Le Nouvel Educateur n° 85

Janvier 1997

Conformer ou éduquer ?

Janvier 1997

Savez-vous que les Petit Poucet ou Petit Chaperon rouge, bleu ou jaune, risquent de plus en plus d’être croqués dès leur entrée à l’école maternelle ?

 
Car dans les lieux pédagogiquement autorisés, circule une expression hautement inquiétante : «construire son métier d’élève est un des enjeux prioritaires en maternelle. »
 
Fini le jeu ? Pas le jeu dit « éducatif » (celui-là, au contraire...), mais le vrai jeu, gratuit, que l’enfant invente à sa guise, dans lequel il se projette tout entier, et qui lui permet de se construire et d’affirmer son identité.
 
Fini le droit de dire non ? Le droit à l’originalité ? A l’expression de sa personnalité ?
 
Fini le plaisir ? Finie l’enfance ?
... on va « former au métier d’élève ! »
Aucun temps hors cadre éducatif ne sera toléré. L’accueil, la récréation, les temps consacrés à l’hygiène seront didactiques... ou ne seront pas.
 
Le choix de ce cheval de bataille par nos technocrates pédagogiques est-il indispensable pour conserver nos maternelles « à la française » au sein de l’Union européenne, au détriment de l’enfant ?
Faut-il à tout prix – et même à ce prix ! – en justifier l’utilité et la rentabilité, face aux menaces non voilées qui pèsent sur son existence ?
 
Chaque enfant est unique. Le danger est grand, de nier les différences par l’adoption de pratiques centrées en priorité sur des savoirs formels... au seul bénéfice des enfants socialement favorisés, qui auront acquis ailleurs les clés donnant accès au sens des apprentissages. La mise en avant de plus en plus tôt, de plus en plus nombreuses, des activités didactiques risque de mettre en place de façon plus certaine l’école de la sélection sociale sur la base de la sélection intellectuelle de plus en plus précoce.
 
Dès deux ans, « faire son métier d’élève » ! L’expression « mat sup » n’est plus un sujet de plaisanterie. Conformer ou éduquer ? Tel est aujourd’hui le choix des enseignants.
 
La période des contes s’achève, celle des comptes à rendre commence.
 
Nicole Bizieau, Jean-Marie Fouquer
CD de l’ICEM
 

 

 

L'enfant expérimentateur : le statut de l'hypothèse dans l'expérience tâtonnée (suite)

Janvier 1997

 Voir le texte en pdf

L'enfant est, par nature, expérimentateur. Ses expériences ne sont pas de simples jeux, mais l'expression visible de ce que C. Freinet appelait le tâtonnement expérimental.

Quel est le statut de l'hypothèse dans son activité, ses essais, ses erreurs? L'enfant est-il capable d'émettre et de modifier des hypothèses ?
Ce dossier, dont la première partie a été publiée en décembre, tente d'apporter des éléments de réponse.

 

 
Processus d'émission d'hypothèses observés chez les jeunes enfants (suite)
            
Emission d'hypothèses par imitation
 
L'imitation est un phénomène particulièrement fréquent, surtout chez les jeunes enfants. Nous avons pu l'observer et le voir intervenir dans le processus d'apprentissage par tâtonnement expérimental à des degrés divers. Ainsi, nous pouvons distinguer la reproduction simple de celles qui sont des variantes personnelles.
L'imitation simple
 
L'imitation réussie
[ Encart 10 ] : Rémy imite Sébastien
L'expérience de Rémy sur le branchement de deux ampoules est l'exacte reproduction de l'expérience de Sébastien, son voisin. Cependant, pour que celle - ci réussisse, il faut que Rémy saisisse des indices, qu'il comprenne quelle était l'hypothèse de Sébastien et qu'il se l'approprie : mettre les deux ampoules en contact par leur embout pour que le courant passe de l'une à l'autre.
Ainsi, l'observation attentive permet à la fois de s'approprier le dispositif et l'idée qui dirigera l'action.
Ce phénomène s'est répété de nombreuses fois, aussi bien sur le thème de l'électricité que sur le thème du magnétisme au cours des expériences sur les matériaux attirés ou non attirés, sur l'attraction réciproque de deux aimants, sur l'attraction des aimants à travers un support, sur la construction de circuits électriques.
Nous avons en effet constaté, comme un phénomène naturel, la diffusion rapide dans le groupe - classe, d'expériences à effets spectaculaires, donnant lieu à la reproduction, la répétition.
L'imitation échouée
Rémy fait partie de ces enfants qui imitent beaucoup les autres. Cela signifie qu'il les observe attentivement, ce qui ne l'empêche pas d'être très actif, donc de mener de nombreuses expériences.
Cependant, il ne saisit pas toujours tous les indices. Dans le cas du tournevis incorporé, il envisage la construction du circuit sur une hypothèse fausse. Il ne trouve pas, par lui - même, la raison de son échec. L'intervention orale de l'adulte l'aide à découvrir cette raison et par là même à modifier sa première hypothèse.
Comme on le voit, si la saisie d'indices est défaillante, l'hypothèse utilisée conduit à un feed - back qui la détruit. La " critique des faits " (l'ampoule qui ne s'allume pas) s'avère parfois insuffisante pour que l'individu construise une nouvelle hypothèse. Dans ce cas, cela signifie que Rémy ne s'est pas approprié complètement l'hypothèse de Sébastien. S'il ne trouve pas la cause de l'erreur, l'intervention des pairs ou de l'adulte par ses questions élucidantes, devient nécessaire.
 
Des imitations avec variantes
A partir de la même découverte : l'attraction ou la répulsion de deux aimants, qui se diffuse dans le groupe, les enfants s'imitent les uns les autres en cherchant malgré tout à faire varier les positions relatives des deux aimants.Cela donne une multitude d'expériences personnelles, de répétitions dans la joie.
[ Encart 11] : Les imitations avec variantes
Dans ce cas, le principe de variabilité de la perception est présent. En effet plus les enfants manipulent des situations variées (même si le niveau de variation est infime), plus ils augmentent leur chance d'abstraire une propriété ou une loi participant à la construction d'un concept (ici la notion de pôles par exemple).
Nous constatons donc différents degrés et nuances dans ce phénomène d'imitation qui ne sont pas négligeables parce qu'ils sont des facteurs déclenchants de l'activité de l'enfant. Ainsi, il est vrai que la reproduction absolue d'une action, (action prise au sens large, c'est à dire incluant les activités mentales), nécessite de la part de l'individu observation attentive et analyse (la distinction, par celui qui imite, de tous les éléments). Il est aussi vrai que la reproduction incomplète ou imparfaite, parce que la saisie des données n'a pas été totale, est à l'origine d'une reconstruction personnelle avec une variance intéressante car elle est source d'hypothèses nouvelles. Souvent, les enfants font varier délibérément l'expérience imitée, avec le désir de changer quelque chose. Cette interactivité avec les hypothèses des autres est un processus d'émission important par sa fréquence d'utilisation.
 
Emission d'hypothèses dans un enchaînement d'expériences
 
[ Encart 12 ] : Sébastien enchaîne les expériences
Dans le cas de Sébastien ou d'autres enfants (Adrien, Anthony, Willy, Jean - Marc, Emrah, Mehdi, Etienne, Coralie...), une expérience peut en déclencher une autre qui à son tour en déclenchera une troisième...etc. C'est un processus "en cascade" qui donne lieu parfois à une série importante d'expériences dans une même séance et qui confère à l'individu un grand niveau d'autonomie dans son activité.
On peut remarquer la similitude des situations expérimentées. Elle semble exister du fait de cet enchaînement d'hypothèses réussies, où le résultat positif déclenche l'hypothèse suivante.
Ces hypothèses paraissent se chevaucher parce qu'elles contiennent des éléments communs, de nature analogique, qui sont associés et combinés à d'autres.
Les deux premières expériences de Sébastien ont en commun l'aimant en fer à cheval et les écrous, d'où l'enchaînement naturel, sans doute, à l'origine de la nouvelle hypothèse :
"l'aimant attire deux écrous, un autre aimant doit aussi les attirer".
Dans la seconde expérience, naît l'idée de supprimer les écrous et de conserver les aimants dans la même position.
Cette similitude de position des deux aimants l'engage à l'hypothèse d'attraction comme dans la précédente expérience. Mais le feed - back est négatif ; il déclenche alors les hypothèses de la troisième expérience et des suivantes : conserver les deux aimants en les opposant, branche par branche.
La série d'expériences d'approche branche à branche permet à Sébastien de dissocier les pôles par leur action réciproque, sans toutefois aller plus loin .
Introduire à ce moment - là les étiquettes Nord et Sud à propos des pôles ne nous a pas paru pertinent, du fait que ces termes n'avaient pour lui aucun sens , ignorant la notion de Nord magnétique et n'ayant fait aucune expérience avec la boussole.                                                                                                                                                                                                                                              
Emission d'hypothèses par mise en commun et combinatoire des idées
 
Nous avons évoqué, à plusieurs reprises,l'action du groupe dans lequel se situe l'individu et en particulier, les moments collectifs d'échanges. Nous pouvons assembler et illustrer ici les divers objectifs de cette socialisation des individus et des savoirs privés en construction.
Kamel s'approprie l'idée d'Adrien.
[ Encart 13 ] : Kamel , l'appropriation d'une idée
C'est Adrien qui a déclenché les expériences à venir sur des corps conducteurs d'électricité, en montrant son expérience avec la boule d'aluminium en feuille : c'est l'effet du " brainstorming ".
Cet apport a laissé une trace très vive dans la mémoire de Kamel. Il s'est approprié l'expérience d'Adrien, il l'a faite sienne et sa réussite est répétée par plaisir. On peut dire que ce savoir est intériorisé. Cette connaissance nouvelle et cette réussite ont facilité l'émission d'une autre hypothèse, originale et personnelle : entourer les deux lamelles de la pile avec une feuille d'aluminium. L'ampoule branchée s'allume.
Mehdi et Etienne, une combinaison des hypothèses.
Citons un autre exemple : celui de Mehdi jouxtant deux ampoules par leur embout [ Encart 14 ].Cettedernière hypothèse est née au cours de la présentation, par Etienne, en séance collective, de sa découverte :mettre les deux embouts d'ampoule sur une même lamelle de pile. L'hypothèse de Mehdi ( contact d'un embout et d'un pas de vis) et celle d'Etienne se combinent dans son esprit pour donner la nouvelle hypothèse (branchement en série par les embouts).
Nous avons rencontré d'autres cas semblables de combinatoire des idées que favorise la séance collective. Il nous semble qu'apparaissent, dans ces situations, les démarches associatives, combinatoires, analogiques de la créativité (5).
 
En cas d'épuisement d'hypothèses
Il arrive que plusieurs enfants n'aient plus d'idées à expérimenter. Dans ce cas, une brève séance collective de "brainstorming" devient nécessaire pour relancer l'activité.                                                                                                          Ainsi, dans un groupe,nous avons fait le point sur les savoirs de chacun, en prononçant le mot "circuit" ; il a été contruit un circuit simple, pièce par pièce, avec les apports de chacun. A partir de la question adulte :
"Où passe le courant électrique ? ", chacun a voulu le montrer du doigt.
A la suggestion adulte : "Si on coupe le circuit ? ...", les enfants répondent "Le courant passe plus"
et nous joignons le geste à la parole, à l'aide d'une pince coupante. Sous les exclamations, l'ampoule s'éteint.
Cette monstration vise, bien sûr, à relancer diverses recherches possibles sur les circuits ouverts ou fermés par un interrupteur.
Nous avons montré ensuite deux circuits complexes, construits par des enfants d'un autre groupe, pour donner l'envie. Il s'agit de déclencher, par des exemples, de nouvelles hypothèses personnelles, en faisant appel à ce que C. Freinet désignait " la perméabilité à l'exemple ".
"L'exemple, au même titre que l'expérience personnelle réussie, tend à se fixer en un automatisme qui suscite une tendance, base d'une règle de vie parfois indéracinable. C'est comme un maillon non pas juxtaposé à la chaîne de la vie, mais imbriqué dans cette chaîne, qui en fera à jamais partie et qui, plus ou moins selon la puissance des autres maillons, donnera à la chaîne son aspect et ses qualités déterminants...
... L'enfant, nous l'avons dit, est tout occupé à ses expériences tâtonnées qui ne sont pas encore fixées en règle de vie. Il est tout occupé à forger sa chaîne. Plus il est jeune et neuf, plus donc il est perméable à l'exemple. Cette perméabilité va en s'atténuant à mesure que s'organisent les règles de vie." (6)
Nous pourrions ajouter que, s'il n'est pas intégré directement et complètement, l'exemple devient alors un facteur déclenchant chez les individus qui y sont perméables.
Comme on peut le voir dans ces différents cas, le groupe joue un rôle important dans les processusd'émission d'hypothèses. Dans ces moments d'échanges collectifs, où nous cherchons à produire des idées, cette activité de "brainstorming" présente au moins trois intérêts :
- permettre à des enfants de s'approprier des idées émises par les autres, donc un enrichissement personnel de leur capital cognitif,
- faciliter la créativité individuelle et sociale par la combinatoire des idées,
- débloquer un groupe ou des individus dans les moments de panne, par des incitations, même si elles ne sont pas toujours suivies.
 
Emission d'hypothèses par imagination créatrice
 
En dehors de quelques hypothèses originales comme :
- l'attraction de deux aimants à travers le doigt,
- la création d'un circuit électrique avec un seul fil,
- l'action réciproque de deux aimants en fer à cheval sur une seule branche,
- la boule d'aluminium en feuille comme conducteur,
- l'utilisation du barreau métallique de la chaise ou de la table avec l'aimant ou avec la pile et           l'ampoule,
- les retournements et emboîtements d'aimants en fer à cheval pour en découvrir l'action réciproque,
nous avons assisté à des constructions de circuits très divers par complexification progressive.
[ Encarts 15 - 16 - 17 ] : Complexification des expériences personnelles
Nous avons remarqué plusieurs catégories d'hypothèses imaginées à l'origine de ces complexifications :
- celles qui émanent de l'idée générale d'introduire plusieurs ampoules dans un circuit,
- celles qui consistent à installer bout à bout plusieurs conducteurs,
- celles, plus rares, qui consistent à associer plusieurs piles dans un même circuit,
- celles qui introduisent des interrupteurs dans un circuit.
Cependant, il faut noter dans chacune de ces catégories, des hypothèses variées, liées à la personnalité de l'enfant et à ses connaissances intériorisées.
Nous avons pu observer comment se passe cette complexification.
Tantôt, c'est une imitation qui suggère l'expérience ( cas d'Angéla).
Tantôt, c'est une idée personnelle qui avait à peine émergé à d'autres moments et qui ressurgit    (Jean - Marc par exemple).
Tantôt la construction se fait par étapes successives et enrichissement progressif des hypothèses (comme pour Emrah, Sébastien, Anthony, Adrien...).
Enfin, ce peut être l'émergence inattendue d'hypothèses, nées de la rencontre avec un objet nouveau. C'est le cas de Lucie découvrant un interrupteur dans le casier à rangements ou de Willy découvrant l'aimant en fer à cheval.
Ce processus de complexification débute, la plupart du temps, par un projet explicité, qui émerge naturellement, à un certain stade de connaissances, c'est - à -dire après de nombreuses expériences qui ont permis l'intériorisation de savoirs élémentaires.
Cependant, toutes les hypothèses ne sont pas envisagées à la fois par l'enfant. Il construit un premier circuit, réinvestissant certains savoirs, puis un second circuit, où il ajoute de nouveaux éléments et ainsi de suite...
- Matthieu a ainsi contruit un circuit avec deux ampoules en dérivation, avant de passer à trois ampoules.
- Sébastien a contruit plusieurs circuits en ajoutant toujours plus de fils, de conducteurs et d'ampoules. (Encart 16)
- Anthony a aussi construit un circuit en dérivation, puis un circuit en série, avant d'associer les deux, comme on le voit. (Encart 17)
Enfin, Adrien en est arrivé à utiliser les divers accessoires mis à sa disposition : boîte de dérivation, douilles montées, piles ... construisant ainsi sept circuits différents.
Tous les exemples qui figurent dans ces trois derniers encarts sont les aboutissements, après les cinq séances d'ateliers, qui ont succédé aux expériences tâtonnées sur le magnétisme et quelques -unes sur l'électricité de l'année scolaire précédente.
L'analyse de leurs activités fait apparaître des démarches propres à la créativité (5) :
- une démarche associative parce que l'enfant incorpore au fur et à mesure des éléments de savoir et/ou greffe son projet sur des idées d'autrui ;
- une démarche combinatoire  qui permet à l'enfant d'utiliser ces éléments en nombre et ordre différent ;
- une démarche analogique, source d'enrichissement en informations, dans les transpositions possibles d'éléments de circuits déjà construits, d'où la similitude de certaines réalisations du même enfant.
Ajoutons que ce processus de création d'hypothèses combinées est facilité par "l'imagination libre", c'est - à - dire lorsqu'on accepte toutes les idées, même "farfelues", avec suspension de jugement d'abord.
 
Processus de modification d'hypothèses dans l'expérience tâtonnée  
 
 La modification d'hypothèses se situe dans la quatrième phase de l'expérience tâtonnée (voir encart 5). Elle est dépendante du feed-back que l'individu évalue, ce qui peut expliquer certaines erreurs conduisant à la non modification de l'hypothèse ou à une mauvaise modification.
La modification d'hypothèses peut prendre diverses formes
 
Le principe du tiers exclu
 
[ Encart 18 ] : Coralie et le tiers exclu
La première expérience de Coralie ne vérifie pas son hypothèse implicite (l'aimant attire partout) :
h.1 : l'aimant en fer à cheval attire aussi dans sa partie courbe
Elle abandonne cette hypothèse détruite par l'expérience et formule spontanément l'hypothèse contraire
h.2 : il attire pas partout
Si ce n'est pas l'une, alors c'est l'autre.
Dans le cas d'une situation dichotomique: "attire" et "n'attire pas", si une hypothèse est fausse, alors logiquement, l'autre est vraie.
                                                                                                                 ___
si    h.1        alors      h.1 (non h.1)
     fausse                           vraie 
Nous sommes en présence du principe du tiers exclu, ainsi défini dans le dictionnaire Robert :       "de deux propositions contradictoires, il est nécessaire que l'une soit vraie et l'autre fausse, une troisième étant exclue".
 
C'est un des principes de la logique formelle mathématique que l'on trouve dans les tables de vérité, qui apparaît ici naturellement dans la pensée de Coralie.
Cette seconde hypothèse, s'avérant vraie, l'entraîne vers l'expérience suivante : rechercher les zones d'attraction et de non attraction de l'aimant en fer à cheval, approchant ainsi le concept de pôles et de zone neutre. Cependant, Coralie éprouve le besoin de confirmer et préciser son hypothèse h.2 dans une nouvelle expérience avec la limaille de fer.
Ayant déjà expérimenté cette limaille avec des aimants en barre, elle construit son dispositif. Son hypothèse encore implicite: si la partie courbe de l'aimant en fer à cheval n'attire pas, alors la limaille reste inerte, est alors vérifiée.
Nous avons là l'exemple de l'abandon de l'hypothèse détruite pour l'adoption de son contraire. Cela s'est produit pour d'autres enfants dans de nombreuses situations dichotomiques, par exemple le tri des matériaux d'après leur nature :
- attraction ou non attraction par un aimant.
- conducteurs ou non conducteurs du courant électrique.
L'exemple du fil de cuivre a donné lieu pour quelques enfants à ces formes de raisonnement. Ayant fait le rapprochement entre ces deux séries d'expériences, leurs conclusions contraires à leurs hypothèses ont été source de grand étonnement : le cuivre n'est pas attiré par l'aimant mais il est conducteur de courant.
Nous remarquons l'intérêt de ce contre-exemple amenant l'enfant à ne pas conclure hâtivement de manière déductive sur les caractéristiques d'un matériau. En effet, ces enfants ont raisonné sur une inférence déductive fausse :                                                                                                                                                                   "si le cuivre n'est pas attiré par l'aimant, alors il n'est pas conducteur".
 
La recherche consciente de la cause de l'erreur
 
Nous avons déjà rencontré des exemples de rectification d'hypothèses par l'enfant qui cherche la raison du feed-back négatif. Revenons d'abord sur les cas d'Emrah et Mehdi (première partie : encarts 3 et 4 - Voir dossier n° 84 paru en décembre ) choisis pour illustrer les diverses phases de l'expérience tâtonnée.
Emrah revient immédiatement à son savoir antérieur : le branchement direct de l'ampoule (S.1- voir encart 2 - dossier n° 84) qu'il exprime gestuellement, vu ses difficultés langagières liées à son arrivée récente de Turquie. Il transfère donc ce geste sur son montage : c'est sa nouvelle hypothèse qui s'avère exacte, créant ainsi un circuit avec un seul fil !
Pour Mehdi, le processus de modification est différé : en effet, lors du feed-back, il y a abandon de l'hypothèse. Cependant, après avoir réalisé d'autres expériences sur les contacts d'ampoules, il y a retour sur cette situation, avec une hypothèse nouvelle due, sans doute, à certains échos d'expériences menées par d'autres enfants. Cette hypothèse h.2 est mise en échec. L'observation plus attentive qu'il fait de l'ampoule, de ses parties, le ramène à ce même savoir antérieur S.1. Il corrige donc son montage qu'il réussit.
Comme nous l'avons vu dans ces derniers cas et beaucoup d'autres, l'enfant est capable de chercher et trouver la raison d'un échec et de s'auto-corriger avec ou sans aide adulte. Cette prise en compte de l'échec d'une hypothèse est une caractéristique de l'expérience tâtonnée, propre à l'espèce humaine, en la différenciant des essais-erreurs. Elle mobilise sans doute chez l'individu plusieurs opérations mentales : différenciation ou discrimination, analogie...en particulier, une analyse des éléments en relation qui lui permet de trouver la cause de l'erreur.
Dans la nouvelle situation, les enfants repèrent les éléments semblables : contacts avec les deux lamelles de pile, contacts avec l'ampoule et observent les différences comme le nombre et la position des fils, la position des pinces etc...
Nous sommes là dans un autre statut de l'erreur, qui, de sanction, devient un facteur d'auto - contrôle dans le processus de construction du savoir.
 
Un interventionnisme à bon escient
 
Il est évident que ce processus d'auto - contrôle et la modification d'hypothèse qui en résulte n'existent pas dans toutes les expériences tâtonnées chez l'enfant jeune. S'il ne peutprocéder, par lui - même, à cette analyse de l'erreur et en trouver la raison, les recours aux pairs ou à l'adulte s'avèrent nécessaires. C'est là une interactivité naturelle à gérer dans le groupe.
Ainsi, nous avons pratiqué plusieurs modes d'intervention selon les situations, les enfants concernés, les groupes auxquels ils appartenaient :
- par des questions élucidantes de l'adulte,
- par des suggestions verbales ou gestuelles de l'adulte,
- par l'apport d'un contre exemple par l'adulte,
- par le "compagnonnage" de l'adulte,
- par l'intervention du groupe ou de certains de ses éléments, soit par une coactivité, soit par une présentation collective de l'erreur.
Les questions élucidantes peuvent être très diverses.
Rappelons le cas de Rémy dans l'expérience imitée du tournevis mis en circuit ( Encart 10)
"Comment branches - tu l'ampoule sur les lamelles de la pile ?"
est un exemple assez fréquent pour amener l'enfant à se recentrer sur un savoir antérieur et à le transférer.
"Sais - tu montrer avec ton doigt où passe le courant électrique ? "
"Pourrais - tu dessiner ton expérience ?" avec l'erreur.
Assez souvent une telle question suffit à l'enfant pour découvrir où est l'erreur .
Le compagnonnage de l'adulte consiste, face à l'échec, à apporter une aide, soit dans la manipulation parfois délicate ou difficile du matériel au cours de l'expérience ( tenir plusieurs ampoules, des fils...), soit dans la conception - même de l'hypothèse, en montrant, en questionnant
( "comment veux tu les mettre ? " )et en manipulant pour répondre à un appel du genre : " ça marche pas ", alors que l'adulte sait que le feed - back devrait être positif.
Dans ces conditions, la guidance peut être forte pendant un moment, pour atteindre, dans une coaction avec l'enfant, à la réussite. On peut aller,exceptionnellement, jusqu'à faire l'expérience entière avec lui qu'il s'approprie, ensuite dans la répétition.
L'intervention du groupe, devant l'échec d'une expérience, est aussi différente selon les circonstances. Ce peut être un seul individu qui intervient en montrant ce qu'il pense. Ce peut être le problème posé au groupe collectivement afin que surgissent diverses hypothèses : c'est la présentation de l'erreur à solutionner.
Nous avons attaché beaucoup d'importance à cette phase de modification d'hypothèses, quelles que soient les formes qui ont été utilisées, afin de laisser, le moins possible, l'enfant sur un véritable échec.
Bien que nous n'ignorions pas les difficultés conceptuelles, qui exigent souvent la connaissance d'autres concepts non construits à cet âge, nous avons veillé à ne pas laisser subsister des erreurs de fonctionnement du processus de l'expérience tâtonnée comme les mauvaises évaluations dues à des défauts d'observation, de raisonnement ou des difficultés de manipulations.
 
Pour conclure...
 
Les enfants de cet âge sont capables d'émettre et de modifier des hypothèses
" L'esprit de l'enfant est capable d'acquérir la culture à une période de sa vie à laquelle personne n'aurait cru cela possible ; mais il ne l'acquiert qu'en fonction de sa propre activité, la culture ne peut en effet être reçue que grâce au travail et à l'affirmation de sa propre personnalité. "
Maria Montessori (2)
C'est en cherchant les différences existant entre l'apprentissage par essais et erreurs, au hasard, et l'apprentissage par expérience tâtonnée que nous avons décelé l'existence d'hypothèses, la plupart du temps implicites, dans les actions des enfants.
Attentifs à leurs découvertes, nous nous sommes aperçus que, peu ou mal formulées, elles prenaient des formes diverses.
Quand l'enfant entreprend librement une expérience, c'est à dire quand il veut agir avec du matériel, des objets mis à sa disposition, nous avons pu observer des niveaux différents d'hypothèses, qui fluctuent selon les personnes, les situations, les moments, l'état affectif des enfants, leur maturation expérimentale.
 
Souvent l'hypothèse de départ de l'enfant est une anticipation du résultat, de l'objectif visé.
Il a, à ce moment là, une idée directrice : "je veux faire un circuit, ...ça attire..., je vais mettre deux ampoules...,elles s'allument..." etc. Dans ce cas, l'enfant a un projet qui, la plupart du temps, s'avère évolutif, car au cours de sa réalisation, naissent de nouvelles hypothèses imprévues. Dans cette situation favorable, l'hypothèse dirige l'action. C'est l'hypothèse - prévision.
 
Si l'enfant n'a pas d'idée précise au départ, il entreprend malgré tout une action :
- soit il se familiarise avec l'objet ou la situation sans viser un résultat : c'est une simple appropriation
- soit il vise un résultat à atteindre, comme "les aimants s'attirent", mais sans observer ni envisager comment il peut y parvenir. Il procède à des essais successifs au hasard, sans hypothèse. C'est une méthode d'essais-erreurs, à l'aveuglette au départ. Cependant, dans cette éventualité, les essais entrepris sont souvent générateurs d'hypothèses, inattendues pour l'enfant, dès que l'action est entreprise. Dans cette situation, c'est l'action qui est génératrice d'hypothèses.
On peut remarquer aussi que les hypothèses naissantes engageront l'enfant vers d'autres hypothèses imprévues par lui, l'amenant parfois à abandonner l'action entreprise pour changer complètement son dispositif.
 
Cette interactivité entre l'hypothèse et l'action s'inscrit dans un processus d'auto - régulation
de nature cybernétique qui se développe avec les autres phases de l'expérience tâtonnée, créateur de nouvelles hypothèses. Il y a là une dynamique interne, propre à l'individu, qui entretient et élargit cette production d'hypothèses, doublée d'une dynamique externe sociale créée par le phénomène de personnalisation généré dans l'interactivité coopérative de la classe.
"L'enfant est donc capable d'émettre des hypothèses sur les conditions de production des phénomènes, et les références qu'il utilise pour ses expériences mentales, s'enrichissent de multiples informations qu'il recueille sur les rapports de cause à effet, au cours de ses contacts avec les êtres et les choses de son entourage."(7)
 L'hypothèse et sa modification différencient donc l'expérience tâtonnée et le Tâtonnement Expérimental du tâtonnement par essais et erreurs. Même si certaines similitudes avec l'expérience scientifique sont apparentes (hypothèse- vérification- modification tenant compte de l'apport de l'expérience), le Tâtonnement Expérimental n'est ni le tâtonnement aveugle, ni la méthode expérimentale scientifique ; il se définit comme un processus d'apprentissages personnalisés qui s'exerce simplement lorsque les êtres humains procèdent par des méthodes naturelles dans tous les domaines d'activité.
Corine Lèmery,
avec la participation d'Edmond Lèmery
Extraits du mémoire référencé (1)
 
Bibliographie :
(1) Pour une clinique d'apprentissages scientifiques personnalisés chez l'enfant de 5 à 7 ans,
 Mémoire de Maîtrise en Sciences de l'Education soutenu le 4/09/1996, à l'Université Lumière Lyon 2 par Corine Lèmery (Ecole maternelle Mercoeur - Clermont - Fd), directeur de recherche M.Develay.
(2) Maria Montessori - L'esprit absorbant de l'enfant - Editions Desclee de Brouwer.
(3) Louis Toupin - De la formation au métier - Collection Pédagogies - Editions E.S.F
(4) Britt - Mari Barth - L'apprentissage de l'abstraction - Chapitre 6 - Editions Retz
(5) Hubert Jaoui - Clefs pour la créativité - Editions Seghers
(6) Célestin Freinet - Oeuvres pédagogiques : Essai de psychologie sensible -Tome 1 - Seuil
(7) Louis Not - Enseigner et faire apprendre - Col : Formation/Pédagogie - Editions Privat.
                                                         



 
Sommaire
* dans le numéro précédent
Introduction
Le dispositif mis en place
Savoirs procéduraux construits avec les aimants et sur les circuits électriques
L'expérience tâtonnée se développe en plusieurs phases
                - Deux exemples d'expérience tâtonnée
                - Quelles sont ces phases ?
Processus d'émission d'hypothèses observés chez les jeunes enfants
                - Emission d'hypothèses par rapprochement de connaissances
                - Emission d'hypothèses par inférences
* dans ce numéro
                - Emission d'hypothèses par imitation
                - Emission d'hypothèses dans un enchaînement d'expériences
                - Emission d'hypothèses par mise en commun et combinatoire des idées
                - Emission d'hypothèses par imagination créatrice
(Les processus d'émission par "l'expérience pour voir" ou recherche d'hypothèses plausibles et par la recherche des contraires, ne sont pas reproduits ici en raison du volume total de cette étude clinique)
Processus de modification d'hypothèses dans l'expérience tâtonnée
                - Le principe du tiers exclu
                - La recherche consciente de la cause de l'erreur
                - Un interventionisme à bon escient
Pour conclure ...
                Les enfants de cet âge sont capables d'émettre et de modifier des hypothèses...
 

 
Emission d'hypothèses par la recherche d'informations nouvelles dans " l'expérience pour voir "
 
 
         Il s'agit d'expériences nombreuses où les enfants ne peuvent émettre une hypothèse avant, n'ayant aucune connaissance du phénomène. Cette recherche consiste à agir et observer le réel pour en dégager une hypothèse.
[Encart ] : Des expériences pour voir de Kamel et Adrien      
Dans toutes ces expériences d'attraction directe (pointes, écrous, trombones...) les enfants n'émettaient pas d'hypothèse au départ, se contentant d'observer le phénomène en faisant varier, par jeu, la nature et la position des objets attirés, les amenant à imaginer ensuite toutes sortes de configurations à propos desquelles sont apparues les premières hypothèses : "je veux faire une voiture" (avec quatre rondelles et un aimant ).
Ils ont découvert, dans toutes ces manipulations sur le plan sensoriel, les forces d'attraction. Cela a conduit très vite certains enfants à l'utilisation de deux aimants en barre, puis la découverte de leur attraction réciproque et de l'augmentation de la force magnétique entre eux.
L'exemple de Kamel est très représentatif de toutes ces activités : il expérimente à la fois les configurations d'objets et le nombre de pointes susceptibles de s'attirer en chaîne.
Deux concepts du magnétisme sont sous-jacents à ces situations : les forces magnétiques et l'aimantation provisoire des objets. Chaque nouvelle expérience est induite par une hypothèse comme"si je mets une pointe de plus, ça va attirer". Ce qui est vrai jusqu'au point de rupture, ce qui provoque chez certains la nouvelle hypothèse: "ça attire pas parce que l'aimant n'est pas assez fort".
On retrouve cette hypothèse h.1 chez Adrien mieux formulée, comme une prévision, complétée par la seconde h.2, une inférence encore plus formelle.

           Comme tous les enfants, Kamel a fait de
           nombreuses expériences en plongeant l'aimant
           en barre dans une boîte d'écrous. Il découvre
           sans l'avoir imaginé avant, que les écrous
           peuvent être attirés par un trombone,
           lui - même fixé à un aimant.
 

           Ceci l'amène à une hypothèse avec l'aimant en
           fer à cheval : mettre plusieurs pointes qui  
           s'attirent les unes les autres. Hypothèse qui  
           réussit et qu'il répète avec pointes et écrous.
 
 
 
           Quant à Adrien, sans idée préalable, il constate
           dans cette expérience d'attraction directe des 
           pointes que certaines tombent. Cette observation 
           déclenche deux hypothèses :
           h.1 : "Quand on met beaucoup de pointes, ça va
                   pas tenir, y en a qui vont tomber. L'aimant  
                   est pas assez fort".
           h.2 : "Si on met un autre aimant, ça peut tenir. Il
                 vérifie la 2 ème hypothèse avec 2 aimants.                                           
[ Encart 17 ]
Nous retrouvons exactement ces caractéristiques dans le descriptif plus collectif concernant l'attraction à travers des matériaux et la découverte du rôle de l'épaisseur, qui traduit l'influence de la distance dans les forces du champ magnétique.
On peut supposer qu'il s'agit, à cet âge, de prémices dans la genèse de la pensée causale qui va s'opposer au "magique". En effet Adrien, Coralie, Rémy et de nombreux enfants n'ont - ils pas réussi à chercher par une succession d'hypothèses et à approcher la cause de ces phénomènes d'attraction, interrompue par le nombre d'objets suspendus ou par la distance entre l'objet et l'aimant ?
On peut penser que ces expériences pour voir, interprétées comme un "tâtonnement empirique simple"(5) où "l'activité investigatrice est orientée par le jeu, la curiosité, la gratuité, l'intérêt immédiat et pragmatique" sont peu performantes sur le plan strictement scientifique, mise à part l'expérience d'Adrien qui a fait varier l'épaisseur. Cependant, nous venons de voir qu'elles sont susceptibles de favoriser l'émission d'hypothèses dans des phénomènes pour lesquels l'individu a peu de connaissances, ce qui est le cas de ces jeunes enfants.
Nous avons pu observer aussi la fréquence d'expériences sur la nature et l'épaisseur des matériaux choisis par les enfants, sans qu'ils émettent d'abord une hypothèse.
Ils ont expérimenté l'attraction d'un trombone métallique à travers le bois, l'aggloméré, le carton, le liège, le verre, le plastique, l'altuglas, le papier...sans savoir toujours nous dire avant si l'aimant allait attirer le trombone ou pas. Cependant, pour certains, après les premières expériences dans lesquelles l'attraction était évidente, l'hypothèse était dite sous une forme affirmative: "ça attire à travers". En faisant varier ces matériaux choisis, l'épaisseur variait aussi, entraînant alors dans certains cas un feed-back négatif, d'où certaines hypothèses ont surgi :
h.1 :   "y a un côté où ça attire, un côté où ça attire pas", à propos du plateau de la table.
h.2 :   "c'est du polystyrène, c'est trop gros"
h.3 :   "ça peut attirer que sur un truc qui est pas trop gros".
Cette dernière hypothèse a été vérifiée par de multiples expériences où ils ont fait varier l'épaisseur volontairement. Celle-ci est née chez Adrien dans une action précédente, à la suite d'un essai avec le trombone et l'aimant en barre placé sous le plateau de sa table.     
 
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(5) J.P Astolfi et M.Develay - La didactique des Sciences - Chap.4 - p. 70 - Col : Que sais - je - Editions P.U.F
 
 
 
Emission d'hypothèses par la recherche de contraires
 
 
Nous avons vu quelquefois, après avoir expérimenté des hypothèses justes, c'est - à dire des inférences vraies, certains enfants rechercher consciemment le contraire, s'orienter spontanément vers la négation. C'est le cas dans la recherche d'exemples contraires, où le phénomène ne s'est pas produit et dans la négation des propositions contenues dans leurs diverses inférences.
[ Encart ] : Des exemples contraires naturels
En grande section, Adrien et Etienne expérimentent des branchements où l'ampoule ne s'allume pas. Parmi tous ceux qui sont possibles, ils en découvrent d'abord trois.
On remarque, dans ces cas - là, que l'hypothèse émise apparaît comme la négation de la première proposition : il faut les deux contacts de l'ampoule avec les deux lamelles de la pile pour qu'elle s'allume.
S'il n'y a pas ces deux contacts alors l'ampoule ne s'allume pas. Ceci pourrait se traduire sous la forme de deux inférences:
                        si      p             alors         q   
                            S.1                           l'ampoule                 pour l'expérience positive
                     deux contacts                   s'allume
 
                         si   non p        alors       non q
              on n'a pas les deux                l'ampoule ne               pour l'expérience négative
                      contacts                        s'allume pas
 
 

 
           Adrien a réussi à brancher directement une
           ampoule sur les lamelles d'une pile. Il émet
           l'hypothèse contraire qu'il dessine : avec
           un seul contact par l'embout, l'ampoule ne
           s'allume pas. Hypothèse confirmée.
 
 
 
 
 
           Il recherche alors, par le schéma, une autre
           hypothèse contraire : le contact des deux
           lamelles sur l'embout n'allume pas
           l'ampoule . Hypothèse aussi confirmée.
 
 
 
 
 
 
           Etienne, lui aussi, montre et dessine un
           contre -exemple spontané.
           "Je fais un essai qui marche pas." nous
           dit - il .
 
 
[ Encart 23 ]
 
Un autre exemple d'expérience sur les contraires :
Après avoir appris que l'aimant attire le fer, Amélie utilise une règle en plastique à la place de l'aimant en disant "ça attire pas, parce que c'est du plastique". Elle sous-entend : si ce n'est pas un aimant, alors elle n'attire pas le fer. Nous retrouvons cette tendance à la négation des propositions à l'origine de cette nouvelle inférence d'Amélie.
 
Dans les syllogismes sous-jacents aux tris de matériaux, nous percevons aussi la même tendance. Après avoir vérifié plusieurs fois, donc avoir appris qu'un métal conduit le courant électrique, la plupart des enfants choisissent des objets qui ne sont pas en métal et nous disent :"le courant passe pas parce que c'est pas du métal", inférence qui se déduit du syllogisme formel :
            le métal est un conducteur
                                                               alors cet objet n'est pas conducteur
       si cet objet n'est pas en métal
 
Remettre la bibliographie
          (et l'auteur)

 

           Rémy a vu Sébastien brancher directement sur 
           une pile deux ampoules en contact par leur                              Reproduction
           embout. Il reproduit l'expérience et réussit.                                      simple
           Cependant, on remarque sur le dessin une 
           erreur : la petite lamelle semble en contact
           avec le verre. 
 
 
 
 
           Sébastien réalise un circuit avec une succession
           de fils et d'objets conducteurs entre les deux
           lamelles : un tournevis, l'ampoule dont l'embout
           touche la cuillère, des pinces crocodiles.
 
 
 
           Rémy essaie à son tour de réaliser un circuit en
           incorporant le tournevis sur la grande lamelle.                          Reproduction
           Il met en contact l'embout de l'ampoule avec                                erronée
           le manche en plastique : échec de l'hypothèse.
           A la question posée : "Pourquoi l'ampoule ne
           s"allume pas ? ", il répond, après réflexion :
           "C'est du plastique" et modifie la position du
           tournevis. L'ampoule s'allume.
 
[ Encart 10 ]
 
           Coralie approche deux aimants en barre perpen-
           -diculairement pour "qu'ils s'attirent". Elle consta-
           -te qu'ils se repoussent. Ayant observé que pour
           d'autres, ils s'attirent, elle inverse les pôles de
           l'aimant 1 qui attire l'aimant 2.
 
 
 
 
           Matthieu tente aussi de les faire se repousser en
           les plaçant parallélement. Son hypothèse réussit.
 
 
 
 
 
           Willy veut les positionner bout à bout, puis
           constatant qu'ils se repoussent, il inverse les
           pôles. Les aimants s'attirent jusqu'au contact.
 
 
 
 
           Après avoir disposé une pointe au centre et
           deux rondelles aux extrémités de l'aimant,
           Anthony approche de son dispositif un autre
           aimant. Il constate avec joie que l'ensemble
           tourne sur lui - même.
 
 
 
 
 
           Mohamed reproduit l'expérience de Quentin
           une semaine plus tard en nous précisant qu'il
           a essayé sur plusieurs doigts...
 
 
 
 
 
           Florian, lui, remplace le doigt par un crayon
           et obtient le même résultat.
 
 
[ Encart 11 ]
 
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      Sébastien découvre l'aimant en fer à cheval,
           Il émet une première hypothèse :
           h.1 : l'aimant attire deux écrous.
           La réussite entraîne chez lui une seconde
           hypothèse, h.2 : " un autre aimant doit attirer
           les écrous et se coller sur eux"
           Réussite. L'ensemble est solidaire.
 
 
 
 
           Cette réussite déclenche l'hypothèse nouvelle :
           h.3 : " Si j'enlève les écrous, ils s'attirent "
           Le feed - back est négatif : les aimants se
           repoussent.
 
 
 
 
 
           D'où la quatrième expérience : en approchant
           une seule branche de chaque aimant, il constate
           l'attraction. Puis il envisage le même résultat
           pour les deux autres branches. Il vérifie.
 
 
[ Encart 12]
 
 

 

           Au cours d'une présentation des expériences
           vécues au groupe, Adrien montre sa découver-
           -te : il branche une ampoule sur une pile en
           mettant de la feuille d'aluminium en boule entre
           l'embout et la lamelle. L'ampoule éclaire.
           Trois mois après, la première expérience
           qu'entreprend Kamel, c'est la reproduction
           de cette expérience d'Adrien sans se souve-
           nir de l'auteur ! Le schéma est encore informe.
 
 
 
 
 
 
           A la suite de la réussite, il répète l'expérience
           de nombreuses fois et pratiquement à chaque
           séance dans l'atelier, avec un plaisir véritable. 
           Il se l'est appropriée. On peut remarquer que 
           le dessin s'est amélioré puisqu'on distingue bien
           l'ampoule dont l'embout est posé sur la grosse
           boule. Il manque seulement la pile !
 
 
           Mais à l'issue de ces expériences répétées, il
           imagine sa propre hypothèse : entourer avec
            de l'aluminium en feuille chaque lamelle, y
           fixer deux fils à l'aide de pinces crocodiles
            et brancher ceux - ci sur une douille.
            Quelle joie devant l'ampoule qui éclaire !
            
           .
[ Encart 13 ]
 
 
 
      Mehdi veut mettre en contact deux ampoules
      directement branchées sur la pile. Il exprime son
      hypothèse par le schéma H.1. C'est un échec. Il en
      cherche la cause et découvre que l'embout de la
      première ampoule n'est pas en contact. Il envisage
      une deuxième hypothèse H.2 en mettant les deux
      embouts sur les lamelles et les ampoules jointes
      par leur pas de vis. Cette hypothèse réussit.
      (On identifie un branchement en série : schéma
      théorique dans la colonne centrale)
 

 
      Etienne, lui, met en contact les deux embouts
      des ampoules sur la même lamelle, fait se
      toucher les deux pas de vis, puis met la 2ème
      lamelle en contact avec le pas de vis de la
      deuxième ampoule. Son hypothèse réussit.
      (On reconnaît là un branchement en dérivation
      schéma théorique dans la colonne centrale)
 
 

      Lors de la présentation par Etienne de sa
      découverte au groupe, cela donne une idée à
      Mehdi. Une hypothèse qu'il maintiendra malgré
      toutes les contraintes : relier les deux ampoules
      par leur embout.
      L'expérience réussie lui confirme son hypothèse.
      (Cette fois, il s'agit d'un branchement en série)
     
       
 
 
[ Encart 14]
 
 
 
 
           Après de multiples tâtonnements et échecs
           dans les divers branchements qu'elle a essayés,
           Angéla (débutante n'ayant pas fait les expé-
           -riences sur les aimants), incitée par ses pairs,
           se lance dans la construction d'un circuit avec
           plusieurs ampoules. Utilisant des douilles
           montées sur deux fils qui lui facilitent la tâche,
           elle envisage d'en brancher trois et réussit.
 
 
           Après avoir expérimenté des circuits
           différents, Jean - Marc,(élève en difficulté),
           est le seul du groupe à émettre l'hypothèse
           d'un circuit avec 2 piles et 2 ampoules. (4è
           séance). Spontanément, il relie chaque grande
           lamelle à une petite lamelle par les ampoules
           sur douille montée. Son hypothèse réussit.
 
          
           Après une expérience réussie où il monte 2
           circuits en dérivation à l'aide d'ampoules
            fixées sur des douilles sur socle, Matthieu
           tente le montage de trois ampoules. Mais
           dans le mélange des pinces, deux
           branchements ne fonctionnent pas. Nous lui
           suggérons de suivre le circuit avec son doigt.
           Il découvre l'erreur et remédie.
[ Encart 15 ]
 
 
           Emrah découvre le branchement direct puis
           le branchement avec un seul fil [Encart 3]
           Il enchaîne ses réussites avec une hypothèse
           originale : brancher 2 ampoules sur une
           lamelle en dédoublant le fil conducteur sur
           les embouts et il réussit, satisfait de lui.
 
 
          
           Sébastien oriente ses expériences vers la
           construction de circuits complexes constitués
           de plusieurs fils et objets reliés bout à bout.
           Ici, on distingue 6 fils conducteurs et des 
           objets divers. Il émet toujours l'hypothèse 
           que le courant passera et celle -ci est vérifiée.
 
 
 
           Lucie, incitée par les nombreuses expériences
           d'Emrah, tente la construction de circuits
           complexes. Découvrant un interrupteur dans
           le matériel, après une observation attentive et
           sa manipulation, elle y branche ses deux fils
           et réussit à allumer ou éteindre l'ampoule à
           son gré.
 
[ Encart 16 ]
 
 
           Anthony travaille de manière totalement
           autonome à construire des circuits qu'il
           complexifie de plus en plus. Celui - ci fait
           apparaître 2 circuits en dérivation sur la
           même pile. Le 1er est simple avec une douille
           sur socle. Le 2ème est plus complexe avec
           une boîte de dérivation (une seule borne est
           utilisée) et deux ampoules en série. Son
           hypothèse est vérifiée mais l'intensité
           lumineuse n'est pas partout la même...
 

 
           Adrien est un passionné ! Il a fait de multiples
           expériences. Il termine ses activités dans l'atelier
           en utilisant une boîte de dérivation, en ajoutant à
           chaque expérience davantage d'ampoules : 
            deux, trois, quatre puis cinq ! La 5 ème
           ampoule l'amène à prendre une 2 ème pile. Le
           1er échec sur cette ampoule l'oblige à suivre
           chaque circuit avec le doigt. Il complète alors
           par le fil qui manquait entre les deux piles .
 

 
 
           Willy s'intéresse à tout ce qui est inhabituel.
           Il découvre les aimants en fer à cheval. Il
           recherche, comme avec les aimants en barre,
           l'attraction réciproque, c'est sa 1ère hypothèse
           elle est vérifiée (1). Ce qui déclenche une 2 è
           hypothèse (2) : "en retournant  l'aimant ils se
           repoussent". Après quelques tâtonnements,
           celle - ci est vérifiée.
 
 
 
 
[ Encart 17 ]
 
 
 
          
           Coralie, à son tour, découvre l'aimant en fer
           à cheval et attire les pointes en le plongeant
           dans la boîte. Elle pense alors qu'en le                                          Hypothèse
           retournant du côté de sa partie courbe dans                                       h.1
           la boîte, il va de nouveau attirer les pointes.
           Elle est surprise ! Il n'y a pas d'attraction.                                    Feed - back
                                                                                                                             négatif
 
 
           Elle émet verbalement une nouvelle hypo-
           -thèse, h.2 : "Il attire pas partout". Elle                                          Hypothèse
           planifie son action en posant l'aimant à                                              h.2
           plat. Elle approche des petites pointes de
           diverses zones. Elle nous montre et déclare                                  Recherche
           les zones de forte attraction, d'attraction                                             de
           légère et de non attraction : "là ça attire, là                                   précisions
           ça attire un peu, là ça attire pas".
 
 
           Coralie veut confirmer ce résultat en utilisant
           de la limaille de fer qu'elle a déjà expérimentée                               Autre
           avec l'aimant en barreau. Son idée est de placer                          dispositif 
           la limaille sur un carton au - dessus de la zone                                  pour
           courbe où il n'attire pas. Son hypothèse est                                     vérifier
           confirmée.                                                                                                   à
                                                                                                                           nouveau
 
[ Encart 18 ]                                                                                                            

La réalisation d'une oeuvre coopérative

Janvier 1997

Dans la petite classe unique du Crozet, au nord du département de la Loire, on vit depuis quelques temps au rythme des marées, du vent et des embruns... à travers des récits, des photos et surtout d'une belle maquette de langoustier qui trône au centre de la classe.

Mais pour cette année, les enfants ont un projet bien plus audacieux encore !
 
Au début était l'Alouette
 
J'anime depuis quatre ans un atelier hors temps scolaire de construction de modèles réduits, financé par le C.A.T.E (contrat d'aménagement du temps de l'enfant).
Au début, nous avons construit des petits planeurs : l'Alouette, en balsa, facile à construire, qui vole bien, et en plus... pas cher. Avec ce travail, nous avons abordé les notions de météorologie, de vol plané...
Les années suivantes, les enfants, ayant pris goût à ce genre de bricolages, voulaient construire quelque-chose de plus compliqué. Je leur montrai alors un petit voilier tout en balsa que j'avais réalisé lorsque j'étais écolier. L'atelier repartit sur le Clapotis (nom du voilier), en balsa, pas cher etc... Cet atelier fonctionnait les vendredis soirs après la classe durant deux heures. Mes élèves de CM construisaient le voilier, les plus petits le planeur. L'atelier était financé par le SIVOM de notre canton.
Le résultat était assez satisfaisant : des enfants avaient construit un beau voilier (belle peinture, coque superbe...) et d'autres un bateau un peu moins beau, mais tous flottaient !
Par contre, j'avais remarqué une certaine jalousie entre constructeurs : les uns "frimaient", les autres se lamentaient de l'état quelque peu épave de leur esquif ! Tous étaient contents quand même et le bilan était largement positif. Certains enfants s'étaient révélés assez habiles de leurs mains et assez débrouillards pour utiliser des matériaux divers tels que le pin, le balsa, la résine, le mastic, et des outils comme la scie électrique, les cutters, la ponceuse etc... Pendant cette activité, ils s'étaient aidés et co-formés pour l'utilisation des matériaux, le maniement de l'outillage. Ils avaient même inventé un mastic fait avec de la colle et de la sciure.
Nous avions utilisé des colles "dangereuses", des outils coupants sans jamais avoir un seul accident. Bref, je pouvais leur faire confiance.
 
Le projet
 
En septembre 94, je pose la question en réunion de coopé :
"que voulez-vous faire pendant l'atelier de modélisme ?
- Un bateau !
- Mais un gros bateau chacun.
- Et radio-commandé !" (je leur avais montré mon chatulier que j'avais construit lorsque j'étais gamin).
On établit le budget pour le SIVOM. Le Sou des Ecoles financerait l'achat des radio commandes.
Quelques temps plus tard, mauvaise nouvelle : les crédits alloués étaient réduits de moitié, et nous nous retrouvions avec la coquette somme de... 350 F !
J'annonce ça aux enfants à la réunion suivante. Grosse déception. Alors, que fait-on ?
Un jour, alors que je lisais une revue de modélisme naval RC Marine, je tombe sur un article d'un collègue qui avait réalisé avec ses élèves de CM2 une grosse maquette de chalutier au 1/10ème.
Je déplie les plans : ça prenait deux bureaux ! Une maquette au 1/8ème, ça impose ! Les enfants n'en revenaient pas : Jessie, la plus petite de la classe, tenait dedans ! La décision était prise : nous ferions le Fleur de Lys.
Je téléphonai au collègue pour lui demander si nos classes pourraient correspondre pour échanger des conseils, puis on parla du budget nécessaire, des matériaux. Car à cette échelle, on ne peut plus construire avec les mêmes essences de bois que pour un petit modèle : il faut du solide !
 
La maquette
 
C'est donc un langoustier de Camaret de 1928 à l'échelle 1/8ème, de 2 m de longueur, 2 m 50 de hauteur, 53 cm de largeur, avec pratiquement 2 m carrés de voilure.
On a donc écrit, téléphoné à des marchands de matériaux pour trouver du bois, Red Cédar : trop cher, contre-plaqué marine : cher... pour aboutir à notre menuisier du village, un parent d'élève, qui a bien voulu nous tailler les lattes de bordé en hêtre pour réaliser la coque (il en fallait 200, en 3 mm d'épaisseur, 15 mm de large et 2 m de longueur).
Mais si on fait un gros bateau, autant le faire avec les techniques des charpentiers de marine : cintrage des lattes à l'eau chaude et pose sur des membrures en contre plaqué, collage, clouage et pour finir chevillage avec des chevilles taillées dans des allumettes. 400 chevilles ! Et nous voilà partis, tous les vendredis, pendant les récrés, à poncer, scier, mastiquer, reponcer etc...
Ilssont venus travailler sur leur bateau même pendant les vacances. Dire qu'il y a des enfants qui n'aiment pas l'école, et que moi, je dois les obliger à partir le soir !
Des anciens élèves sont même revenus à l'école pour aider.
 
La mise à l'eau
 
Juillet 1995 : mise à l'eau du bateau à Villerest, sous un avis de fort vent, voire même tempête. Ca secouait ! Tous les parents étaient de la fête, et notre bateau s'est renversé car le lest n'était pas assez lourd.
On en a profité pour faire un bon pique-nique, les enfants, très fiers, donnant des explications aux nombreux touristes étonnés.
Mais il manquait à notre bateau une radio-commande, car notre objectif était quand-même de pouvoir le diriger.
Le 10 juillet, un coup de fil retentit dans la classe : un commerçant de Saint Etienne avait lu notre aventure dans RC Marine et nous offrait la radio-commande.
 
Le concours du Patrimoine des côtes et fleuves de France
 
En parallèle à la construction, nous avons réalisé un dossier en couleur avec photos et 9 panneaux d'exposition relatant les différentes étapes de la construction ainsi que les recherches historiques sur ce genre de bateaux. Nous nous sommes inscrits au concours organisé par la revue Le Chasse-Marée.
Février 96 : nous sommes sélectionnés pour BREST 96 ! Cris de joie dans la classe : il faut annoncer cela à nos correspondants girondins ! Sur 900 dossiers déposés, 150 ont été retenus, nous étions la seule école à avoir réalisé une maquette.
Juillet 96, BREST 96, stand C10 : la petite école du Crozet et son gros bateau, perdue au milieu des trois mâts, goëlettes et autres vieux grééments ! Et les enfants ravis de se balader au milieu de tout cela et de faire la Une du 19/20 de France 3 Iroise. Ils en ont pris plein les yeux : des vieux marins tout émus de voir que des petits terriens avaient réalisé un bateau de leur jeunesse ; même une grand mère bretonne qui se rappelait avoir travaillé sur la Fleur de Lys, "même qu'il était pas commode, le patron, Leroy, qu'il s'appelait..." (voilà d'où venait le nom du bateau) ; des charpentiers de marine qui n'en revenaient pas : "mais les p'tits gars, faut en construire un vrai, maintenant !".
Puis ce fut la remise des prix du concours. L'école a eu une mention spéciale du jury dans la catégorie "réalisation de documents". Les élèves étaient un peu déçus de ne pas monter sur le podium et les organisateurs un peu embarrassés de ne pas avoir prévu une récompense pour les établissements scolaires.
Ce n'est pas grave : nous sommes à Brest, et d'autres n'ont pas eu cette chance !
 
Et la suite ?
 
... car il y a une suite.
Réunion de coopé de juin 96 :
"Roland, si on en faisait un vrai...?
- On profiterait de BREST 96 pour prendre des contacts..."
Ce qui fut fait. Et aujourd'hui nous voilà partis sur un projet de vrai bateau, aidés par les Charpentiers Réunis de Cancale. Nous allons construire un dériveur en bois : l'Avel Bihan.
Les Parents sont d'accord. Nous sommes passés à la télé sur FR3 Rhône-Alpes-Auvergne et avons lancé appel à des sponsors.
Appel aujourd'hui entendu, si bien que notre budget est quasiment bouclé et que la construction va pouvoir commencer.
Et après ? Peut-être participer à un rassemblement de voiliers construits par des établissements scolaires en mai 97, et puis peut-être BREST 2000... mais ça, c'est une autre histoire...
 
Au niveau pédagogique
 
La construction navale a ceci d'intéressant, c'est qu'elle permet de développer l'esprit d'équipe. On ne peut pas construire un tel bateau seul. Il y a une dimension humaine très importante derrière ce genre de travail. L'esprit coopératif est venu de lui-même. Tous ont apporté leur coup de patte à la réalisation, modestement pour certains, mais qu'importe ! Ils faisaient partie de notre équipe.
Et au niveau scolaire ? Car il faut bien y revenir, nous l'avons entendu, ça, "et les programmes ?"
Nous avons écrit des fax, des lettres de demandes de renseignements, des questionnaires. Rédigé un dossier documentaire sur la construction. Utilisé un traitement de texte, la PAO. Rédigé des articles pour un journal, RC Marine (nous avons fait les pigistes pendant un an pour la revue en racontant nos travaux).
Au niveau disciplinaire :
- en Sciences et techno : pourquoi les bateaux flottent ? Les vents. La météo. les animaux marins. les marées. Les noeuds. Pour réaliser l'éclairage du bateau, l'installation électrique, montages en série et en parallèle.
- en histoire : les grands navigateurs. les techniques de construction, de navigation.
- en géographie : la pêche en France, les ports, les techniques de pêche (merci au Musée de Concarneau pour les documents qu'il a eu la gentillesse de nous envoyer).
- en arts plastiques : les marines, utilisation de l'aquarelle, décoration...
- en mathématiques : les notions d'échelle, les aires, les mesures de masse, de longueur, les tracés de plans..
... et... savoir peindre, utiliser les outils, réaliser un moulage de poulie, tourner du bois, faire un câblage électrique, démonter un moteur etc...
 
Pour conclure
 
Il ne faut pas se lancer dans une telle entreprise si l'on n'a pas un minimum d'expérience. Mais c'est faisable : j'ai simplifié la construction au maximum, j'ai fait les tracés des couples d'après le plan de forme, et je me rends compte maintenant que les enfants auraient pu le faire.
Nous nous sommes fait plaisir. Et le résultat est là : le Fleur de Lys est très réaliste sur l'eau, il navigue très bien avec sa radio-commande.
Pour moi, le plus important est d'avoir essayé de transmettre une passion aux enfants, qu'ils puissent se dire, si un jour ils sont dans la peine, le découragement : "ça, je l'ai fait, j'ai été capable de le faire".
Ce travail a été bénéfique pour les enfants qui avaient des difficultés scolaires : ils se sont révélés aux yeux du groupe (et aux miens aussi) comme étant capables de "faire des choses", bien.
Nous nous sommes fait plaisir... et c'est déjà beaucoup à l'heure actuelle. Puisse l'école devenir un jour un lieu où l'on "s'éclate" grâce à un vrai travail.

 
 

 

Et si la télé tombait en panne... ?

Janvier 1997

Le fax pour faire des maths

Janvier 1997

Le fax pour faire des maths :

L’affaire "Barbie"
 
Les classes qui utilisent le fax fonctionnent en circuit ouvert : cet outil de communication permet de faire circuler l'information de la classe vers d'autres classes en réseau. Il permet aussi la recherche rapide de renseignements, dont on a besoin pour mener à bien un projet, en relation vraie avec les personnes, les groupes ou les administrations qui disposent de par leur fonction de ces renseignements. Il est un outil d'ouverture sur l'extérieur, sur la vie.
 
A la réunion quotidienne du 30 mars, Sandy, au CM1, apporte un prospectus du club des poupées “Barbies” et demande à ses copines de s’inscrire au club , moyennant 69 F, car cela lui permettrait de gagner une entrée gratuite à Eurodisney pour elle et ses parents.
Une discussion active s’engage entre les enfants, nécessitant la relecture du prospectus, suscitant de nombreuses interrogations, pour aboutir finalement à ces deux questions essentielles (au moins pour Sandy !) :
- Quelle chance a-t-elle de gagner ? 
- Avons nous affaire à une “arnaque” publicitaire ?
Sous l’apparence futile de la demande de Sandy, un vrai projet vient de naître.
Avec l’ensemble de la classe, nous rassemblons les données qui nous permettraient de répondre, et butons sur une inconnue de taille : combien y a-t-il de filles entre 5 et 14 ans, en France ? La recherche entreprise, le travail s’organise : Julie, au CM2, faxe le jour même à l’école d’Aizenay en Vendée pour demander le numéro de fax de l’INSEE. En effet cette école fait fonctionner depuis deux ans, dans le cadre de son projet d’école, l’opération “Les enfants renseignent les enfants”. Une heure après, Thomas de l’école d’Aizenay, faxe le numéro aux Salles. Julie écrit donc immédiatement une lettre à l’INSEE pour demander le renseignement recherché. La télécopie part le jour même. Le premier Avril, nous recevons par courrier la confirmation de notre demande et sa transmission au département compétent. Les enfants sont ravis.
Le 6 Avril, soit 4 jours d’école depuis le début de “l’affaire”, le fax crépite : c’est le tableau de la répartition de la population de France métropolitaine, par sexe et par âge. Il est 13 h 40.... nous abandonnons nos travaux et nous lançons dans les calculs ! Analyse de document, lecture de grands nombres, fractions, calendriers pour les différents tirages au sort, multiplications, divisions, tout y passe ou presque et tout le monde s’y met. Au bout d’une petite heure, la conclusion tombe : même si certaines de nos hypothèses ne sont pas très exactes (nous avons notamment supposé que la proportion des filles possédant une barbie était la même dans notre classe qu’en France), il est évident que celui qui gagne à tous les coups, c’est... le club “Barbie” !
François se lève alors d’un bond et dit :
" Ah, d’accord ! J’ai compris pourquoi les 3 Suisses peuvent offrir une Safrane ! "
 
Et le fax dans tout ça ?
 
 Il n’aura été qu’un médiateur, mais en l'occurrence, les propriétés de la machine auront permis de jouer un rôle primordial :
- D’abord la vitesse. A la rapidité de la décision d’agir, on peut ajouter la vitesse de la transmission. Cela correspond bien à la psychologie des enfants de cet âge, qui veulent faire tout, tout de suite, quand ils sont enthousiastes. Des courriers nous auraient pris beaucoup plus de temps.
- La rapidité des réponses de nos correspondants a joué un rôle important car nous savons bien comment l'intérêt des enfants peut s’étioler dans le temps.
- La simplicité de la technique, qui ne réclame rien d’autre que le papier, le stylo et les touches d’un téléphone.
- L’efficacité de la technique, qui impose le message au correspondant, même anonyme, sans le déranger à la différence du téléphone par exemple.
- La faiblesse du coût... si l’on veut bien exclure l’investissement de la machine !
A un autre niveau, le télécopieur “prolonge” l’espace de la classe : nous ne fonctionnons plus en circuit fermé. Au dehors, et dans l’instant, on peut interroger et recevoir. De plus les documents sont immédiatement exploitables , parce que sur support papier. D’autre part la prise en compte des questions des enfants par des correspondants hors champ scolaire ( entreprises, administrations,...) garantit l’authenticité du travail, son encrage dans le réel et la fierté évidente pour eux d’être reconnus comme interlocuteurs à par entière. Enfin, comme d’autres technologies modernes en général et outils de communication en particulier, le fax permet de décentrer sensiblement la relation enseignante en faisant du maître celui qui travaille “avec” plutôt que celui qui travaille “devant” . J’ai le droit de ne pas connaître le nombre de filles de 5 à 14 ans, mais nous avons la possibilité de le savoir rapidement et donc rien ne s’oppose au développement de notre curiosité intellectuelle, elle même source de savoirs. Le fax n’aura donc été qu’un médiateur et tant mieux... car mon objectif était bien de faire des maths et non d’utiliser une machine! Les détails de l’affaire “Barbie” seront naturellement publiés dans le prochain numéro de Canard Plus, le journal de l’école.
 
En conclusion
 
La prise de Parole de Sandy est acceptée, même si le sujet peut paraître futile, en tout cas plus digne des discussions de cour de récréation. 
 L’emploi du temps de la classe est modifié immédiatement pour intégrer la dynamique du nouveau projet.
 La coopération stimule l’action (coopération dans la classe et dans le réseau des classes auquel nous appartenons)
 Le travail s’inscrit dans la réalité sociale. Les enfants sont d’authentiques interlocuteurs. Les résultats de leur étude sont publiés.
 Une véritable éducation citoyenne s’est opérée à travers le déroulement de cette action : attitude critique face aux démarches publicitaires, esprit de recherche, de responsabilité.
Michel GIRIN
 
La recherche mathématique
 
Données :
Nombre de filles 5 ---> 14 ans :
5 ---> 9 :     1873881
10 ---> 14 : 1843718
                   3717599
Dans la classe, 4/6 = 2/3 des filles ont des barbies
Supposons que c'est la même proportion dans le pays.
Nombre de filles qui ont des barbies : 3717599 x 2/3 = 2478399
 
Recherche :
 
Dans la classe 1 fille sur 6 est abonnée au club. Supposons que c'est la même proportion dans le pays.
Nombre de filles abonnées qui ont reçu la publicité :
2478399 : 6 = 413066
Supposons qu'une fille sur 3 inscrive une copine pour participer au concours.
Nombre de filles qui peuvent participer au concours :
413066 : 3 = 137688
Le Club Barbie va gagner :
137688 x 69 = 9500472 F
1 tirage au sort de mars à décembre : 10 tirages au sort.
A chaque tirage au sort, le Club Barbie va dépenser :
1000 F adultes
 250 F enfants
1250 F
En 10 tirages, il dépensera 12500 F.
Le Club Barbie va réellement gagner :
9500472 - 12500 = 9487972
 
Conclusion :
 
Même si on ajoute dans les dépenses la publicité, les frais de port, les petits cadeaux (coeurs, pin's, brosse à dents etc... Même si nos hypothèses ne sont pas très exactes, il est évident que celui qui gagne à tous les coups... C'est le Club Barbie !
 
 

 

Télécopie et mathématiques

Janvier 1997

Télécopie et mathématiques

 
 
Chère Laura,
La télécopie que tu as envoyée m'est parvenue. Je vais essayer de répondre à ta question concernant les angles "gauches". Elle concerne l'intéressant mélange entre mathématiques et langage, et va nous obliger à remonter loin dans le passé.
L'étude des angles doit beaucoup aux Grecs d'il y a plus de 2000 ans, qui ont beaucoup contribué à formuler la géométrie sur des bases solides. Euclide, Pythagore et ses élèves ont démontré de très intéressantes propriétés des angles, des triangles etc. Ils ont notamment étudié les angles "droits" (qu'ils dénommaient avec le mot équivalent en grec ancien).
Dans beaucoup de langues indo-européennes, dont le français fait partie, l'adjectif "droit" a dans son usage courant plusieurs sens différents : il désigne d'abord le côté opposé au côté "gauche", et expliquer comment on peut distinguer la "droite" de la "gauche" à quelqu'un qui est à distance et qui n'en a pas l'idée n'est pas facile. Un fait d'expérience vient en plus troubler la situation : beaucoup d'humains utilisent plus naturellement leur main droite que leur main gauche (une bonne question à ce propos : est-ce génétique ou culturel ?) ; à cause de cette "domination" numérique des droitiers sur les gauchers, le mot "droit" a pris aussi le sens de ce qui est "normal" ou "correct". Ainsi, une personne "droite" est une personne qui a un comportement moral irréprochable, et le "droit" est la science qui définit les comportements autorisés dans la société. Par opposition, le mot "gauche", qui en latin se dit "sinistrus", a pris l'idée de quelque chose de funeste, idée que l'on retrouve en français dans le nom "sinistre" (mot aussi employé par les compagnies d'assurance pour désigner un évènement néfaste) et l'adjectif "sinistre" qui suggère l'idée de quelque chose de menaçant. Cela a pris en anglais par exemple un tour encore plus fort puisque le mot "right" qui désigne "droit" a même le sens de "juste" : "to be right" signifie "avoir raison". On retrouve quelque chose d'analogue en allemand où le mot "richtig" (qui signifie "vrai") a la même racine que le mot "recht" (qui signifie "droit").
Pour revenir à la géométrie, une "droite" est la courbe qui va le plus directement d'un point à un autre, d'où l'expression "aller tout droit". La notion d'angle "droit" peut être rattachée à cette idée, car d'un point pris en dehors d'une droite, la façon d'aller "tout droit" vers cette droite consiste à suivre un chemin qui la coupe en faisant un angle "droit".
Il existe bien un usage du mot "gauche" en mathématiques. Il est devenu traditionnel d'utiliser ce mot pour désigner une courbe qui n'est pas tracée dans un plan mais dans l'espace à trois dimensions. Il existe aussi dans le travail du bois ou de la pierre l'expression "gauchir une forme" pour désigner l'action de donner une forme courbe à un matériau.
Encore une remarque sur les angles : les Grecs n'avaient pas éprouvé le besoin de donner un nom particulier à un angle dont les côtés sont dans le prolongement l'un de l'autre, et que nous appelons aujourd'hui un angle "plat". Pour dénommer la mesure de tels angles, ils disaient simplement qu'il mesure "deux droits".
En espérant que ces brèves explications auront satisfait ta curiosité (qu'il faut continuer de cultiver), je te prie, chère Laura, d'accepter mes encouragements les plus sincères.
J.P Bourguignon
Institut des Hautes Etudes Scientifiques
 

 

Modernité sociale et politique de l'oeuvre éducative de Freinet (suite)

Janvier 1997

L'émulation contre la compétition

 
Certains ont prétendu que pour Freinet, tout enfant ne devrait être comparé qu'à lui-même. Il n'a ja­mais dit cela qui serait d'ailleurs illusoire. Spontanément, chaque enfant se compare à ses copains, avec le désir de faire davantage qu'eux (on sait d'ailleurs les dan­gers que cela peut engendrer dans les bandes incontrôlées).
Freinet utilise ce stimulant de l'émulation en multipliant les oc­casions pour chacun de "prendre la tête du peloton", en choisissant son terrain et son moment, pour goûter la joie de tracer la route au lieu de toujours suivre. mais, dans le peloton, aucune hiérarchie n'est déterminée : il est normal que d'autres prennent le relais en tête, en veillant à ce que nul ne soit largué et qu'il garde toujours une chance de prendre la tête sur son terrain.
Dans ces relais fraternels, chacun se réjouit de la réussite des autres qui dynamise l'ensemble du groupe, avec la certitude que les essouflés ou les moins forts ne se­ront jamais abandonnés ou humi­liés.
Avec une autre mentalité éduca­tive, le seul moyen de dynamiser les individus est la compétition des notes, des classements et examens. Moyen très relatif car le jeu se circonscrit entre les meilleurs, les autres se trouvant rapidement hors course. dans la compétition, seule la fin d'étape compte, celui qui avait mené tout au long sera perdant si la moindre mésaventure lui fait manquer les derniers mètres. le seul problème, c'est de vaincre les autres concur­rents (y compris, on l'a vu parfois en sport, par des moyens dé­loyaux). Il est caractéristique que l'on attribue aux gagneurs une mentalité de tueurs. Il s'agit, on le voit, d'une autre perspective so­ciale.
Le comble, c'est que cette péda­gogie qui refuse la globalité dans la formation, a la prétention non pas d'apprécier des résultats par­tiels, mais de hiérarchiser, grâce à des cofficients artificiels, la réus­site des individus. Imagine-t-on qu'on puisse définir le meilleur sportif bien qu'il existe des moyens objectifs d'évaluation des performances ? On n'hésite pour­tant pas à parler de surdoués, d'élites intellectuelles.
Et là, j'ai envie de réagir à la no­tion d'élitisme républicain qu'un ministre a vantée entre 1984 et 86. Non, l'élitisme n'est pas ré­publicain. Certes, la république a besoin d'élites, mais les élites ne s'instituent pas dans les écoles, même qualifiées de grandes. Les élites sont les créateurs, les inven­teurs, les novateurs, ceux qui re­fusent les moules du conformisme académique. L'élitisme ne fabri­que pas plus d'élites que l'ordre moral ne produit de la morale. L'élitisme engendre tout au plus une caste de cadres technocrati­ques interchangeables et nous avons pu voir qu'entre un techno­crate de droite et un technocrate de gauche, il n'existe parfois que l'épaisseur d'un bulletin de vote. Ayons le courage de mettre en question ces élites autoprocla­mées et de pratiquer une éduca­tion qui ne coupera pas l'élan des jeunes vers un avenir à inventer, où certains se révèleront peut-être les élites généreuses du XXIème siècle.
 
L'urgence d'une édu­cation de l'invention
 
Jetons un regard sur l'aboutisse­ment d'une formation où l'on ap­prend systématiquement à répon­dre aux questions posées par l'application de schémas appris. Dans le domaine économique, social, politique, international, nous observons de toutes parts des gens qui se bornent à tenter d'éviter la catastrophe, en se sor­tant de situations dans lesquelles ils n'auraient jamais dû se laisser mettre. car l'important, c'est plus que jamais de savoir inventer les questions avant qu'elles ne vous soient imposées, souvent trop tard.
Bien entendu, la capacité d'inven­ter exige certaines habitudes et certaines connaissances, mais il est faux de laisser croire que c'est par l'imitation systématique que l'on se prépare le mieux à imagi­ner les questions que nul ne s'était encore posées ainsi.
Au moment où certains se ques­tionnent, une fois de plus, sur un minimum culturel de survie, il y aurait intérêt à ne pas oublier la capacité pour chaque jeune d'in­venter sa propre vie et, pourquoi pas, d'inventer avec les autres le monde dans lequel il aura envie de vivre.
Michel Barré
Intervention au Congrès de l'ICEM
Valbonne. Août 96
 
 
 

 

 

Pas de véritable liberté sans égalité

Janvier 1997

"Mon objectif était seulement de montrer qu'une société libre et égalitaire à la fois et qu'un nouveau socialisme qui répondrait à ses principales exigences n'étaient pas pure rêverie, mais pouvaient prétendre au titre de "possibilité réelle".

Telle était la conclusion de l'exposé de T. Andréani (1), au congrès de l'I.C.E.M (Valbonne, août 96), dont nous ne pouvons malheureusement, faute de place, publier dans ces colonnes qu'un extrait.
 
Je voudrais d'abord proposer quelques arguments en faveur d'une société à la fois libre et égalitaire, dans l'idée que liberté et égalité se conditionnent mutuellement. Cette idée, je le présume, paraîtra naturelle aux militants du mouvement Freinet. Elle va pourtant totalement à contre-courant de l'idéologie dominante - une idéologie tellement dominante aujourd'hui que beaucoup l'ont nommée pensée unique. Selon celle-ci, entre liberté et égalité il faut choisir. Et les trois raisons principales qui sont avancées sont que l'égalité entraîne l'uniformité, voire le nivellement par le bas, qu'elle implique la contrainte, une contrainte qui peut aboutir au totalitarisme, enfin qu'elle est source d'inefficacité et se retourne ainsi contre elle-même. Bien entendu, on admet l'égalité des droits (des droits politiques et de certains droits civiques), mais on refuse au nom de ces arguments toute égalité des conditions sociales, et même tout mouvement d'égalisation.
Ce discours n'est pas nouveau : c'est depuis au moins deux siècles le discours libéral, auquel s'est opposé le discours socialiste, comme revendication de l'égalité sociale. Mais il s'est radicalisé, pour des raisons qu'il serait trop long de détailler ici, et dont je dirai seulement qu'elles s'appuient sur trois grands phénomènes historiques : l'approfondissement de la marchandisation et la mondialisation de l'économie capitaliste ; les lenteurs et les lourdeurs de l'Etat providence ; l'écroulement du socialisme de type soviétique. Je voudrais ici faire une critique rapide de ce discours, qui ne fasse pas cependant bon marché (c'est le cas de le dire) de certains de ses points forts.
En tant qu'éthique de la liberté et de l'individualité, la pensée néo-libérale serait plutôt sympathique si elle n'entrait rapidement en contradiction avec elle-même ou ne se montrait incapable de tenir ses promesses.
Une liberté sans moyens pour se réaliser, une liberté essentiellement négative (souffrir le moins de contraintes possibles) et non point positive, se nie elle-même, au moins pour le plus grand nombre. Cette critique est classique, et conduit certains penseurs libéraux à admettre une dose d'aide sociale, pour réaliser une certaine égalité des chances. En somme il faudrait substituer à la notion d'égalité celle d'équité, qui consisterait à séparer les justes inégalités de celles qui ne le sont pas. C'est par exemple la clé de voûte philosophique de rapport Minc, qui fut commandé à cet énarque prolifique et médiatique par le gouvernement Balladur et qui fut contresigné par un large éventail de personnalités, dont certaines réputées de gauche comme Alain Touraine ou Pierre Rosanvallon.
Mais il faut aller un peu plus loin. Il n'est pas difficile de montrer que certaines contraintes étatiques (ne citons que l'instruction publique et obligatoire, ou la sécurité sociale) ont manifestement joué dans le sens de la liberté positive. Il faut se souvenir d'ailleurs que pour les libéraux classiques le règlement devait intervenir chaque fois que le système de la liberté individuelle ne favorisait pas le bonheur individuel et par suite la maximation du bonheur collectif. Ce raisonnement peut être poussé assez loin (concernant par exemple l'accès à l'emploi, à la citoyenneté dans l'entreprise, à l'information etc...), mais je m'abstiendrai de le développer.
Un point essentiel est de montrer que l'égalité n'est pas synonyme d'uniformité, mais que, bien au contraire, seule une certaine égalité permet aux différences individuelles de s'épanouir - pour le profit de l'individu, mais aussi de la collectivité. L'anthropologie libérale, faisant l'impasse notamment sur les leçons de la psychologie individuelle et de la psychologie sociale, oublie tout simplement qu'un individu ne peut forger sa personnalité et sa différence qu'en s'identifiant et en se comparant aux autres. Plus est ouvert pour lui le champ de possibles, plus il peut se singulariser et trouver sa propre voie. Au contraire, le système des inégalités sociales enferme les individus dans des cloisonnements et les conduit à ne s'identifier et à ne se comparer qu'avec leurs semblables. Ceci est vrai également pour les dominants et les privilégiés, qui disposent pourtant du plus grand nombre de ressources matérielles et symboliques : ils se confinent dans leur caste, se coupent des autres catégories sociales et de leurs cultures, s'épuisent à maintenir leur rang et à rivaliser entre eux, deviennent les "fonctionnaires" de leur fonction et les stéréotypes de leur statut. On retrouvera ici ce que disait Marx et les objectifs qu'il proposait : sortir de l'individualisme bourgeois, du comportement étriqué, "utilitariste", du petit-bourgeois, nouer des relations sociales, dépasser l'appartenance de classe, réduire la division du travail etc... J'ai été très heureux de constater que ces idées étaient au centre des analyses du mouvement Freinet, qui les a confirmées du sceau de sa pratique pédagogique. Les textes montrent admirablement pourquoi l'égalité des chances est une mystification dans une société foncièrement égalitaire, comment la normalisation soi disant égalitaire est faite pour sélectionner et hiérarchiser, et que la véritable égalité passe par le respect des différences entre les enfants et de leurs cultures d'origine.
Mais, objecte-t-on, vous oubliez ainsi d'autres traits de la nature humaine, disons - pour aller vite - la rivalité pour les biens et la rivalité pour la reconnaissance, la soif de l'or et la soif de prestige. Admettons que ce soit là des passions humaines (je pense, quant à moi, qu'elles trouvent leur source dans une pulsion d'égalité à jamais inassouvie, et qu'elles sont décuplées par la société capitaliste). Ici encore on pourrait répondre que l'égalité sociale est seule susceptible d'empêcher ces passions de dégénérer.
Mais le discours néo-libéral a une seconde ligne d'argumentation : il faudrait précisément se servir de ces "intérêts" égoïstes pour dynamiser les individus et pour faire progresser la société. Tel est, depuis Adam Smith, le ressort qui ferait fonctionner la main invisible du marché. Et, de là, on passe à la justification du capitalisme. Il faut prendre les arguments avancés au sérieux, si l'on veut qu'une société alternative - socialiste sans doute - soit au moins aussi efficace. Quels sont ces arguments ?
- l'argument sur le désir de revenus plus élevés pour stimuler la consommation. Il ne vaut rien en l'occurence, car justement dans la société capitaliste la grande majorité n'a que de médiocres perspectives de gain. On ne retiendra pas l'idée absurde, quoique ancienne (on la trouve dans la fameuse fable des abeilles de Mandeville) selon laquelle la consommation des riches crée du travail pour les pauvres. Depuis Keynes en tout cas, on sait que c'est le meilleur moyen pour faire baisser la demande effective (et on peut le vérifier particulièrement aujourd'hui). On s'aperçoit également qu'une échelle resserrée des revenus (comme en SQuède ou en Australie, ou même en Corée du Sud) n'a nullement découragé les gens de travailler et d'épargner.
- l'argument sur les bienfaits de la concurrence. Il est important, pas seulement parce qu'elle offre quand même des perspectives de revenu qui stimulent les individus, mais encore parce qu'elle leur permet de mesurer la validité sociale de leurs efforts. On a bien vu à quel point l'absence de concurrence marchande a pesé sur l'efficacité, et en particulier sur la capacité de modernisation du système soviétique. Mais ce n'est pas nécessairement un argument en faveur du capitalisme. Et il ne faut pas oublier les terribles revers de la concurrence, y compris sur le plan de l'efficience (elle bloque toutes sortes de possibilités de coopération).
- l'argument sur le désir d'épargner et de disposer d'un patrimoine... moyen de conjurer la mort peut-être. Il ne faut pas le sous-estimer, et je dirai que les gens de gauche ont eu une aversion quelque peu suspecte pour l'enrichissement (avec un formidable retour du refoulé lorsqu'ils se sont occasionnellement retrouvés aux commandes). Mais ici encore le système capitaliste est le plus mal placé pour répondre à une telle aspiration. Il ne donne qu'à ceux qui ont déjà (si l'on en veut une preuve supplémentaire, on la trouvera dans le dernier rapport du Programme des Nations Unies pour le développement, dont j'extrais cette phrase : "le patrimoine de 358 milliardaires dépasse les revenus cumulés de 45 % de la population mondiale"). Les autres sont découragés.
- l'argument sur la liberté d'entreprendre, c'est à dire de faire et de réussir quelque chose, sans se heurter à toutes sortes d'obstacles institutionnels (le mot et la chose sont bien familiers au mouvement Freinet). Soit. Mais cette liberté est très largement confisquée en système capitaliste. Et il ne suffit pas de dire qu'elle l'était encore plus dans le système soviétique pour en déduire que le capitalisme est le meilleur système à cet égard.
- l'argument sur l'importance économique de la prise de risques. Argument important, car dans un monde d'incertitude (et l'accroissement de notre pouvoir de prévision va moins vite que la complexité des sociétés modernes), il faut effectivement prendre des risques. Mais ici encore cette fonction est très mal remplie en système capitaliste. peu nombreux sont ceux qui ont les moyens de prendre des risques. Et ils le font généralement à très court terme, le long terme représentant, dans un système de concurrence sans limite, un risque majeur auquel ils répugnent. Les banques elles-mêmes ne prêtent, on le sait bien, qu'à ceux qui ont ou qu'elles croient avoir du répondant.
- l'argument en faveur d'une certaine forme de hiérarchie et de la dissociation entre la propriété et le travail, c'est à dire l'argument en faveur du capitalisme en tant que tel. Il est tourné contre la démocratie d'entreprise. Si les travailleurs élisent le chef d'atelier, dit-on, ils lui retirent de l'autorité et la rémunération qui le motive. S'ils élisent leurs dirigeants, ceux-ci ne pourront prendre les décisions de gestion qui s'imposent : restructurations et licenciements en particulier. Les capitalistes, eux, n'ont pas d'état d'âme : ils maximisent le profit, quelles qu'en soient les conséquences. Et les capitalistes financiers applaudissent. Quand ATT annonce le licenciement de 40000 personnes, l'action ATT fait un bond en avant, et tout le DOW JONES avec (nous venons de constater le même phénomène avec l'action MOULINEX). Quand les chiffres du chômage montent aux Etats Unis, le même indice s'envole. La perversion du système saute ici aux yeux. Mais nous ne devrons pas pour autant rejeter toute l'argumentation d'un revers de main. Il se pourrait bien que la démocratie d'entreprise comporte des inconvénients et quelques dangers, et divers travaux ont montré que des entreprises démocartiques (je pense surtout aux coopératives) présentent une tendance à sous-inversir et à ne pas innover pour des raisons sur lesquelles je ne peux m'étendre ici.
Je voudrais tirer quelques conclusions de cette rapide démonstration. Une société à la fois libre et égalitaire est éminemment souhaitable, y compris pour des raisons d'efficience. Mais cette efficience même impose quelques conditions nécessaires pour faire face au défi qui lui est lancé par la société capitaliste. Elle devra faire une assez large place aux rapports marchands pour ce qui concerne la production des biens privés (je m'attacherai ici peu à la question des biens sociaux et des services publics chargés de les produire). Elle devra laisser jouer la concurrence, tout en la contrebalançant par des mécanismes coopératifs. Elle devra permettre un intéressement des travailleurs aux résultats pour qu'ils voient leurs efforts sanctionnés et récompensés. Elle devra favoriser le liberté d'entreprendre, et ceci à tous les niveaux de l'organisation sociale. Elle devra disposer de bons mécanismes d'épargne (l'épargne forcée n'étant pas forcément la meilleure ou la seule solution) et de prise de risques. Elle devra prendre garde aux défauts de la démocratie d'entreprise, en évitant notamment les lourdeurs, les lenteurs, la passivité, l'esprit de routine, et en parant au risque de sous-investissement. Avons-nous les moyens aujourd'hui de concevoir une telle économie ?
Tony Andréani
 
 
(1) Tony Andréani, professeur de Sciences Politiques à l'Université de Paris 8.
Auteur de :
Discours sur l'égalité parmi les hommes. Penser l'alternative. Ed. L'Harmattan 1993
De la société à l'histoire (2 tomes). Ed Méridiens-Klincksieck
 

 

 

Pédagogie Freinet en Russie : doutes et certitudes

Janvier 1997
Dans le cadre de la célébration du centenaire de C. Freinet étaient organisées à Rennes des "rencontres" qui revêtaient une dimension à la fois locale et internationale.
L'un des intervenants fut Aline Cheinina, professeur de français à l'école 1203 de Moscou et responsable de l'association "Ecole Contemporaine de Russie".
Nous publions ci-dessous de larges extraits de son discours.
 
 

 

 
 
Je me demande souvent ce qui m’amena à la pédagogie Freinet? Mes souvenirs douloureux d’école? La mise en cause de ma formation professionnelle? Mon éducation, ma mentalité, ma morale? L’influence de la France, l’intérêt pour la littérature et la civilisation de ce pays? Je n’ en sais rien. Mais le fait est que j'ai toujours eu du mal a supporter le système éducatif soviétique basé sur la hiérarchie et dont le principe essentiel est : le chef a toujours raison, que ce soit l’inspecteur, le directeur, l’enseignant.
Quant à l’enfant, il a toujours été considéré comme l’objet, le vase vide qu’il fal­lait remplir de connaissances, sélectionnées et adaptées. De plus, l’idée de juger, d’évaluer les autres m’est psychologi­quement hostile.
J’accepte la thèse de Jean Coc- d-teau dans son film « Le testament d’Orphée » : la punition la plus pénible est celle d’être juges.
Surtout s’il s’agit de juger, d’évaluer la créativité et l’expression libre ... Pouchkine affirmait que l’auteur, c’est à dire le créateur, ne peut être jugé que d’après les lois proposées par lui-même. 
Bref, toutes mes idées sur 1' enseignement et 1'éducation étaient incompatibles avec les principes de 1'école traditionnelle Russe où je travaille depuis plus de 20 ans. Ce qui me paraissait le plus insupportable c’est l’immoralité de la note, que j'étais obligée de mettre à chaque cours. 2,3,4,5 : comment aurais-je pu agir, étant enchaînée par les règles très strictes et 1‘inspection régulière ?
J'ai triché : j’inventais toutes sortes de ruses pour satisfaire l’administration de 1'école et entrouvrir la porte de la cage ou nous nous trouvions avec les enfants...
Mais j’étais très loin de l’idée de supprimer les notes... Et soudain je découvris Freinet avec ses invariants... "L’enfant est de même nature que 1 'homme ; il n’aime pas le travail de troupeau auquel l'individu doit se plier ; placer l’enfant au centre de l’école et non pas le savoir magistral ; et enfin . . . La note est immorale". . .
"Mon Dieu me suis -je dit. Je ne suis pas seule a penser ainsi, nous sommes au moins deux : Freinet et moi". A l’époque, je ne pouvais même pas imaginer qu’il y avait l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne. C’est alors que le passage des notes données aux élèves par l’enseignant à l’auto évaluation est devenu pour moi le problème principal.
C'était en même temps le point de départ qui m’amènerait au changement de techniques et d’outils, de processus d’apprentissage, de contenus même.
Pourtant, il s'est avéré qu'il était très difficile de mettre en pratiques toutes les idées qui me semblaient si claires et si évidentes : être à l’écoute des élèves, mettre au premier plan le rôle créateur de 1'éducation et dépasser celui de la reproduction, aspirer à l'auto-développement et l’auto-construction de l’enfant. Ces difficultés ne s'expliquaient pas seulement par les exigences officielles, les stéréotypes des enfants et de leurs parents. Le plus grand problème était caché profondément en moi-même. Il fallait que je sache changer moi-même, que ma mentalité soit adaptée aux princi­pes que je déclarais, que mes idées, en se frottant à la pratique des classes, ne perdent pas leur vitalité...La situation s'ag­gravait parce que j'enseignais parallèlement dans ddes classes différentes, à des élèves de 7 a 16 ans, et ce qui était possible dans les petites classes était tout à fait inacceptable dans les grandes et vice versa. Donc tout ce que je faisais exigeait une réflexion, une analyse. Aujourd’hui, une chose au moins est évidente pour moi : j’enseigne en apprenant par le tâtonnement expérimental.
.Mes élèves qui ont 12-13 ans sont mes collègues qui participent activement à l’émission d’hypothèses sur les formes d’apprentissages, aux essais de leurs hypothèses, à la discussion des résultats etc.
Alors j’espère que c'est parti.
Aujourd’hui, sur le fond des événements qui se passent en Russie : Tchetchenie, le terro­risme, la fusion de l'état avec la mafia , les élections et l'inflation, comme si ces événement étaient sortis des pages de Ionesco , je me demande souvent pourquoi cette pédagogie venue de loin, proposée par un maître d’une petite école villageoise de Vence, est pourant si actuelle et si proche de bien des enseignants russes. Peut-elle cor­respond-elle à la mentalité pédagogique russe ?
La pédagogie Freinet prend l’enfant, l’adolescent dans leur unicité et leur globalité, qui respecte le droit de chacun à ses chemins ppersonnels, à l’expression, avec ses singularités, ses handicaps, ses expériences, qui favorise sa dignité, et qui considère les différences comme des richesses, qui enfin rend à l’enfant le monde tout entier, sans murs. J'espère que cette pédagogie basée sur une philosophie humaniste de l’enfance nous permettra de re­penser ou au moins d’analyser les particularités de la mentalité de notre civilisation et du dehors ; de sortir dans un es­pace plus ouvert et de franchir ce quatrième mur, qu'a décrit Jean Cocteau, le mur sur lequel les gens écrivent les mots de leur amour et de leurs rêves. Je suis sûre que la pédagogie Freinet aidera les enfants russes à se construire, à de­venir des adultes conscients et responsables, pour bâtir avec les autres "un monde d’où seront proscrits la guerre, le ra­cisme et toutes les formes de discrimination et d’exploitation de l’homme", comme il est écrit dans l’article de la Charte de l’Ecole Moderne.
La nécessité et l’actualité d'une telle pédagogie pour l’Education et la culture de la Russie sont évi­dentes. Elle s’oppose sous beaucoup de rapports aux processus de la technicisation et de la technologisation qui com­mencent à s'emparer de notre vie de tous les jours et de l’espace éducatif de la Russie. A mon avis, la pédagogie Freinet est unique, elle est la pédagogie phénoménale, qui fait émerger les phénomènes et assure leur avenir. Il s’agit des phénomènes spirituels, mais aussi et surtout des phénomènes sociaux et humains.
 Le fait est que je suis constamment rongée et déchirée par les doutes et questions que je me pose. Tout ce qui se passe depuis quelques années a facilité et en même temps compliqué la vie des enfants en classe, chez eux, ddans la vie. La classe li­bre, ou plutôt le groupe libre (je travaille dans les groupes de dix ou onze personnes) reste une petite oasis, une petite île dans l’océan d’arbitraire et d’injustice qui se déchaîne dehors. Mes élèves, sauront-ils résister à cette tempête sociale, ne seront-ils pas vaincus par l’ouragan de l’époque de transition et de changements qui a éclaté actuellement en Russie ? Sauront-ils tenir le coup et défendre leur droit d’être libres, autonomes et responsables ? Est-il possible que je jette aujourd’hui les bases de futurs conflits et d’autres conséquences négatives, en leur apprenant à exprimer d’une façon ouverte, correcte et argumentée leurs points de vue, en favorisant leur aptitude à avoir en même temps plusieurs approches et différentes solutions, au moment où, par exemple, aux examens d’entrée, de plus en plus répandus sont les tests qui imposent le choix de l’unique réponse correcte.
D’autre part, comment éviter un autre danger, la promotion incomprise de la pédago­gie Freinet en Russie et par conséquent, la profanation de l’idée même ? Est-ce que la mentalité russe est compatible avec l’esprit Freinet ? Ne s’agit-il pas des outils et des techniques calquées ? Comment l’enseignant russe pourrait-il s’imprégner des idées de Freinet sans perdre sa propre originalité ?
Il n’y a pas de solution toute, prête car les adultes comme les enfants sont très différents, au sein de la même cul­ture. Il nous reste donc le tâtonnement expérimental, l’expression libre et, ce qui compte surtout, la con­fiance réciproque et le désir de transformer notre monde pour qu'il soit meilleur.

 

 

Après Elmo, voici Elsa

Janvier 1997

A l’AFL aussi, nous pensons que l’urgente modernisation du système éducatif n’est pas affaire de matériel miracle, de manuel ou de méthode, mais que ce sont les militants engagés au quotidien dans la transformation de l’école qui élaborent nécessairement de nouvelles techniques...

Après le logiciel ELMO, voici ELSA (Entraînement à la Lecture SAvante).
 
 
ELSA fait travailler les élèves sur sept capacités différentes dont la convergence participe à l'activité de lecture. A chacune de ces capacités correspond une série d'exercices. Trois d'entre elles travaillent sur des unités inférieures à la phrase et les quatre autres au niveau de la phrase ou du texte.
Les trois séries travaillant sur les mots ou groupes de mots portent :
- sur l'élargissement et la vitesse de l'ampan de lecture (et non de l'empan visuel),
- sur le fonctionnement et l'enchaînement des empans dans la lecture d'un texte,
- sur les conduites de différenciation de formes proches (mots et groupes de mots).
Les quatre séries travaillant au-delà de la phrase portent :
- sur les capacités d'anticipation des mots (closure),
- sur l'organisation progressive d'une représentation mentale du texte grâce à des recherches sélectives d'informations,
- sur l'organisation progressive d'une représentation mentale du texte grâce à des consultations sélectives du matériau linguistique,
- sur le développement d'une lecture efficace qui trouve le meilleur équilibre entre le temps de consultation et la compréhension "entre les lignes" de l'implicite du texte...
On sait à travers les catégories que recense la DEP (Direction des Etudes et Prospectives du Ministère de l' Education) lors des évaluations nationales
- qu'à peine plus de 20% des élèves de 6ème possèdent des compétences dites remarquables : ils sont capables de travailler sur l'implicite du texte, d'apprécier les intentions de l'auteur et de replacer le texte dans le réseau d'autres oeuvres qui lui font écho ;
- qu'environ 30% des élèves disposent de compétences approfondies parce qu'ils ont accès à l'explicite du texte : ils comprennent bien de quoi il parle, comment il en parle, mais pas vraiment pourquoi il en parle. Ils comprennent ce que le texte dit mais pas ce qu'il veut dire.
- que 30% ne possèdent que des compétences de base : ils ont accès aux éléments constitutifs du texte, les mots et, à travers eux, les personnages, les lieux, les actions etc. Ils pourront dire si le petit chaperon est rouge, pour peu que cette information soit dans le texte, ou s'il faisait beau cet été là.
Il reste alors 20% d'élèves auxquels les évaluations nationales ne reconnaissent aucune compétence. Faut-il, pour ces 20% d'élèves jugés incompétents et pour ces 60% qu'on dit insuffisants, tout recommencer depuis le début : la base, puis l'approfondissement, enfin la maîtrise ? On voit bien que le problème de la lecture, comme on dit, ne concerne pas les quelques % qui seraient en échec et auxquels la télévision consacre, chaque rentrée scolaire, quelques émissions larmoyantes, mais la majorité des élèves et à fortiori la grande masse des adultes. le malentendu sur l'usage de l'écrit accompagne la confiscation par quelques-uns de cet indispensable outil de pensée.C'est pourquoi nous avons porté notre attention dans ELSA notamment sur deux aspects :
- du côté de la théorisation, nous avons inclus, dans la majorité des séries, sous forme d'historique, la possibilité de revenir au déroulement de l'exercice pour le dernier passage effectué. L'élève a ainsi accès à une sorte de correction et l'enseignant peut travailler avec lui sur l'explicitation des raisons qui lui ont fait proposer ses réponses.
- du côté des aides, nous avons voulu que le logiciel puisse donner les moyens de réussir les exercices. Ce n'est pas le nombre d'échecs qui est compté mais le nombre d'aides utilisées pour réussir qui est décrit.
Enfin, ELSA comporte une bibliothèque de textes intégralement renouvelée car les investissements techniques ne sont pas séparables des investigations culturelles. C'est finalement 305 textes qui ont été retenus, de la presse, de la fiction et des documentaires des plus récents aux plus classiques. Ces ouvrages sont par ailleurs présentés, référencés et mis en réseau entre eux afin de nourrir une réelle culture de l'écrit prenant appui sur l'actualité de la littérature de jeunesse. Nous sommes ainsi au coeur de la BCD et du CDI. Presque toutes les séries questionnent les textes dans ce qu'ils disent, dans la manière qu'ils ont de le dire et dans ce qu'ils disent sans le dire. C'est pourquoi nos choix ont privilégié des extraits qui supportent cette multiplicité d'entrées, ce qui nous a orientés vers des textes complexes qui peuvent "parler" diversement à plusieurs lecteurs, mais aussi au même lecteur à diverses époques de sa vie.
Nous avons le sentiment d'apporter avec ce logiciel une aide efficace à tous ceux qui pensent qu'une technique, à elle seule, n'est rien mais que, pour autant, il n'y a rien sans techniques.
Jean Foucambert
 
Le logiciel n'est disponible que sur PC windows. Une disquette de démonstration peut être demandée à l'AFL, 24 rue des petites écuries, 75010 PARIS, tel 0148009560, fax 0148009595