Le Nouvel Educateur n° 83

Novembre 1996

Avec des gommettes

Novembre 1996

Des gommettes aux mathématiques : un travail mené avec des tout-petits

 
Première étape
En septembre et octobre, j'ai mis à la disposition des enfants de ma classe, des petites sections, des feuilles de différents formats et des gommettes de toutes formes, géométriques ou avec des dessins figuratifs. Cette activité était libre, sans consigne particulière, hormis ne pas coller les gommettes sur les tables ou les pulls des copains !
Il s'agissait pour moi de laisser les enfants expérimenter ce matériel sans en faire une exploitation particulière.
 
Durant cette première étape j'ai constaté leur plaisir à :
-décoller la gommette de son support pour l'installer sur un autre support, tester sa tenue sur le nouveau support.
-faire disparaître les gommettes en les superposant les unes sur les autres.
-tester le maintien de la trace du crayon feutre sur le support en passant le doigt dessus (selon le crayon ou la couleur, la trace s'efface plus ou moins.
 
En nommant pour eux les formes qu'ils utilisaient, et en les voyant manipuler les gommettes, j'ai pensé qu'il y avait quelque chose à faire du côté des mathématiques avec ce matériel. Je suis donc passée à une autre étape.
 
 
Deuxième étape
 
En novembre, j'ai introduit les feuilles suivantes (format A4).
 
 
 
D'autre part, je n'ai laissé à leur disposition que les gommettes carrées, triangulaires ou rondes, celles-ci étant classées dans des boîtes selon leur forme..
 
Les enfants pouvaient travailler librement à cet atelier (durée, fréquence à leur choix). Je ne les incitais pas particulièrement à le fréquenter. Certains enfants sont allés très souvent à cet atelier, d'autres occasionnellement.
Je leur ai donné la consigne suivante : "faites ce que vous voulez avec les gommettes et les feuilles de votre choix sans utiliser les crayons". (Si j'ai supprimé les crayons, c'est que je souhaitais qu'ils centrent leur activité sur un seul matériel.)
 
L'attitude des enfants a alors changé. Dans la majorité des cas ils ont élaboré des stratégies en anticipant sur la production finale, celles-ci primant sur les expérimentations décrites ci-dessus.
 
En janvier, j'ai introduit de nouvelles gommettes (carrés et ronds plus grands) et de nouvelles feuilles.
 
 
Des enfants ont alors recommencé, à ma surprise, à tester les nouvelles gommettes comme dans la première étape avant de les utiliser d'une façon plus construite.
 
Les enfants ne commentaient pratiquement jamais spontanément leur travail. Quand je les y incitais, certains verbalisaient, ou tentaient de le faire. Je notais alors ce qu'ils en disaient en essayant de ne pas les trahir.
Cette tentative d'explicitation est assez difficile pour les petits. Je la sollicite mais n'en fais pas une nécessité.
Les enfants présents autour de la table participent à l'observation de la création et éventuellement à l'explicitation.
Toutes les créations sont alors affichées dans la classe. Il nous arrive de les observer toutes collectivement. Le plaisir des enfants est alors de monter aux autres ce qu'ils ont fait ou tout simplement de le retrouver.
 
Quelques créations
 
Les enfants n'ont pas utilisé la feuille quadrillée, les cases étaient peut-être trop petites.
J'ai été étonnée par la diversité de leurs créations. Etonnée aussi par les notions mathématiques que spontanément ils abordent.
 
En voici quelques exemples :
 
 
 
Les enfants ne se laissent pas entrainer à coller de façon intempestive leurs gommettes (à part, Arthur, ici).
Au contraire, ils organisent leurs créations en tenant compte de la forme dessinée sur la feuille : notion d'intérieur, d'extérieur, de contour (Clémence l'exprime clairement.)
Ils trient leurs gommettes selon leurs formes, leurs couleurs :
- même couleur de gommette à l'intérieur d'une forme
- même forme de gommettes à l'intérieur d'une forme.
 
 
La notions de quantité est de nombreuses fois abordée.
 
 
Romain et Clémence reprennent à plusieurs reprises la notion d'équivalence qu'ils expriment clairement. On la retrouve aussi dans les créations de Maëlis, de Nicolas et d'Arthur.
 
N'y a-t-il pas un début de rythme chez Tiphaine ?
 
Maëliss va souvent à l'atelier gommettes. En regardant plusieurs de ses créations on s'aperçoit que d'une séance à l'autre elle continue sa recherche.
 
Conclusion provisoire
Les formes dessinées sur la feuille induisent visiblement toute une série de démarches qui me paraissent contribuer à une construction du sens mathématique.
J'aimerais d'ici la fin de l'année, proposer des feuilles vierges aux enfants, en leur donnant la possibilité d'utiliser des crayons. Poursuivront-ils leurs démarches ? 
 
 
Isabelle Godron
Ecolae maternelle Louis Buton
85 190 Aizenay

 

De l'éthologie à l'humain, quelle place pour l'affectivité

Novembre 1996
Recherche ouverture
 
De l’éthologie à l’humain, quelle place pour l’affectivité ?
Impromptu de Boris Cyrulnik
 
Lors de la mise au point du livre-cassette n° 11 (PEMF) « L’homme et l’animal, l’unité du vivant », Boris Cyrulnik avait répondu à quelques questions concernant l’affectivité et l’état de ses recherches sur cette composante capitale de notre personnalité et de notre compétence. Cette réponse rapide ne prétend pas être un article structuré et signé, (on se reportera avec intérêt à ses livres récents - voir bibliographie). Des rapprochements avec ce que Freinet nous avait dit commencent maintenant à s’affiner mais ne sont pas encore banalisés.
 
 
« On s’aperçoit de plus en plus que l’affectivité est une partie importante de notre pédagogie. Nous ne devons pas penser que l’individu n’est que connaissances, leçons, devoirs, mais qu’il est aussi une personne sensible et que cette sensibilité a toujours une grande résonance sur son propre comportement et pour le comportement de la masse de la société dans laquelle un individu travaille. »
« On imagine mal la répercussion, pour ainsi dire psychique, de tous les échanges interscolaires : les textes, les lettres collectives, les lettres individuelles, les albums, les photos, les bandes magnétiques. Tous nos envois sont affectifs et ils doivent être affectifs. Toutes nos techniques sont émouvantes par cette affectivité. Il y a même de l’affectivité dans les mathématiques... Vous souriez ?... Oui, je suis certain que l’affectivité joue un rôle dans l’apprentissage et les résultats en mathématiques...» C. Freinet (1958).
 
Nous sommes partis du constat que la majorité de nos concitoyens ne considère pas l’affectivité comme quelque chose de sérieux puisque les grandes références du public sont surtout la presse du cœur, les journaux féminins, etc. Aussi depuis dix ans, nous avons réuni au moins une centaine de thèses et travaux de recherche, sur l’attachement. Maintenant, nous mettons en chantier, les « carences affectives ».
RECHERCHES-OUVERTURE
On constate que l’essentiel de notre biographie se fait dans l’affectivité. L’hypothèse que nous nous posons c’est que, peut-être, l’intelligence, le traitement des problèmes abstraits et même les lois générales sont, en fait, très enracinés dans l’affectivité, que l’affectivité organise notre société et probablement même notre QI !
 
En éthologie, on raisonne sur le vivant. D’un point de vue philosophique, l’animal n’est ni plante ni homme, on observe l’un et l’autre cliniquement, on les manipule alors que c’est très difficile de faire de même pour l’homme.
 
Lorentz et l’objet d’empreinte
 
Lorentz a observé des canetons : il a dormi vingt-quatre heures auprès d’eux et quand il s’est levé, les canetons suivaient ses chaussures et ne suivaient pas la cane. Rapportés à leur mère, les canetons piaillaient et une espèce de contagion d’angoisse s’emparait d’eux. Celle-ci cessait dès qu’ils retrouvaient les chaussures de Lorentz.
 
Poursuivant ses recherches, Lorentz a mis des canetons naissants en présence d’un « leurre » qui circule. De 0 à 13 heures après la naissance, la réponse est aléatoire donc non significative. Entre 13 et 16 heures, quand le leurre se déplace, 90 % des canetons le suivent. Quand le leurre s’arrête, ils s’arrêtent. Quand le leurre accélère, ils accélèrent.
 
Après la 17è heure, le pourcentage chute très rapidement et la réponse redevient aléatoire vers la 25è heure de vie des canetons. Lorentz conclut qu’il faut donc admettre qu’il y a un moment privilégié où le caneton possède une aptitude biologique particulière à cet apprentissage. Quel peut bien être le socle biologique à cette aptitude d’apprentissage ?
 
Grâce à un produit biologique, nous avons supprimé ce socle, c’est-à-dire l’enzyme de la mémoire qui lui correspond et effectivement, dans ces conditions, le caneton ne peut plus s’attacher et apprendre son monde.
 
De même, on s’est rendu compte que c’est au moment du sommeil paradoxal, lorsque l’organisme est en pleine décontraction et que le cerveau est en pleine alerte, que se produit ce phénomène.
 
Apprentissage et sommeil paradoxal
 
Rappelons rapidement comment notre sommeil se structure. Malgré des différences de durée propres à chaque individu, on distingue quatre ou cinq cycles de deux heures environ qui se composent chacun de plusieurs stades : sommeil léger, sommeil profond, sommeil paradoxal. Le stade du sommeil paradoxal de chaque cycle joue un rôle particulier, surtout le dernier de la nuit, qui précède directement le réveil naturel définitif.
 
Que se passe-t-il si l’on supprime le sommeil paradoxal ? Il est facile à supprimer grâce à des électrodes pour électroencéphalogramme. Quand « les expérimentés » (chatons, et volontaires humains) sont passés au sommeil paradoxal, on les secoue ou on leur administre une substance afin de supprimer ce sommeil paradoxal.
 
La conclusion de cette expérimentation c’est que l’on perturbe beaucoup l’expérimenté. Ainsi, quand on demande aux enfants de se lever tôt pour aller à l’école on leur supprime la cinquième phase de sommeil paradoxal (cinq phases pendant la nuit). On les envoie à l’école pour apprendre et lorsqu’ils arrivent, ils
ont sommeil et ne peuvent pas apprendre !
 
Notre société a organisé des rythmes scolaires qui perturbent les mécanismes d’apprentissage.
 
C’est encore plus grave pour les garçons qui sont biologiquement et psychologiquement moins précoces que les filles.
 
L’affectivité
 
Notre condition humaine n’est pas faite que de biologie, c’est Spitz, pendant la guerre 39/45 qui a été un des premiers a parler des « affects » (après Freud !)
 
Pendant la guerre, de nombreux enfants se sont retrouvés séparés de leurs parents provisoirement ou définitivement et, à notre époque moderne, on voit se multiplier le nombre d’enfants en isolement social et affectif important. Nous avons pu en observer les conséquences comportementales et biologiques.
 
Dans un premier temps, l’enfant proteste, se désespère ; dans un deuxième, il développe des activités autocentrées comme sucer son pouce, se balancer, se masturber ; dans un troisième temps, il devient
indifférent-affectif, c’est-à-dire qu’il ne répond plus à aucune sollicitation, ne mange plus, ne boit plus, ne sourit plus. Il reste sur le dos, les yeux fixés au plafond. Il peut aller jusqu’à se laisser mourir de faim et de soif si quelqu’un ne lui donne pas à manger ou à boire. Sa dépendance est absolue. Ce ne sont pas les conditions matérielles qui importent c’est l’affectivité.
 
Un « nourrisson », comme son nom l’indique se « nourrit », mais en fait, il se nourrit davantage d’affectif que d’aliments.
 
Si le biologique trouble le comportement psychologique, l’affectivité modifie la biologie. On rencontre des enfants de tous âges en carence affective. Cela peut se traduire par un retard de langage, un arrêt des apprentissages scolaires, une régression comporte-mentale, une énurésie, et même parfois des troubles de la marche ou des déformations articulaires. Lorsque la mesure du quotient intellectuel était en vogue, on constatait chez ce type d’enfants des baisses du QI, preuve que celui-ci n’est pas héréditaire comme on l’a longtemps cru ! Il dépend plus sûrement des conditions d’existence et des conditions d’apprentissage.
 
La mère est avant tout une fournisseuse d’informations sensorielles et celle-ci ne devient une personne
à part entière qu’après l’adolescence, quand l’enfant a terminé sa maturation.
 
La naissance du sens
 
Lors de nos expérimentations plus dirigées, nous avons observé l’apparition du pointé de l’index.
 
Avant le quinzième mois, l’enfant tend la main vers l’objet qu’il convoite, il échoue, il vocalise, il crie, il se jette en arrière, il se tape, il se mord, il présente une hypertonie, une hypergestualité. Vers le quinzième mois, un changement brutal de scénario s’opère : il pointe du doigt vers l’objet convoité, il regarde la mère et il tente de vocaliser un protomot qui se réfère à l’objet désigné. Dès l’instant où apparaît la parole, l’hypergestualité disparaît, le mot remplace le geste. L’affectivité peut passer par le canal verbal au lieu de passer par les cris et les coups. Les petites filles mettent cette attitude au point, à peu près vers douze mois, alors que les garçons n’y accèdent que vers quinze mois. Donc, une vitesse de maturation étonnamment différente selon les sexes.
 
Chez les enfants en carence affective, on s’aperçoit que le « pointé du doigt » n’apparaît pas.
 
A l’âge scolaire, les enfants privés de mère pour toutes sortes de raisons, montrent une baisse rapide
des résultats scolaires et la première à chuter, c’est la science des lois générales, les mathématiques.
D’après notre méthode d’observation, on peut proposer que les mathématiques s’enracinent dans l’affectivité.
 
Chez les adolescents, la dépression est très fréquente. Quand cette baisse de l’estime de soi naît pour des raisons souvent inconscientes, elle entraîne un désinvestissement pour le scolaire. Là encore, on peut dire
que les performances s’enracinent dans l’affectif.
 
Chez un public adulte immigré, on a pu constater des apprentissages rapides de la langue, alors que chez d’autres, l’apprentissage ne se fait jamais. Il y a souvent corrélation entre la sécurité ou l’insécurité affective dans laquelle se trouvent ces personnes. Si elles sont entourées par leur famille, elles ont davantage de chance d’entrer en apprentissage que les autres, isolées même momentanément.
 
Chez les personnes âgées aussi, on se rend compte que les confusions, l’arrêt des abstractions surviennent après un choc affectif.
 
Et s’il y a pléthore affective ?
 
A contrario, un autre groupe de chercheurs travaille sur les pléthores affectives. Notre société a peut-être inventé cette curieuse pathologie. Les enfants qui relèvent de cette pathologie n’ont aucun désir, alors ils ne se musclent pas, ne se développent pas. Tout est à leur disposition. Il n’y a pas à désirer, pas à penser, à inventer des théories, des démarches. Ils ont de ce fait de grosses difficultés pour acquérir l’autonomie.
 
Dans une psychose, où la relation mère enfant est très fusionnelle, on assiste à de gros troubles du développement de l’intelligence. C’est ce que l’on appelle des débilités affectives : ces enfants ne peuvent rien apprendre. Nous avons recensé des cas, dans cette catégorie de population, où les enfants présentent des difficultés d’accès au langage mais qui, par contre, sont surdoués en mathématiques. C’est un mode particulier de développement, probablement neuro-affectif, beaucoup plus que neurologique. Avec le développement des scanners et de la résonance magnétique, nous avons vu des gens réaliser des performances mathématiques extra-ordinaires pratiquement sans cerveau. Cela pose un problème neurologique assez inouï. Peut-être l’apprentissage des mathématiques se passe-t-il dans le liquide céphalo-rachidien, autour de la tête ?
 
Un « dimorphisme » sexuel ?
On dit souvent, on écrit, il est même prouvé scientifiquement, que les filles possèdent un sens mathématique nettement moins aigu que les garçons, or, le propre d’une preuve scientifique c’est d’être momentané !
 
Après et grâce à de nombreuses observations cliniques, biologiques, comportementales et psychologiques, il s’avère que les filles se développent plus vite que les garçons mais on n’a aucune explication causale ni hypothèse explicative.
 
Ce que l’on a pu constater (par exemple, que les filles accèdent plus tôt au langage que les garçons, qu’il y a davantage de candidats garçons aux concours de mathématiques, etc.) tient plus d’un phénomène socioculturel ou sociosexuel que d’une réalité biologique. Il faut tenir compte de tous les déterminants.
 
Le biologiste trouve forcément un déterminant biologique, le neurologue, un déterminant neurologique, le sociologue, un déterminant sociologique... L’ennui, c’est de dire que l’on a « la vérité ». Nous ne sommes plus alors dans une démarche scientifique mais dans une démarche idéologique. La différence entre les garçons et les filles se situe autant sur le plan biologique que sur le plan culturel.
 
Ontogenèse des rôles sociosexuels
 
Beaucoup de travaux ont été réalisés dans ce domaine. Ils ont pu démonter que dès les premiers mois de la vie, les apprentissages sont très différents. On se développe déjà de manière très différente si l’on est garçon ou fille. Les mères observées se comportaient différemment avec une fille ou un garçon. Ainsi, nous avons observé la première prise en paume après la naissance, au moment du toilettage du bébé. Chaque manipulation était notée d’une croix ; une croix pour l’index, deux croix pour la paume, trois, pour le corps à corps. Les baisers étaient également notés. Nous avons pu constater que les endroits du corps touchés pendant la toilette étaient très différents suivant le sexe du bébé. Ainsi, les garçons étaient touchés sous les aisselles, derrière la nuque, très peu sur la partie inférieure du corps, surtout pas les fesses et le sexe. Les petites filles étaient touchées sur tout le corps et notamment sur le ventre, les fesses, au milieu du dos. Ces
observations ont été filmées, dans différentes régions de France et se sont confirmées partout.
 
Des films réalisés en Afrique et aux Indes, ont montré des mères africaines qui empaument leurs bébés garçons à plein sexe. Il n’y a pas de tabou du sexe dans les civilisations indiennes ou africaines.
 
Les psychanalystes et les biologistes nous ont appris que la manipulation du bébé modifie beaucoup ses développements. C’est peut-être le début d’une explication. Le cerveau, le développement et la biologie évoluent différemment suivant la manipulation. Les hormones de croissance ne sont pas les mêmes, ni
l’architecturation du sommeil, ni la perception sensorielle du monde.
 
C’est donc le cerveau qui subit la conséquence de la manipulation.
 
L’école
 
Elle réalise le meilleur prototype expérimental du développement de l’angoisse. Un apprentissage très complexe, celui du langage, se produit en dehors de toute méthode « scolaire ». Du vingtième au trentième mois, les enfants apprennent l’accent avant les mots. Ensuite ils mémorisent les mots, la syntaxe, les règles et les exceptions, en dix mois environ.
 
Regardez le temps qu’il faut pour apprendre l’anglais, une fois passée cette période sensible !
 
On pense qu’il y a effectivement des périodes particulièrement sensibles pour les différents apprentissages.
L’école répond-elle à ces périodes ? Il est certain qu’elle est un milieu expérimental organisé pour développer l’angoisse.
 
Nous utilisons trois tranquillisants naturels pour conjurer celle-ci : le premier c’est l’action, bouger, courir, attaquer, se confronter aux problèmes... Le deuxième, c’est mentaliser, chercher à comprendre, observer l’agresseur et voir comment se présente le problème... Enfin, le troisième c’est l’affection, la sécurité affective...
 
Enregistrement et montage : Pierre Guérin et Madeleine Guérin-Génestier, mise au net : Anne Valin et Joël Blanchard.
Bibliographie :
– L’Homme et l’Animal, l’unité du vivant, Livre-cassette n° 11, Éditions PEMF.
– Sous le signe du lien, Hachette Pluriel.
– Mémoire de singe et Paroles d’homme, Hachette Pluriel.
– La Naissance du sens, Hachette La Villette (Questions de sciences).

 

Instaurer les règles de vie

Novembre 1996
Les enfants ont l’habitude, et ce depuis le plus jeune âge, d’être sanctionnés non parce que la faute qu’ils avaient commise entraînait une gêne pour les autres, mais souvent parce que l’adulte a décidé qu’il était interdit de chahuter en classe, de frapper, de renverser la peinture, etc. Ou du moins, c’est leur vision des choses. Ils n’ont souvent pas la possibilité d’expérimenter, de constater par eux-mêmes le bien-fondé de nos conseils. De ce fait, toutes nos décisions apparaissent comme étant arbitraires et injustes. Ils admettent (en principe) notre autorité, mais ne comprennent pas en réalité le pourquoi de ces règles. Ils deviennent, petit à petit, des êtres déresponsabilisés, à l’image de ces jeunes de banlieue qui cassent tout.
 
Ces jeunes qui ne respectent rien : à qui la faute ?
 
Problème de génération, disent certains. Pas si évident. Problème d’éducation alors ? Le trop grand laxisme de certains parents, ajouté à la surprotection des autres, n’arrange certainement pas les choses, il est vrai. En effet, on peut se demander si, finalement, c’est vraiment à nous, enseignants, d’assurer une fonction d’éducateur et d’apprendre aux enfants les rudiments de la vie en société. Personnellement, j’assume volontiers ce rôle qui vient en complément de celui des parents, mais le débat reste ouvert.
 
Mais si certains enseignants minimisent cette part des apprentissages, beaucoup de parents ont aussi leur part de responsabilité. Essayez donc de mettre en place un service d’aide pour le couvert ou pour débarrasser les tables : vous verrez immédiatement se dresser un mur de protestations, accompagné de lettres véhémentes adressées directement à votre inspecteur. Je le sais : j’ai essayé !
 
L’attitude de l’enseignant
 
« Si j’ordonnais à un général de se changer en oiseau de mer et si ce général n’obéissait pas, ce ne serait pas la faute du général. Ce serait ma faute...
... Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner. L’autorité repose d’abord sur la raison... J’ai le droit d’exiger l’obéissance parce que mes ordres sont raisonnables. »
 
Saint-Exupéry, Le Petit Prince
 
Lorsque j’ai débuté, j’ai toujours exigé, par principe, un rang silencieux et bien ordonné avant d’entrer. Chose qui n’est pas facile à obtenir. Et puis un jour, j’ai observé la classe d’à côté qui adoptait pour ses déplacements soit la formation troupeau, soit la stratégie du goutte à goutte, mais toujours dans le calme et le silence, sans cris et sans heurts. Pendant ce temps, j’étais encore dans la cour en train d’attendre ! Alors finalement, adopter ce genre de discipline, n’est-ce pas donner des bâtons pour se faire battre ?
 
Mais attention, éviter les ordres stupides et inutiles ne signifie pas laxisme et abandon pédagogique. Les enfants doivent trouver un « maître » à la fois ferme et compréhensif, et surtout pas un adulte hésitant et mou, en qui ils ne pourront jamais placer leur confiance. Bien entendu, il n’est pas question de donner, dès le départ, une liberté totale aux enfants qui n’y sont pas habitués. Il est très important de ne pas lâcher les rênes trop rapidement.
 
Déléguer les responsabilités
 
Il me semble que pour respecter un lieu, un groupe ou une société, l’enfant (l’adolescent voire l’adulte) doit se l’approprier. Et pour cela, une seule solution : déléguer les responsabilités.
 
C’est une petite gymnastique de l’esprit que de se demander si chaque geste, chaque action que nous faisons ne pourraient pas être effectués par les élèves. Habituellement, on accepte bien de laisser le soin d’effacer le tableau, de ramasser les papiers ou bien de faire le facteur dans le meilleur des cas. Mais, en réfléchissant, on trouve une multitude de tâches que les enfants peuvent effectuer, et qui permettent de les responsabiliser, donc de les valoriser.
 
Quelques exemples en vrac : faire l’appel, gérer l’argent de la classe, organiser un projet (sortie, invitation...), préparer et corriger des questionnaires (à la suite des exposés en particulier), concevoir des exercices pour les plus jeunes (opérations, problèmes...), répondre au téléphone, etc. Il y en a pour tous les goûts et pour tous les niveaux. Mais, pour que cela fonctionne, il faut à mon avis respecter un principe essentiel : ne pas faire semblant de faire confiance. L’enfant qui s’engage à accomplir une tâche doit
sentir que, s’il ne l’assume pas, il risque de perturber la classe et de causer des désagréments.
 
Cela n’empêche pas de surveiller discrètement si le travail est bien effectué : déléguer de telles responsabilités entraîne des risques. Et il y aura toujours quelqu’un, en cas de problème, pour vous reprocher votre « laxisme ».
 
La mise en place de l’autonomie
 
Pour ma part, je lâche très progressivement du lest. On ne peut laisser certaines libertés que si les enfants savent respecter les règles du jeu.
 
Si ces règles sont transgressées, on peut parier que les victimes s’en plaindront, ce qui donne alors l’occasion de régler le conflit, lors d’une réunion coopérative. Aborder le point de vue de ceux auxquels on a fait du tort amène à comprendre le pourquoi des règles. La classe peut d’ailleurs, à ce moment, décider d’en modifier certaines. Il est certain que les mesures édictées collectivement sont bien mieux comprises
et respectées que les décisions imposées arbitrairement par l’adulte.
 
Dans un second temps, des « sanctions » pourront être infligées à l’encontre des fautifs. Leur action portera d’autant plus qu’elles auront été inspirées par une discussion constructive, et que leurs camarades en sont à l’origine.
 
La réunion coopérative
 
C’est un moment en général très attendu par les enfants car ils savent, qu’à cette occasion, ils ont le pou-voir de prendre leur existence en main. Ils pourront exprimer leurs idées, et surtout ils savent qu’ils trouveront là une réelle écoute, et que leur parole sera respectée.
 
L’idéal est que les débats soient menés par un élève, mais il ne faut pas compter y parvenir rapidement. L’expérience est toutefois facilitée si vous avez la chance d’avoir une classe à plusieurs niveaux : les élèves les plus anciens ont déjà acquis une certaine expérience et peuvent, au début, assurer cette tâche.
 
Actuellement, j’utilise encore le système des « boîtes à idées » (« je propose », « je critique », « je félicite »). Celles-ci présentent toutefois l’inconvénient de se remplir rapidement et donc de prendre un certain temps pour le dépouillement.
 
J’ai opté pour un rythme hebdomadaire : il est indispensable de passer le temps qu’il faut sur certains points qui sont peut-être insignifiants pour nous, mais importants pour les enfants.
 
Le « cercle de la réussite »
 
C’est pour éviter les décisions certes justifiées mais arbitraires du maître, que nous instaurons dans nos classes des réunions coopératives, que nous laissons aux enfants le soin de mener à bien des cours collectifs sous forme d’exposés, la liberté de l’autocorrection, etc.
 
Plus on fait confiance à l’enfant, plus il montre son sérieux, plus il se sent motivé. Il devient peu à peu autonome et responsable. C’est un «cercle de la réussite, non seulement sur le plan scolaire mais également et surtout au niveau des méthodes de travail, de la compréhension et du respect des règles de la vie sociale.
Révolutionnaire, la pensée de Freinet ? Non, logique, tout simplement logique.
 
Eric Harrison
(enseignant titulaire mobile)

 

La escola Célestin Freinet (Brésil)

Novembre 1996

La

Escola Célestin Freinet

fut créée en mars 1984, sous la tutelle de la FURB - Université de Blumeneau. Elle y restera attachée jusqu'en décembre 1986. Puis, en 1987, un groupe de parents qui croyait à la proposition de travail développé à l'Ecole, s'est organisé sous forme d'association afin de donner suite aux activités. C'est ainsi qu'est née l'Association Célestin Freinet qui subventionne la

Escola Célestin Freinet

.

Aujourd'hui, en 1996, l'Ecole fonctionne dans une maison de trois étages, louée, située au 247 de la rue Hermann Hering, dans le quartier Bom Retiro. Ses installations ne sont pas adéquates, car :
- l'immeuble est de construction ancienne ;
- le système hydraulique et électrique requiert constante manutention ;
- l'endroit est très humide :
- la maison est située dans une rue mouvementée, ce qui est dangereux pour les classes promenades.
Le travail pédagogique de l'Ecole classe l'enfant comme étant protagoniste de tout le processus enseignement-apprentissage qui se base sur des faits de la vie, sur la réalité de cet enfant, afin qu'il ait une croissance harmonieuse, qu'il puisse faire des recherches, questionner, analyser et vivre des situations pratiques, puisque l'Ecole est le centre des relations humaines où le développement de l'intelligence se produit à travers la communication, la documentation, la coopération et l'affectivité, bases fondamentales de notre proposition de travail.
Les diverses disciplines, langue portugaise, mathématiques, histoire, géographie, instruction civique, initiation à la science, programme de santé, éducation physique, éducation artistique et éducation religieuse, sont abordées à partir d'une proposition globale, ayant pour objectif la croissance dans sa totalité et la préparation pour la vie...
L'Ecole organise et encourage les classes-promenades, l'étude de l'environnement, la production de textes libres (individuels, en groupe), la presse scolaire, les livres de vie, la correspondance scolaire, les activités d'art plastique, scénique et musical, les journaux scolaires, l'organisation de fiches scolaires, les interviews, les recherches, les livres ou cahiers de lecture, le jardin potager de l'école, divers ateliers, les assemblées où sont prises les décisions et l'établissement des règles de fonctionnement, les réunions artistiques et récréatives, la bibliothèque de travail.
La Escola Célestin Freinet s'adresse aux enfants de la maternelle jusqu'à la 4ème année de l'enseignement fondamental brésilien (l'équivalent du Cours Moyen 2ème année), dintégrant dans ses classes des élèves boursiers et des élèves qui présentent certaines difficultés d'apprentissage, leur permettant ainsi les mêmes relations avec les autres et leur assurant une sociabilité et un apprentissage correspondant à leur rythme et à leurs possibilités. Elle offre également des activités extra-classes d'ateliers, d'anglais, de judo et de musique...
La Escola Célestin Freinet a actuellement 80 élèves.
Nos objectifs :
- locaux appartenant à l'école ;
- appui pour le développement de la pédagogie Freinet ;
- implantation de l'enseignement de la langue française et de la culture francophone dans les programmes obligatoires ;
- expansion par l'augmentation du nombre d'élèves inscrits.
Mais pour cela, la Escola Célestin Freinet aura besoin d'appuis financiers et pédagogiques.
Salvio Alexandre MULLER
Président

 

 

Les hommes ne naissent ni libres ni égaux en droits, les enfants encore moins

Novembre 1996

Des millions d'enfants meurent chaque année ; d'autres sont livrés à la prostitution, enrôlés dans la guerre, réduits en esclavage, soumis au travail avant 12 ans, victimes de violences sexuelles, de sévices physiques... y compris dans des pays d'Europe. Il est donc nécessaire que le combat pour leur défense et leur protection s'amplifie.(1)

Il ne suffit pas de s'apitoyer sur la médiatisation de ces injustices, mais il faut se mobiliser en exigeant, par nos actions, que soit mis fin à de telles pratiques.
Aujourd'hui, la montée de la violence dans les écoles, collèges ou lycées n'est-elle pas une réponse au non respect des droits et de la dignité des enfants et des jeunes ?
Le 20 novembre 1989, jour anniversaire de l'adoption de la déclaration des Droits de l'Enfant de 1959, l'Assemblée Générale des Nations Unies adoptait à l'unanimité la Convention des Nations Unies sur les Droits de l'Enfant. La convention est entrée en vigueur en France le 6/09/90. Dans notre pays même, nous devons être vigilants afin que des mesures soient prises pour l'application de la convention et que les libertés et les droits de l'enfant passent dans la pratique des individus et des institutions.
A l'heure où tous se penchent sur la recherche de solutions, du Ministre à l'enseignant, l'école ne peut plus continuer à fonctionner hors du champ du droit. Les libertés fondamentales ne doivent plus s'arrêter à sa porte.
Or, les programmes de l'Education Nationale ne font aucune mention des textes de la Convention et de leur application dans le cadre scolaire.
Le 20 novembre est la journée des Droits de l'Enfant. Utilisons donc cette occasion pour diffuser, faire connaître et expliquer les textes de la Convention, encore méconnus. Profitons de cette opportunité pour réfléchir sur les modalités de leur application, pour leur faire une place dans les projets d'écoles... Peut-être cette citoyenneté dont on parle tant pourrait-elle déjà commencer par la connaissance des droits et devoirs de chacun ?
Nous invitons tous les militants des Droits des Enfants à profiter de cette journée pour réfléchir collectivement à une nécessaire transformation des pratiques pédagogiques et éducatives.
 
Nicole Bizieau, J.Marie Fouquer C.D de l'ICEM.

 

 

Lien social et rapport au savoir

Novembre 1996

La question de la construction ou de la reconstruction du lien social est particulièrement sensible au moment où les groupes humains implosent, se cancérisent, perdent leurs repères et voient leurs iden­tités se désagréger. Il est urgent d'explorer d'autres voies que "l'insertion" par un travail salarié en voie de raréfaction. Il est de première nécessité de frayer d'au­tres chemins quand la production de communauté par l'apparte­nance ethnique, nationale ou re­ligieuse mène aux sanglantes im­passes que l'on sait. Fonder le lien social sur le rapport au sa­voir, cela revient à encourager l'extension d'une civilité déterri­torialisée qui coïncide avec la source contemporaine de la puis­sance tout en traversant la plus intime des subjectivités (...)

(...) Posons explicitement, ouverte­ment et publiquement l'apprentis­sage réciproque comme média­tion des rapports entre les hom­mes (1). Les iditentités devien­nent alors des identités de savoir. Les conséquences éthiques de cette nouvelle institution de la subjectivité sont immenses : qui est l'autre ? C'est quelqu'un qui sait. Et qui sait de surcroît des choses que je ne sais pas. L'autre n'est plus un être effrayant, mena­çant : comme moi il ignore beau­coup et maîtrise certaines con­naissances. Mais nos zônes d'in­expérience ne se recouvrent pas, il représente une source d'enri­chissement possible de mes pro­pres savoirs. Il peut augmenter mes puissances d'être, et cela d'autant plus qu'il diffère de moi. Je pourrais associer mes compé­tences avec les siennes de telle sorte que nous fassions mieux en­semble que si nous restions sépa­rés. Les "arbres de compétences", aujourd'hui en usage dans des en­treprises, des écoles et des quar­tiers, permettent d'ores et déjà de rencontrer l'autre comme un bou­quet de connaissances sur l'es­pace du savoir et non plus comme un nom, une adresse, une profes­sion ou un statut social.(2).
Mais la transparence ne sera ja­mais totale, et elle ne doit pas l'être. Le savoir de l'autre ne peut se réduire à une somme de résul­tats ou de données. Le savoir, au sens que nous tentons de pro­mouvoir ici, est un savoir-vivre, il est indissociable de la construc­tion et de l'habitation d'un monde, il incorpore le temps long de la vie. C'est pourquoi, même si je dois m'informer et dialoguer, même si je peux apprendre de l'autre, je ne saurai jamais tout ce qu'il sait. La nécessaire écoute de l'autre ne peut se ramener à la construction d'un savoir sur lui, à la pure et simple captation de son expertise ou des informations qu'il détient. L'apprentissage, au sens fort, est aussi une rencontre de l'incompréhensibilité, de l'irré­ductibilité du monde de l'autre, qui fonde le respect que j'ai de lui. Source possible de ma puis­sance, tout en restant énigmati­que, l'autre devient à tous égards un être désirable.
Si autrui est une source de con­naissance, la réciproque est im­médiate. Moi aussi, quelle que soit ma provisoire position so­ciale, quelle que soit la sentence que l'institution scolaire a pro­noncée sur mon compte, moi aussi je suis pour les autres une occasion d'apprentissage. Par mon expérience de vie, par mon parcours professionnel, par mes pratiques sociales et culturelles, et puisque le savoir est coextensif à la vie, j'offre des ressources de connaissances à une commu­nauté. Même si je suis chômeur, même si je n'ai pas d'argent, même si je n'ai pas de diplôme, même si je galère dans une ban­lieue, même si je ne sais pas lire, je ne suis pas "nul" pour autant. Je ne suis pas interchangeable. J'ai une image, une position, une dignité, une valeur personnelle et positive sur l'Espace du savoir. Tous les humains ont le droit de se voir reconnaître une identité de savoir.
L'Espace du savoir se met à vivre dès qu'on expérimente des rela­tions humaines fondées sur ces principes éthiques de valorisation des individus par leurs compéten­ces, de transmutation effective des différences en richesse col­lective, d'intégration à un proces­sus social dynamique d'échange de savoirs dans lequel chacun est reconnu comme une personne à part entière et ne se voit pas blo­qué dans ses parcours d'appren­tissage par des programmes, des prérequis, des classifications à priori ou des préjugés sur les sa­voirs nobles et ignobles.
(1) Nous ne soulignerons jamais assez ce que cette vision doit au Mouvement des réseaux d'échanges réciproques de savoirs (MRERS), animé par Claire et Marc Hé­bert-Suffrin, voir par exemple, de ces au­teurs, Echanger les savoirs, Desclée de Brouwer, Paris, 1991.
(2) Voir, de Michel Authier et Pierre Lévy, Les Arbres de connaissances (préface de Michel Serres), La Décou­verte, Paris 1992
Pierre Lévy
L'intelligence collective (Coll La Découverte)

 

 

Un média privilégié dans ma classe : le magnétophone outil d'écriture

Novembre 1996
Relecture du Pour­quoi Comment des activités audiovisuel­les 1
 
Plus personne, actuel­lement, n'aurait l'idée de séparer écriture et lec­ture. Et pourtant, ne serait-ce pas ce qui se fait quotidienne­ment à l'école pour l'au­diovisuel?
 
Audiovisuel... quel Audiovi­suel?
               
Dans ma classe le ma­gnétophone a une place impor­tante, en ce qui concerne "la lecture collective" de docu­ments sonores comme supports d'information, en com­pléments d'un discours pédagogi­que, et "la lecture individuelle" lorsque les élèves travaillent en ateliers (en particulier grâce à toutes les BTSON et Livres Cas­settes Do­cumentaires édités par PEMF). C'est ce qu'on peut appe­ler l'audiovisuel de con­somma­tion. Cette pratique doit avoir une place importante dans les activi­tés scolaires, en amont, en aval, en parallèle avec des moments de créativité ou d'au­tres activités uti­lisant d'autres supports, le livre en particulier. Cette lecture est d'ailleurs très ha­bituelle aux en­fants, à la mai­son.
               
On peut donc imaginer que les éducateurs apprennent aux en­fants à lire l'audiovisuel (images, sons, images et sons), et on peut supposer que cette lecture de­vienne habituelle à l'école.
 
Mais, dans ma classe, le magné­tophone a une place en­core plus importante, je dirais même privi­légiée, en ce qui con­cerne "l'écriture sonore", en tant qu'outil d'expression et de créa­tion, de communication (aussi bien à l'intérieur qu'à l'ex­térieur), de coopération et de formation.
 
               
Outil d'expres­sion et de créa­tion
 
Le magnétophone peut être un outil aidant à la connais­sance de soi et à la connais­sance de l'autre, dans le cercle restreint de la classe (débats, discussions, poé­sies, textes). L'écriture sonore de­vient alors, grâce à cet outil qu'est le magné­tophone, une technique d'ex­pression et de création collec­tive ou individuelle.
"L'enfant doit pouvoir décrire, questionner, justifier, ar­gumen­ter" c'est ce que deman­dent les Instructions officielles. Et comme l'explique très bien Ja­nou Lèmery, dans le dossier du mois de Mars sur l'oral, chacun d'entre nous a pu mesurer dans sa vie combien la manière de s'exprimer avait d'importance et pouvait mo­difier les représenta­tions que les autres avaient de nous. Les So­phistes l'avaient très bien com­pris, eux qui ensei­gnaient l'art du discours.
Le pouvoir passe par la parole, même dans la classe: pouvoir du maître, pouvoir des leaders...2. Il faut donc apprendre aux enfants à découvrir leurs possibilités d'ex­pression, et à savoir enten­dre et comprendre les autres.
Et pourtant, si on re­garde l'ori­gine latine du mot en­fant on s'aperçoit que celui-ci vient du la­tin "infans" signifiant "qui ne parle pas". Et effective­ment, dans de nombreuses si­tuations, l'enfant ne parle pas ou plutôt n'a pas le droit de parler : exemple, à la maison: "tais toi tu vois bien que je parle avec ce Monsieur" ou encore "ne parle pas à table". Mais à l'école, cela peut parfois être pire puisque pensums et pu­nitions sont en­core distribués aux enfants qui "parlent". Para­doxe, alors que comme le rap­pelle Lau­rence Lentin "parler est le propre de l'homme. Seul parmi les ani­maux, l'être humain est "doué de parole."
C'est pourquoi, dans une classe, il est fondamental d'ins­taurer un lieu de vie, de donner la parole, de s'appuyer sur le vécu de cha­cun et sur la vie coo­pérative pour que naissent des activités authen­tiques d'expres­sion et de commu­nication.
               
Ainsi, dans ma classe, existent 4 moments différents de parole, avec 4 finalités différen­tes :
L'entretien ou "quoi de neuf", amenant anecdotes de la vie per­sonnelle, commentaires de l'ac­tualité lue, vue ou entendue, ap­ports divers.... ou pouvant rap­pe­ler les projets à courts termes pour une remise en mémoire, mais ceci n'est jamais enregis­tré.
La présentation de tra­vaux : tex­tes, exposés, poésies, chants qui ont été préparés ou achevés dans la journée, présen­tation qui amène des échanges et qui peut parfois être enregis­trée, selon le désir de l'enfant créateur ou de ses camarades, si le support ma­gnétique est jugé préférable à un autre pour cette production .
Le débat: souvent con­séquence d'une présentation des travaux ou d'un entretien du ma­tin. A ce moment là, la pro­grammation d'une discussion est décidée pour une date ultérieure, afin que cha­cun y réfléchisse à l'avance.
La réunion de coopéra­tive orga­nisationnelle hebdoma­daire, est trop fonctionnelle pour être enre­gistrée, mais une situa­tion extra­ordinaire, par exemple de conflit ou d'organisation ponc­tuelle et urgente peut parfois s'effectuer dans un moment hors réunion de coopérative et être sujet à enre­gistrement pour une mémoire col­lective de décision.
 
"Moi, Je"
 
 Toute pa­role est une demande d'être. Elle n'est pas seulement "le dit", elle n'est pas seulement "le non-dit", elle naît de la rela­tion entre les deux. 2
Lorsque le nourrisson commence à élaborer la transi­tion entre inté­rieur et extérieur, entre "moi" et "non-moi" (qui n'est pas encore l'autre) en jouant avec ses doigts, un chif­fon..., cette transition s'ac­com­pagne de sons, de gazouillis. Le son peut se substituer à l'objet transitionnel (le pouce, le sein maternel). Le bébé ressent alors quelque chose dans son corps, sa créativité se développe et, par là même, la création de symbo­les. La pensée ou la fantasmati­sation semble acquérir un lien avec des expériences fonction­nelles: c'est ce qu'on peut appe­ler le phéno­mène transitionnel de l'acte à la pensée. "La pensée est acte comme l'acte est pen­sée. Penser et agir sont humai­nement identi­ques". 3Ce phé­nomène transi­tionnel est une des meilleures défenses contre l'angoisse.
Dès l'instant où il y a phonétisa­tion, nomination de l'objet, il y a incorporation par­tielle d'une par­tie du langage: "les paroles sont corporelles si­non il n'y a rien, et on ne vit pas".3
Chacun doit trouver son savoir, et le rôle de l'enseignant est d'aider l'enfant à trouver sa parole, de ne pas la bloquer, de ne pas détruire cette construc­tion de son "moi", de son "dire". L'objectif devient alors évident: "révéler à un petit d'homme sa qualité d'homme, l'inciter à de­venir son propre créateur, à sortir de lui même, pour devenir un sujet qui choisit son devenir, et non un objet qui subit sa fabrica­tion" 4, en un mot devenir auto­nome, autonome dans son lan­gage, autonome dans sa pen­sée.
Dans cet enregistrement des en­fants de l'école ayant dé­siré discu­ter et donner leur avis, après rencontre avec le club du troi­sième âge du village, sur les dif­férences de vie entre les deux époques, l'apparition du "moi je" et sa répétition est symptomati­que:
              
- Moi, je préfère vivre mainte­nant parce que c'est plus mo­derne, plus sophistiqué.
- Moi aussi parce que, vi­vre au­tre­fois, c'est pas comme main­te­nant, y'avait pas de lave-vais­selle, y'avait pas....On était obligé de tout faire à la main alors que mainte­nant, on a des machines.
- Moi j'aurais bien aimé vivre au­trefois parce qu'on aurait vécu avec ce qu'on avait.
- Je veux dire que je pré­fère vi­vre maintenant parce que y'a beaucoup plus de con­fort, alors qu'autre­fois....
- Moi je préfère mainte­nant, y'a beaucoup plus d'évolution.
- Moi je préfère autrefois parce que maintenant y'a trop de pollu­tion.
- Moi j'aime mieux main­tenant parce que pour aller à l'école au moins y'a des cars tandis qu'avant, fallait y aller en bicy­clette.
- Je préfère maintenant parce que autrefois, y'avait pas d'élec­tricité.
- Moi je dis que c'est mieux main­te­nant avec la télé, la radio, tout ça.
- Moi, je veux dire qu'il y a un peu de bon et de mauvais de cha­que côté, hein!
- Autrefois, y'avait beau­coup trop de maladies, y'en a beau­coup moins parce qu'on a des médi­caments.
- J'suis d'accord avec Cédric, maintenant, on peut vivre plus longtemps que au­trefois.
- Oui, mais autrefois, on tra­vaillait beaucoup plus que main­te­nant et c'est pour ça que les gens mour­raient jeunes.
- Moi j'suis d'accord avec Pierre-Alexis parce que, quand ils avaient la tuberculose, hé bein, on pouvait pas les soigner, tandis que mainte­nant, ils peu­vent.
- Moi j'suis pas d'accord avec Peter parce que pour les ma­la­dies, y'en a toujours au­tant parce que mainte­nant y'a plus la tuber­cu­lose, mais y'a le sida, y'a le cancer ...
               
Dans une discussion, chaque en­fant utilise ou appro­che un certain savoir disciplinaire (ici dans cet enregistrement les enfants abor­dent l'histoire, avec le repérage dans le temps bien sûr, mais aussi les sciences avec les progrès techniques ou les maladies), mais de plus l'enfant, à partir de sa propre ex­pression, s'approprie peu à peu les différents codes d'expression et de communica­tion, au niveau de maîtrise qui est le sien au moment où il s'exprime.
L'enfant peut se retrou­ver seul face à l'outil, parce qu'il en a en­vie ou parce que le groupe le lui a demandé et qu'il a accepté, pour écrire d'une autre façon ce qu'une autre technique, comme par exemple l'écrit, ne permet pas avec la même force, la même in­tensité.
               
Le magnéto­phone de­vient alors un média­teur, un outil valorisant la réus­site, le moyen le mieux adapté pour, par exem­ple, mettre en mémoire de classe, le poème de Victor Hugo "Demain dès l'aube", récité par Marc, ou "chasse à l'enfant" de Prévert par Nels, puisque leurs camarades avaient jugé qu'ils les avaient par­ticulièrement bien dits lors d'une présentation de tra­vaux.
               
Cela est également sou­vent le cas pour des poésies in­ventées comme celle ci-dessous de Lae­ti­tia (CM2) qui a tenu à enregis­trer seule son texte poétique:
 
La Vie c'est l'Amour Eternel
L'Amour Eternel est une ten­dresse chaleureuse
La tendresse Chaleureuse est un rêve.
Le rêve de l'Amour Eternel et de la tendresse
Entreront dans la vie.
Ne laissons pas ternir la vie.
La vie est parfois triste,
Parfois joyeuse,
Mais la Vie,
C'est la beauté.
Ou encore Maëlle (10ans) ayant écrit et enregistré:
Grandir
J'avais dans le coeur de jolis mots d'enfants.
Un grand est passé qui a tout brisé
Mes rêves... mon imagination:
 Il a tout piétiné,
M'a sortie de mes jeux, pour me faire grandir,
Pour que je sois, un jour, adulte.
               
Je ne veux pas jouer au psychana­lyste (je ne suis pas formé pour et ce n'est pas mon rôle), pour sa­voir si c'est de son instituteur ou de son père dont elle parle, mais elle savait qu'elle pouvait s'ex­primer, et ce texte a peut-être contribué à l'aider à trouver son "moi".
Il arrive aussi que des petits tex­tes plus ou moins poé­tiques comme celui de Gaël, CM2, de­viennent autre chose qu'un simple enregistrement:
 
J'ai vu un crocodile
Tout seul sur une île
Il était en train de pleurer
Je me suis approché de lui
Pour lui demander ce qu'il avait
Il me répondit qu'il était perdu.
               
"C'est joli, disent ses camarades, mais c'est un peu court" et Flo­rentin CM2, lui aussi, se propose pour reprendre le poème . Ce texte, que Gaël va se "désapproprier", va devenir une chanson, grâce à Michka, un au­teur compositeur ami des élè­ves, qui va mettre en musique ce pre­mier texte, puis d'autres en­core, jusqu'à cet automne 95 où les élèves vont décider d'enregis­trer en studio leur cassette, dé­clarée à la SACEM, et qui sera diffusée dans leur environne­ment.5
"Quand j’étais dans la salle où il faut chanter, je n’avais pas peur, c’était bien, j’avais un casque sur les oreilles: cool.
 Mais quand je suis entré dans la petite salle où on ne peut loger seulement qu’une personne (pour chanter notre couplet), là j’avais vraiment le trac. Quand j’ai eu terminé d’enregistrer mon cou­plet, je n’avais plus peur du tout. Cette journée était géante. " VINCENT
Mais j'arrive, là, à une autre di­mension qui est la con­naissance de l'autre.
 
"Moi" et "l'autre".
 
Lors des échanges oraux, l'enfant émetteur, le "Je" qui envoie son message à un pair récepteur, le "Tu", qui écoute, qui l'entend, qui le com­prend, deviendra à son tour un "Tu" lorsque son récep­teur de­viendra le "Je" émetteur en lui répondant. Florentin a en­tendu Gaël, celui-ci a accepté qu'il re­prenne son idée, d'autres ont en­tendu et repris le message et l'ont affiné.
Ceci afin d'arriver à une connais­sance ou à une co-nais­sance, écrit à la façon de Clau­del. "C'est une naissance du monde en moi, une naissance de moi au monde. Mais cela ne peut se faire qu'en collecti­vité, tout seul, on n'y 6arriverait ja­mais" 7 
Tout ceci pour vivre, vivre en­semble, vivre des construc­tions de savoir, de savoirs diffé­rents, de savoirs communs, de savoirs futurs afin d'aboutir à des savoirs "faire" des savoirs "être" présents ou à venir.
C'est ainsi que, si j'osais plagier Jacquard 6 , lorsqu"il dit "Ce qui fait ma richesse, c'est ma com­plexité, la complexité de mon cerveau", je dirais qu'il y a plus complexe qu'un enfant: l'en­sem­ble des enfants, la classe. Mais qui dit complexe ne dit pas seu­lement accumulation de beaucoup d'éléments. Qui dit complexe dit surtout subtilité des rapports entre ces éléments, donc des interac­tions.
Si vous prenez vingt enfants et que vous les mettez les uns à cô­tés des autres ou en rang d'oi­gnons, cela ne crée pas la com­plexité. En fait cela ne sert à rien. Mais si entre ces enfants, vous mettez en place des réseaux sub­tils, l'un s'adresse à un autre et cela se répercute sur un troisième. La richesse de cet ensemble fait qu'il a des pouvoirs qu'aucun des éléments n'a individuellement. Car un ensemble a des pouvoirs qui ne sont pas l'accumulation des pouvoirs des éléments. Parmi ces pouvoirs de la classe, il y a la ca­pacité de faire émerger une per­sonne là où la nature avait créé un individu. Je dis "Je" parce que j'ai été entouré de personnes m'ayant dit "Tu". "Moi est l'ensemble des liens que je tisse avec les autres".
"Si tu es différent de moi, si tu penses des choses différen­tes des miennes, alors tu m'enri­chis". 6
"Un homme seul n'est pas un homme. Il ne peut pas se déve­lopper, il ne peut pas ap­prendre à parler, il ne peut pas apprendre la culture, il ne peut pas aimer, donc il ne peut pas vi­vre seul. On est obligé de coor­donner, on est obligé de vivre ensemble pour créer la société et devenir des hommes. 8
En voici un exemple dans cet en­registrement réalisé par mes élè­ves de CM discutant il y a quel­ques années sur l'évo­lution de l'homme: 9
Gabriel - Lequel animal a fait l'homme?
Véronique - Peut-être le singe...
Eric - Mais pourquoi le singe?
Karell - Ce n'est pas le singe qui a fait l'homme, c'est une espèce de bes­tiole qui a fait l'homme et le singe en même temps... voilà c'est tout.
Jean Baptiste - Si c'est le singe qui a fait l'homme, pourquoi qu'il est resté bête, enfin, pas bête, mais qu'il est pas devenu aussi in­telligent que nous?
Eric - Si c'était un singe qui était de­venu un homme, y en aurait plus, de singe!
Philippe - Comment une petite bête comme ça a pu faire un homme?
Jean Baptiste - Elle n'a pas fait un homme, elle a d'abord fait une au­tre bête, puis elle a fait une autre, et à force, les bêtes se sont trans­formées.
Philippe - Je voudrais sa­voir pour­quoi l'homme a essayé d'in­venter, et non pas de rester comme ça, comme il était avant?
Karell - Moi, à mon avis, c'est le placement du pouce.
Stéphane B - Si on aurait pas eu le pouce, Karell, ça fait qu'on n'aurait pas évolué.
Philippe - A quoi a servi ce pouce?
Gabriel - Le pouce, ça pouvait ser­vir à tenir un marteau, j'sais pas moi, tenir un sac, écrire, à taper des pier­res, à chasser, à tenir la lance.
Jean Baptiste - Avec ce qui était co­mestible, ce qui était bon, le blé et tout ça, ils ont trouvé qu'on pou­vait faire des mélanges, et puis ça a fait le pain.
Christophe - Par exemple, y en a un qui mange un champi­gnon vé­néneux, il le dit aux autres et puis, ça va se faire savoir.
 Bernard - On s'est fait ai­der un petit peu par les animaux parce que on a vu les animaux manger de la viande, alors on a dit "ah! on peut peut-être faire pareil", on a es­sayé, alors on a continué.
Christelle- Comment les hommes ont-ils découvert le feu?
Stéphane R - Je crois que c'est avec des pierres, des silex, ils ont fait du feu avec. Ils les ont ta­pés, ça a fait des étincelles, et après ils ont fait le feu avec ça.
Christophe - Comment ils ont fait pour que le feu se prenne? Est-ce qu'ils avaient du papier?
Florence G - Avec des brindilles. Ils mettaient un tas de petites brin­dilles, et puis ils co­gnaient un silex contre l'autre, et l'étincelle, ils la mettaient assez près de la brindille.
Pierre - Oui mais ils ne le savaient pas à l'avance que ça fai­sait du feu, les silex, comment ils ont fait pour trouver?
Gabriel - A force de cher­cher...
Eric - C'est tombé au ha­sard, c'est de la chance qu'il a eue... Remar­que que c'est peut-être pas vrai ce que je dis là.
Jean Baptiste - Je crois qu'on évolue toujours; c'est comme ici: un jour on apprend quelque chose, le lendemain on apprend encore quelque chose, et puis les autres, ils apprennent des choses plus im­portantes, et puis à force, dans longtemps, on sera vrai­ment plus intelligents et ça évolue puisqu'on grandit...
Pierre - On évolue puis­qu'on gran­dit, on grandit de plus en plus, alors on évolue; en mangeant on gran­dit...
Karell - Moi, je ne suis pas d'ac­cord avec toi parce que si on mange, on grandit peut-être, mais ça, c'est dans la vie de cha­cun. Dans le monde on évolue, oui, mais c'est pas en man­geant, c'est pas parce qu'on grandit. C'est plutôt la cervelle qui grandit, mais pas le corps.
Jean Baptiste - Toutes les bêtes ont évolué mais l'homme il a évolué plus et toi tu demandes pour­quoi... il mangeait, mais c'est pas une raison, c'est pour mieux s'adapter...
Florence A - Et puis ça s'est fait petit à petit.
Philippe - Pour moi, l'évo­lution, c'est une métamorphose.
Jean Baptiste - Moi je suis d'ac­cord avec Philippe, c'est une his­toire de métamorphose et d'adap­tation.
Cet enregistrement qui avait été programmé la semaine précé­dente montre bien une cer­taine progression dans la dé­marche, un tâtonnement, une élaboration col­lective de la re­cherche. Les en­fants se ques­tionnent eux-mêmes, question­nent leurs camarades, certains ont des réponses hésitan­tes, des doutes, d'autres pensent en ap­porter des plus sûres et qui ne sont pas forcément vraies, mais il y a communication.
Toujours, dans ces dis­cussions authentiques, on re­trouve les mêmes formulations:         Moi je crois..... je pense que... je suis d'accord avec..... je ne suis pas d'accord..... je réponds à...... Moi je sais que..... Peut-être que.... ce n'est peut-être pas vrai..... Ce qu'il y a aussi c'est que.... je me de­mande..... tu te demandes..... oui mais..... à mon avis..... Si... alors...
Ce type de débat qui amène les enfants à tâtonner, à chercher tous ensemble selon un thème, peut également avoir lieu avec des CE (voir discussion sur le cerveau 10 ) et même en mater­nelle: exemple cette dis­cussion de ce petit groupe d'en­fants de 5 ans discutant sur le soleil, la terre et la lune, et dont malheureuse­ment le script ne suffit pas pour redon­ner vérita­blement les into­nations, la spon­tanéité et la fraî­cheur des échanges, ce qui dé­montre la spé­cificité de l'écriture sonore. 11
 
-Des fois, les nuages, ils descen­dent et le soleil aussi, et la lune vient, et puis tout le monde a peur dans la nuit!
-Quand il fait nuit, hé bé, le soleil il descend pas parce que le soleil, faut qu'il brille.
-D'abord, hé bein le soleil, il reste toujours dans le ciel.
-Le soleil, hé bé il change de place parce que le tantôt il est là, et puis ce matin il est là, alors...
-Le soleil, hé bé, quand il fait nuit, il va dans d'autres pays.
-Le soleil, il descend et puis aussi il tourne autour de la terre.
-Le soleil, ça tourne pas, d'abord!
-C'est la terre qui tourne.
-Moi, je suis d'accord avec Sa­muel parce que le soleil, il peut jamais tourner, parce que si le soleil tour­nerait, et puis comme la terre tourne, hé bein, si ils tourneraient, on aurait jamais eu de soleil!
-Le soleil, c'est une boule de feu, et puis c'est vrai ça, que c'est une boule de feu!
-Hé bein la lune, elle est dans l'es­pace, la lune.
-La lune, elle tourne autour de la terre?
-Bein, dans la lune, hé bein des fois on voit quelque chose qui est tout gris, c'est le père Noël!
-J'suis pas d'accord avec Fabien, parce que c'est pas le père Noël, c'est les pays qui sont sur la lune!
-Si la lune tourne autour de la terre, la lune elle bouge?
-Hé bein aussi, y'a pas que des étoi­les, y'a pas que des so­leils,y'a pas que la lune, y'a aussi les sa­tellites! Les satellites, mais c'est pas une terre ça, ça c'est un ap­pa­reil qu'on met dans l'espace pour voir la télé.
-La lune, c'est un satellite.
-Hé bein, le ciel, il est plus grand, plus grand, plus grand, plus grand parce que le soleil, il est tout petit, il est tout petit!
Ces questionnements scientifi­ques, ces émergences de repré­sentations mentales is­sus de l'en­tretien, deviennent motivations de demandes de connaissance, de construction de savoirs qui s'éla­borent pro­gressivement et susci­teront en­suite, chez les enfants, enquê­tes, recherches documentai­res, exposés, ou amèneront l'insti­tu­teur lui-même à faire les mises au point nécessaires. 2
               
Deux autres types de débats, qui se ressemblent un peu sur le fond, existent égale­ment dans ma classe: le premier que je qualifie­rai de "débat d'opposition" a lieu lorsque les enfants décident d'un thème amenant des "pour" et des "contre" comme ils le disent eux-mêmes.
Cet exemple "les esprits existent-ils?" 10 est révélateur de ce type de discussion, en ce sens que de toutes façons, comme le système de référence de chacun est diffé­rent de celui de son voi­sin, il est rare de voir un enfant changer d'avis. 
 
- Bernadette : Moi je connais une fille, eh ben son père il parle aux esprits.
- Stéphane : Tu l'as vu toi l'esprit ?
- Vérane : Et qu'est-ce que c'est qui te le prouve, que c'est vrai, qu'il a parlé aux esprits ?
- Bernadette : J'ai demandé au garçon et puis il a dit c'était vrai.
- Cédric : Il raconte peut-être des histoires hein ! Il faut le voir pour avoir la preuve hein !
- Bernadette : L'esprit lui a dit qu'il aurait une Peugeot 205, puis, par sa grand-mère il l'a eue, la Peu­geot 205.
- Vérane : Si ça se trouve il a de­mandé à sa grand-mère, peut-être qu'il t'a menti hein!
- Bernadette : C'était un cadeau d'anniversaire.
- Vérane : Ben, peut-être qu'il a de­mandé.
- Bernadette : Non.
- Vérane : Qu'est-ce que tu en sais ?
- Bernadette : Il me l'a dit.
- Vérane : Mmm, rien ne le prouve.
- Jany : Moi un jour, y'a des gens qui sont venus chez ma grand-mère, j'y étais pendant ce temps, ils se sont mis autour d'une table ronde puis ils ont dit : esprit si tu m'en­tends fait claquer la fenêtre, et puis euh, ça a fait claquer la fenê­tre, et j'étais en ce moment juste à côté.
- Stéphane : Premièrement les es­prits ça n'existe pas.
- Raphaël : Comme Cédric tu as dit pour croire aux esprits il faut le voir, mais on ne peut pas le voir parce que même, même si tu vois quel­qu'un parler aux esprits, tu peux pas savoir si il parle aux es­prits, si ça se trouve il dit des mots sans un sens.
- Jany : Moi un jour, je parle de la magie, mon tonton il avait une pièce et il l'a frottée contre son bras et elle a disparu. Et après il l'a fait reparaître, et on était tous autour de lui, il n'avait pas tri­ché, il l'avait fait comme ça.
- Stéphane : Jany, il était truqué le tour parce que moi je le con­nais le tour.
- Cédric : Il suffit qu'il passe la pièce dans sa manche et puis...
- Alexandra : Et les voyants eux, ils se renseignent sur les person­nes, les personnes doivent de­mander des rendez-vous, et puis ils se rensei­gnent sûrement.
- Stéphane : Alexandra, ma mère elle a été voir une voyante, et puis y'avait un monsieur à côté d'elle, puis la voyante elle a dit vous allez gagner au loto cette semaine, et ben il a gagné hein, et comment elle au­rait su qu'il al­lait gagner ?
- Jany : Comme les cartes, on voit aussi, par exemple si on va mourir où si on va se marier avec une jolie femme, enfin, c'est voyant les cartes.
- Stéphane : Et puis aussi Berna­dette, l'autre jour quand tu m'avais raconté, un garçon il re­gardait dans le miroir, sa mère était morte, à chaque fois qu'il regardait dans le miroir il voyait sa mère.
- Alexandra : Ca c'est pas possi­ble hein, je voudrais bien le voir moi !
- Vérane : Stéphane, ça peut être vrai, mais ça peut être vrai dans son imagination. Ca peut être lui qui pense.
- Raphaël : Oui ça peut être sa mère qu'il aimait bien, et puis il n'ar­rêtait pas d'y penser puis à force eh ben ça a été comme ça, sans être de la sorcellerie ou un truc comme ça comme Berna­dette dit.
 
Par contre, le travail de montage est difficile à ce niveau là, car il ne va pas suivre une li­néarité comme dans le débat de recher­che commune, mais le plan et la chute en particulier vont être su­jets à discussion: Comment ter­miner un montage? par une pa­role amenant à sup­poser que les esprits existent, ou au contraire prouvant qu'ils n'existent pas? Réponse délicate qui ne peut être, dans ce cas, celle unique du mon­teur, mais de l'ensemble du groupe.
               
Le second type de dé­bats est un "débat conflic­tuel": Il n'est pas toujours enre­gistré, car sou­vent il doit se faire à chaud, puisque ré­sultant d'un conflit, d'un dysfonc­tionne­ment du groupe classe qui de­mande à être réglé rapidement.
Celui que je donne ci-dessous (entre dix élèves de CM2) n'avait pas besoin d'une remédiation ur­gente: un temps a été accordé à chacun pour réflé­chir au fait que, lors des séances de travail en ate­lier, l'effica­cité n'était pas tou­jours de mise. Dans ce type de discus­sion, cer­tains peuvent alors modifier leurs représenta­tions, leur fonction­nement tel Ronan qui reconnaît devant ses pairs ne pas avoir as­sumer cor­rectement sa respon­sabilité, ou comme Jaëlle qui ar­rive à don­ner sa dé­fi­nition de l'autonomie, définition que ses camarades demande­ront à met­tre en chute car ils la considè­rent importante et veulent se l'in­té­grer.10
 Xavier: Moi, je trouve que les ate­liers c'est bien, mais alors quand on prévoit quelque chose à faire, par exemple le lundi un problème, on le fait, ou deux, parce qu'il ne faut pas longtemps pour faire deux problè­mes.
Cédric: Moi j'ai vu que faire des ateliers individuels, il y a des avan­tages et des inconvénients. L'incon­vénient c'est de faire des choses fa­ciles quand on a le choix.
Jaëlle: L'avantage, c'est que tu tra­vailles peut-être mieux, tu ....
Célia: Moi, quand je suis en ate­lier, j'aime bien être dans mon coin et réfléchir, parce que sinon, s'il y a quelqu'un qui parle, et puis je n'ar­rive pas à le faire.
Sabine: Alors moi Jaëlle, je ne suis pas d'accord avec toi, si on veut travailler seul, il faut tou­jours qu'on ait le maître, pour lui faire voir ou qu'il nous aide si on ne comprend pas.
Ronan: Eh, Xavier, moi je ne suis pas trop d'accord avec toi, parce que faire deux problèmes à la fois, et si c'est quelque chose de dur...
Vanessa: Alors là, je ne suis pas d'accord avec toi, Ronan, parce que si tu apprends bien tes tables de multiplication, tu arriveras à faire deux problèmes, même trois.
Cédric: Quand on veut faire quel­que chose seul, le problème qu'il y a c'est l'organisation.
Jaëlle: Et puis aussi faire atelier, c'est aussi aider les autres, parce que par exemple, ma camarade qui est à côté de moi me dit "je ne com­prends pas" alors je la mets un peu sur la piste aussi.
Jaëlle: Là, alors qu'on fait cet en­tre­tien, on a Arnaud qui baille, tout à l'heure qui s'amusait, mais là je ne crois pas qu'il y en ait qui se ren­dent compte qu'on parle de quelque chose qui est sérieux, vraiment.
Célia: Moi je suis d'accord avec Jaëlle, parce que s'il y en a un qui fait une bêtise, l'autre re­garde et il suit, et c'est comme ça qu'on ne comprend pas.
Stéphane: Par exemple moi je suis le responsable des BT, mais il y en a qui prennent des BT mais qui ne me le disent même pas.
Ronan: Aussi Responsable c'est qu'il faut faire son travail, comme moi, je devais ranger le sport et je ne l'ai pas fait encore alors...
Jaëlle: Les ateliers individuels, c'est peut-être pour mieux ap­prendre, ne pas avoir quelqu'un derrière le dos et mieux se déve­lopper. Individuel, c'est devenir responsable de soi-même.
Célia: Moi je pense que les ate­liers cela sert pour qu'il y ait des respon­sabilités, parce que si nous, on n'a pas de responsabili­tés, quand on sera grand on ne pourra pas pré­voir quelque chose. .
Jaëlle: Et aussi, certains ne sup­por­tent pas d'être seuls, il leur faut le maître ou la maîtresse et cela em­brouille tout, alors il faut s'ap­pren­dre à être au­tonome et à deve­nir responsable de la chose qu'on fait.
 
 
Outil d'expres­sion et de com­munication
 
J'aborde maintenant le magnéto­phone comme outil ai­dant à la connaissance des au­tres, de leur environnement pré­sent ou passé, par l'interview et le repor­tage.
Le cercle de communi­cation va alors s'élargir, et le magnéto­phone devient le média­teur entre le groupe et une per­sonne exté­rieure, il va aider à créer un sas entre l'école et le milieu humain environnant.
 
                                                                 Bernard: Moi, je trouve que les maîtres nous appren­nent des choses mais quand on sort, on en apprend encore un peu plus.
                                                                 Philippe: Si on s'ouvre un peu plus grand, on peut dé­couvrir des trucs impression­nants sur la nature, dans les mers et puis on peut faire des visites aussi.
                                                                 Alexandra: Oui et puis quand on appelle aussi des "métiers" enfin des gens qui font un métier, on leur pose des ques­tions et ça nous ap­prend aussi.
 
L'interview
 
Celle-ci peut se dérouler soit dans la classe, en invitant quelqu'un ayant un vécu, un savoir que les enfants désirent connaître, soit à l'extérieur en allant directement sur le terrain d'action de la per­sonne concernée. Beaucoup d'in­terviews ont été ainsi réali­sées par mes élèves, et à cha­que fois j'ai été agréablement surpris de voir comment l'inter­viewé arrivait à adapter son lan­gage à un audi­toire jeune, sans pour cela "bêtifier" son propos.
Le micro dans un pre­mier temps peut impressionner l'interlocu­teur, mais ce dernier va vite être rassuré face aux ques­tionnements curieux, enthousias­tes des en­fants.
Effectivement, à partir du mo­ment où ceux-ci sont en si­tuation de communication au­thentique, posant leurs questions directe­ment en regar­dant l'interlocuteur qui détient un savoir qu'ils ont choisi et décidé de connaître, l'échange ne peut qu'être fruc­tueux et gratifiant, l'in­terlocuteur n'ayant alors qu'une envie, celle de transmettre son message, son savoir.
Après l'interview, la bande ma­gnétique sera considé­rée comme une mémoire, comme un bloc-no­tes, qui servira à un travail ulté­rieur, à moins que le message et le son soient d'une qualité telle que le docu­ment mérite d'être communiqué, plus largement. Alors, un mon­tage sera réalisé en ne conser­vant que les moments forts, et la substantifique moelle de l'entre­vue. Pour réaliser ce tra­vail, les enfants auront des choix à faire, sans trahir la pensée de celui qui s'est exprimé, afin de faire res­sortir l'idée principale que la per­sonne interrogée a for­mulée
Dans ce type d'exercice les en­fants développent leur sens criti­que, et deviennent res­ponsables d'une parole qui n'est pas la leur.
L'exemple d'interview faite en classe que je propose en a en­traîné d'autres pour arriver à un ensemble monté par Pierre Gué­rin, J.P Jaubert et Gil­bert Paris et qui a été diffusé dans beaucoup de CDI et d'éco­les.12
Le papa de Cédric est conseiller municipal. Lors d'une réunion coopérative, Cédric pro­pose de le faire venir dans la classe pour une interview.
- Que faites-vous en tant que conseiller municipal.
- Nous sommes là pour essayer de voir ce qui va et ce qui ne va pas dans la com­mune. Quand il y a des travaux à faire, nous pre­nons des dé­cisions pour voir si les devis que nous ont faits les en­trepre­neurs sont bons ou ne sont pas bons. Donc, on doit ré­soudre des pro­blèmes.
- Et si vous n'allez pas aux réu­nions, qu'est-ce qui se passe?
- Si vous êtes sept dans la classe pour jouer au foot et que vous n'y allez qu'à quatre, c'est sûr que l'équipe va tourner au ralenti. Alors quand on est con­seiller municipal, on accepte les bonnes et les mauvaises con­séquences que cela peut avoir.
- Combien de temps res­tez-vous conseiller?
- Les élections munici­pales ont lieu tous les six ans et on reste conseiller au moins six ans.
- Est-ce qu'on peut ar­rê­ter avant six ans?
- Il est très possible d'ar­rêter avant six ans, c'est à dire qu'il suffit de demander une démis­sion à la sous-pré­fecture en donnant les raisons; le sous-pré­fet ac­cepte ou non la démis­sion.
- Alors quand il y en a un qui démissionne, qu'est-ce qu'ils font les autres, ils dimi­nuent d'un ou il faut en réélire un au­tre?
- Si c'était le Maire qui démis­sionnait, il nous faudrait élire un nouveau maire. Mais en tant que conseiller, on reste­rait à qua­torze.
- Qu'est-ce qui vous a attiré à le faire?
- Disons que c'est peut-être la passion: pour aider la com­mune, pour essayer de faire quelque chose pour la com­mune.
A partir de cette inter­view les enfants ont voulu en sa­voir plus. Ils ont invité Madame le Maire à venir en classe expliquer sa fonc­tion, puis le conseiller général (qui les a invités, durant l'entre­tien, à venir à l'hôtel du départe­ment, à La Rochelle; les enfants en ont profité pour enre­gistrer le Président du Conseil Général). Puis ce fut au tour d'un conseiller régional d'être ques­tionné par les élèves 11.
 
Le reportage
 
Il res­semble beaucoup à une in­ter­view en extérieur, à cela près que l'ambiance sonore est très importante dans ce type d'enre­gis­trement. Bien sûr les paroles comptent, mais à la limite on peut parfois s'en passer et ne faire un scénario qu'avec les bruits am­biants: dans une me­nuiserie par exemple, ou encore à "la criée", ou en pleine nature.
Le reportage suivant a entière­ment été écrit à l'avance par Isa­belle, dont le papa est ambulan­cier, ensuite elle a em­prunté le mini-K7 de l'école pour ramener ce scénario, avec con­nivence du papa 10:
Bruits de fourchettes, d'assiet­tes..
- Isabelle: Papa, j'ai fait zéro faute à mon texte de semaine.
- Papa: Ah, c'est très bien. Bip, Bip, Bip Bip Ah! on m'appelle, il y a une urgence.
- Isabelle (comédienne): Oh! On est toujours dérangé quand on mange.
- Papa Mais oui, mais c'est ça ma petite, c'est ça le métier, il faut il y al­ler quand il y a ur­gence. Bon j'y vais.
- Radio ambulance: (de conni­vence) Il faut aller à l'hôpital gé­néral, chercher un bébé pour l'emmener en pédiatrie à Sain­tes.
- Papa: Bon, j'y vais tout de suite.
- Isabelle: On peut aller avec toi?
- Papa: Si vous voulez.
Bruit du moteur qui démarre, si­rène et en même temps ques­tions répon­ses sur le tra­vail de l'ambulancier alternent amenant un contenu au repor­tage.
"C'est une vraie fausse inter­view" disent les enfants.              Peut-être ceci les aidera-t-il à entendre et voir les autres vraies-fausses interviews que les médias propo­sent, et de faire la différence avec les fausses vraies interviews que les mêmes médias peuvent diffu­ser?
Après un reportage en si­tuation réelle (un cimetière Mé­rovingien venait d'être découvert à une quinzaine de kilomètres de l'école et les enfants ont alors demandé à interviewer l'archéo­logue chargé de la découverte), non seulement ils ont pu parler avec l'archéolo­gue et lui poser des questions, mais en plus, ils ont eu la possibi­lité de fouiller, eux-aussi, comme des vrais ar­chéo­logues, comme Indiana Jones.
Cette sorte d'entretien avec un "spécialiste" a fortement marqué les enfants, surtout quant au doute à propos de la recherche histori­que, que l'on peut transposer à la recherche scientifique toute en­tière.
Si bien que les CE, après cette aventure, ont enre­gistré une dis­cussion diffusée par France Cul­ture et primée par le CIRASTI, car l'archéologue a su leur mon­trer toutes les pos­sibilités d'inter­prétation d'un phénomène histori­que: dans cette discussion on peut noter, dans le dire des enfants, beau­coup de "on n'est pas sûrs, mais..., ils ne sont pas sûrs que..., on croit que..., on croit qu'on est sûr...etc...
Le doute scientifique est partout dans leurs propos, et c'est peut-être tant mieux que chacun consi­dère que "je crois que je sais" est préférable au "je sais que je crois" . 13
Nels: Nous, on ne sait pas tout sur autrefois, parce que.... et les sa­vants, ils ne sont jamais sûrs.
Jessica: Jamais sûrs de quoi?
Nels: du temps des dinosaures, du temps des gallo-romains, des ro­mains, des gaulois, tout ça quoi!
Elodie: Nels, tu dis qu'on n'est pas sûr, mais il y a des choses dont on est assez sûrs, comme les savants, les archéologues, ils ont trouvé des trucs.
Nicolas: Quoi comme trucs?
Nels: des os, des ossements qui sont très, très vieux, qui sont fracturés...
Elodie: Avec des os tu ne peux pas savoir comment ils s'appe­laient. Ce n'est pas sur les os que tu vois qu'ils ont fait ça ou qu'ils n'ont pas fait ça.
Clément: Quand on trouve un os, on n'est jamais sûr que c'est un os du bras, des orteils ou du pied.
Damien: Oui, mais, tu veux dire un os qui n'est pas entier.
Delphine: Les archéologues ont trouvé un squelette dans un cer­cueil en bois avec plein d'armes.
Nicolas: On croit que c'était un guerrier de Clovis.
Nels: Il n'y a pas que les os, il y a les inscriptions sur les murs; par exemple Clovis a fait ça, ceci, mais on n'en est pas très sûr quoi ....
Vincent: De toutes façons, on con­naît pas mal de choses sur... mais nous on est un peu plus in­telligents que eux étaient...
Marie: Quand on trouve un mor­ceau de poterie peinte en vert, on croit qu'on est sûr que c'est du XIIIème, XIV siècle.
Delphine: Ils ont trouvé de la po­te­rie, une ceinture et un petit verre en plastique.
Marie: Ce n'était pas en plasti­que parce que le plastique n'exis­tait sûrement pas.
Vincent: C'était en verre!
Clément: Ils ont aussi trouvé des couteaux.
Eloïse: Est-ce que les recherches des archéologues servent à quel­que chose?
Marie: Oui, parce qu'il y a des cho­ses qu'ils ne savaient pas, alors à chaque terrain de fouille, ils ap­prennent quelque chose.
Nels: Ils trouvent des découver­tes, quoi...
Marie: Et ils sont encore en train de chercher, bien sûr.
 
Le son de cette discus­sion ainsi que celui du reportage a été in­crusté sur une bande vi­déo réali­sée durant les fouilles. Un mes­sage minitel a été en­voyé aux classes du réseau par Mickaël pour dire "nous avons fouillé un cimetière méro­vingien, et avons joué à Indiana Jones, qui veut recevoir notre cassette". Beau­coup de répon­ses arrivent aussi­tôt, toujours sur le minitel: Alexandre organise alors un cir­cuit pour cette cas­sette et quand elle reviendra, il estimera, en consultant des car­tes, que la cas­sette aura par­couru plus de 3000 kilomètres, et sera passée dans une quinzaine de classes de l'hexagone.
Communication oblige.
 
En conclusion:
Outil de structu­ration et de for­mation.
 
Le cercle de communi­cation sera encore élargi, si le montage est envoyé aux corres­pondants qui deviendront audi­teurs d'une pa­role entendue et "vécue" non pas par eux mais par leurs camarades, ou encore mieux à tout un réseau comme cela a été le cas pour la cassette "le cimetière Mérovin­gien".
               
Le cercle sera encore plus élargi s'il est diffusé sur une chaîne de radio, comme dans le magazine de Jean Thévenot "Chasseurs de sons" sur France Culture, ou sur une des chaînes locales de Radio France, ou en­core si les scripts de ces enre­gistrements, scripts pris par les élèves eux-mêmes, se re­trou­vent, si le sujet le mérite, dans les colonnes des journaux lo­caux, Sud-Ouest ou la Haute Saintonge. Le travail scolaire des enfants est alors socialement re­connu, qu'il soit entendu ou même parfois lu.
               
Mais, même sans en ar­river là, le fait d'avoir entendu, puis créé du son, d'avoir struc­turé ce son pour une meilleure écoute, pour com­muniquer un message à autrui, par et grâce au média magnéto­phone, n'est-il pas suffisant?
               
Il est vrai que je n'ai pas expliqué le comment. Si l'histoire de l'au­diovisuel dans la pédago­gie Frei­net commence très tôt, par la création en 1920, en Gi­ronde, de la "Cinémathèque de l'Ensei­gne­ment Laïc", il semble bien que c'est avec l'idée de ra­dio que se construit alors une pédagogie de l'audiovisuel, et comme l'évo­que Raymond Du­four:
"J'avais rencontré Frei­net en Dé­cembre 1945 et je fus bombardé respon­sable de la commission radio... en voyant Jean Thévenot mettre au point un disque pour son émission "on grave à domi­cile" il me parut évident de tenter avec des en­fants la gravure sur dis­que..." .
               
Puis Pierre Guérin, en relation avec Jean Thévenot, va compren­dre et faire comprendre l'impor­tance du montage sonore en répé­tant souvent que "un message so­nore ne pourra ja­mais dépasser le niveau de qua­lité avec lequel il a été capté".14 "Une chaîne de communication fonctionne avec la qualité du maillon le plus mé­diocre". (id)
               
Je n'entrerai pas dans des consi­dérations techniques et de maté­riel (il suffit pour cela de réécou­ter la BT Son sur la Radio dans laquelle, entre autres, Gil­bert Pa­ris donne des conseils de prise de son et de montage), mais d'un point de vue pédago­gique, il me semble important cependant de souligner quelques points cités par Raymond Dufour dans le Pourquoi Comment 1 : d'abord lors de la prise de son, que ce soit un débat ou une in­terview, deux règles sont impor­tantes: 
1 Celle de savoir se taire, et de lever le doigt si l'on veut prendre la parole.
2 Celle du temps qui pour un dé­bat ne doit pas dé­passer 15 à 20 minutes. (Si l'on n'a pas dit dans ce temps imparti ce que l'on avait d'essen­tiel à dire, peut-être n'y avait-il pas grand chose à racon­ter?)
Et je rajouterai une règle redite souvent par Pierre Guérin et Gil­bert Paris:
3 Celle du porteur du mi­cro, "le pied intelligent" qui doit repérer l'ordre des demandes de prise de parole, (et pris par cette tâche et son travail de prise de son, il est rare qu'il puisse en même temps prendre part au débat).
Que ce soit pour un montage ou une écoute, il est bien évident qu'il faudra planifier coopérati­vement l'utilisation de l'outil "magnétophone", et pour cela il faut une organisation ri­goureuse que ce soit dans le temps ou dans l'espace. Ces li­mites et contrain­tes d'utilisation de l'appareil de­mandent une or­ganisation rigou­reuse qui ne peut être réalisée que par une cogestion coopérative, avec une gestion des aires de tra­vail, et une gestion du temps.
En ce qui concerne le montage qui se fait en classe, s'il s'agit d'un débat, un script rapide est pris au tableau, ou sur grandes feuilles, et les suppres­sions de répétitions ou de mau­vaises formulations ne peuvent être faites qu'en plein ac­cord avec l'auteur des paroles en question. Le plan ne peut être fait que coopérativement afin de ne froisser personne dans sa di­gnité, alors que pour une inter­view le montage peut être réalisé par un individu ou un petit groupe d'in­dividus, le groupe classe donne son avis après écoute, et selon son jugement, le montage sera re­pris, et de toutes façons, celui-ci sera envoyé à l'inter­viewé pour avis, car c'est de sa parole dont il s'agit et de son respect.
Car toute vie est com­munica­tion et cette communica­tion met en jeu des échanges de signaux, des échanges com­plexes, à tous les niveaux. Les biologistes nous ont révélé l'exis­tence de multiples communica­tions dans notre corps entre nos organes, entre les cellu­les d'un même organe, entre les molécu­les qui le composent.15 Ces phénomènes sont les mêmes entre individus, et leur impor­tance semble évidente dans la formation individuelle à la vie dans la société.
               
Cette approche de "l'écrit so­nore" aide-t-elle les en­fants à une démythification et à une démystification des mé­dias?
Seront-ils aptes à dé­crypter les différents messa­ges so­nores ou visuels qu'ils rece­vront?
Seront-ils aptes à une meilleu­res communication, à une meilleure connaissance de l'autre?
L'enfant qui aura écrit un message audiovisuel, saura-t-il mieux lire, décrypter un message qu'il entendra, ou verra?
Mais, écrire l'audio­vi­suel, est-ce une réalité dans le sys­tème éducatif actuel?       
Je laisse la parole à des élèves de l'école, pour conclure: 16
              
Stéphane: Quand je fais un en­registrement avec quel­qu'un, c'est pour mon plai­sir. Et c'est bien de parler avec quelqu'un, cela apprend des choses.
Raphaël: Aussi ça fait peut-être plaisir aux grandes per­sonnes qu'on les inter­viewe?
Cédric: Oui, parce que quel­que­fois, il y a des gens qui ont ten­dance à dire: "Ah main­te­nant les jeunes, ils ne s'inté­ressent plus à grand chose". Ils peuvent voir que ce n'est pas toujours vrai.
Catherine: Pour moi, faire un entretien, c'est ce que j'aime bien, parce que.... il y en a qui disent leurs raisons, il y en a d'autres qui ne sont pas d'ac­cord, ça nous apprend à mieux connaître la vie, quoi, et puis ré­fléchir aussi.
Edwige: Je veux dire que pour moi, parler avec d'au­tres, c'est un peu sortir de chez soi, ça nous apprend à mûrir, à se dé­velopper, c'est ça.
Jean Baptiste: Oui c'est vrai, moi, à l'école où j'étais avant les médias ne ve­naient pas, s'il y avait quelque chose d'in­té­res­sant à la télé, on n'en parlait pas, mais dans la classe d'à côté, ils regar­daient une émis­sion tous les jours, du CNDP, et ils faisaient tou­jours un en­tretien ou un truc dessus.
Stéphane: Oui c'est parce qu'on a vu quelque chose à la télé, on a envie d'en savoir plus et d'en parler avec les au­tres.
Karell: Et puis là, il y a l'édu­ca­tion qui vient, parce que quand on veut en savoir plus, on écrit des lettres et on ap­prend com­ment il faut les dis­poser, tourner la phrase. Je crois aussi que dans certaines éco­les, il n'y a aucun rapport entre les médias et l'école.
Philippe: Mais aussi certaines écoles n'ont pas les moyens d'avoir comme nous un ma­gnéto ou etc...
Florence: Oui mais il y a des écoles où ce n'est pas les élè­ves qui ont ces idées là, c'est toujours le maître qui doit tout dire et tout ça, alors...
Karell: Tu dis Philippe que tou­tes les écoles n'ont pas les moyens d'avoir un magnéto comme nous, mais si, elles ont toutes les moyens de s'en ache­ter, de s'acheter des ban­des, de pouvoir faire une coopé comme nous, toutes les clas­ses ont des moyens puis­qu'on en a nous. Et moi je trouve que l'ouverture cela sert à avoir des relations avec d'autres classes, à copier, on peut dire copier, sur d'autres classes, et à en aider d'au­tres...
 
Bibliographie:
 
1Pourquoi comment des activités audiovisuelles, commission Nationale ICEM, PEMF 1984
2 Janou Lèmery Le Nouvel Educateur Mars 1996
3 Winnicot. Jeu et réalité
4 Albert Jacquart. L'héritage de la liberté.
5 Tina & Marina, cassette comprenant 5 titres de chants inventés, (les paroles sont imprimées sur la jaquette) SACEM SC1195 Coop Scolaire 17500 St Simon de Bordes.
6
7 Albert Jacquard. Construire une civilisation terrienne
8 Boris Cyrulnik, Livre cassette documentaire "L'homme et l'animal" PEMF.
9 "les enfants ont la parole" cassette Radio France en collaboration avec Pierre Guérin et la commission audiovisuelle de l'ICEM.
10 Nouvel Educateur Mars 96 Enregistrement primé par Radio France et le CIRASTI en 1994.
11 Ces clips sonores sont disponibles parmi d'autres auprès de la commission audiovisuelle (durée approximative de chacun entre 3 et 4 minutes)
12 Nos élus BT sonore N°3 PEMF
13 Pierre Clanché Université Bordeaux II
14 Pierre Guérin et la commission audiovisuelle. Pourquoi comment, les activités audiovisuelles. ICEM PEMF
15 Joël de Rosnay. Origines de la vie.
16 Pratiquer la radio. BT sonore N° 909 PEMF
 
 
 
 
Dossier de Christian Bertet