Rencontres avec Sarajevo : aventure pédagogique

Mai 2002

 

Plutôt que d’expliquer de manière un peu théorique, quel peut être l’intérêt pédagogique d’un lycée, cogéré par des élèves et des membres d’une équipe éducative, nous avons choisi de vous donner à entendre ce que ce genre d’institution permet de mettre en œuvre.

Présentation, donc, d’une tranche de vie où chaque lecteur pourra lire en filigrane les choix  politique et pédagogique du Lycée Expérimental de Saint-Nazaire 

Comme pour tout, il y eut la naissance de l’idée dans la tête de certains, puis une première tentative qui échoua pour cause de guerre au Kosovo, qui se poursuivit par la mise en route et la réalisation du premier voyage au printemps 2000.

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1999 : Un projet qui tourne court 

On n'y croyait plus! Voilà deux ans, j'avais proposé à Olivier d'aller faire un tour dans un des pays de l'ex-Yougoslavie. J'avais été émerveillé par des films du réalisateur Emir Kusturica, et je voulais en savoir plus sur la culture de cette partie de l'Europe jusqu'ici inconnue pour moi. Olivier, toujours prêt à s'engager dans des projets d'élèves, semblait motivé pour cette aventure. C'était au mois de juin 1998, et nous avions décidé que, dès le mois de septembre, à la rentrée, nous programmerions des activités afin de constituer un groupe.

 On commença donc par organiser des réunions, pour définir et structurer d'avantage notre projet. Après les premiers rendez-vous, nous décidâmes que la destination et l'objet de notre questionnement seraient La Bosnie, et plus précisément Sarajevo. Une ville au passé pesant, qui fut le théâtre de quelques événements tragiques : l'attentat de l'Archiduc d'Autriche en 1914, qui mit le feu à la poudrière de la première guerre mondiale et puis surtout, récemment, de 1992 à 1996, le siège de l'armée Yougoslave qui mit la ville à genoux. Que voulait-on réellement faire là-bas? C'est la question que nous ont fait nous poser quelques personnes qui avaient séjourné dans la capitale bosniaque. Y aller sans un réel intérêt, sans un projet fort et sensé, ça ne valait selon eux pas le coup. Nous avons donc remis les pendules à l'heure et demandé à certains de revoir leurs intentions quant au but de ce voyage. Les intéressés ont préféré claquer la porte. Le reste du groupe, lui, avançait à grands pas, au fil des documentaires analysés, des livres et articles de presse lus, et des rencontres faites. Au mois de mars, nous étions prêts à partir. Il ne manquait plus que l'autorisation du proviseur de notre lycée d'appui… 

…Je vous le donne en mille, il nous l'a refusée ! Pas directement. Il a préféré prendre conseil auprès de la hiérarchie : Ministères de l'Éducation Nationale, puis des Affaires Étrangères. Négociations ultras tendues entre le Lycée Expérimental et le Quai d'Orsay ! Étonnant, non ? Toujours est-il que la décision est tombée comme un couperet. Pas de voyage pour cette année. Tout le monde était évidemment très déçu. L'énergie du désespoir nous poussa à organiser une soirée de réflexion sur l'après-guerre en ex-Yougoslavie, au cours de laquelle interviendraient les différentes personnes que nous avions rencontrées. Une fois encore, il y a eu maldonne, car la salle n'était pas disponible. La fin de l'année était proche et décision fut prise de retenter l'aventure en septembre.

2000 : un premier voyage à Sarajevo

En septembre, donc, un nouveau groupe se forme autour de trois survivants. Ensemble, ils reformulent en partie le projet de l'année précédente et s'intéressent à la reconstruction de Sarajevo et de la Bosnie. En février 2000, ils reçoivent l'autorisation de partir…

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 …À leur retour, ils ont exposé au lycée une sélection de photos et organisé une soirée de débat pour discuter et informer leurs condisciples de ce qu’ils avaient fait, vu et entendu à Sarajevo. Chouette soirée qui s'était terminée autour d'un buffet froid et de quelques bouteilles.

Voici ce qui fut rapporté, de la soirée débat organisée au lycée au mois de juin 2000 : 

Aux murs sont affichés, photos, affiche, textes et cartes. La salle est plaisamment aménagée et les voyageurs commentent, à la demande, les différentes parties de l’exposition. C’est très instructif et très différent de ce que j’entends d’habitude à la télé au sujet de la vie en Bosnie et de la guerre qui s’y est déroulée. 

Quand le voyage avait commencé à s’organiser, j’étais sceptique. Je voyais mal comment il était possible d’aller là-bas sans être un abominable voyeur. Eh bien, il me faut rendre un hommage à ce voyage qui, selon moi, a évité tous les écueils que je pensais inévitables. Ils ont visiblement rencontré des personnes de multiples tendances politiques et ils sont élogieux sur la qualité de l’accueil qui leur a été réservé… 

Les réponses qu’ils apportent sont instructives. Ils sont au fait de la situation. Ils parlent d'hommes et des femmes de là-bas avec une grande sincérité dans la voix. Ils disent tous combien ce voyage les a changés et les a amenés à regarder le Monde autrement… 

Je suis ému de les entendre. Ils racontent la vie ! Je vois dans leurs yeux, l’intensité de ce qu’ils ont vu ; c’est très touchant. Souvent, quand ils racontent leur voyage, ils regardent dans le vide tout en parlant. Comme si la narration les emportait là-bas pour mieux retrouver leurs souvenirs.

J’apprécie qu’ils me fassent partager leur expérience. 

C’est un formidable moment d’échange ! ” 1

2001 : un deuxième voyage 

En septembre 2000, l’affaire s’est relancée d’elle-même. L’expérience a fait des émules. Il faut dire que les échanges, qui avaient fait suite au premier voyage, avaient suscité une forte émotion et un grand intérêt.

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Donc, avec une dynamique affirmée, une nouvelle aventure pédagogique repart. Des réunions se déroulent tous les mardis de 15 h 30 à 17 h 00. Chacun se responsabilise sur une tâche. Simon par exemple est chargé de la comptabilité. Claire a préparé avec minutie d’énormes dossiers de demandes de subventions. Le groupe organise son travail et planifie son boulot. Des projets de production naissent des discussions, au fil de la préparation : un livre qui prendrait la forme d’un abécédaire, une vidéo sur les coulisses du voyage et une expo photo. 

Des films sur la Bosnie sont visionnés : “ My private Sarajevo ”, “ Chronique d’une Ville Assiégée ”, “ Le Cercle Parfait ”, “ Chat noir, Chat blanc ”. Deux soirées vidéo sont organisées dans le lycée. Des débats suivent et permettent tout doucement de cerner les questions posées par l’Histoire. 

Une formation est assurée par un photographe. Il est dit qu’on ne sera pas des voleurs de photos. Alors les élèves se rendent en ville pour s’entraîner à prendre des photos en demandant aux personnes leur autorisation, qui dans un café, qui dans la rue ou une galerie marchande ? On visite également une exposition Depardon au centre culturel de Saint-Nazaire.  

Les contacts sont pris avec les personnes que nous rencontrerons sur place. Ceux qui projettent une vidéo se forment à la prise de vue avec un professionnel. La recherche de subvention porte ses fruits auprès de la région des Pays de Loire et de la municipalité de Saint-Nazaire. C’est l’occasion pour les élèves de découvrir les coulisses d’une mairie ! 

Tout un travail est fait pour organiser le transport. SNCF jusqu’à Paris, puis Eurolines pour joindre Zagreb et enfin Centrotrans pour arriver à Sarajevo. 

Le vendredi 13 avril 2001, c’est le grand départ. Après deux jours de voyage, nous voilà à Sarajevo. On découvre la ville à pied ou en tramway. Les premières rencontres avec les traces de la guerre donnent à penser :  “ Cet après-midi, visite du quartier de Dobrinja, départ du centre ville en tramway. Le quartier de Dobrinja est très impressionnant et déroutant : des immeubles vides et bombardés. J'ai du mal à exprimer ce que je ressens, ça m'a prise aux tripes, les larmes sont arrivées, mais pourquoi ce sentiment de malaise encore une fois ? Quand je me mets à la place des gens qui ont vécu la guerre, les bombardements, qui voyaient leur famille, leurs amis partir ou mourir, ...  

Emmanuelle 

Dobrinja ! Quartier complètement détruit, ravagé par les obus. Quartier le plus détruit de la ville. Même six ans après la guerre, le malaise est toujours là. Certaines maisons et appartements ont été rénovés, des familles vivent ici, des enfants jouent... Ça respire la mort. Tu te demandes qui a fait ça et ce qui pousse certains hommes à tuer leur égal ? La reconstruction est en cours chez les Bosniaques mais pas chez les Serbes. Pourquoi ? La misère est la même chez les deux peuples. Et qui dirige ça ? L’État, une minorité de personnes cyniques qui vivent dans le plus grand des conforts, au mépris de ces personnes et qui se permettent encore de les diriger et de leur imposer des barrières qui les divisent. D'un côté de la route, appartements bosniaques flambants neufs, de l'autre côté appartements serbes complètement détruits. Ces deux peuples ont les mêmes besoins, la même histoire mais des barrières leur sont encore imposées pour encore plus les détruire. Comme s'ils n'avaient pas assez souffert et qu'ils ne souffraient pas encore assez.  

Laure ” 

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Les sujets graves que nous abordons et les grandes questions que nous nous posons, sans parler des travaux nécessaires aux productions, n’empêchent pas la bonne humeur, la convivialité et la fête. Presque tous les soirs, on se retrouve au « Clou », un bar sympa dans une cave et qui passe du jazz. On y fait des rencontres, d’autres rencontres que celle de la journée, mais c’est également l’occasion de se détendre en buvant une bonne bière, voire plus !

 Après dix jours sur place, il fallut partir et ce ne fut pas simple de laisser une expérience si intense derrière soi. Au retour à Saint-Nazaire, le travail a continué pour élaborer les productions. L’exposition, le montage vidéo et le livre ont été présentés, en juin dans un premier temps, au centre culturel de Saint-Nazaire à l’occasion de la présentation du projet inter-arts du lycée. Un franc succès, avec éloge de la presse. À partir de septembre l’ensemble des productions a circulé : Salon de l’ICEM à Nantes, Cosmopolis, Maison du Citoyen à Nantes, Soirée débat ouverte au public (environ 70 personnes) au Lycée Expérimental, Lycée A.Briand, Librairie La voix au chapitre, Maison du Peuple de Saint-Nazaire. Parallèlement, le groupe a décidé d’organiser la venue d’une quinzaine de jeunes Bosniaques. C’est donc reparti pour un tour. Démarche, rencontre, préparation, financement… 

Voilà où nous en sommes au mois de janvier 2002. Le Lycée Expérimental, par son fonctionnement particulier permet ce genre d’aventure pédagogique, humainement très forte. 

Cela permet aux élèves d’avoir une vue d’ensemble d’un projet, d’en appréhender la complexité et d’agir afin qu’il se réalise. Tout le groupe s’est donc trouvé en situation de penser, organiser, financer, réaliser, bien plus qu’un voyage. Un morceau de vie ! 

Il a fallu se coltiner à de vrais problèmes, écrire, pour de vrai, un vrai livre et monter un vrai film, s’impliquer dans des rencontres, comprendre, réfléchir sur le Monde et la question des Balkans et de la guerre en particulier. Enfin, quelque chose qui doit s’appeler : apprendre. 

L’expérience de l’écriture est instructive car elle a concerné des élèves qui avaient, pour leur grande majorité, des difficultés scolaires avec l’écriture ! Alors quand ils ont vu que le livre intéressait et en plus se vendait très bien dans une vraie librairie, ce fut sans doute pour eux un grand pas en avant vers le retour à la confiance en soi.

Simon explique : “ J’ai acquis beaucoup de maturité, j’ai grandi. Je sais maintenant comment me comporter face à un problème qui me dépasse. Je sais l’exprimer.”

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 Quant à Alex, une fois rentré, il a écrit un texte "Lettre à un inconnu" où il parle de son évolution en se questionnant sur la guerre et ses monstruosités. 

“Merde, d’un seul coup, je me sens envahi d’une grande lassitude, presque l’envie d’arrêter de vivre, car cela est pesant, pour être sûr de ne pas voir cela. Et d’imaginer que moi je pourrais m’y livrer me dépasse. Cela me paraît tellement absurde, mais comme d’autres l’on fait, pourquoi pas moi. Alors, il vaut mieux que j’en finisse, avant d’être coupable d’un crime inacceptable. 

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Eh bien non, je veux continuer à vivre, me débattre, j’ai le droit d’espérer vivre dans un monde en paix. J’en ai conscience, ce doit être la meilleure arme contre le fait de le faire. Nous devons essayer de combattre tout message à caractère haineux, toutes situations qui seraient inacceptables ne serait-ce que pour une seule personne, pour éviter que l’on en arrive à un cas similaire un jour. Je dois aussi communiquer mes informations et mes questionnements et essayer de comprendre ces débordements. 

Bref, comme disait Camus, je suis un homme miné, un homme miné est un homme qui réfléchit, mais qui veut vivre. ” 

Alex  

Simon et Jean-Paul

 1- Extrait de “Lettre à un inconnu” d’Alexandre Saget

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