Brésil : une pédagogie de l'intégration

Décembre 2001

L’Escola Curumin (1) est une école Freinet installée à Curumin au Brésil. L’intégration des enfants « plus différents » fait partie de leur projet d’établissement. Créer les conditions pour que leurs capacités et leurs talents se développent et soient valorisés par le groupe, afin qu’ils contribuent à la production et au travail du groupe est l’ambition de l’équipe pédagogique. L’utilisation des techniques de vie de la pédagogie Freinet permet que développe dans la classe une ambiance de respect du rythme de chaque enfant, et de respect des différences, créant les conditions favorables au développement entier de la personnalité et des talents de chacun.

 
 
1ère Série (2) du soir, classe du Dinosaure, année 2000. Il y a 20 enfants dans la salle de classe. Vingt paires d’yeux inquiets, qui à tout moment interrogent : “qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ?” Jusque là, ils paraissent égaux, mais c’est notre regard et notre écoute qui vont contredire l’idée vécue pendant tant d’années de l’homogénéité d’une classe. Dans la parole de chacun, dans ses manières de sourire, de s’intéresser ou se désintéresser, nous allons désapprendre l’homogénéité et apprendre la diversité. Dans nos classes nous construisons une dynamique dans laquelle le travail (cette action humaine d’intervention sur le monde, pour le connaître et se connaître) est le maillon de liaison, c’est l’indice des possibilités pour tous ces regards, les nôtres et ceux des enfants. Ils semblent égaux mais ils ne le sont pas. Chacun a des besoins et des capacités différents. Et parmi ces différences, certaines sont « plus différentes » à nos yeux, quand nous ne les comprenons pas.
 
Approchant notre regard de cette classe de 1ère série de l’année 2000, nous pouvons voir Rafael que nous devions stimuler pour qu’il prenne de petites initiatives : « Rafael, tu dois dire si tu veux plus de goûter ou non. » Ou bien : « Rafael tu réussis à mettre tes chaussures ? » Rafael qui dans ses tâtonnements pour écrire, commençant à connaître ses lettres, écrivait avec adresse ses idées et dans ces tentatives recevait l’aide de ses camarades qui étaient dans le même atelier ou de la professeure. Aide qui, parfois, n’était que de coller la feuille de liaison dans le cahier, car c’était même nécessaire de faire ce travail avec lui. Mais Rafael avait dans les ateliers des activités adaptées à ses besoins et travaillait également avec les textes produits collectivement par le groupe, dans lesquels, d’une manière ou d’une autre, il participait également, donnant ses “sensations” comme tous les autres du groupe.
 
Le regard de la professeure déjà était informé, par les regards des professeurs précédents, des difficultés éventuelles à affronter et des progrès qu’il avait déjà réalisés dans l’école.
 
Dans les réunions pédagogiques et dans les réunions d’orientation nous avions discuté des possibilités de travail de Rafael, formant ainsi, dans l’école, une base d’aide pour travailler, dans chaque classe, avec un ou deux élèves aux besoins spéciaux, les intégrant dans nos groupes. Nous parlons là d’élèves ayant différents syndromes. Nous avons par exemple, dans la 5e série un élève avec le Syndrome de Down, dans la 4e (le matin) un élève avec Paralysie Cérébrale, dans la 4e (soir) un élève avec Déficience mentale, dans la 3e série (matin) une élève avec le Syndrome de Aspergen et une autre avec difficultés d’apprentissage, dans la 3e série(soir) un élève avec une déficience mentale et une autre avec une déficience visuelle et mentale et ainsi de suite, dans toutes les classes. Nous mettons en évidence ces exemples dans l’intention d’éclairer le principe général qui nous oriente : l’intégration d’élèves avec des besoins spéciaux. Les « étiquettes » ne nous intéressent pas (elles aident très peu à comprendre ces élèves et, parfois, au contraire, contribuent à se faire un regard préconçu sur ceux-ci), ce qui importe est d’apprendre à voir en eux ce qu’ils ont comme possibilités, à voir mieux leurs besoins, respectant leurs rythmes personnels de la même façon que nous respectons les rythmes des autres élèves, sans oublier de les stimuler, sans oublier de donner des ailes à leurs projets et intérêts comme nous l’enseigne la Pédagogie Freinet.
 
Nous allons revenir à cette salle de classe de Rafael et laisser notre regard se tourner pour voir aussi Pedro qui arrivait très agité le lundi, racontant les nouvelles qu’il avait lues dans la revue « Veja » (3).
 
Ces nouvelles ainsi que d’autres, il les apportait pour la « Roda de Conversa » (Cercle de conversation), échangeant les idées avec ses camarades. Pedro domina rapidement la lecture et l’écriture et écrivit tôt de longs textes. Dans les moments de travail, il cherchait des amis et il lisait avec plaisir ces textes, savourant avec eux ses conquêtes. Dans les recherches, Pedro voulait tout savoir, voulait toujours savoir plus. Il suffisait d’une information pour que lui-même cherche à continuer le travail. Ses besoins étaient autres, par exemple, structurer mieux ses textes, améliorer son écriture. Il avait besoin également d’apprendre à donner de l’espace à ses camarades, d’attendre son moment de parole...
 
Pedro et Rafael étaient camarades dans la 1e série et ensemble ils produisaient des travaux en groupe : une recherche sur les dinosaures mobilisa l’intérêt de la classe dans le premier semestre et pour cela se transforma en grand projet du groupe. Presque tout tournait autour de ce thème : les textes, les lectures, les arts plastiques. La classe fabriqua un grand dinosaure en papier kraft et papier journal pour le présenter à l’exposition annuelle de l’école. Cherchant des informations sur le sujet ils commencèrent à échanger des correspondances avec une classe de la 1e série du matin, laissant des lettres pour eux.
 
Dans cette construction de possibilités d’intégration nous sommes attentifs à réaliser un travail qui ne se limite pas à une simple socialisation pour ceux qui ont des besoins particuliers. Prendre en compte leurs rythmes propres et leurs possibilités, c’est plus que cela. C’est créer les conditions pour que leurs capacités et talents se développent et soient valorisés par le groupe, c’est créer les conditions pour que ces talents soient mis à profit effectivement, de façon à contribuer à la production et au travail du groupe. Nous croyons que le travail socialise.
 
Pedro et Rafael travaillaient ensemble dans la production de ce dinosaure et également jouaient ensemble, participaient ensemble à la « Roda de Conversa » et avaient chacun leur moment pour exprimer leurs idées.
Comment cela est-il possible ? En plus de notre regard qui s’ouvre, qui désapprend le vieux et cherche à percevoir le neuf et la diversité sans préjugés, nous nous appuyons sur une proposition pédagogique, avec des instruments pratiques pour la salle de classe, qui nous aident à organiser le travail. Nous avons tenté de construire les possibilités d’intégration, à partir de la Pédagogie Freinet, dont les principes sont la coopération, l’autonomie, la libre expression et le travail. Par le biais de ses instruments pédagogiques, se développe dans la classe une ambiance de respect du rythme de chaque enfant, et de respect des différences, créant les conditions favorables au développement entier de la personnalité et des talents de chacun.
 
La Pédagogie Freinet n’est pas considérée par nous comme un simple ensemble de techniques. La construction des instruments de travail est un processus animé par le professeur et qui s’appuie sur la participation des élèves, par exemple, la « ronde de conversation » qui est un espace et un moment de libre expression du groupe, pour l’apprentissage de la vie en commun et de la nécessité de règles et souvent, c’est dans cette ronde que surgissent les projets du groupe. Dans la ronde apparaît aussi un autre instrument de travail d’extrême importance : le Livre de Vie. Dans celui-ci, comme dans un « journal de bord » nous enregistrons toute la vie du groupe, les faits importants de jour en jour, les dessins et quelques tentatives d’écriture des enfants et ainsi, l’acquisition de la lecture et de l’écriture vont se faire de façon significative. Avant même de savoir lire et écrire, les élèves sont déjà usagers de l’écriture, en se l’appropriant. Le texte libre, ce puissant instrument créé par Freinet se place au service de l’expression enfantine, permettant des créations authentiques. Les textes sont lus dans la « ronde de conversation » et ainsi communiqués au groupe, pouvant être choisis pour le travail du groupe de correction collective.
 
Et comme nous dit Freinet « Nous cultiverons avant tout ce désir inné de l’enfant de communiquer avec les autres, de faire connaître autour de lui ses pensées, ses sentiments, ses rêves et ses espérances. Ainsi, apprendre à lire, à écrire, à se familiariser avec l’essentiel de ce que nous appelons la culture sera pour lui une fonction aussi naturelle que d’apprendre à marcher ».
 
La vie en groupe est remplie de conflits et ils apparaissent naturellement dans nos classes. Ouvrant notre regard sur ces conflits, les comprenant comme manifestations nécessaires et légitimes des problèmes que les enfants rencontrent, nous utilisons dans la classe le Journal Mural. Les discussions sont vives, les critiques sont directes et ceci permet la construction d’un climat de dialogue franc, de responsabilité personnelle et du groupe, avec des accords solides, de construction de l’autonomie. Aussi bien Rafael que Pedro reçoivent des critiques et des compliments du groupe classe. Personne n’est traité avec mépris ni avec indulgence superflue.
 
Le Plan de Travail est un autre instrument présent dans nos salles de classe pour que l’enfant s’organise dans le temps et l’espace. Au début de chaque semaine il y a un moment pour l’organisation du travail : quelles activités particulières ferons-nous, quels projets nous devons continuer, quels seront les moments pour le travail individuel. Dans cette routine organisée collectivement on prévoit toujours l’espace pour les travaux en Ateliers. Les élèves peuvent ainsi choisir, dans un éventail de possibilités, quels travaux répondent le mieux à leurs intérêts. Les élèves peuvent également choisir en relation avec leur emploi du temps. C’est dans les ateliers que le travail se fait, permettant les recherches et l’exploration du savoir. Livres, albums, histoires en petits tableaux produits par les enfants eux-mêmes ont l’habitude d’être envoyés à la bibliothèque de l’école. Ainsi l’enfant se sent véritablement producteur de savoir et non simple consommateur. Souvent pour continuer des recherches réalisées il est nécessaire d’organiser une classe-promenade. Et là nous allons diriger notre regard en dehors de la salle de classe, élargissant nos domaines. Nous avons encore la correspondance entre les groupes d’élèves qui s’établit tantôt pour poser des questions aux collègues tantôt pour partager nos découvertes.
 
Tous ces outils sont mis en place pour répondre aux besoins des enfants. Mais percevoir ces besoins est dans notre regard et les assumer à des fins éducatives est dans notre volonté de rendre à l’enfant son propre temps, donc, « rien ne sera fait s’il n’y a pas transformation des relations maîtres-élève car la Pédagogie Freinet est une éducation dans la confiance qui s’accompagne d’une réelle prise en charge par les enfants de leur mode de vie et de travail » (4).
 
Aujourd’hui Rafael et Pedro sont en 2e série. Ensemble avec ces 20 paires d’yeux, déjà ils questionnent d’autres choses s’appropriant le temps qui n’est plus le temps ordonnancé uniquement par le professeur, ils ont maintenant temps et espace pour observer et questionner d’autres choses. Le travail avec Rafael est toujours de le stimuler pour qu’il prenne des initiatives, pour faire toutes les activités, participant chaque fois plus dans le groupe. Il est pratiquement alphabétisé ! Aujourd’hui il participe aux entretiens, racontant ce qui lui est arrivé la veille. Il précise par quelques mots ce qu’il n’a pas aimé, protestant contre un ami par exemple. Le travail avec Pedro est également de toujours le stimuler et en outre de ne pas laisser son énorme curiosité s’éteindre. Le travail qui est réalisé maintenant dans la 2e série n’est que la continuation de ce qui fut réalisé depuis qu’ils sont dans cette école, selon un processus croissant. Sans nier leurs difficultés, mais également sans mépriser leurs talents, respectant leurs limites.           
 
Gláucia de Melo Ferreira (coordonnatrice pédagogique)
Mariângela de Mello Pereira (professeur de la 2e série)
Tânia Regina Laurindo (professeur de la 1ère série)
Traduction Bernard Monthubert
 
1-L’Escola Curumin est une école brésilienne, située à Campinas, dans l’état de São Paulo. C’est une école privée qui reçoit actuellement 270 élèves. Cela fait déjà plusieurs années que nous faisons nos tâtonnements en Pédagogie Freinet.
2-La « 1ère Série » correspond à l’alphabétisation (6-7 ans)
3-La revue « Veja » est un périodique de grande diffusion de la région de São Paulo, pour le public adulte.
4-Dossier Pédagogique de la revue L’Educateur – Premiers Contacts avec la Pédagogie Freinet. ICEM, 10/09/79.