La maîtrise remarquable de l'écrit comme condition d'accès à la citoyenneté

Septembre 1997
Survivre dans notre société sans l'écrit est sans doute possible, mais peut-on alors exister socialement, et de manière "citoyenne" ?
Pierre Bourdieu, dans son pamphlet "sur la télévision" montre la manière éhontée avec laquelle celle-ci nous berne sans arrêt. Que deviennent les téléspectateurs assidus et sans recul devant ce média très envahissant alors que l'écrit, les écrits, nous permettent une mise à distance des problèmes, l'ouverture et la confrontation à d'autres points de vue?
C'est bien ce qui confère à ce dernier ses enjeux fondamentaux : enjeu social, enjeu citoyen, enjeu politique.
 
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Illettrisme et analphabétisme
 
Les illettrés et les analphabètes n'ont pas accès à l'écrit. Les uns, sont ceux qui n'ont jamais appris à lire malgré la fréquentation de l'école ou qui l'ont désappris, les autres, sont des immigrés qui ne possèdent pas la lecture et l'écriture ni dans leur pays d'origine, ni en France. Les chiffres divergent quant au pourcentage de la population qu'ils représentent, en raison des critères aléatoires utilisés devant la difficulté à les recenser. Rappelons les résultats significatifs de l'évaluation nationale réalisée à l'entrée en 6ème : 20 % des enfants accèdent à ce que l'on appelle la lecture remarquable, c'est à dire qu'ils en perçoivent l'explicite et l'implicite, 30 % comprennent le texte mais n'en font pas une lecture "remarquable", 30 % ne sont pas en mesure de donner un sens global au texte et ne peuvent répondre que partiellement, 20 % ne possèdent pas les compétences de base. A la lumière de ces résultats, il serait juste de se demander si l'école ne fait pas encore plus mal qu'avant. Il est indéniable que le niveau monte pour les meilleurs, mais que, par contre, les écarts se creusent avec les moins bons.
Les élèves en difficulté naissent-ils tous dans des couches socio-culturelles défavorisées et faudrait-il admettre que les pauvres engendrent des non-intelligents ? En fait, l'école reproduit les niveaux dont elle a besoin tout comme dans l'apprentissage de la lecture les mêmes schémas reproduisent les mêmes résultats. Où se situent les futurs illettrés, ceux que l'on va retrouver dans quelques années dans des stages de base, de remise à niveau ou de réinsertion ? A partir de quel moment peut-on qualifier quelqu'un d'illettré lorsque, officiellement, on le définit comme "une personne qui ne peut pas se débrouiller avec l'écrit" ?
Des jeunes de C.F.A (Centre de Formation d'Apprentis) en BEP, option menuiserie ou maçonnerie, interrogés sur leur pratique d'électeurs - ils venaient d'avoir 18 ans et cela se passait entre les deux tours des élections présidentielles - avouaient n'avoir lu aucun journal, aucune profession de foi puisqu'ils n'y comprenaient rien et que cela les ennuyait profondément. A la question : "mais alors, comment avez-vous fait votre choix ?", ils ont répondu à l'unanimité et sans concertation entre eux qu'ils avaient entendu des slogans ici ou là, et qu'il y en avait un qui les avait accrochés (comme par exemple la diminution du service militaire à 6 mois). Quel niveau de lecture possèdent ces jeunes qui ne sont pas considérés comme "illettrés", puisque si on leur donne un texte de dix lignes, simple, ils parviennent à lui donner un sens ? Qu'entendent-ils par "vote", quelle conscientisation ont-ils de leur devoir de citoyen, quel statut ont-ils ? Ils sont ou vont être bientôt insérés dans le monde du travail : avec quelle possibilité de réfléchir leur vie et de la maîtriser ?
Il est facile d' imaginer qu'une part importante de la population en est là de sa fréquentation de l'écrit.
Les méthodes de lecture ont-elles évolué ?
 
La manière d'entrer en lecture n'a pas été modifiée depuis des décennies malgré les apparences. Aucun des manuels d'apprentissage, passés au travers des mêmes grilles d'observation qui mesurent successivement la variété des textes supports, les situations de lectures, les unités linguistiques et enfin les types d'écrits (narratif, descriptif, injonctif etc...) ne résiste. Le départ est plus ou moins global avec un look plus ou moins moderne, mais rapidement, la décomposition en syllabes et sons survient et se poursuit tout au long de l'apprentissage. Les soi-disant textes ne sont que des prétextes à apprendre des sons et lorsqu'ils se veulent un peu plus élaborés,, ils ne sont que de l'oral transcrit. Parmi les types d'écrits rencontrés, on trouve surtout du narratif et de l'injonctif. Il faut déjà être assuré d'avoir à lire ailleurs des écrits passionnants pour se mettre à lire. C'est sans doute ce qui arrive à l'enfant qui ne "fait" aucun sens et qui ne sait pas à quoi va lui servir tout cet ennui plus tard. Il est en possession de toutes les raisons pour ne pas apprendre à lire correctement. Des Inspecteurs Généraux osent encore affirmer sans sourciller que, bien sûr, il faut faire du sens sur de vrais textes, de qualité littéraire et in extenso, mais qu'en parallèle, l'apprentissage du code est réalisé à partir de supports dénués de sens. Combien d'élèves supplémentaires vont accéder rapidement au niveau maximum de la lecture avec de telles pratiques ?
Des jeunes de 16 ans qui aboutissent en classe de 3ème insertion, l'expriment clairement : "A l'école, je m'ennuie depuis la maternelle. Je n'ai jamais rien compris. Que voulez-vous qui change maintenant ?" La situation d'exclusion est évidente : qui exclut l'autre ? L'absence d'écrits qui fera de ces jeunes des exclus ou bien l'exclusion qui en fera des non utilisateurs d'écrits ? A l'école, ou en stages, les résultats obtenus, en général, ne sont pas en rapport avec l'énergie dépensée, la conscience professionnelle et la bonne volonté de tous. Les méthodes d'apprentissage utilisées en stage de "formation de base" ou d'alphabétisation répondent la plupart du temps aux mêmes critiques que celles du CP. Beaucoup de personnes bénévoles sont dans la générosité, la solidarité, voire le charismatique et viennent donner un coup de main à "ces pauvres gens qui en ont bien besoin". Quant aux formateurs, ils sont bien d'accord sur la nécessité d'ancrer les apprentissages sur la réalité, mais la pratique ne résiste pas souvent aux tentations de retrouver les démarches habituelles rassurantes et qui répondent aux représentations de tous. A vouloir rester "au plus près" des demandes des formés, il est fréquent de constater une utilisation minimale de l'écrit. Les formateurs imaginent toujours leurs apprenants comme incapables de rentrer dans le complexe. Lorsque certains d'entre eux, convaincus de la nécessité de transformer les pratiques, introduisent des textes dans leurs cours, il n'est pas rare qu'ils se retrouvent interpellés par leurs stagiaires avec un "quand est-ce qu'on travaille ?" Travailler les représentations des apprenants modifie l'approche qu'ils ont de l'apprentissage. Paolo Freire parle des différentes "représentations magiques" qui conduiraient les apprenants à s'imaginer qu'il suffit de dire que l'on veut apprendre pour savoir, des "représentations fatalistes" qui conduisent à se dévaluer en pensant qu'une fois pour toutes, "c'est pas ma faute, je suis comme ça", des "représentations conscientisées" qui mènent à la compréhension et à l'analyse de ce qui se passe lorsqu'on apprend.
"L'inconscient est une des entraves principales au changement" nous dit Jérôme Bruner.
 
Lire, c'est comprendre
 
La lecture, discipline transversale, conditionne les résultats dans toutes les autres matières et même en mathématiques puisqu'on sait que ceux-ci dépendent beaucoup de la capacité à lire les énoncés (voir Stella Baruk).
Comprendre l'ensemble du déroulement global d'un texte et ce qui se cache derrière les mots, nécessite de s'y entraîner très vite et percevoir les enjeux d'une telle lecture permet de ne pas laisser aux autres des pratiques diversifiées et fines qui augmentent le clivage dont nous parlions plus haut. Lire n'est rien d'autre qu'être capable de lire autrui en comprenant les intentions qui se trouvent derrière les mots afin de mieux se comprendre soi-même. Pour atteindre un tel résultat, il faut se doter des moyens en rapport avec ses ambitions. Voulons-nous que seulement quelques-uns accèdent à cette lecture élaborée qui livre accès à la citoyenneté alors que les autres se débrouilleront avec l'écrit de survie grâce au déchiffrage des "écrits de marquage" ?
 
Lire et produire, mais pas dans le faire semblant
 
"L'Homme de dialogue, qui est un homme critique, sait bien que le pouvoir de faire, de créer, de transformer, appartient aux hommes, mais il sait aussi qu'ils peuvent être, dans la pratique, aliénés et privés de ce pouvoir... Sans cette foi dans l'homme, le dialogue est une comédie. Il se transforme, dans la meilleur des hypothèses, en une douceureuse manipulation paternaliste..." Paolo Freire.
Lire et produire sont les deux pôles inséparables de l'apprentissage. Cette prise de distance sur sa vie, que permet l'analyse de situations, n'existe qu'au travers d'une production d'écrits : structurer le conjoncturel vers un pouvoir conscient. Quelques conditions sont indispensables pour accéder à la maîtrise de l'écrit. La première condition concerne le statut de la personne responsable et engagée dans une action ainsi que son statut de lecteur qui ne sera possible que si on lui donne à lire de vrais écrits. La deuxième condition, c'est de rencontrer l'écrit en situation, quand on en a besoin pour le travail, pour les activités réelles, recherches, productions diverses afin de les comprendre et de les analyser.
"Le faire semblant inspire toute la pédagogie... On apprend pour savoir faire, pas en faisant véritablement... et tout ce qu'on apprend dans ce faire semblant est sans pouvoir sur la réalité, car il y a manque de confrontation globale avec elle, la prise en compte de la fonctionnalité sociale de l'action". Jean Foucambert.
N'avoir aucun pouvoir de décision dans sa vie, ne peut pas inciter à utiliser des écrits pour la réfléchir. N'avoir aucune raison de lire entraîne la non-lecture. L'apprentissage et l'utilisation de ces écrits se situent entre le savoir et la nécessité de lire que l'on a. Souvent, on constate qu'exprimer le désir d'apprendre est un leurre lorsqu'on occupe une place marginale dans la société. Les raisons invoquées sont erronées et cachent des réalités plus complexes. Les formateurs en témoignent fréquemment, en expliquant que depuis de longs mois, et malgré beaucoup d'efforts, "ça ne décolle pas". Si, pendant des années, dans un lieu réservé à cet effet, il n'a pas été possible de passer à la maîtrise de l'écrit, comment imaginer soudain que quatre mois de stage intensif ou quelques heures de cours par semaine, puissent parvenir à modifier le résultat ? La nécessité d'être impliqué dans un projet réel, au travers duquel l'individu acquiert un statut et ressent la nécessité absolue d'utiliser l'écrit, créera la situation d'apprentissage.
Le formateur médiateur reste vigilant à la démarche qui permet l'accès à l'autonomie. Il aide à la prise de distance indispensable - métalexique et métacognitive - à partir des erreurs, des tâtonnements, des réussites.
"Toute pratique éducative qui se propose d'accroître la puissance de l'esprit doit mettre au centre de son activité l'action de penser, l'acte de penser". Jérôme Bruner.
Anne Valin
 
Bibliographie :
 
Sur la télévision, Pierre Bourdieu, Liber Editions
C'est à dire, en mathématiques et ailleurs, Stella Baruk, Seuil
L'éducation, entrée dans la culture, Jérôme Bruner, Retz
L'école de Jules Ferry, Jean Foucambert, Retz
La pédagogie des opprimés, Paulo Freire, Maspéro