Lettre à mes élèves...
Lettre à mes élèves : "et si l'école, c'était fait d'abord pour apprendre à faire la paix ?"
Nous avons choisi de publier en ce numéro de rentrée cette "lettre à mes élèves" de Philippe Meirieu, parce qu'elle nous parait traiter de manière approfondie, à partir d'un moment de classe difficile, comme nous en connaissons tous plus ou moins ponctuellement, de l'objectif principal qui devrait être aujourd'hui celui de tous les enseignants : apprendre la paix. Il pose le vrai problème, qui ne concerne pas seulement l'école, mais est aussi une affaire de société.
Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation des Cahiers Pédagogiques et de l'auteur.
Novembre 1993. J'enseigne à l'Université, en sciences de l'éducation, depuis près de dix ans maintenant et je poursuis, dans ce cadre, des recherches passionnées avec des étudiants et des étudiantes, pour la plupart dans des actions de terrain absolument remarquables. Comme accompagnateur de ces militants pédagogiques, souvent anonymes et parfois même suspects aux yeux de leur hiérarchie de vouloir accéder à des diplômes que leurs supérieurs ne possèdent pas, mes satisfactions sont immenses. Comme chercheur sur la question des apprentissages, et plus particulièrement de la différenciation pédagogique et des transferts de connaissances, mes inquiétudes, en revanche, commençaient à grandir depuis quelques mois, voire quelques années : certes, je pouvais décider de consacrer le reste de ma carrière à fignoler les résultats déjà obtenus, à soigner les détails et à multiplier les protocoles expérimentaux... je pouvais continuer à faire comme la plupart de mes collègues : construire de somptueux châteaux de Versailles de la pensée, dorer à l'or fin les tableaux et figurines, voire ajouter une aile à ce qui était déjà construit. Mais voilà, on ne peut pas transporter tous les matins le château de Versailles à Vénissieux et il me semblait important, tout en poursuivant mon enseignement et mes recherches universitaires, de retrouver le terrain... précisément pour pouvoir penser une "pédagogie tous terrains". C'est ce que j'ai fait, il y a quelques semaines, à la rentrée de septembre 1993 en reprenant le chemin de la classe dans un lycée professionnel réputé "difficile" de l'est lyonnais. Je vis là les difficultés de tout un chacun et c'est de ces difficultés dont je voudrais vous parler...
Voici donc ce que mardi dernier j'ai écrit à l'intention de mes élèves et dont je ne sais pas encore vraiment quoi faire... Je ne suis pas certain de leur donner cette lettre lundi prochain.
Quand les bonnes intentions ne suffisent plus...
Lundi dernier, à 16 heures 30, j'étais arrivé en cours en ayant décidé de consacrer cette dernière heure de la journée à faire avec chacun d'entre vous, un bilan de notre travail depuis deux mois. J'avais plusieurs bonnes raisons pour cela : d'une part nous avions fait le matin même un contrôle long et difficile de deux heures et il me paraissait intéressant de vous permettre de réagir sur la manière dont vous l'aviez vécu ; et puis, je vous savais fatigués pour subir une huitième heure de cours, après deux heures d'atelier, deux heures de contrôle de français, deux heures de gym et une heure d'anglais... N'impote qui, d'ailleurs, serait fatigué à ce rythme là, à la fin d'une journée où l'on a jonglé entre des disciplines et des exigences différentes. Je ne voulais donc pas vous imposer de terminer le travail commencé quelques jours plus tôt sur la nouvelle de Maupassant. Peut-être, d'ailleurs, ai-je eu tort de sous-estimer votre résistance et même votre souci de ne pas perdre trop de temps à l'école. J'aurais dû être alerté par le fait que plusieurs d'entre vous, dès leur entrée dans la classe, avaient sorti leur cahier et s'apprêtaient à reprendre l'étude là où ils l'avaient arrêtée quelques jours plus tôt. Mais je voulais absolument que l'on parle ; je tenais ce soir là à ce que la classe s'exprime sur nos méthodes de travail, les acquisitions et les difficultés de chacun. Peut-être ai-je eu tort ?
Dès que j'ai commencé à annoncer mon projet, j'ai senti que ça n'accrochait pas. Vous n'écoutiez que d'une oreille, et, tout de suite, vous avez commencé à intervenir dans le désordre le plus complet. Vous vous coupiez la parole réciproquement, sans vous écouter. Je me suis énervé un peu. Pas trop. Puis je me suis tu. Vous aussi. Dès que j'ai recommencé à parler, vous avez repris vos interventions désordonnées, vos interpellations incohérentes, vos jeus de chaise et vos rigolades sous cape. L'un ou l'autre a tenté de réagir en demandant le silence. On ne les a pas entendus. Je me suis tu à nouveau, quelques secondes... et puis j'ai cédé : j'ai sorti les exercices d'orthographe que j'avais préparés pour la semaine prochaine. De toute évidence, c'était pour moi une défaite : d'abord, parce que ce débat sur notre travail, je le voulais vraiment et je le croyais profondément nécessaire ; ensuite parce que ces exercices d'orthographe, je voulais en faire autre chose qu'une sanction, qu'un moyen de tenir jusqu'à la fin de l'heure... Je m'étais dit que ce serait une bonne méthode pour que chacun d'entre vous repère ses besoins et que je puisse l'aider le mieux possible. De ce côté là, d'ailleurs, c'est complètement raté ; ou alors il me faudra beaucoup de temps pour rattraper les choses.
Lundi dernier, j'ai tenu jusqu'à la fin de l'heure, pas glorieusement, je l'avoue. On a quand même réussi à réviser les règles d'accord des noms composés ; je ne dis pas que l'un d'entre vous n'a pas retenu quelque chose... Mais avouez que ça n'avait rien de bien exaltant.
De la blessure narcissique à l'échec pédagogique
En sortant, j'étais un peu amer, avec un goût de ratage dans la bouche. J'avais complètement raté mon coup. Sans aucun doute, je m'y étais mal pris. J'étais blessé de mon échec. Blessé, comme chaque fois que l'on y croit un peu et qu'on se laisse aller à cette petite pointe d'affection qui nous fait espérer qu'on nous aime, ou, au moins, qu'on nous comprenne, et peut-être même secrètement qu'on nous rende en sujétion la monnaie de notre dévouement.
Mais j'étais blessé aussi, je crois, de n'avaoir pu endiguer cette violence qui s'établit entre vous dès que mon coup de gueule ne nous installe pas dans le coup de force ou que je ne vous mets pas d'entrée de jeu en situation de travail individuel. Au jour d'aujourd'hui, en effet, je crois que je sais à peu près vous faire travailler et progresser dans une situation très fortement individualisée ; je suis assez convaincu que vous y progressez bien, que vous arrivez même à vous intéresser parfois à ce que je vous propose et que, quand je m'installe à côté de l'un ou l'autre d'entre vous pour corriger son travail et en discuter, cela l'aide vraiment. Tout n'est pas parfait, mais quelque chose se passe qui ressemble à une vraie mobilisation de votre intelligence sur de vrais enjeux et, en cela, je crois que je ne perds pas mon temps, et vous non plus.
Mais je n'arrive pas à me résigner à cette impossibilité de communiquer ensemble, quand nous sommes en classe. Je n'arrive pas à me résigner à cette parole éclatée, cette rencontre impossible où personne n'écoute personne, où chacun se précipite sur l'autre pour l'interrompre d'une moquerie ou d'un coup de gueule. Ca va sans doute vous faire rire mais je souffre alors pour toi Azedine ou pour toi Hamed, pour toi Eric qui es si sérieux et si appliqué chaque fois que tu tentes de parler, pour toi Ali qui es si futé et si pertinent dans tes réponses, pour chacun d'entre vous dont je voudrais pouvoir entendre la parole, dont je voudrais tant que la parole soit entendue par les autres, et qui disparait, malgré tous mes efforts, dans un brouhaha rigolard et informe. Vous vous faites là les uns aux autres cette violence terrible de ne pas vous entendre, de ne pas vouès reconnaître, de ne même pas pouvoir espérer dire quelque chose à quoi un autre, un jour, puisse répondre. Mais répondre vraiment... Pas d'un coup d'épaule ou d'un juron, pas d'une insulte ou d'un éclat de rire. Mais de quelque chose qui vienne vraiment de quelqu'un qui a pris le temps de l'entendre et de réfléchir.
En fait, vous vous interdisez la rencontre, la rencontre la plus élémentaire, la rencontre de personnes qui acceptent de suspendre quelques secondes leur impulsion, simplement pour écouter, réfléchir... réfléchir avant de riposter, réfléchir avant de taper.
Le lieu de notre échec majeur
Mais, au fond, c'est là notre échec majeur à nous autres adultes qui nous prétendons vos éducateurs. Nous n'avons pas été capables de vous apprendre le sursis, ce sursis qui est à la base même de toute socialité, ce sursis où nous prenons le temps de retenir le bras ou la phrase qui brutalisent pour entendre, même sans vraiment comprendre, mais entendre néanmoins.
Dès le début, nous vous avons trompés. On vous a dit de ne pas vous battre... et qu'il valait mieux discuter, qu'il valait toujours mieux discuter. Mais on ne vous a jamais laissé le temps de discuter. On vous a dit : réfléchis avant de parler..." sauf qu'on ne vous a jamais laissé parler en classe. Comme le disait l'un d'entre vous, il y a quelques semaines : "ici, au lycée, on ne parle jamais. En classe, on bavarde. Dans la cour on gueule. Dans les couloirs on chahute." On vous a trompés sur toute la ligne..." Ne discute pas avec ton voisin... tu le diras à la réunion de classe..." sauf que jamais on n'a fait de réunion de classe ! Ou alors pour parler de ce que le maître avait décidé à l'avance. Ou alors dans deux ou trois écoles comme on en voit parfois à la télé.
Déjà, tout petits, on vous a fait apprendre des tas de choses, des tas de choses très bien d'ailleurs... comme Le dormeur du val de Rimbaud. Moi, par exemple, j'ai quatre enfants et tous les quatre ils ont appris au moins trois fois Le dormeur du val de Rimbaud. Ils peuvent le réciter devant un instituteur, un prefesseur et même un inspecteur. Ils peuvent expliquer ce qu'est un enjambement et montrer pourquoi Rimbaud a reporté le verbe dormir au début du troisième vers de la deuxième strophe. Peut-être même que parmi vous, Ridha et Hakim, José et Sylvain, il y en a encore un ou deux qui pourraient, en cherchant bien, expliquer ça. Ils gagneraient alors quelques bons points dans ce grand "jeu des mille francs" qu'est devenue l'école, dans cet univers étrange que vous connaissez maintenant si bien, au point de ne plus vous étonner que ce soit ceux qui connaissent les réponses qui y posent les questions... et qu'il n'y ait guère, pour ceux qui ne connaissent pas les réponses ou pour ceux qui sont pétrifiés de trouille quand le professeur leur adresse la parole, de lots de consolation.
Parce qu'à l'école, ce que l'on vous a appris, depuis toujours, ce sont des connaissances que vous avez plus ou moins soigneusement empilées, jamais ce que dans notre jargon nous appelons des compétences, c'est à dire des savoirs qui répondent à des questions que vous vous posez, qui renvoient aux situations que vous vivez et dont vous pourriez vous emparer pour réaliser cette alchimie mystérieuse que constitue tout apprentissage, quand quelqu'un fait de la vie avec de la mort, se saisit de ces vieilles choses déposées dans les bibliothèques pour se les agréger, les inscrire dans un projet et, paradoxalement devenir un peu plus lui-même... C'est bien qu'il y a deux manières d'apprendre Rimbaud : on peut l'apprendre comme une connaissance pour pouvoir faire face aux situations d'examen ou bien l'apprendre comme une compétence pour pouvoir le relire un soir de désespoir ou de solitude, un jour de colère ou de révolte, pour pouvoir donner une autre forme à sa colère ou à sa révolte que la destruction violente. Mais, de ce Rimbaud là, on vous en a privés si longtemps que je comprends bien que vous en soyez venus à douter de son existence. En vous privant du sens de ce que l'on vous enseignait, on vous a fait la pire des violences... et l'on s'étonne maintenant de constater votre propre violence.
Comprenez-moi bien : je ne veux pas que l'on vous fasse des cours spéciaux, à côté des cours de mathématiques et d'histoire, pour vous apprendre la paix. Je voudrais que toute l'école soit un apprentissage à la paix. Un apprentissage à prendre du temps avant de se jeter sur l'autre, un apprentissage à cette société si difficile à construire mais sans laquelle l'humanité court vers sa perte. Car, je suis convaincu qu'il y a bien une manière de faire des mathématiques qui permet d'apprendre à faire la paix, comme il y a une manière de faire des mathématiques qui est une véritable préparation à la guerre. Si je fais cours de maths en vous laissant croire en permanence que c'est moi qui ai raison, ou le premier de la classe, ou celui qui crie le plus fort ; si je fais cours de maths en vous répondant à chacune de vos questions que les choses sont ainsi, ne se discutent pas et que c'est vraiment faire du mauvais esprit que de les mettre en doute ; si je fais cours de maths en organisant les choses pour qu'on ne puisse réussir qu'en écrasant les plus faibles, alors, à coup sûr, je prépare la guerre. En revanche, je crois qu'il est possible de faire un cours de maths où l'on apprenne doucement que ce n'est pas celui qui crie le plus fort, ni même celui qui a le plus de diplômes qui a raison, mais bien celui qui démontre le mieux en respectant le cheminement de chacun... alors là, je crois, qu'avec vous, modestement, on prépare la paix.
J'attends votre réponse
Je me suis laissé entraîner, j'en suis bien conscient, loin de notre problème de lundi dernier. Je ne suis pas certain que vous m'ayez suivi complètement... mais je ne suis pas sûr non plus que vous n'ayez pas compris ce que j'ai essayé de vous dire. Je vous l'ai écrit parce que je crois que c'est mieux : ça vous donne le temps d'y réfléchir. Vous n'êtes pas forcés d'être d'accord avec moi. Mais ce que j'aimerais bien c'est que vous me répondiez. J'attends votre lettre, j'attends ta lettre, Mohamed et Philippe, Henri et Saïd, j'attends ta lettre Fabrice et Ridha... pas pour demain, mais pour un jour peut-être. Quand j'étais jeune il y avait une chanson de Richard Anthony qui disait : "Donne-moi ma chance encore". J'aimerais tellement que cette formule devienne celle de tous les éducateurs du monde, et que l'on donne tort, enfin, à cette autre rengaine de ma jeunesse que chantait, à la même époque, Johnny Hallyday : "Noir, c'est noir, il n'y a plus d'espoir !"
SIX MOIS PLUS TARD... Je n'ai jamais envoyé cette lettre là à mes élèves, mais une autre ; moins "pathétique", moins autocentrée aussi, une lettre où je tentais de faire taire mes "motions romantiques"et de faire passer au second plan mes blessures narcissiques pour leur parler, beaucoup plus directement, du fonctionnement de la classe et de l'organisation de notre travail. Plusieurs d'entre eux m'ont répondu. J'ai beaucoup appris de leurs réponses, beaucoup appris depuis,aussi, sur leur rapport à l'école, à la culture, à la violence, beaucoup travaillé sur la médiation de l'écrit littéraire pour communiquer avec eux... beaucoup redécouvert les vertus des dispositifs de la "pédagogie institutionnelle". Il faudra qu'un jour, je prenne le temps d'analyser cela... Mais une telle analyse requiert du temps et ne peut se faire à chaud. Un jour peut-être ?
Philippe Meirieu in Cahiers Pédagogiques N° 326. Septembre 1994