La violence à l'école
Denis Drû est CPE au lycée G. Crampe d'Aire sur l'Adour (40). Philippe Geneste est professeur de français au lycée Sud Médoc du Taillan (33). Agacés par la surmédiatisation de quelques faits bien réels, ils pensent que le phénomène de la violence à l'école, même relativisé, reste aussi (et surtout ?) lié à des modes de fonctionnement de l'institution scolaire.
Le phénomène de la violence en milieu scolaire n'est pas récent (voir les études de Debarbieux et son article dans l'Ecole Emancipée du 5/05/94 pp IV à VII). S'il y a une augmentation de 21,5 % de ce phénomène entre 1993 et 1994, il faut garder à l'esprit d'une part que les statistiques en ce domaine commencent à peine à être fiables et que d'autre part sont regroupés sous la dénomination de violence des faits fort hétéroclites. Si on suit les conclusions de Debarbieux, l'école est moins atteinte que le reste de la société par la violence. Cela montre qu'au delà des faits bien réels c'est l'exploitation que l'on veut en faire, par le biais de quatre mystifications, qui est posée:
- l'école forme mal et génère le chômage
- la violence a envahi l'école
- l'Education Nationale est une machinerie trop lourde pour s'adapter, c'est d'ailleurs le propre de toute institution de services publics
- il faut donc briser cette chaîne qui empêche l'évolution positive (ex : les rythmes scolaires et l'attaque contre le statut et le travail des enseignants).
Une chaîne d'arrogances
Avec l'aggravation de la crise économique, l'environnement socio-économique jusque là contenu hors des murs est entré de plein fouet dans la réalité scolaire. Le phénomène n'est pas nouveau et concerne aussi bien l'école primaire (cf les prises d'otages en France, en Angleterre ; cf les agressions entre enfants...) que le secondaire. Se révèle ainsi que lorsque la dignité humaine est bafouée, piétinée, les moyens pour la reconstruire sont sans entrave, boomerang en faits divers de l'exclusion sociale organisée. Ce n'est pas cette violence faite au peuple qui est dénoncée par les médias. Tel est l'envers des miroirs brisés de la violence à l'école. Portons nos regards sur leur endroit. Cette violence est portée par une chaîne d'arrogances qui viennent brutaliser les rapports humains à l'intérieur de la cité scolaire :
- arrogance des élèves parfois certes via l'incivilité
- arrogance des adultes parfois aussi : combien de propos vexatoires, d'attitudes méprisantes juchées sur un socle d'assurance hiérarchique
- arrogance sociale : à quoi sert un projet lorsqu'en fin de parcours on se fait jeter du circuit social ? De quelle civilité, de quelle discipline parle-t-on quand le quotidien de la vie s'effectue sous le regard de Vigipirate ? De la stigmatisation de la jeunesse comme élément de désordre ?
- arrogance sociale des savoirs : l'orgueilleux savoir d'élite sur lequel se fondent les programmes, orgueil accusé dans bon nombre de pratiques pédagogiques, ne peut qu'être une violence perpétrée - mais ceci n'est pas nouveau - contre les savoirs autres, populaires, des groupes sociaux défavorisés, des classes sociales constitutives du prolétariat. Le rôle dévolu au latin et au grec au collège dans la réforme Bayrou, la marginalisation de l'image et du film au lycée, confirmée par le programme de lettres de Terminale L paru en mars 96 au BO, en sont des traductions pratiques.
Cette chaîne d'arrogances crée des exclusions et l'exclusion n'est pas un vain mot. On le sait, le slogan "80% d'une classe d'âge au Bac" a vécu. Les filières de relégation s'affirment comme telles : apprentissage en hausse (or on sait qu'il n'enraye pas le chômage... pour se placer de ce seul point de vue) ; classe SAS, 3èmes professionnelles préparatoires aux "formations sous contrat de travail" qui conduisent à la précarité, aux petits boulots, à l'absence de boulot... Relégation et exclusion sont synonymes en période de crise.
Mais si l'école exclut, elle légitime aussi l'exclusion puisqu'elle est réquisitionnée pour la gérer : ce sont les fameux stages dits d'insertion, les CIPPA etc... Ici se joignent l'Education Nationale stricto sensu, les GRETA, et moult organismes privés de formation (il y a quelques années, en Aquitaine, on comptait plus de cinq cents officines de formation s'occupant de l'insertion !)
Sanctuariser l'école... ou l'ouvrir ?
Chômage et précarité accrue inscrivent à nu l'école au coeur du système de reproduction de la force productive via la gestion de l'armée de réserve des chômeurs. La fonction sociale de l'école est ainsi clairement établie. Penser comme bon nombre de réformistes relayés par les institutions de formation et un pan non négligeable de la sociologie de l'éducation que l'école peut soigner les méfaits socio-économiques est une illusion idéaliste qui met le monde la tête en bas (il faut que "l'école retrouve sa fonction, pour protéger, fixer les bornes, réinsérer certaines familles dans leur fonction civique" ; les jeunes "doivent avoir la conviction que l'investissement dans l'école leur permettra de sortir des problèmes dans lesquels ils sont". D. Paget, "Contre la violence nos propositions" US 16.02/96 p 6). C'est une illusion qui mène à croire aussi que le savoir échappe aux contradictions sociales.
Si ces raisons socio-économiques de la violence sont bien réelles, elles ne sont pas explicatives à elles seules, car l'irruption du phénomène n'a pas attendu les quatre millions de chômeurs ni la massification de l'enseignement. Comme le rappelle DL Etxeto dans "La Tâche d'encre" (n° 57, février 96 pp 27-31) on ne parle pas des questions de drogue, de tabaggisme, d'alcool, de fugues, de suicides, conséquences des conditions sociales de vie et aussi des conditions de travail des élèves. Cela révèle les choix précis opérés sur les faits pour en arriver à stigmatiser un espace, la banlieue, un groupe social, les immigrés ou jeunes black ou beur. Or c'est là que s'articulent les ministères de l'intérieur, de la justice, des affaires sociales, politique de la ville et ministère de l'éducation nationale. F.Bayrou l'annonce, J.Chirac le souligne : plus d'armée à l'école, plus de flics autour, voire dans (J.Chirac : "La police... doit pouvoir entrer à l'école") l'établissement scolaire ; voilà Vigipirate qui enserre un peu plus le corps social. Pour répondre à cette agression étatique, le syndicaliste doit être porteur d'une volonté de transformation sociale, sinon il va s'enferrer dans l'enceinte scolaire et du coup faire le jeu du pouvoir.
Le bouclage des établissements, c'est leur sanctuarisation, vieux mythe d'une sécurité antérieure à quoi correspond un appel à la restauration de l'ordre (voir article d'O. Vinay Ecole Emancipée n° 8, 4/3/96 PP 8-9). Ce n'est pas qu'un rêve de droite : "il est ... vital, si l'on veut que l'école survive dans une société totalement mercantile, de lui restituer son caractère sacré, c'est à dire séparé, intouchable, et proprement religieux. C'est à prendre ou à laisser" J. Julliard, Le Nouvel Observateur 23/9/93. Ce type de réaction est à l'opposé des conclusions des praticiens enseignant avec des classes dites difficiles. Pour mémoire rappelons avec Françoise Ferrere et P. Dauga les conclusions qui se dessinent à la lecture de "La violence dans la classe" (1990) de Debarbieux, livre qui poursuivait une commission de travail de l'ICEM :
-"Briser la représentation du lieu clos de la classe, fantasme de dévoration, en offrant aux enfants des lieux pour être...
- Rompre avec l'image de la surpuissance magistrale en donnant réellement la parole aux élèves, car il faut se rappeler que la violence est souvent une parole non aboutie...
- Libérer le corps... En effet on oublie souvent que c'est en bougeant que l'enfant met en place les connexions corticales et les coordinations motrices nécessaires aux apprentissages...
- Enfin ouvrir l'école sur l'extérieur..." (La Tâche d'encre, N° 48 avril/juin 93).
Ouvrir l'école, ce n'est pas, comme le prône le pouvoir et ses condottieres, la soumettre à l'ordre de l'entreprise, ce n'est pas précipiter l'enfant dans les rouages du mode de production capitaliste mais, au contraire, et à l'instar de l'école du travail chère à Freinet, inscrire le travail des enfants dans le complexe social. Alors seulement l'école cessera d'être "un couloir à côté de la vie" où par alternance "l'enfant doit nécessairement passer pour devenir un homme" (Freinet Ecole Emancipée 20/12/1925 N° 13), elle sera de plein droit, de plain-pied dans la vie.
La violence interne à l'Institution
La violence enfin, c'est celle tue par tous, celle interne à la classe, celle interne à l'institution. On a monté en épingle les agressions contre des enseignants mais c'est là un phénomène extrêmement minoritaire. Les agressions concernent surtout les élèves, or on en parle peu, indice supplémentaire opéré ségrégatif entre les générations et entre agents de l'état, de l'ordre d'état, et sujets (apprenants assujettis). Ce sont les premières réactions sécuritaires que la presse, y compris syndicale, a relayées (voir la couverture de l'US N° 392 du 23/02/96). Le silence sur la violence interne de l'institution favorise la limitation des exigences et propositions syndicales au seul niveau - certes juste et nécessaire - de la demande de moyens supplémentaires. Cette réponse quantitative n'est pas en mesure - parce que trop étroitement corporatiste - de mettre en perspective les enjeux de cette violence tue mais vécue. Ces enjeux portent sur des valeurs scolaires traditionnelles : discipline, hiérarchie des résultats, univers aseptisés de la connaissance en soi, glorification du savoir désincarné. Au bout de cela il y a la question de la relation pédagogique et celle de la part de l'élève dans le fonctionnement de l'école.
Par exemple chargé de trop de classes, de trop de copies, non formé au travail d'équipe, l'enseignant du second cycle s'isole dans sa situation individuelle, écarte comme une surcharge de travail la gestion démocratique du groupe et du cours. Autre exemple : lorsqu'en lettres et français les programmes s'alourdissent, le temps consacré à l'échange de paroles, donc à la prise de parole par les élèves, s'étiole : qu'est-ce qu'une classe où se trouve exclu du fonctionnement la libération de soi par la parole ? A-t-on mesuré la signification profonde de cet état de fait ? Non prise en charge de la parole d'élève puisque rétrécissement de l'espace de paroles libres, surcharge de paroles professorales : dans le silence des passivités n'est-ce pas une situation explosive - non-dit de la violence interne des plus ordinaires qui montre que violence est mot à être pluralisé en autant de singularités que d'élèves laissés en souffrance de dire - ?
Ordre hiérarchique ou pouvoir collectif ?
Ce qui est remis en cause dans la violence scolaire, c'est l'ordre hiérarchique des établissements et, à travers l'enseignant, l'ordre de l'état. Nul doute qu'un fonctionnement différent basé sur l'autogestion, avec de réels pouvoirs accordés à tous, permettrait une régulation interne des tensions et une mutuelle compréhension des acteurs de l'établissement. Au contraire le modèle dominant de l'entreprise appliqué à l'établissement renforce le pouvoir des niveaux de direction et favorise les pouvoirs intermédiaires. Dans ces établissements, l'afflux d'informations déversé par la direction accuse en fait un déficit d'échanges qui place hors d'atteinte le niveau où sont prises les décisions. La tendance des personnels à s'isoler dans leur situation (et emploi du temps) individuelle s'en trouve encore accrue. Ceci est encore plus vrai pour les élèves : comme le disent G.Cohn-Bendit et P. Boumard dans "Les Pédagogies Autogestionnaires" (1995, ed Ivan Davy), "s'il existe un lieu social où la démocratie soit absente, c'est bien l'établissement scolaire". Un exemple : le journal lycéen est soumis à la censure du proviseur sans que cela émeuve. Autre exemple : un élève commet un impair, il est puni par le prof ou le CE ou le surveillant. Punition prise en toute quiétude, car prise au nom de la collectivité... Mon oeil ! Quelle réflexion de la communauté scolaire sur les échelles des sanctions, sur les instances de décision, a procédé à cette démarche punitive ? Finalement, on en est au stade d'un patriarcat où le juge qui tient son pouvoir d'institutions extérieures à la communauté décide, où le citoyen accepte. On le voit, la citoyenneté n'est pas du tout une garantie de démocratie interne à l'intérieur de l'école parce qu'elle peut être fondée sur l'assujettissement du sujet. Les voies propres à l'école en matière de violence - insuffisantes à elles seules, même secondaires, mais pouvant être agissantes ne serait-ce que parce qu'elles peuvent être portées immédiatement par les acteurs - nécessitent de placer la question des pouvoirs, de la démocratie, (des programmes, des conditions de vie, des services des personnels, des services des élèves...) au coeur de la réflexion et des actions pour la transformation de l'école en une école populaire pour tous. Sur cette question, plutôt que de clamer leur impuissance, les personnels feraient mieux de prendre la parole pour avancer collectivement leurs solutions.
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que cette société qui se prévaut ici et ailleurs donneuse de leçons de démocratie et qui, dans le lieu d'éducation de ses citoyens, écarte avec rigidité toute forme pratique d'éducation à la responsabilité, à la prise de décision, à la discussion collective.
A l'heure où l'on réduit la dimension socio-éducative dans les établissements scolaires (dixit l'Inspection générale) et après l'assaut lancé en 1985 contre la vie scolaire par une gauche intégriste de la matière (heureuse ambiguïté du mot "discipline" !), les quelques rares instances internes de liage de la communauté scolaire sont vidées de leur sens (voir l'article de Denis Drü "Le lycée et la culture vivante" La Tâche d'encre N° 53 janv 95 pp 15-18 et le dossier de l'Ecole Emancipée "Zones difficiles et fracture sociale", mai 1994, N° 10). Il faut un mode de fonctionnement collectif, des lieux, du temps aménagé pour des A.G, pour la délibération des choix. Cela ne règlera pas la question de la violence engendrée par le système capitaliste mais c'est une voie pour le hic et nunc de briser les souffrances sociales, les cassures socio-affectives.
L'école ne doit pas être un lieu de culte social mais un lieu de relations sociales où s'épanouissent les capacités individuelles par la prise en main collective de l'organisation du quotidien - entre autres - .