Pédagogie Freinet et économie libérale

Décembre 2001

La consultation sur les projets de nouveaux programmes pour l’école primaire a réanimé les critiques envers la pédagogie et plus particulièrement envers les pédagogies dites «nouvelles». Les critiques les plus extrêmes regrettent la transmission verticale à sens unique enseignant-élève et les situations d’enseignement du passé.

 
Et pourtant lorsque nous parlons de la main mise de l’économie libérale sur l’école nous avons les mêmes craintes : l’école ne lui offrirait-elle pas un « citoyen idéal », un individu égocentrique, parfait consommateur, avide de satisfaire des désirs immédiats, un individu isolé, aux fortes difficultés relationnelles, un travailleur mobile incapable de s’associer ou de se syndiquer car dépourvu de tout lien culturel, un individu bavard mais ne sachant plus « parler », un individu peu apte à la réflexion personnelle -laissant la télévision envahir sa vie privée et occuper ainsi le temps où il aurait pu échanger et débattre- un individu manquant de sens critique, ne se questionnant plus, ne questionnant plus l’autre ?
 
Pour construire cet individu, l’Ecole doit le rendre autonome, « civil», «flexible », capable de s’adapter rapidement à n’importe quel travail et de se former seul tout au long de sa vie. Une simple base de savoirs rapidement opérationnels serait suffisante pour assurer cette auto-formation.
Le droit à l’éducation pour tous serait réduit à un droit individuel d’accès au savoir, désiré ou imposé, mais toujours aussi inégalitaire.
Les savoirs nécessaires à la compréhension du monde, permettant de participer à sa transformation, seraient secondaires, extérieurs à l’école, réservés à certains…
Cette démarche au premier abord semble renvoyer aux pédagogies qui prônent l’autonomie, l’individualisation des apprentissages, l’éducation citoyenne…
Notre spécificité n’est plus aussi bien définie. Educateurs du mouvement Freinet, il nous faut sans cesse faire ressortir la philosophie qui sous-tend notre pédagogie en dehors de toute phraséologie.
 
Rassurons les nostalgiques : l’école n’a que peu changé dans sa forme. Même s’il n’y a plus d’estrade, l’enseignant est toujours à la même place, devant, accordant volontiers la parole aux enfants déjà bien ancrés dans le système, ceux qui savent et anticipent ce qu’il veut. L’enseignant décide de tout, transmet les contenusdu programme, évalue.
La massification de l’enseignement, non suivie de démocratisation, révèle ses limites. La réussite scolaire reste, plus que jamais, liée aux origines sociales.
 
Educateurs du mouvement Freinet, nous travaillons et réfléchissons pour placer constamment l’enfant dans des situations d’apprentissages permettant la réussite de tous sans distinction d’origine sociale ou culturelle, des situations authentiques d’échanges et de partages de connaissances, des situations vivantes qui permettent de confronter sa pensée à celle de l’autre.
La méthode naturelle, le tâtonnement expérimental sont des choix qui posent clairement un engagement politique : c’est la volonté de donner à chacun sa place dans la société pour ne pas la subir mais participer à sa construction.
Chaque individu est différent, acteur d’une histoire unique. Il doit avoir le temps, le droit d’exprimer ses émotions, ses sentiments, de se raconter… Ce partage, cette transmission de savoirs, ne peuvent se limiter à cette seule relation verticale maître-élève qui exclut plus qu’elle ne rassemble. Savoirs et connaissances ne peuvent se réduire à de simples compétences qu’on évaluerait régulièrement indépendamment de l’histoire de chacun !
 
Nous voyons dans nos classes, non pas des élèves, mais des personnes, des enfants qui se construisent, nous voyons et nous rêvons aux adultes qu’ils seront. Nous enseignons dans des lieux qui luttent contre l’individualisme, la compétition, l’isolement, l’exclusion. Nous nous sentons passeur de cultures, éducateur, formateur, accompagnateur… privilégiant la parole, le sens, la relation à l’autre, le travailler ensemble, le vivre ensemble, la coopération.
Au quotidien, résolument et modestement, nous avons choisi d’entrer en résistance contre la main mise de l’économie libérale et de sa pensée unique sur l’école.
 
Catherine Chabrun, CA ICEM