’est pas une pédagogie fixée une bonne fois pour toute dans le sens où ça n’est pas une méthode, la PF se méfiant de la normalisation. C’est pourquoi il n’est pas très grave que chacun, au sein du mouvement qui porte ton nom, dise un peu midi à sa porte sur ce qu’est la pédagogie Freinet. De plus, il est un constat que l’on peut faire à chaque fois qu’on pense s’écarter un peu trop du chemin, c’est ce qu’on appelle en sociologie, la régression à la moyenne : quand l’écart entre le seuil de référence et la réalité est trop grand, il y a un retour à une sorte de moyenne, c'est-à-dire au cadre de référence d’une façon autorégulée. J’ai toujours pu constater qu’au sein de notre mouvement, il y a suffisamment de monde pour s’autoriser à porter un regard critique sur quelques dérives passagères. Tiens, prends par exemple la liste de discussion et de diffusion de la PF en maternelle, liste ouverte à tous, militants ou non. Il y a toujours des veilleurs attentifs à la nature des propos tenus. Rien n’y fait : tout ne se vaut pas et, si gentils sommes nous, nous n’acceptons pas de compromis au nom d’un œcuménisme pédagogique. La pédagogie Freinet se vérifie par le collectif. Si la pédagogie Freinet c’est la pédagogie que l’on fait, elle nécessite une confrontation permanente avec des expériences communes. Jean François Planchet, un vieux militant de notre groupe départemental disait que « celui qui prétend faire de la pédagogie Freinet seul, loin des autres praticiens, se trompe assurément. »

C’est probablement pour ça que j’aime tant me retrouver parmi ces pédagos pacifistes mais combatifs, qui ne laissent rien passer même si quelque fois l’excès n’est pas exclu, quand ça n’est pas la mauvaise foi ! Mais au nom de quoi ? Non pas d’une idéologie mais bien de valeurs si bien vérifiées par l’expérience… une petite centaine d’années d’expérience, ça n’est pas rien. Pour toutes ces raisons, cher Célestin, si je fais de la pédagogie Freinet, c’est à l’exclusion de toutes les autres.