Pédagogie Freinet et numérique : une fatalité qu’on peut éviter
Quand nous avons été sollicité pour écrire sur la thématique de ce numéro de l’Educ’ Freinet, la question suivante était posée :
Comment et pourquoi la PF utilise-t-elle toutes ces techniques ?…
Je voudrais faire remarquer que ça n’est pas la PF qui utilise ces outils ou techniques mais des personnes. Et parmi les personnes se revendiquant de la PF, il y en a qui n’utilisent pas ces techniques en connaissance de cause. La question aurait donc pu être : Comment et pourquoi la PF n’utilise-t-elle pas toutes ces techniques ? Les effets du numérique sont IRRÉPARABLES, même si ça ne nous enlève pas l’eau au robinet, du moins pour l’instant. Plutôt que de vouloir utiliser ces outils en connaissance de cause, il est préférable de s’en affranchir à commencer dans nos pratiques pédagogiques ce qui n’exclut pas des discussions, des débats avec les enfants sur leur usage.
Mais alors, me dira-t-on, « comment faire de la pédagogie sans outils numériques ? »... comme si l’usage des outils numériques relevait d’une nécessité, comme si leur absence était un empêchement. Dans l’histoire du mouvement Freinet, il faut se rappeler que les outils ont eu une place importante autant que symbolique. Mais il ne faut pas s’y tromper : il faut se rappeler que ça n'est pas l'imprimerie qui fut déterminante dans ce qui allait devenir la PF mais l'expression libre, en l’occurrence le texte libre ! Le médium comme support de cette expression n'avait pas besoin d'épuiser des ressources naturelles et d'aliéner les individus à leurs outils. Accepter une réalité délétère pour s’en emparer et tenter à notre niveau, c’est à dire en vain, de mieux maîtriser ses effets, revient à considérer cette réalité comme acceptable. L’émancipation si chère à la pédagogie Freinet doit commencer par soi même en interrogeant l’usage et les effets de nos pratiques à l’aune de la connaissance du moment. Si on utilises des outils, des techniques qui sont par essence délétères pour l’avenir des générations à venir, celle que nous éduquons, que nous enseignons, probablement pour nous aussi, comment savoir s’en affranchir sans attendre de faire l’expérience de la nécessité à savoir celle d’une fin du monde qui ne nous laissera pas le choix ? Et bien tout simplement en vivant autrement le temps de l’école. Autrement dit en faisant l’expérience d’une vie temporaire, le temps de l’école, sans outils responsables de notre finitude. La PF ne doit pas être un mode de compensation d’un système éducatif incapable de se transformer, d’une société dont les composantes n’agiront que quand la catastrophe sera là. A ma hauteur, je peux témoigner modestement pratiquer une pédagogie Freinet depuis des années sans outils numériques, sans plastifieuse, sans feutres, avec une consommation réduite en photocopies sachant pertinemment que faire encore des photocopies relève d’une paresse de ma part pour envisager sa disparition dans mes usages pédagogiques. Je sais aussi que cet environnement que j’ai créée dans ma classe ne changera pas fondamentalement les représentation des enfants. Cependant, tous les enfants scolarisés une ou plusieurs années dans cette classe auront une expérience sensible à disposition consciemment ou inconsciemment de l’usage du monde sans outils numériques.
En conclusion, je citerai André Leroi-Gourhan, préhistorien et ethnologue qui écrivit ce texte prémonitoire en 1964 : … la société humaine devient la principale consommatrice d’hommes, sous toutes les formes, par la violence ou le travail. L’homme y gagne d’assurer progressivement une prise de possession du monde naturel qui doit, si l’on projette dans le futur les termes techno-économiques de l’actuel, se terminer par une victoire totale, la dernière poche de pétrole vidée pour cuire la dernière poignée d’herbe mangée avec le dernier rat » [Leroi-Gourhan 1964, p. 260].Leroi-Gourhan A. (1964), Le Geste et la parole, I : Techniques et langage, Paris, Albin Michel.
