Les aigles ne montent pas par l'escalier

Septembre 1995

Les aigles ne montent pas par l'escalier

 
En cette année du centenaire de Cé­lestin Freinet, le comité de rédac­tion du Nouvel Educateur choisit de publier périodiquement des textes fondateurs pour éclairer, de manière diverse, certains aspects de son oeuvre.
 
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Les Dits de Mathieu sont le titre gé­néral sous lequel Freinet a publié, du 1er octobre 1946 au 15 mars 1954, dans sa revue l'Educateur, des chro­niques régulières. S'il les a placées sous l'autorité du berger philosophe, héros de l'Education du travail, c'est que, dans chacune d'elles, il s'efforce d'exposer ou d'analyser un aspect de l'éducation, parfois grave, parfois plaisant, au gré de l'actualité, de ses lectures ou de ses souvenirs.
Madeleine Bens p 101 (même ouvrage)
 
... Ma longue expérience des hommes simples, des enfants et des bêtes m'a persuadé que les lois de la vie sont générales, naturelles et va­lables pour tous les êtres. C'est la scolas­tique qui a dangereusement compliqué la connaissance de ces lois en nous faisant croire que le comportement des individus n'obéit qu'à des don­nées mystérieuses dont une science prétentieuse s'attribue la paternité, dans une sorte de chasse gardée où les gens du peuple, y compris les instituteurs, n'ont point accès.
Nous avons, pour confirmer notre ex­périence, l'exaltant exemple des sages de tous les temps et de toutes les races qui vont toujours plus loin dans la compréhension dynamique des hommes que les plus savants auteurs de systèmes et de manuels contemporains. On les sent qui mar­chent avec sûreté et certitude là où la fausse science ne nous présente que dédales et chemins de traverse. On dirait qu'une lumière idéale les guide, qui éclaire en profondeur les mouvements de la vie...
... C'est quelques-unes de ces voies et de ces forces, ce sont ces clartés essentielles que j'ai essayé de dé­tecter. Dans la complexité des tempé­raments, dans l'imbroglio d'un milieu où se croisent et se chevauchent les pistes les plus capricieuses, j'ai essayé de retrouver quelques-unes des règles simples et éternelles de la vie.
C. Freinet extrait de l'Avant-propos p 103 (même ouvrage)
 
Les aigles ne montent pas par l'escalier
 
Le pédagogue avait minutieusement préparé ses méthodes ; il avait éta­bli scientifiquement, disait-il, l'escalier qui doit permettre d'accéder aux divers étages de la connaissance ; il avait mesuré expé­rimentalement la hauteur des marches pour l'adapter aux possibilités nor­males des jambes enfantines ; il avait ménagé ça et là un palier com­mode pour reprendre le souffle, et la rampe bienveillante soutenait les dé­butants.
Et il pestait, le pédagogue, non pas contre l'escalier qui était évidem­ment conçu et construit avec science, mais contre les enfants qui sem­blaient insensibles à sa sollicitude. Il pestait parce que tout se passait normalement quand il était là à sur­veiller la montée méthodique de l'escalier marche à marche, en souf­flant aux paliers et en tenant la rampe. Mais s'il s'absentait un ins­tant, quel désastre et quel dés­ordre ! Seuls continuaient à monter métho­diquement, marche à marche, en tenant la rampe et en soufflant aux paliers, les individus que l'école avait suf­fisamment marqués de son autorité, comme ces chiens de berger que la vie a dressés à suivre passivement le maître et qui se sont ré­signés à ne plus obéir à leur rythme de chiens franchissant sentiers et fourrés.
La bande des enfants reprenait ses instincts et retrouvait ses besoins : l'un montait l'escalier à quatre pattes ingénieuses ; un autre pre­nait de l'élan et grimpait les marches deux à deux, en brûlant les pa­liers ; il en est même qui s'essayaient à monter à reculons et qui, ma foi, y acquéraient une certaine maîtrise. Mais surtout, incroyable pa­radoxe, il y avait ceux - et ils étaient la ma­jorité - pour qui l'escalier était trop dépourvu d'aventures et d'attraits et qui, contournant la maison, s'agrippant aux gouttières, enjambant les balus­trades, parve­naient au sommet en un temps record, bien mieux et plus vite que par l'escalier soi-disant méthodique, et, une fois là haut, ils descendaient sur la rampe en toboggan... pour re­commencer cette as­cension passion­nante.
Le pédagogue fait la chasse aux indi­vidus qui s'obstinent à ne pas mon­ter par les voies qu'il estime normales. S'est-il demandé si, par ha­sard, sa science de l'escalier ne serait pas une fausse science, et s'il n'y au­rait pas d'autres voies plus rapides et plus salutaires, procédant par sauts et par enjambées ; s'il n'y au­rait pas, selon l'image de Victor Hugo, une pédagogie des aigles qui ne montent pas par l'escalier ?
 
Les Dits de Mathieu p. 109 Oeuvres Pédagogiques Célestin Freinet tome 2 Editions du Seuil ref 1994