CréAtions, n° 114- ArTissages - novembre/décembre 2004 (Editions PEMF)
édito
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Le tissage, image de la complexité
Artissage, le mot déroule à l’envi le fil de métaphores multiples qui, de la toile au texte, nous donnent à décrypter le livre du monde. Comme art premier, le tissage fait signe dans la symbolique des mythes dont les fils sont ceux du destin, des vivants, naissance et mort, entre les mains des Parques, du destin de Thésée, aux mains d’Ariane. Tisser, c’est donner forme, tenir ensemble ce qui se présente comme discontinu, divers, dissemblable… comme le vivant dans sa complexité. Tenir le réel dans le langage, “ fixer des vertiges ” se faire “ voyant ”, écrit Rimbaud : dans ce travail de connaissances peintre et écrivain se rejoignent : la connaissance comme “ drôle de trame ” (2), pour laquelle chacun a à inventer son métier à tisser, mêler, démêler, nouer, entrelacer, tresser, donner sens au monde. Artisanat et art se retrouvent à l’école du Bauhaus où le tissage a place entière dans la formation de créateurs d’objets nouveaux pour un homme nouveau, origine de l’utopie du design. Le métier à tisser, la technique doit être au service de la création de formes nouvelles, d’assemblages de matériaux, de couleurs inédits. La peinture de Paul Klee, enseignant la couleur au Bauhaus témoigne d’une sensibilité aux étoffes et à leurs motifs : imitation de tissages, de broderies, d’arabesques ; influence des ateliers de tissage de l’école : la toile n’est plus simple support textile pour le peintre mais devient matière de la peinture, le regard déborde le cadre. Papiers collés cubistes, cadavres exquis surréalistes, assemblages de Schwitters ou de Dubuffet accompagnent ce débordement : la trame y perd ses limites et gagne profondeur, rythme et liberté nouveaux dans la recherche des formes. “ Le peintre [est] affronté à sa toile comme l’écrivain à son texte qu’ils mettent éventuellement en pièces pour en faire l’un un tableau et l’autre un livre. ”(3) Ainsi du travail de François Rouan : deux toiles, tressées conjointement, la toile devient matériau que l’artiste nomme “ masse lexicale ”, obtenue par “ le découpage, la lacération, l’arrachage, à quoi fait suite un patient travail de recomposition, de suturation ” (3) où interviennent tissage et tressage, opérations qui inscrivent dans le même temps épaisseur et profondeur à l’œuvre, un montré/caché qui déroute et interroge le regard. Le pari de l’école “ républicaine ” était de “ faire tenir ensemble ” la diversité sociale et culturelle française. C’était le temps de la “ communale ”, puis du “ collège unique ” qui devaient inventer les outils nécessaires à la conscience collective pour s’éloigner, si ce n’est de l’élitisme et de la compétition, au moins du communautarisme. Mais la pratique n’a pas suivi l’ambition, en résultent les orientations actuelles qui tendent à nouveau à séparer et à morceler alors que la recherche en sciences de l’éducation comme la communauté scientifique, s’emploient à prôner la coopération et le tâtonnement expérimental dans l’énonciation d’une méthodologie pour appréhender le monde. Ainsi, Edgar Morin peut encore manifester que “ le découpage des disciplines rend incapable de saisir ce qui est tissé ensemble c'est-à-dire […] le complexe ”. Et CréAtions de regretter plus spécifiquement avec Daniel Lagoutte (4) que les “ arts plastiques ” dont l’objectif était pourtant dès 1973 de “ concrétiser sa pensée en forme ” laissent à présent la place, comme un retour en arrière, à la diversification en “ activités artistiques et culturelles” dont l’idée d’“arts visuels” matérialise la régression. Le prochain congrès de l’ICEM pédagogie Freinet se déroulera à Sophia-Antipolis près de Nice, du 19 au 22 août 2005. Ce lieu est une “ pépinière ” de la recherche, propédeutique en Europe lorsqu’il a été créé, car son promoteur, le sénateur Laffitte, ancien élève de Célestin Freinet, a voulu l’échange des différentes disciplines scientifiques, artistiques et culturelles, le passage d’une discipline à l’autre, leur “ tissage ” possible Le thème de ce Congrès “ Appréhender la complexité du monde : cohérences de la Pédagogie Freinet ” confirme une telle orientation et CréAtions, en relation avec les autres secteurs et chantiers de l’ICEM, y prendra elle aussi sa place, ce que les articles de ce numéro s’efforcent déjà d’engager.
(1) Le grain de la voix, Roland Barthes, Ed. Seuil |
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CréAtions n° 114 - ArTissages - novembre/décembre 2004 (Editions PEMF) Classe de CP-CE1, Ecole maternelle, Hérouville St Clair (Calvados) – Enseignante Danielle Maltret
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Les métiers du tissage Pour gérer les temps de travail intermédiaires
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CréAtions, n° 114- ArTissages |
Tisser ensemble nos univers pour penser le monde autrement
« J’ai fait une échelle pour les oiseaux. Avant y’avait une mère et la mère elle avait la mère des oiseaux elle était morte et maintenant on la voit plus. Voilà c’est fini »
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CréAtions, n° 114- ArTissages |
Patience de Patak – Ø 250 cm – juin 1991
Depuis de nombreuses années, Guy Houdouin, devenu Odon imagine un monde de papier tressé. Il torsade, vrille, tresse sans fin des lanières de papiers issues d’étoiles géantes découpées au cœur de peintures qu’il réalise lui-même ou avec la complicité d’autres peintres. C’est ainsi que Alechinsky, Messagier, Cueco, Soulages, Zao Wou Ki et bien d’autres qui se sont prêtés à ce qui semblait un sacrifice, leurs œuvres devenant simple matière première. Mais sous les doigts de Patak II, chaque bandelette de l’œuvre lacérée devient la mémoire de l’œuvre originelle au cœur de ses “ attrape rêves ” car il sait, avec respect, transfigurer et mêler la création initiale à sa création finale.
Construction de Patak – hauteur 100 cm – 1989
Entre les entrelacs des fines cordelettes de kraft coloré, nous nous enroulons, nous nous laissons tresser, au fil de cette énergie libérée ou retenue par la torsion des fibres. Dans cet enchevêtrement plaisant, nous nous amusons à nouer et dénouer les liens et traçons notre chemin jusqu’à l’extrémité des torons (plusieurs fils tendus ensemble) pour finir dans le réceptacle des feuilles de ginkgo qui se balancent en liberté au moindre souffle.
Patak Apart II – Ø 70 cm –1990
Patak 1 Revolutionnaire– Kraft tressé – Ø 120 cm.
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CréAtions, n° 114- ArTissages |
Créations audacieuses en relation
Le travail présenté ici est intéressant au niveau des productions obtenues ainsi qu’en ce qui concerne les compétences plastiques et d’habileté psychomotrice. Mais le plus grand intérêt réside dans le fait que ces réalisations ont abouti grâce à la coopération entre tous les enfants.
Tu m’aides, je t’aide… |
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CréAtions, n° 114- ArTissages novembre/décembre 2004 (Editions PEMF) Classe de CM1-CM2 de St Barthélemy Lestra (Loire) - Enseignant : Geoffroy Noir |
«Bistanclaque pan !» ou «le bruit du tissage» « Je suis les liens que je tisse » Albert Jacquard
Nous vous entraînons au fil de nos découvertes
"La chaîne et la trame
Puis nous réalisons une colonne tissée de tous nos liens C'est comme un totem
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CréAtions n° 114 "Artissage" Classe de CP/CE, Ecole élémentaire B. Paris XIII – Enseignante : Françoise Vassort |
Levée de blocs Pour échanger rapidement sur les images
C’est une organisation qui fonctionne bien et qui satisfait tout le monde pour le moment.
Levée de blocs du 16 janvier :
Les enfants sont très attentifs et curieux de découvrir leurs productions respectives. Il y a des dessins réalistes, des dessins figuratifs imaginaires, des dessins abstraits, des techniques différentes. Cet échange permet d’enrichir les créations. Je devrais peut-être dire plus explicitement : « présentation de dessins » au lieu de «levée de blocs» pour ne pas décontenancer quelqu’un qui lirait notre emploi du temps et pourrait avoir quelques interrogations sur mes pratiques pédagogiques en pensant que je fais soulever des pierres aux enfants… mais les enfants se sont trop appropriés cette expression.
dessin, images, présentation |
CréAtions, n° 114- ArTissages |
Parti pris des choses de la nature, des herbes et des pierres, non pas exigence volontaire comme chez Ponge, mais connaissance intime des terres d’enfance, champs, bois, jardins, où nourrir son mode d’expression d’être au monde : Marinette parle “d’abandon, d’immersion totale du corps dans le végétal”.
Installation Auvers sur Oise 1997.
Simone Cixous
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CréAtions, n° 114 - ArTissages |
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Carnet n°2 Une semaine “ Création ” dans la classe avait donné aux enfants l’occasion de réaliser sur un grand format un travail qui réunissait un texte, une illustration, une enluminure et du collage. Au carrefour de plusieurs modes d’expression, cette approche pluridisciplinaire avait permis aux enfants de créer du lien entre art, langage, littérature et histoire. Les pratiques qui existaient en classe sous la forme d’ateliers d’écriture, d’ateliers visuels, de recherche documentaire s’étaient réunies autour d’une unité culturelle. Cette unité culturelle, certains enfants vont avoir l'idée de la continuer…
L'occasion était trop belle… Pouvoir reprendre à son compte l'idée de croiser sur une même page du texte, du dessin, du collage, de la photo et de fabriquer son petit carnet personnel, plutôt qu'un collectif qui restera dans la classe germe. Zoé, Camille ou encore Luka présentent rapidement leurs premières pages personnelles, ce qui séduit très vite l'ensemble de la classe. Il suffit alors d'organiser l'espace et le matériel : des feuilles A5 de différentes couleurs et épaisseurs, feutres, encres, craies grasses, revues à découper, appareil photo numérique. Je propose aux enfants de reprendre leurs anciennes productions écrites, de les calligraphier proprement et de les illustrer. Il s'agit de faire le lien entre des techniques déjà éprouvées en classe depuis le début de l'année : ateliers d'écriture, journal de classe, albums de vie, site de classe, photo numérique. Rapidement, les premières pages de leurs “ carnets d'écoliers ” s'entassent dans des pochettes plastiques. Il suffira alors fin juin de les relier pour que chacun quitte l'école avec son carnet d'écolier.
Effet de mode ?
Les carnets sont-ils à la mode ? En effet, Les carnets de voyages rendus célèbres entre autres par le navigateur Titouan Lamazou semblent fleurir sur les étalages des librairies spécialisées ou encore sur Internet. Cependant, leur origine semble antérieure à notre époque contemporaine puisque Léonard de Vinci laissera plus de 13000 pages de carnets de dessins annotés, et que nous connaissons également ceux de Van Gogh, de Matisse, d’Hemingway ou encore du photographe américain Peter Beard. L’existence du carnet, qu’il soit le souvenir d’un globe trotter ou la trace d’un voyage intérieur, serait-elle d’ordre anthropologique ? De là à considérer les fresques rupestres comme les premiers carnets de notes de l’homo sapiens, il n’y a qu’une page !
L’école primaire n’est pas en reste puisque depuis plusieurs années déjà, la Main à la pâte invite les enfants aux carnets d’expériences et que les dernières Instructions Officielles sur l’éducation artistique évoquent le carnet de dessins de l’enfant. Au-delà de l’effet de mode, l’utilisation du carnet à l’école permet le retour en arrière, il est le témoin chronologique de sa propre histoire, l’instantané d’une représentation, la trace de l’évolution d’un apprentissage…
Véritable mémoire d’une pensée et d’une expression qui se construisent, pour peu qu’on lui attribue une intention esthétique, le carnet s’érige alors en véritable objet d’art, agréable à regarder, à toucher, à conserver. Si nos doigts d’adultes feuillettent avec nostalgie nos antiques cahiers du jour remplis à l’encre violette, peut-être pouvons nous offrir à nos enfants la possibilité de lire, dans une vie d’adulte, leur histoire d’écolier au travers de pages qui auront été le véritable reflet de notre culture contemporaine.
Note orthographique : les erreurs sont volontaires et signifient qu'il s'agit d'un texte encore imparfait d'enfant.
carnet de bord, enluminure, écriture, photographie, collage, peinture |
CréAtions, n° 114- ArTissages - novembre/décembre 2004 (Editions PEMF) Entretien de Michelle Bonnetain avec Nicole Bizieau Quatre petites écoles rurales du nord de Roanne : Coutouvre, Jarnosse, Maizilly et Mars. |
Je tisse ce que je peins, je peins ce que je tisse Après avoir été professeur d’EPS pendant plusieurs années, Michelle Bonnetain se consacre actuellement à la peinture.
Elle relate ici son expérience personnelle et celle qu’elle a vécue comme intervenante dans des classes à PAC (Projet Artistique et Culturel).
NB - Si je comprends bien, c’est un besoin profond et forcément différent, puisqu’il s’agit de ton expression et non de la sienne. Il n’est pas question, à ce moment là, d’une technique vide de sens, comme tu le dis.
Mais alors, pourquoi as-tu privilégié le tissage comme moyen d’expression ?
MB - J’ai d’abord pratiqué le tissage sur métier pendant une quinzaine d’années. Je réalisais des tapisseries, des vêtements, des objets décoratifs. Je vivais près d’Aubusson, j’étais professeur et je conduisais souvent mes élèves voir les expos.
Vers 1995, une envie, comme une explosion m’est venue, d’explorer, de m’approprier le tissage comme moyen d’expression plastique.
NB - Quelles conditions génèrent ta créativité ?
MB - Pour créer, j’ai besoin de sérénité, de sécurité, d’espace, de calme et d’un environnement compréhensif.
Il faut des conditions favorables pour pouvoir se dépouiller, savoir se libérer. Rien n’est facile, parce que la création nécessite une grande honnêteté, une grande authenticité et une énergie constante.
Par exemple dans mes productions concernant les croix, j’ai réalisé beaucoup de maquettes avant de savoir ce que j’allais faire. L’an dernier, j’ai fait toute une série pour moi, il y avait toujours une porte noire ! Ca m’a apporté beaucoup sur le plan pictural. Rien n’est gratuit quand on se laisse aller à ses impulsions profondes et libératrices.
A chaque coup de pinceau je me trouve devant un choix à faire, face à des milliers de possibilités. Selon la réponse, la production sera plus ou moins vraie, juste. Ca nécessite de penser, de regarder, de prendre le temps de regarder encore, de façon critique. Avec les enfants il en va de même.
Avec eux, j’ai eu envie de proposer des départs tels que « un citron et après ? » ; vous en faites ce que vous voulez. Là, on est sans cesse dans des choix par rapport à des intentions, à sa propre sensibilité…
Je propose d’autres entrées pour les sortir de la forme descriptive, leur représentation trop unique. Je leur ouvre de nouvelles portes.
Je leur propose par exemple d’entrer dans un thème par une proposition de ce type : « vous cherchez un choix de couleurs pour signifier l’Afrique ». Il s’agit de les amener à utiliser des formes non figuratives pour tenter d’aborder la réalité en sortant des clichés, des idées toute faites.
Un autre exemple : pour réaliser le masque, au départ on dispose de bandes à tisser. En tissant, certaines, trop longues, vont dépasser en bas hors cadre, ça ne fait rien, on laisse, on ajoute seulement des yeux pour permettre la lecture du concept…
Des coups de zoom sur la production en cours, des regards portés et exprimés font prendre de nouveaux chemins.
Pour la série des « jardins », j’ai proposé un travail sur petits formats. Les enfants émettaient des idées qui étaient tout de suite mises en œuvre pour voir l’effet produit. Ainsi on a obtenu une grande quantité de productions « témoins d’idées ». Des formats plus grands, ont été réalisés en réécriture à partir d’un petit.
Je pense que dans ce partenariat, j’ai apporté aux enfants et à leurs maîtres un nouveau regard sur la production artistique. Mais l’échange n’a pas été à sens unique : cela m’a permis, en dehors du travail et des relations sensibles, (hors du convenu) de mettre des mots, de préciser une idée, de clarifier certains aspects de mon travail personnel.
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CréAtions, n° 114- ArTissages - novembre/décembre 2004 (Editions PEMF)
bibliographie
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Bibliographie
La création artistique y est analysée sous l’angle des techniques et des matériaux les plus divers et les plus incongrus (à lire : l’entrelacs p.322, Le textile p.327, La trame p.329).
Sur l’œuvre de François Rouan
Yves Bonnefoy analyse cette œuvre comme témoignant de la crise de confiance de notre époque envers le langage, la représentation : "Que voit-on, en effet, dans ces images, vraiment troublantes ? De lourds chiffons serrés par des cordes, des nœuds qui manifestent que leur épaisseur est impénétrable, des tiges, ni ornementales ni fonctionnelles, avec à leurs croisements des sortes de pansements se faisant parfois de plus vastes et tout à fait in compréhensibles morceaux d’étoffes…/ c’est bien plus que quelque transposition d’une activité inconsciente, c’est le constat du non-sens comme il est tapi sous les représentations et les formules dont est tressé le langage.”
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