Lettre à mes élèves...

Septembre 1995

Lettre à mes élèves : "et si l'école, c'était fait d'abord pour apprendre à faire la paix ?"

 
Nous avons choisi de publier en ce numéro de rentrée cette "lettre à mes élèves" de Philippe Meirieu, parce qu'elle nous parait traiter de manière approfon­die, à partir d'un moment de classe difficile, comme nous en connais­sons tous plus ou moins ponctuelle­ment, de l'objectif princi­pal qui devrait être aujourd'hui celui de tous les enseignants : ap­prendre la paix. Il pose le vrai problème, qui ne concerne pas seulement l'école, mais est aussi une affaire de société.
Ce texte est re­produit avec l'aimable autori­sation des Cahiers Pédagogiques et de l'auteur.
 
Novembre 1993. J'enseigne à l'Université, en sciences de l'éducation, de­puis près de dix ans maintenant et je poursuis, dans ce cadre, des re­cherches passion­nées avec des étu­diants et des étu­diantes, pour la plupart dans des actions de terrain absolument remar­quables. Comme ac­compagnateur de ces militants pé­dagogiques, sou­vent anonymes et parfois même sus­pects aux yeux de leur hiérarchie de vouloir accéder à des diplômes que leurs supérieurs ne possèdent pas, mes satisfactions sont immenses. Comme chercheur sur la question des apprentis­sages, et plus particulièrement de la différencia­tion pédagogique et des transferts de connaissances, mes inquiétudes, en revanche, com­mençaient à gran­dir depuis quelques mois, voire quelques an­nées : certes, je pouvais décider de consacrer le reste de ma carrière à fignoler les ré­sultats déjà obte­nus, à soigner les détails et à mul­tiplier les proto­coles expérimen­taux... je pouvais continuer à faire comme la plupart de mes collègues : construire de somptueux châteaux de Versailles de la pensée, dorer à l'or fin les ta­bleaux et figu­rines, voire ajou­ter une aile à ce qui était déjà construit. Mais voilà, on ne peut pas transporter tous les matins le château de Ver­sailles à Vénis­sieux et il me semblait impor­tant, tout en poursuivant mon enseignement et mes recherches universitaires, de retrouver le ter­rain... précisé­ment pour pouvoir penser une "pédagogie tous terrains". C'est ce que j'ai fait, il y a quelques semaines, à la rentrée de sep­tembre 1993 en re­prenant le chemin de la classe dans un lycée profes­sionnel réputé "difficile" de l'est lyonnais. Je vis là les diffi­cultés de tout un chacun et c'est de ces difficultés dont je voudrais vous parler...
Voici donc ce que mardi dernier j'ai écrit à l'intention de mes élèves et dont je ne sais pas encore vraiment quoi faire... Je ne suis pas certain de leur donner cette lettre lundi prochain.
 
Quand les bonnes intentions ne suf­fisent plus...
 
Lundi dernier, à 16 heures 30, j'étais arrivé en cours en ayant dé­cidé de consacrer cette dernière heure de la jour­née à faire avec chacun d'entre vous, un bilan de notre travail de­puis deux mois. J'avais plusieurs bonnes raisons pour cela : d'une part nous avions fait le matin même un contrôle long et difficile de deux heures et il me paraissait in­téressant de vous permettre de ré­agir sur la ma­nière dont vous l'aviez vécu ; et puis, je vous sa­vais fatigués pour subir une huitième heure de cours, après deux heures d'atelier, deux heures de contrôle de français, deux heures de gym et une heure d'anglais... N'impote qui, d'ailleurs, serait fatigué à ce rythme là, à la fin d'une journée où l'on a jonglé entre des disci­plines et des exi­gences diffé­rentes. Je ne vou­lais donc pas vous imposer de termi­ner le travail commencé quelques jours plus tôt sur la nouvelle de Maupassant. Peut-être, d'ailleurs, ai-je eu tort de sous-estimer votre résistance et même votre souci de ne pas perdre trop de temps à l'école. J'aurais dû être alerté par le fait que plusieurs d'entre vous, dès leur entrée dans la classe, avaient sorti leur cahier et s'apprêtaient à reprendre l'étude là où ils l'avaient arrêtée quelques jours plus tôt. Mais je voulais absolument que l'on parle ; je tenais ce soir là à ce que la classe s'exprime sur nos méthodes de travail, les acquisitions et les difficultés de chacun. Peut-être ai-je eu tort ?
Dès que j'ai com­mencé à annoncer mon projet, j'ai senti que ça n'accrochait pas. Vous n'écoutiez que d'une oreille, et, tout de suite, vous avez commencé à intervenir dans le désordre le plus complet. Vous vous coupiez la parole réciproque­ment, sans vous écouter. Je me suis énervé un peu. Pas trop. Puis je me suis tu. Vous aussi. Dès que j'ai re­commencé à parler, vous avez repris vos interventions désordonnées, vos interpellations incohérentes, vos jeus de chaise et vos rigolades sous cape. L'un ou l'autre a tenté de réagir en deman­dant le silence. On ne les a pas entendus. Je me suis tu à nouveau, quelques se­condes... et puis j'ai cédé : j'ai sorti les exer­cices d'orthographe que j'avais préparés pour la semaine prochaine. De toute évidence, c'était pour moi une défaite : d'abord, parce que ce débat sur notre travail, je le voulais vraiment et je le croyais profondément né­cessaire ; ensuite parce que ces exercices d'orthographe, je voulais en faire autre chose qu'une sanction, qu'un moyen de tenir jusqu'à la fin de l'heure... Je m'étais dit que ce serait une bonne méthode pour que chacun d'entre vous repère ses besoins et que je puisse l'aider le mieux possible. De ce côté là, d'ailleurs, c'est complètement raté ; ou alors il me faudra beaucoup de temps pour rattra­per les choses.
Lundi dernier, j'ai tenu jusqu'à la fin de l'heure, pas glorieusement, je l'avoue. On a quand même réussi à réviser les règles d'accord des noms composés ; je ne dis pas que l'un d'entre vous n'a pas re­tenu quelque chose... Mais avouez que ça n'avait rien de bien exaltant.
 
De la blessure narcissique à l'échec pédago­gique
 
En sortant, j'étais un peu amer, avec un goût de ratage dans la bouche. J'avais complètement raté mon coup. Sans au­cun doute, je m'y étais mal pris. J'étais blessé de mon échec. Blessé, comme chaque fois que l'on y croit un peu et qu'on se laisse aller à cette petite pointe d'affection qui nous fait es­pérer qu'on nous aime, ou, au moins, qu'on nous comprenne, et peut-être même se­crètement qu'on nous rende en su­jétion la monnaie de notre dévoue­ment.
Mais j'étais blessé aussi, je crois, de n'avaoir pu endiguer cette violence qui s'établit entre vous dès que mon coup de gueule ne nous installe pas dans le coup de force ou que je ne vous mets pas d'entrée de jeu en situation de tra­vail individuel. Au jour d'aujourd'hui, en effet, je crois que je sais à peu près vous faire travailler et pro­gresser dans une situation très fortement indivi­dualisée ; je suis assez convaincu que vous y pro­gressez bien, que vous arrivez même à vous intéresser parfois à ce que je vous propose et que, quand je m'installe à côté de l'un ou l'autre d'entre vous pour corriger son tra­vail et en discu­ter, cela l'aide vraiment. Tout n'est pas parfait, mais quelque chose se passe qui res­semble à une vraie mobilisation de votre intelligence sur de vrais en­jeux et, en cela, je crois que je ne perds pas mon temps, et vous non plus.
Mais je n'arrive pas à me résigner à cette impossibi­lité de communi­quer ensemble, quand nous sommes en classe. Je n'arrive pas à me résigner à cette parole éclatée, cette rencontre impossible où per­sonne n'écoute personne, où cha­cun se précipite sur l'autre pour l'interrompre d'une moquerie ou d'un coup de gueule. Ca va sans doute vous faire rire mais je souffre alors pour toi Azedine ou pour toi Hamed, pour toi Eric qui es si sérieux et si appliqué chaque fois que tu tentes de parler, pour toi Ali qui es si futé et si perti­nent dans tes ré­ponses, pour cha­cun d'entre vous dont je voudrais pouvoir entendre la parole, dont je voudrais tant que la parole soit en­tendue par les autres, et qui disparait, malgré tous mes efforts, dans un brouhaha rigolard et in­forme. Vous vous faites là les uns aux autres cette violence terrible de ne pas vous en­tendre, de ne pas vouès reconnaître, de ne même pas pouvoir espérer dire quelque chose à quoi un autre, un jour, puisse répondre. Mais ré­pondre vraiment... Pas d'un coup d'épaule ou d'un juron, pas d'une insulte ou d'un éclat de rire. Mais de quelque chose qui vienne vraiment de quelqu'un qui a pris le temps de l'entendre et de réfléchir.
En fait, vous vous interdisez la ren­contre, la ren­contre la plus élémentaire, la rencontre de per­sonnes qui accep­tent de suspendre quelques secondes leur impulsion, simplement pour écouter, réflé­chir... réfléchir avant de riposter, réfléchir avant de taper.
 
Le lieu de notre échec majeur
 
Mais, au fond, c'est là notre échec majeur à nous autres adultes qui nous prétendons vos éducateurs. Nous n'avons pas été capables de vous apprendre le sur­sis, ce sursis qui est à la base même de toute socia­lité, ce sursis où nous prenons le temps de retenir le bras ou la phrase qui bruta­lisent pour en­tendre, même sans vraiment com­prendre, mais en­tendre néanmoins.
Dès le début, nous vous avons trom­pés. On vous a dit de ne pas vous battre... et qu'il valait mieux dis­cuter, qu'il va­lait toujours mieux discuter. Mais on ne vous a jamais laissé le temps de discuter. On vous a dit : réfléchis avant de parler..." sauf qu'on ne vous a jamais laissé par­ler en classe. Comme le disait l'un d'entre vous, il y a quelques semaines : "ici, au lycée, on ne parle jamais. En classe, on ba­varde. Dans la cour on gueule. Dans les couloirs on chahute." On vous a trompés sur toute la ligne..." Ne discute pas avec ton voisin... tu le diras à la réunion de classe..." sauf que jamais on n'a fait de réunion de classe ! Ou alors pour parler de ce que le maître avait décidé à l'avance. Ou alors dans deux ou trois écoles comme on en voit parfois à la télé.
Déjà, tout petits, on vous a fait ap­prendre des tas de choses, des tas de choses très bien d'ailleurs... comme Le dormeur du val de Rimbaud. Moi, par exemple, j'ai quatre en­fants et tous les quatre ils ont ap­pris au moins trois fois Le dor­meur du val de Rimbaud. Ils peu­vent le réciter devant un institu­teur, un prefes­seur et même un inspecteur. Ils peuvent expliquer ce qu'est un en­jambement et mon­trer pourquoi Rim­baud a reporté le verbe dormir au début du troisième vers de la deuxième strophe. Peut-être même que parmi vous, Ridha et Hakim, José et Sylvain, il y en a encore un ou deux qui pourraient, en cherchant bien, expliquer ça. Ils gagneraient alors quelques bons points dans ce grand "jeu des mille francs" qu'est devenue l'école, dans cet univers étrange que vous connais­sez maintenant si bien, au point de ne plus vous éton­ner que ce soit ceux qui connais­sent les réponses qui y posent les questions... et qu'il n'y ait guère, pour ceux qui ne connaissent pas les réponses ou pour ceux qui sont pétrifiés de trouille quand le professeur leur adresse la parole, de lots de conso­lation.
Parce qu'à l'école, ce que l'on vous a ap­pris, depuis tou­jours, ce sont des connaissances que vous avez plus ou moins soigneuse­ment empilées, ja­mais ce que dans notre jargon nous appelons des com­pétences, c'est à dire des savoirs qui répondent à des questions que vous vous posez, qui renvoient aux situations que vous vivez et dont vous pourriez vous emparer pour réa­liser cette alchi­mie mystérieuse que constitue tout apprentissage, quand quelqu'un fait de la vie avec de la mort, se saisit de ces vieilles choses déposées dans les bibliothèques pour se les agréger, les inscrire dans un projet et, pa­radoxalement deve­nir un peu plus lui-même... C'est bien qu'il y a deux manières d'apprendre Rim­baud : on peut l'apprendre comme une connaissance pour pouvoir faire face aux situa­tions d'examen ou bien l'apprendre comme une compé­tence pour pouvoir le relire un soir de désespoir ou de solitude, un jour de colère ou de révolte, pour pou­voir donner une autre forme à sa colère ou à sa ré­volte que la des­truction violente. Mais, de ce Rim­baud là, on vous en a privés si longtemps que je comprends bien que vous en soyez ve­nus à douter de son existence. En vous privant du sens de ce que l'on vous ensei­gnait, on vous a fait la pire des violences... et l'on s'étonne maintenant de constater votre propre violence.
Comprenez-moi bien : je ne veux pas que l'on vous fasse des cours spéciaux, à côté des cours de ma­thématiques et d'histoire, pour vous apprendre la paix. Je voudrais que toute l'école soit un apprentis­sage à la paix. Un apprentissage à prendre du temps avant de se jeter sur l'autre, un apprentissage à cette société si difficile à construire mais sans laquelle l'humanité court vers sa perte. Car, je suis convaincu qu'il y a bien une manière de faire des ma­thématiques qui permet d'apprendre à faire la paix, comme il y a une manière de faire des mathématiques qui est une véri­table préparation à la guerre. Si je fais cours de maths en vous laissant croire en permanence que c'est moi qui ai raison, ou le pre­mier de la classe, ou celui qui crie le plus fort ; si je fais cours de maths en vous ré­pondant à chacune de vos questions que les choses sont ainsi, ne se discutent pas et que c'est vraiment faire du mauvais esprit que de les mettre en doute ; si je fais cours de maths en orga­nisant les choses pour qu'on ne puisse réussir qu'en écrasant les plus faibles, alors, à coup sûr, je prépare la guerre. En re­vanche, je crois qu'il est possible de faire un cours de maths où l'on apprenne doucement que ce n'est pas celui qui crie le plus fort, ni même celui qui a le plus de diplômes qui a raison, mais bien celui qui dé­montre le mieux en respectant le che­minement de cha­cun... alors là, je crois, qu'avec vous, modestement, on prépare la paix.
 
J'attends votre réponse
 
Je me suis laissé entraîner, j'en suis bien conscient, loin de notre problème de lundi dernier. Je ne suis pas cer­tain que vous m'ayez suivi com­plètement... mais je ne suis pas sûr non plus que vous n'ayez pas compris ce que j'ai essayé de vous dire. Je vous l'ai écrit parce que je crois que c'est mieux : ça vous donne le temps d'y réflé­chir. Vous n'êtes pas forcés d'être d'accord avec moi. Mais ce que j'aimerais bien c'est que vous me répondiez. J'attends votre lettre, j'attends ta lettre, Mohamed et Philippe, Henri et Saïd, j'attends ta lettre Fabrice et Ridha... pas pour demain, mais pour un jour peut-être. Quand j'étais jeune il y avait une chanson de Richard Anthony qui disait : "Donne-moi ma chance encore". J'aimerais telle­ment que cette formule devienne celle de tous les éducateurs du monde, et que l'on donne tort, enfin, à cette autre ren­gaine de ma jeu­nesse que chan­tait, à la même époque, Johnny Hallyday : "Noir, c'est noir, il n'y a plus d'espoir !"
SIX MOIS PLUS TARD... Je n'ai jamais envoyé cette lettre là à mes élèves, mais une autre ; moins "pathétique", moins autocentrée aussi, une lettre où je tentais de faire taire mes "motions roman­tiques"et de faire passer au second plan mes blessures narcissiques pour leur parler, beau­coup plus directe­ment, du fonction­nement de la classe et de l'organisation de notre travail. Plusieurs d'entre eux m'ont répondu. J'ai beaucoup ap­pris de leurs ré­ponses, beaucoup appris de­puis,aussi, sur leur rapport à l'école, à la cul­ture, à la vio­lence, beaucoup travaillé sur la médiation de l'écrit littéraire pour communiquer avec eux... beau­coup redécouvert les vertus des dispositifs de la "pédagogie insti­tutionnelle". Il faudra qu'un jour, je prenne le temps d'analyser cela... Mais une telle analyse requiert du temps et ne peut se faire à chaud. Un jour peut-être ?
 
Philippe Meirieu in Cahiers Pédago­giques N° 326. Septembre 1994