J'ai deux, trois ou quatre ans et je vais à l'école (II)
(Maternelle au cycle I)
Dans le précedent dossier, paru dans le Nouvel Educateur n° 72 d'octobre 1995, nous avons insisté sur le rôle médiateur de l'adulte qui accueille l'enfant et doit aménager l'espace et le temps pour son bien-être et son apprentissage de la société, sans oublier que la vie est aussi (et surtout ?) à l'extérieur.
Ce second dossier contient de nombreux témoignages, qui ne sont certes pas des modèles à reproduire tels quels, concernant les apprentissages fondamentaux que permet la mise en place d'une pédagogie coopérative, déjà chez les tout petits.
Apprendre
L'enfant n'agit pas pour apprendre, il transforme, par son action le monde qui l'entoure, et c'est au cours de cette action qu'il apprend.
"Il y a ceux qui voudraient retarder le plus possible les apprentissages qui iraient à l'encontre de l'épanouissement et seraient donc prématurés. D'autres voudraient les commencer le plus tôt possible pour prévenir l'échec. On parle d'apprentissages précoces.
La question posée est alors : quand commencer les apprentissages ? Il me semble que c'est un faux problème : l'enfant n'apprend-il pas dès sa naissance à communiquer et à parler ?..." (1)
Rappelons, simplement pour mémoire, l'apprentissage de la socialisation, déjà développé dans le dossier I, ainsi que l'établissement nécessaire de passerelles entre le monde extérieur et l'école.
Pour cette action sur le monde, il a besoin d'outils que la famille, mais aussi principalement l'école peuvent lui fournir :
- le langage, en premier lieu.
- le dessin (différent des arts plastiques) qui est souvent l'instrument privilégié de la communication : c'est en quelque sorte une première écriture.
- les outils de repérage dans le temps et dans l'espace.
- tout ce qui permet de quantifier le monde (ce qu'on appellera plus tard les mathématiques).
"... Je crois qu'il n'est jamais trop tôt pour apprendre si l'enfant en a le désir et le besoin. Le désir parce qu'il veut ressembler et imiter, le besoin parce qu'il dispose d'une liberté et d'une autonomie suffisante, quand les adultes ne font pas tout à sa place sous prétexte qu'il est petit." (1)
Nous sommes bien là au coeur du problème : l'enfant doit être responsable, le plus possible, de ses activités et donc de ses apprentissages.
Un enfant passif, un enfant à qui l'on impose une activité n'apprend pas. Un enfant maître d'oeuvre, même et surtout à deux ou trois ans, oui.
Mais même si "une école maternelle n'a surtout pas comme finalité d'être une école préélémentaire" (Jean Epstein), même si "à aucun moment l'organisation des savoirs de l'école maternelle ne relève du découpage traditionnel des disciplines scolaires" (2), l'enfant apprend dans les domaines de l'écrit, des mathématiques , des sciences, de la langue orale. Il n'est pas possible ici de détailler tous ces différents apprentissages possibles, mais dans les paragraphes suivants seront abordées plusieurs séquences.
L'entretien du matin
L'un des objectifs à atteindre au cycle 1 est l'acquisition de compétences langagières. Présent dans toutes les séquences, le langage est également une activité en lui-même. Il constitue le "fil rouge" à l'école maternelle.
L'entretien est l'une des activités dont l'objectif principal est l'apprentissage du vocabulaire, des tournures syntaxiques fondamentales, de l'"oser prendre la parole" aussi. l'enfant apprendra à parler par la pratique, en imitant les autres, enfants ou adulte, dont le rôle est ici primordial.
Savoir parler, c'est aussi savoir écouter : pour qu'il y ait expression, il faut qu'il y ait un auditoire (sinon, pourquoi, pour qui parler ?) ; pour qu'il y ait dialogue, il faut être au moins deux. L'enfant sera donc à tour de rôle émetteur et récepteur. Là est la difficulté majeure chez les tout petits : transformer les monologues en dialogues.
L'entretien, c'est l'apprentissage du pouvoir de la parole, dont nous connaissons tous l'importance. Un bon orateur détient une forme de pouvoir.
C'est un outil au service de l'expression des enfants, au même titre que le dessin et, plus tard, l'écrit.
C'est aussi une bonne occasion d'apprendre le respect de l'autre : qu'il est difficile, en effet, d'écouter le camarade, en accordant à ce qu'il dit autant d'importance qu'à ce qu'on souhaite soi-même raconter. Qu'il est difficile de parler chacun à son tour, d'attendre pour prendre le pouvoir que le voisin s'est octroyé provisoirement !
L'entretien est découverte de la société : tiens, l'autre existe, il a la même histoire que moi, ou au contraire une histoire totalement différente. Je prends sa place quelques instants dans son histoire, il est moi et je suis lui, malgré nos différences. Je n'ai pas (plus) peur de lui, j'existe, moi aussi, puisque je peux parler avec lui dans le groupe.
Mais l'émergence de cette parole nécessite quelques points d'appui. Un support concret à l'expression (objets amenés par les enfants, la maîtresse), est souvent nécessaire, en particulier chez les tout petits ou en début d'année chez les moyens.
" Les enfants ont amené des objets qu'ils ont déposés dans un panier autour duquel ils sont maintenant regroupés :
- le puzzle d'Hansel et Gretel : les enfants posent des questions à celui qui l'a amené. Il sera ensuite invité à laisser son puzzle à l'école pour que tout le monde puisse essayer de le faire.
- des fleurs apportées pour faire des bouquets.
- les livres choisis par un groupe d'enfants la veille à la B.C.D sur le thème de la mer après une visite à NAUSSICAA.
- La cassette vidéo achetée à NAUSSICAA.
- Les jouets de Florent, hospitalisé, restés à l'école.
C'est à partir de ce moment que la maîtresse explique les points obscurs et angoissants (hospitalisation), choisit avec les enfants des pistes pour un travail ultérieur : expérimentation, album..."
Martine Castier
Les rites, nécessaires parce qu'ils se répètent tous les jours, qu'ils favorisent la prise de parole de tous et parce qu'ils constituent un jalon dans le temps, existent.
"Au fur et à mesure que la vie du groupe se renforce, que les enfants augmentent leur capacité de concentration, l'entretien du matin va se développer (acquisition de repères temporels leur permettant de situer leurs activités dans la journée et entraînant la mémorisation de plus en plus fine de leurs actions, amélioration des compétences dans la maîtrise de la langue orale.
- Qui est là ?
- Quel jour est-ce, aujourd'hui ?
- Qui a collé quelque-chose dans son cahier de vie ?
- Qu'allons-nous faire aujourd'hui ?
Puis nous découvrons les objets sociaux, les revues, les livres apportés en classe par les enfants ou par moi-même en fonction des projets ."
Sylvie Becchino
Des pistes pour un travail ultérieur sont souvent issues de ce moment d'expression orale : on pourra, selon l'intérêt manifesté par les enfants, proposer la confection d'un album, des expérimentations, un travail en direction des correspondants, du journal, des parents, lire un conte...
Mais cette émergence de la parole, difficile pour certains, doit être régulée si l'on veut éviter les prises de pouvoir abusives, certains la monopolisant au détriment des autres, moins habiles à s'exprimer.
Quelques "trucs" pratiques pour l'entretien avec des petits
Avant de commencer, tous les enfants ayant quelque-chose à raconter ou à présenter lèvent le doigt en silence.
Au fur et à mesure, j'accroche les prénoms au tableau, de gauche à droite et sur plusieurs lignes.
On désigne le responsable de l'entretien qui prend la baguette et montre tour à tour chaque prénom, dans le sens de la lecture. C'est en même temps un bon exercice de reconnaissance des prénoms. Chaque enfant désigné intervient au fur et à mesure.
Ce système limite la pagaille, canalise les bavards, chacun sait qui a demandé la parole et qui l'a, et personne ne peut être oublié.
Avec la pratique, des règles supplémentaires émergent : si quelqu'un perturbe à plusieurs reprises, on place son étiquette en bout de liste, et il n'a la parole que s'il a respecté celle des autres. En cas d'abus grave, son étiquette peut même être retirée !"
Odile Fichaux-Radovanovic
Les ateliers
Organiser le travail en ateliers, c'est favoriser l'accession à l'autonomie et à la responsabilisation. L'enfant devra choisir son activité parmi l'éventail proposé (définir et mener à terme un projet), savoir où se trouve le matériel nécessaire, apprendre à l'utiliser et le ranger etc...
C'est mettre en place les conditions du tâtonnement expérimental, processus qui conduira aux apprentissages les plus solides, en proposant des activités privilégiées mais aussi et surtout en lui permettant l'expérience, en étant prêt à donner le coup de pouce nécessaire au bon moment. Se trouvant confronté à une situation qui lui pose problème, il devra émettre une hypothèse (même non formulée) et mener à bien l'action qui lui permettra (du moins le pense-t-il) de faire aboutir son projet.
C'est donner aux enfants les moyens de l'action dans et sur le monde, pour le transformer dans le sens qu'il souhaite. Il n'agira pas pour apprendre mais il apprendra en agissant.
C'est conduire aux apprentissages sociaux : respect de l'autre et de ses différences dans sa personne et son travail, élaboration et acceptation des règles de vie.
C'est mettre en place les éléments d'une véritable éducation du travail : seul intéresse l'enfant le "travail" qu'il a choisi, et il devra apprendre à le mener à bien (aller jusqu'au bout d'un projet) en respectant les lois de la société dans laquelle il se trouve.
"Projeter de jouer avec l'eau, besoin fondamental pour les tout petits, c'est pour l'enfant : exprimer son désir, préparer le matériel, mettre un tablier, attendre son tour ou demander à un copain d'attendre son tour, nettoyer les éclaboussures, ranger et se changer si besoin. Tout un programme quand on a deux ou trois ans..."
Isabelle Godron
Le rôle de l'enseignant
L'enseignant a, lors de ces activités, deux fonctions essentielles :
- il est l'organisateur au départ, c'est à dire qu'il prévoit les ateliers possibles, souhaitables selon l'évolution des enfants et du groupe et selon les types d'apprentissages qu'il souhaite favoriser ; il prévoit l'aménagement matériel de la classe ; il fait émerger les règles de vie et de fonctionnement au fur et à mesure des besoins.
- il est le recours, l'aide permanent. Servant de secrétaire puisque les enfants ne savent pas écrire, donnant un conseil pour aller plus loin, rappelant les règles de fonctionnement. Il encourage les uns, respecte et favorise les initiatives, aide à la formulation des objectifs, des projets, des difficultés...
Son rôle est délicat : il doit tout faire pour favoriser l'aboutissement des projets... tout en s'effaçant le plus possible. Il n'est pas toujours souhaitable, par exemple, de préparer tout le matériel nécessaire à l'avance pour gagner du temps et éviter l'effet de fourmilière. Trouver les outils ou matériaux nécessaires peut faire partie intégrante d'un projet.
Les règles de fonctionnement
Elles seront au départ données par l'adulte, notamment les règles de sécurité. Tel atelier se déroulera toujours à tel endroit, en fonction de la place disponible et nécessaire et pourra accueillir un maximum de tant d'enfants. Ceux-ci devront prendre le matériel qui se trouve à tel endroit. Il est important aussi de définir avec précision les droits et devoirs, et notamment le "quand on a fini". Mais dès que possible (c'est à dire dès que les compétences langagières le permettront), ces règles seront précisées, transformées, de nouvelles seront proposées avec et par le groupe. Même si les possibilités sont réduites au cycle 1, il paraît important que le groupe classe décide que "y faut ranger" ou "faut pas se battre" ou encore "faut mettre un tablier".
"Les ateliers fonctionnent d'abord à partir de règles élaborées en commun lors de la présentation de chacun d'eux :
- Qu'allons-nous (pouvoir) faire ici ?
- Combien pouvons-nous être dans cet atelier ?
- Où se trouve le matériel correspondant ?
- Que faudra-t-il faire lorsque nous voudrons changer d'activité ?
Afin de permettre à chacun de se repérer et de respecter les règles élaborées ensemble, nous étiquetons les ateliers, donnant aux enfants des repères visuels que viennent renforcer les supports écrits caractérisant chaque atelier, et que l'enfant retrouvera en moyenne puis en grande section.
Ainsi dans la classe chacun est responsable de ses actes. Chacun sait ce qu'il peut (et ne peut pas) faire."
Sylvie Becchino
L'organisation matérielle
Les ateliers doivent être diversifiés et proposer aux enfants de nombreux types d'activité : peinture, bricolage, découpage, collage, constructions, jeux de société, graphisme, jeux d'eau... autant d'activités de découverte, de tâtonnement, d'expérimentation ou d'apprentissages "techniques" qui permettront à l'enfant d'affirmer son autonomie dans l'espace par rappport aux objets, aux personnes, d'adapter son comportement aux situations, de respecter ses pairs et les règles de la vie collective, d'imaginer, de créer, et à travers toutes ces compétences d'apprendre (autrement dit de "grandir").
L organisation matérielle doit être immuable : à chaque activité sa place précise, son nombre de participants possible, décidé en commun. Une partie du matériel, qui doit être sorti et rangé par eux, est placée à la portée des enfants.
"Afin de permettre à chacun d'aller chercher le matériel dont il a besoin (par exemple pinceaux, colle, brosses, ciseaux...) les étagères et les boîtes de rangement sont elles aussi étiquetées. De même pour les jeux de construction et les puzzles, afin de pouvoir les remettre en place après utilisation."
Sylvie Becchino
Le choix de l'atelier est libre, mais il doit cependant être assez rapidement pointé, organisé, pour permettre une rotation des activités pour chacun et éviter l'engorgement pour certains ateliers et le vide pour d'autres. Mais là encore, la souplesse doit être de rigueur.
Les enfants se sont inscrits pour un de ces ateliers (pendant la réunion) et peuvent choisir en plus un deuxième atelier au dernier moment, car je ne veux pas que l'inscription soit un piège : à deux ans, quand on s'inscrit, ce n'est pas toujours en connaissance de cause malgré toutes les précautions prises par l'enseignant.
Il faut absolument que les enfants soient heureux d'être à ce qu'ils font, et c'est pourquoi nous respectons une grande souplesse du genre :
- Tu fais ton collage (sous entendu : celui pour lequel tu t'es inscrit) puis tu pourras aller faire ton collier si ça te tente.
Car si le mot collier (ou le dessin) ne l'ont pas tenté à l'inscription, maintenant qu'il voit la boîte de perles ou son copain Jules devant, il en a très envie... et je le comprends."
Christine Saindon
Quelquefois même, si les enfants sont capables de le comprendre et de l'accepter, un premier contrat de travail peut être proposé :
"J'ai établi, en accord avec les enfants, un "contrat du jour" minimum à exécuter dans la journée :
- un passage à l'atelier "arts plastiques (peinture ou dessin ou collage ou encre...).
- une activité dirigée (répondant à une consigne précise) : mathématiques ou graphisme ou attention visuelle.
Deux tableaux sur lesquels les enfants accrochent une étiquette avec leur photo, leur prénom et leur nom, leur signe leur permettent de marquer leur passage dans les ateliers et de vérifier en fin de journée si le contrat a été rempli ou non."
Sylvie Becchino
Mais n'oublions pas que chaque enfant, surtout dans les petites sections, doit y trouver son intérêt."Avec les tout petits, il s'agit de prendre en compte les réalités spécifiques de chaque enfant : ses désirs, ses craintes, sa personnalité. C'est aussi respecter l'enfant que d'accepter qu'il ne participe pas : incitation mais pas obligation.
"Nous acceptons qu'un enfant ait le statut d'observateur aussi longtemps qu'il le désirera avant de participer à une activité (que celle-ci soit d'ordre éducatif : sieste, repas, ou d'ordre pédagogique : ateliers par exemple)".
Isabelle Godron
Un exemple : les ateliers de dessin et peinture
Ne pouvant détailler la mise en place et le déroulement de tous les ateliers possibles, nous avons choisi de publier ici un témoignage décrivant les ateliers de dessin et peinture, ateliers "classiques" que l'on retrouve dans toutes les classes.
1. Organisation matérielle des ateliers
* Peinture :
- des panneaux verticaux où l'on accroche, épingle facilement du papier
- des pots par couleur
- des récipients pour faire les mélanges
- des tabliers pour se protéger
- des chiffons pour essuyer les dégâts
- un matériel de qualité, que ce soit la gouache (couleurs qui ne pâlissent pas), les outils : pinceaux de toutes sortes (grosseur, longueur) aux poils très résistants, des rouleaux, des peignes, des éponges etc...
- de l'espace, car il faut pouvoir être à l'aise
- de la lumière (penser aux ateliers des peintres, sous les verrières).
C'est un atelier permanent prêt à fonctionner hors de tous les moments collectifs avec 1 à 9 enfants.
* Dessin :
Pour dessiner : feutres, craies grasses, crayons noirs, crayons de couleur, encre de chine, drawing gum, encres de couleur sont toujours prêts avec les outils correspondants : feuilles et calepins individuels. Par périodes, j'ajoute crayons blancs ou noirs (très gras), fusains, feutres POSCA, encres d'écoliers.
Papiers ordinaires, papiers glacés, rugueux, calques, stencils, carbones etc...
2. Comment cela se passe-t-il ?
Tous les enfants du monde dessinent. On leur fait confiance pour grandir, marcher, parler et ils s'en sortent. On peut leur faire confiance pour dessiner et peindre.
Dans la classe, on fait du dessin libre personnel chaque jour, sur son calepin. C'est un passage obligé. Ils dessinent ce qu'ils veulent, comme ils veulent, quand ils veulent (mais hors des moments collectifs et passages obligés), individuellement ou collectivement. Il y a des jours "sans feutres" qui obligent à dessiner avec un autre matériel.
Les dessins sont datés et commentés à postériori. Cela va du "gribouillage" expliqué : "c'est des orages, des feux d'artifice, un homme écrabouillé sous une voiture" ou pas :"j'en sais rien" au dessin dit "réaliste" des plus grands.
Les dessins peuvent aussi être programmés au moment de l'inscription à l'atelier "je vais faire".
On n'a pas de méthode pour apprendre à dessiner, pas de modèle, pas de tampons, pas de progression. Les couleurs, on les apprend en les utilisant.
On dessine et on dessine encore. On échange. On écoute, on commente les histoires des dessins ou peintures des autres.
Les enfants s'inscrivent (ou pas) à l'atelier peinture. On s'aide techniquement pour un mélange, un outil qui manque, pour arrêter le geste maladroit qui va tout gâcher (mais là certains refusent), pour pousser à continuer, à reprendre.
3. Que font-ils ?
Les enfants entraînés au dessin libre, à la peinture hésitent peu devant la feuille blanche : l'inspiration est soudaine. Trois contre-exemples cette année, avec trois enfants ayant fait un ou deux ans de maternelle ailleurs : ils ont "peur" de dessiner, de prendre plusieurs couleurs, d'occuper tout l'espace de la feuille, de ne pas faire vrai.
Ils osent tout quand ils ne se posent pas la question du "je ne sais pas quoi faire, donc je ne fais pas". Avec eux, c'est plutôt "je ne sais pas faire, mais je fais quand-même" et cela pose un problème lorsque l'enfant reste à l'étape du "gribouillage expliqué".
Dans les créations il y a en permanence le réel et l'imaginaire. La peinture et le dessin même les plus réalistes seront faits d'une petite fille aux cheveux roses, d'une maison bleue, de vaches noires (celles que nous avions vues étaient blanches et marron). Et si un poisson apparaît dans un coin de la feuille, posé là, c'est "qu'il n'y avait pas assez de place pour faire toute la mer".
Il y a des erreurs temporaires : les bras attachés à la tête, le cou absent... Cela dure le temps nécessaire.
Il y a temporairement (temps plus ou moins long) des spécialistes : Benjamin ne dessine que des maisons, Mathilde mélange, Anaëlle aime les tapis et les fleurs et ... donner des conseils aux autres ! Bruno, c'est tout en couleurs. Tiphaine, Marie et Amélie "se copient". Et à chacun son style ! Ils ne font pas tous toujours la même chose.
De toute façon, l'imagination se travaille, l'imaginaire se cultive. Le bébé n'imagine rien, lui qui vient de naître et n'a pas encore stocké d'image. Nos enfants en ont des tonnes : il suffit de les faire s'associer (opération mentale), resurgir.
Si j'ai l'impression que l'atelier ronronne trop, qu'il y a panne d'imagination (peintures ou dessins se répétant un peu trop, moins d'enthousiasme à faire), alors je propose un atelier avec une technique nouvelle, un thème, un objet présent, un modèle (reproduction ou dessin d'un copain). Ce sera l'enthousiasme d'un jour, bizarrement vite calmé. Mais l'élan est repris et, plus tard, les enfants redemandent ou font "comme le jour où...". Je ne crains pas de proposer, voire de les déstabiliser dans leurs certitudes.
Les enfants, spontanément, ne dessinent ni ne peignent un objet présent. Ils disent : "je l'ai dans ma tête" et leurs divagations maladroites, aux couleurs souvent criardes, parfois d'un "drôle de goût" dans un climat d'expression libre, sont bien l'expression de leur joie de vivre. Crainte, espoir ou angoisse de leur rêve et de leur imagination. "L'important c'est d'aller dans la lune, mais celle des poètes" dit LABORIT.
Annie Bard
Le bilan
La dynamique du fonctionnement des ateliers dépend des règles de vie de la classe qui naissent, s'élaborent ou se rappellent quotidiennement. C'est pourquoi les moments de regroupement collectif qui suivent sont particulièrement importants. On y présentera quelques "oeuvres", on y fera un bref bilan de ce qu'on vient de vivre : on y abordera les problèmes qui n'ont pas manqué de surgir (non respect des règles, mauvaise organisation, problèmes affectifs ou relationnels, rangement...) et surtout on cherchera ensemble les moyens d'amélioration ou de résolution des problèmes. Le tout bien-sûr très rapidement et selon les compétences langagières des enfants.
Ce moment pourra également être un tremplin de rebondissement pour certaines activités : en voyant ce que les autres ont réalisé, certains enfants projetteront d'aller à cet atelier là le lendemain. Certains travaux réalisés par l'un ou l'autre pourront rebondir en travaux ou recherches collectives...
Le dessin
Expression spontanée, intentionnelle, conformiste, le dessin est tout cela à la fois, avec prédominance d'une forme sur l'autre selon l'âge de l'enfant. Et, comme le dit Marie-Claire Debienne le dessin est : "expression de son intelligence, traduction d'une perception de plus en plus affinée de la réalité et de ce qu'il y projette, le graphisme de l'enfant lui est un miroir fidèle, précieux point de repère évolutif" (M.C Debienne : le dessin chez l'enfant. PUF 1968). Pourtant, l'âge d'or du dessin, le moment où il traduit tout l'épanouissement est bien la seconde enfance (entre 3 et 6 ans) dans sa magie et son indifférence au contrôle social.
L'expression spontanée caractérise le dessin jusqu'à deux ans : c'est le temps du gribouillis (peut-être une intention est-elle en germe dans le gribouillis rond). Le sujet paraît jusque là vouloir manifester un sentiment en liaison avec le moment présent, mais sans penser s'adresser à quelqu'un. Bientôt apparaît un projet, une intention et il donne un nom à son gribouillis ; il y a donc intention et projet même si la réalisation n'a aucune ressemblance.
Après trois ans, on peut parler de dessin, car la réalisation exprime une intention et est proposée à l'entourage. S'il l'approuve, elle sera reproduite. Si elle est corrigée et modifiée, l'enfant adopte la forme rectifiée. L'imitation joue donc un grand rôle, comme le langage dont le parallélisme dans le développement est frappant.
Vers trois ou quatre ans, lenfant dessine des personnages humains. Le processus est toujours le même : un rond plus ou moins "rond", auquel se rattachent plusieurs lignes qui "sont" des bras et des jambes. Dans la ligne fermée sont situés les yeux, la bouche, le nez. Telle est l'invention spontanée de tous les enfants du monde...
... Mais au "bonhomme tétard" succèdent des maisons, des véhicules, des chiens, des chats, ensuite des oiseaux, des arbres, puis des meubles, des jouets... L'enfant dessine selon un modèle interne. Dans un modèle, les détails sont perçus et reproduits dans la mesure où ils intéressent l'enfant, et proportionnellement à l'importance qu'il leur attribue. Connaître cette subjectivité est fondamental pour cmprendre le dessin d'un enfant. Il "met dans son dessin les éléments qu'il juge essentiels à celui-ci, même quand ils ne sont pas visibles". Il est capable de négliger les éléments visibles qui lui paraissent secondaires... De la sorte, un animal vu de profil - et l'enfant dessine toujours pour commencer les animaux vus de profil et les êtres humains de face - a deux yeux et quatre pattes. Les hommes de face ont les pieds de profil...
Pourtant l'idéalisme n'est jamais complètement absent chez l'enfant. Dans ses dessins, il embellit la nature, aime les coloris chauds, en un mot la beauté..."
Louise Pepin (3)
Une activité "lecture" chez les petits
Dès la petite section de maternelle (et même avant, à la maison), l'enfant doit être mis en présence de cet objet mystérieux qu'est le livre. Bien sûr il est d'abord attiré par l'image. Mais on doit lui montrer que le texte, parce qu'il véhicule les détails qui rendent l'histoire plus intéressante, est au moins sinon plus important.
C'est pourquoi il est primordial que les enfants écoutent le maître ou la maîtresse raconter, mais aussi lire.
Rendre les enfants actifs, acteurs n'est pas toujours chose aisée, mais est possible ... si les enfants ont la motivation suffisante. La correspondance, là comme pour beaucoup d'autres activités, peut fournir cette motivation.
Parmi les activités de la classe fonctionnent depuis le début de l'année scolaire une correspondance régulière avec des enfants d'une petite ville voisine de notre village, ainsi qu'une activité bibliothèque au cours de laquelle les enfants apprennent à interpréter les informations graphiques, les images, les codages, à donner un sens logique à ces informations, à avoir un sens critique par rapport à ces informations et à leur interprétation.
Lors d'un précédent courrier aux correspondants, un "petit" avait demandé qu'ils nous envoient des livres ou des histoires. L'idée a fait son chemin et avant même la réponse des "amis", mes élèves suggèrent de raconter un livre pour le leur envoyer.
Pour les correspondants, nous organisons donc une activité bibliothèque.
Ils choisissent dans la bibliothèque (livres variés et à leurs niveaux, avec un endroit spécial pour les "bébés") deux livres de la collection "LEO et POPI". Deux enfants demandent à lire : Lydia, 4 ans, choisit "LEO et POPI dans l'herbe" et Cécile, 3 ans, "LEO et le bonhomme de neige".
Lydia raconte le premier récit en s'appuyant sur les images. Elle est aidée par d'autres enfants qui prennent la parole lorsqu'ils pensent avoir une précision à fournir aux correspondants.
Afin que tous puissent participer, c'est moi qui montre les images, les enfants étant assis face aux livres. Après le lecture de chacune des cinq images par les élèves, durant laquelle je note tout ce qui est dit, je lis ce qui est écrit sous les illustrations puis nous comparons ensemble la version des enfants et celle écrite par l'auteur. Je précise toujours : "vous avez dit... L'auteur a écrit..." ou "je lis ce qui est écrit..." afin de leur donner envie de savoir déchiffrer eux-mêmes et de devenir des lecteurs. Nous décidons d'envoyer aux correspondants tout ce qui a été "lu"/ dit par les élèves, ainsi que la photocopie du livre (texte et illustrations) coloriée par eux (voir l'encadré). De la sorte, les correspondants pourront avoir à leur tour leur propre lecture, ainsi que la nôtre et celle de l'auteur.
L'expression dans toutes ses formes (orale, écrite, graphique, musicale...) doit trouver ses motivations. La correspondance scolaire peut en être une. Le livre peut en être un outil."
Marie-Claude Vaysset
(Voir l'encadré)
LEO et POPI dans l'herbe (je ne donne pas le titre avant la "lecture" pour ne pas influencer leur interprétation des images)
P 2 L : le petit garçon sur l'herbe lance son singe en l'air
V : il se couche dans l'herbe
A : il le lance
M : il le rattrape
P 3 L : le singe et le petit garçon regardent une araignée sur une pelle rouge et jaune
P 4 L : le petit garçon dit à son singe : "ça, c'est un tronc d'arbre qui a été coupé"
J : il y a une coccinelle sur le genou du pantalon du garçon
A : il y a un grand pot avec des fleurs derrière le tronc
V : des fourmis marchent, elles vont sur le tronc.
P5 L : le petit garçon dit : "viens, on part !" Une coccinelle est montée sur le pantalon du garçon.
V et J : la coccinelle est montée du genou jusqu'à la cuisse.
P 6 L : il souffle sur la coccinelle pour qu'elle parte
V : elle s'envole
J : un papillon arrive
Texte de Helen Oxenburg
P 2 Léo aime bien l'herbe, c'est tout doux pour rouler.
P 3 Tiens, en voilà une découverte ! C'est un beau scarabée.
P 4 Et là, il y a plein de fourmis qui montent à la queue leu leu.
P 5 Oh, la petite coccinelle. Et en plus, elle sait voler.
Le cahier de vie
Excellent lien entre l'école et la maison, le "cahier de vie" offre aux enfants un contact progressif avec l'écrit.
Sa mise en place demande une collaboration avec les familles ainsi qu'une grande disponibilité de l'enseignant. Mais il s'agit d'une technique très porteuse comme le souligne le témoignage suivant.
"Tous les matins, les enfants amènent leur cahier et le déposent dans la boîte de rangement. Lors de l'entretien, chacun parle de ce qu'il a collé ou écrit, et le groupe est invité à participer activement en faisant des commentaires. Pendant les moments de travail en ateliers, chaque enfant a la possibilité de me dicter ce qu'il veut raconter dans son cahier. Tous les soirs ils le ramènent à la maison.
Ce cahier contient les "trouvailles" que peuvent faire les enfants dans la vie de tous les jours, et que bien souvent les adultes jettent sans en sentir l'intérêt, laissant quelquefois l'enfant déçu ou résigné. Il leur permet ainsi de collectionner des éléments d'écrit : tickets de bus, papiers de bonbons, étiquettes de yaourts, timbres poste... Il peut contenir aussi des informations concernant l'école : vie de la classe, fête, sortie... Il contient aussi ce que l'enfant me dicte (ce qu'il veut rapporter de ses activités, de ses sensations à l'école) et parallèlement ce qu'il dicte à ses parents (ses activités, sa vie à la maison). Il contient enfin les comptines, formulettes, chants, poèmes appris en classe, ce qui permet aux parents de les dire et de les chanter avec leur enfant.
Rapidement, certains prennent des repères : marques de produits alimentaires par exemple (couleurs, formes, puis signes non linguistiques et enfin nom de la marque). C'est le début de la lecture.
Cette activité permet aussi aux enfants de se repérer dans le temps (trouvailles caractéristiques de certaines périodes : automne, Noël, Pâques...)
Enfin, sur le plan affectif, l'enfant est valorisé par sa "trouvaille" face au groupe."
Sylvie Becchino
Une matinée dans une classe de petits et moyens
En ce matin ensoleillé, Martine accueille dans les locaux neufs de la petite maternelle villageoise sa trentaine de jeunes enfants répartis en trois sections : onze tout petits, dix petits et treize moyens. Les grands sont avec le CP-CE1.
Autonomie naissante
Ici, tout est prévu pour favoriser l'autonomie naissante des bambins et éviter les pertes de temps.
Après avoir accroché son manteau et être passé aux toilettes avec papa ou maman, l'enfant prend son étiquette prénom fixée par un velcro sur le tableau de présence ( une couleur par section : tout petits, jaune ; petits, rouge ; moyens, bleu), dit au revoir à celui qui l'a accompagné et pénètre dans la classe. Il dit bonjour à la maîtresse ou à l'ATSEM qui se trouve à la porte et pose son étiquette prénom sur un tableau d'activités. Le nombre de cases réservées par activité limite le nombre d'enfants possible dans les ateliers.
Les activités commencent dès l'accueil : puzzles, encastrements, peinture, collage, dessin aux feutres, jeux dans les coins cuisine, poupée, garage, eau, bibliothèque, jeux de construction, modelage.
Les activités peuvent changer au cours de l'année. Les ateliers sont aménagés de façon à permettre aux enfants de se servir et de ranger seuls. Lorsque l'activité est terminée, l'enfant peut en choisir une autre en déplaçant son étiquette prénom sur le tableau. On s'aperçoit que les enfants se regroupent par affinité. Aucun ne reste seul dans une activité.
Auto-discipline
Les enfants ont élaboré avec la maîtresse des règles de vie selon les besoins ressentis au cours de la vie collective.
Un tableau accroché en évidence les récapitule. Il est consulté chaque fois qu'il y a débordement et non respect de la loi.
Texte libre
Chaque matin, tandis que les enfants sont occupés aux différentes activités sous l'oeil vigilant de l'ATSEM, qui est toujours présente dans la classe, la maîtresse s'installle à une table avec un enfant. Elle inscrit le texte que celui-ci lui dit, aidé si nécessaire par le questionnement de l'adulte. Deux ou trois enfants "passent" ainsi par jour. La maîtresse veille au passage régulier des enfants dans cet atelier en respectant néanmoins le désir de chacun d'y venir.
L'enfant illustrera ensuite le texte sur la page dessin vis à vis du texte inscrit.
Tableaux repères
Les enfants sont maintenant regroupés sur des bancs dans la salle de jeux où sont affichés les différents tableaux repères :
- le tableau des responsabilités où sont notés les responsabilités et qui les exerce pendant la semaine.
- le tableau des présences : à ce moment de la journée, les "maisons" sont vides, tous les prénoms ayant été regroupés par le responsable des présents au moment du rangement. Les étiquettes des prénoms sont beaucoup manipulées par les enfants, ce qui leur permet de mémoriser très vite l'écriture de leur prénom et de celui des autres, et ce qui permet également de procéder à l'acquisition de notions mathématiques comme les ensembles, sous-ensembles, dénombrement, équivalence...
- le tableau des absences : le responsable "absents" a regroupé les trois étiquettes non apposées sur le tableau des présences et les place convenablement sur le tableau des absences. On saura ainsi qui n'est pas venu et on évoquera les causes des absences.
- les tableaux repères dans le temps :
Année, mois, jour, numéro du mois.
Sur une bande rectiligne orientée sont inscrits les jours du mois. Un enfant est chargé de placer les repères convenablement (mois, jour, numéro) sous le contrôle des autres. La comptine des jours, ainsi que la comptine numérique jusqu'à 30 est ainsi numérisée progressivement, plus ou moins rapidement selon l'âge des enfants.. Les enfants apprennent ainsi également le caractère cyclique du calendrier, ainsi que les notions de temps passé, présent ou futur.
- la météo :
un enfant choisit le pictogrammme qui correspond au temps de la matinée.
Chanson
Les enfants, ayant fait une sortie au centre de NAUSICAA ont appris une chanson sur le thème : Touchez pas à la mer.
Entretien
Le matin, au fur et à mesure de leur arrivée, des enfants ont améné des objets qu'ils ont déposé dans un panier autour duquel ils sont maintenant regroupés. Questions, reponses et commentaires se succèdent.
Goûter
Il est 10 H. Les enfants mangent leur goûter apporté de la maison.
Danse
Dans la salle de jeux, les enfants cherchent différentes façons d'évoluer sur une musique d'une manière pesante ou légère. Arrêt au signal... Deux groupes d'enfants se partagent l'espace à tour de rôle et évoluent avec des foulards. Le groupe observateur commente ensuite.
Récréation
Dans le terrain de jeux, les enfants choisissent leur activité : bac à sable, vélos, jeux libres...
Travail individuel
Le groupe des petits, avec l'ATSEM, illustre le cahier de comptines, puis choisit un puzzle lorsque le travail est terminé. Chaque enfant possède une feuille récapitulant les puzzles (images réduites) disponibles et appose la date lorsqu'il a été capable de le faire. La maîtresse peut alors connaître le niveau de compétence de chaque enfant et ses progrès.
Le groupe des moyens travaille de manière autonome sur des fiches (deux au minimum) préparée par la maîtresse dans une chamise à son nom. Les fiches sont choisies selon le niveau de l'enfant et tiennent compte de sa progression plus ou moins rapide.
B.C.D
Dans une pièce de l'ancien logement de fonction une bibliothèque a été aménagée avec présentoirs, matelas, coussins, tables et chaises.
La moitié des enfants présents ce jour s'y rendent avec la maîtresse. Les enfants du groupe des moyens cherchent dans la partie documentaire des livres ayant un rapport avec le thème qui les préoccupe à cette époque : le thème de la mer. Les enfants du groupe des petits feuillètent des livres dans le coin "lecture plaisir". la maîtresse les observe et leur demande les raisons de leur choix. Chaque enfant doit choisir un livre qui sera préparé par un élève du CE1-CE2-CM1-CM2. Quand les grands seront prêts, ils viendront lire le livre aux petits, dans la BCD, par petits groupes. Cela permet aux grands et petits de se retrouver dans un lieu privilégié qu'est la bibliothèque autour des livres...
12 H, la demi-journée s'achève.
Classe de M. Castier
Compte rendu de M. Crammer
Et l'évaluation ?
Il parait difficile de proposer un dossier sans dire un mot sur l'évaluation, aujourd'hui obligatoire dans les textes.
Pourtant : quelles compétences ? A quoi se limiter ? Est-il intéressant, par exemple, de noter les progrès graphiques : je sais faire une croix, un rond...
Les enfants adorent naturellement s'évaluer : je sais faire... je saute jusqu'à ...parce qu'ils mesurent ainsi à quel point ils grandissent.
N'y a-t-il pas danger de compétition, sinon entre les enfants, du moins entre les parents ? Nous désirons, au contraire, favoriser un esprit de coopération, d'entr'aide : ceux qui savent aident ceux qui savent moins.
L'intérêt d'un système d'évaluation, à condition qu'il soit à la portée des tout petits, est de permettre aux enfants et à eux seuls d'avoir des objectifs "pour grandir" et de se situer par rapport à ces objectifs. Vaste programme ! Les deux témoignages ci-dessous nous proposent des outils simples à la portée des enfants, outils qui impliquent bien sûr des choix quant aux compétences à évaluer chez les petits.
"J'ai choisi d'évaluer des compétences relevant strictement de l'autonomie et non du comportement ou des acquis scolaires.
Je propose aux enfants des "chenilles" en carton à "habiller" avec des vignettes symbolisant leurs progrès.
J'ai confectionné des "plaques d'entraînement" : cartons de 20 x 25 cm recouvertes de tissu avec crochets, fermetures éclairs, pressions, boutonnières, boucles, lacets, rivets etc... Il y en a une aussi, percée d'un trou, qui sert à remettre une manche à l'endroit. Les enfants peuvent ainsi découvrir le principe, puis s'entraîner avant de passer à l'entraînement sur leurs propres habits. Je donne la vignette à coller lorsque l'enfant sait sur lui-même et non sur les plaques, qui ne sont qu'une aide à l'apprentissage.
Cela marche assez bien pour l'instant : les enfants comprennent ainsi que grandir, c'est fait de "petits bouts" que l'on peut se fixer comme buts."
Laurence Destrade (voir encadré 1)
"Le principe d'utilisation du "livret individuel d'évaluation et de gestion des apprentissages" (titre ronflant qui désigne une sorte de catalogue des compétences possibles et que chaque enfant apprend à utiliser dès la petite section) est simple : chaque fois que je repère une réussite dans l'une de ses activités spontanées, je demande à l'enfant d'aller chercher son livret et je lui montre où il peut noter sa nouvelle compétence. Très vite, celui-ci comprend le côté positif d'une telle démarche, et c'est un peu comme s'il construisait son blason, au sens où l'entend Michel Authier dans "les arbres de connaissance"(4).
J'utilise dans ma classe un livret différent pour chaque section de maternelle. Il va de soi qu'il n'y a pas de limite vers le haut et qu'un enfant peut prendre en cours d'année un livret de l'année suivante.
Après huit années d'utilisation, je continue à le modifier chaque année en fonction de mes observations ou des demandes des enfants."
André Laffont (voir encadré 2)
Conclusion : ne pas faire, mais faire faire
Longtemps, on a considéré l'enfant comme un être à la fois inachevé et dangereux, un petit animal :
"De tous les animaux, c'est l'enfant qui est le plus difficile à manier : par l'excellence même de cette source de raison qui est en lui, non encore disciplinée, c'est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes. Aussi doit-on la lier de brides multiples... (5)
On n'en est plus là, sans doute. En offrant à l'enfant une classe coopérative, nous le traiterons en être à part entière, en "être de même nature que l'adulte" (6), nous formerons des Pierre et non des Paul :
"Il y a un monde entre Pierre qui ose faire ses premiers pas, après avoir expérimenté tout à loisir sa recherche de l'équilibre, et Paul que l'on oblige à se tenir debout pour passer des bras de sa mère à ceux de son père. Il y a un monde entre Pierre qui découvre peu à peu toutes ses possibilités grapho-motrices, grâce à une exploration très large, encouragée et stimulée par l'interaction avec un ainé ou un adulte médiateur, et Paul que l'on soumet à la fiche quotidienne de graphisme qui lui demande de suivre des pointillés ou de tracer les rayures du pyjama... Il y a un monde entre Pierre qui découvre que B et A, ça fait BA et Paul que l'on oblige à répéter que B et A ça fait BA." (1)
Bien-sûr, des enfants pleurent encore les jours de rentrée, certains plus longtemps. Mais ce qui les attend, ce n'est pas une maîtresse, aussi douce et attentionnée soit-elle, qui pense pour lui, prépare pour lui, prévoit toutes les étapes d'un enseignement soigneusement calibré, "scientifiquement" étalonné, et qui ne lui laisse aucune place.
Ce qui attend l'enfant dans une classe telle que nous la proposons ici, c'est un lieu de vie, un monde dans lequel il existe, prend des initiatives, choisit son travail, ses copains, communique, apprend l'entr'aide et le respect des autres, accède progressivement à l'autonomie, imagine, crée, critique, grandit parce qu'il sait ce qu'il faut faire pour grandir, se sent bien parce qu'il se sent chez lui. C'est SA classe, SON école. Non, il n'est pas trop petit !
"Milieu ouvert, l'école maternelle doit aussi être un lieu protégé où les enfants construisent des relations de qualité avec d'autres enfants et avec des adultes. Parce qu'ils s'y sentent reconnus, parce qu'ils "deviennent grands" et qu'ils apprennent, les enfants prennent confiance en eux et éprouvent du plaisir à venir à l'école". Instructions Officielles (2)
On est bien loin ici du désespoir avec lequel nous avons ouvert ce dossier. C'est que l'école qui l'attend aujourd'hui n'est sans doute pas, et c'est heureux, la même.
Notes
(1) N.Pradel, "L'école à deux ans, pourquoi pas ?" Hachette Education
(2) Programmes de l'école primaire. B.O de l'Education Nationale n° 5 mars 95
(3) L. Pepin, "L'enfant dans le monde actuel. Sa psychologie, sa vie, ses problèmes", Bordas Pédagogique 1977
(4) Michel Authier, Pierre Levy, Les arbres de connaissances, La découverte/essais, 1993
(5) Platon Lois, VII, 808 d 7 seq
(6) C. Freinet, Oeuvres pédagogiques Ed du Seuil 1994
Dossier de Christian Bizieau. Remerciements aux nombreux collaborateurs, et en particulier pour ce dossier :
M. Castier, Escoeuilles (59), S. Becchino, La Seyne Sur Mer (83), O. Fichaux Radovanovic (59), I. Godron, Aizenay (85), C. Saindon, Clipponville (76); A. Bard, Aix en Provence (13), M.C Vaysset (34), L. Destrades, Lunel (34), A. Laffont, Estivareilles (42). lles (59), S. Becchino, La Seyne Sur Mer (83), O. Fichaux Radovanovic (59), I. Godron, Aizenay
Bibliographie
Outre les ouvrages cités dans les deux dossiers :
J.Bruner : Comment les enfants apprennent à parler, Nathan, 1987
B. Bettelheim : Des parents acceptables, Laffont, 1982
F. Dolto : Tout est langage, Carrère, 1987
D. Durif, J. Bardonnet, J. Mercier, Les citoyens de la maternelle, Nathan, 1980
H. Laborit, L'agressivité détournée, Union Rencontre, Mulhouse, 1970
K.Lorentz, L'agressivité, une histoire du mal, Flammarion, 1969
B. Zazzo, L'école maternelle à deux ans, oui ou non ? Stock, 1984
Le Nouvel Educateur, Pratiques pédagogiques en maternelle, dossier n° 218, supplément au n° 21 de septembre 1980
La lecture littéraire
On n'apprend pas la littérature à l'école : c'est le constat que fait ici Christian Poslaniec, chargé de mission à l'INRP et responsable de PROMOLEJ (Promotion Lecture Jeunesse).
Situation de cette approche
1. L'enseignement de la littérature, que ce soit à l'école, au collège, ou même en formation, souffre depuis des années d'un déficit définitionnel. En effet, depuis que Jakobson, il y a bien des décennies, a avancé l'idée qu'un jour on pourrait définir ce qu'est la littérature -ce qu'il a nommé littérarité, c'est-à-dire caractéristique de ce qui est littéraire- on n'a guère avancé. En d'autres termes, si l'on se place du point de vue de l'esthétique, en 1993, comme dans la seconde moitié du XIXe siècle, époque où s'autonomise la définition moderne du littéraire, on en est au même point: dans l'incapacité d'énoncer une définition claire et nette de ce qui est littéraire et de ce qui ne l'est pas. Pendant un siècle on a cherché cette définition dans divers lieux. Du côté de l'auteur d'abord, considéré comme créateur de beau ex nihilo -et on cherchait alors dans sa biographie ce qui pouvait l'avoir fait ainsi créateur. Puis, après avoir tué l'auteur, on a cherché la définition du côté du texte -notamment à partir du structuralisme- en vain. Plus récemment, on a commencé à la chercher du côté du récepteur -puisque les textes ne sont pas esthétiques en eux-mêmes, mais relativement à la façon dont ils sont perçus; Jauss, Iser, en Allemagne, Sartre en France, Eco en Italie, et bien d'autres, ont exploré divers aspects de cette voie. Mais, en définitive, on aboutit à la même tautologie que précédemment. Dire qu'un texte est littéraire parce qu'il est beau, ou dire qu'un texte est littéraire parce qu'il apparaît beau aux lecteurs, ce n'est pas très différent. En fait, à ce point, on a dû constater que définir le littéraire ne pouvait pas être quelque chose de simple; qu'il fallait prendre en compte la complexité. Autrement dit appréhender la totalité du champ littéraire, comme point de départ. Ce qu'on commence à faire ici et là. Et le dernier livre de Pierre Bourdieu "Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire", Seuil, 1992, tente précisément de faire évoluer dans un même champ, les auteurs, leurs créations, les destinataires, champ à la fois social et symbolique, où se jouent des rapports de pouvoir et d'argent, de valorisation et de sous-valorisation ; le tout étant en évolution permanente depuis la fin du XIXe siècle où Bourdieu place le début des champs artistiques au sens contemporain de l'art.
Mais la prise en compte de la complexité, les approches les plus récentes, montrent seulement qu'il y a bien du chemin à faire avant de mieux comprendre le phénomène de la littérature. Ce qui ne peut pas fairel'affaire des enseignants qui ont, tout de suite, à se préoccuper d'enseigner la littérature, et sont mal à l'aise à un moment où les certitudes anciennes basculent, sans que soit proposée pour autant une didactique nouvelle.
2. Encore faut-il ne pas confondre les diverses missions de l'enseignant de français. Essayer de définir la littérature ou tenter de la faire définir par ses élèves c'est une chose -pratiquement jamais effectuée faute d'outils. Cela n'empêche pas de continuer à enseigner divers aspects du français, comme on le fait depuis un siècle, à savoir la maîtrise de la langue et le patrimoine littéraire.
Pendant longtemps on a mélangé ces missions. On a trop souvent pensé, par exemple, que faire découvrir les textes "classiques" aux enfants (ce qui ressortit au patrimoine) était une initiation à la littérature. Il n'en est rien. Ce faisant on leur fait comprendre que ces textes sont admirables, c'est-à-dire considérés comme devant être admirés dans notre société. C'est cette forme d'admiration qui surdétermine toutes les approches de ces textes canoniques (Molière, par exemple, reste, et de loin, l'auteur le plus étudié au collège ; Baudelaire l'auteur le plus étudié au lycée ; et même à l'école primaire, où il est difficile de faire étudier des textes des siècles passés, on s'efforce au moins de puiser dans les classiques de la littérature de jeunesse, par exemple: Verne, la comtesse de Ségur, les contes de Perrault ou de Mme d'Aulnoye, etc.). Or, si on était en mesure d'analyser le caractère littéraire de ces textes, on pourrait tout aussi bien utiliser les mêmes techniques pour analyser n'importe quel texte, ce qu'on ne fait pas.
Pareillement, toutes les approches contribuant à la maîtrise de la langue française par les élèves, même si l'on recourt à la linguistique, ne sert pas prioritairement à la littérature. Ou marginalement. Quand on étudie les temps et les modes, par exemple, il y a du grain à moudre du point de vue littéraire, mais il faudrait alors étudier les aspects du verbe, ce qui n'est guère concevable à l'école primaire.
La simple prudence consiste donc à savoir que quand on fait de la grammaire, on fait de la grammaire, et pas grand chose d'autre; quand on fait prendre en compte le patrimoine, on est dans une approche culturelle, et nulle part ailleurs; etc. Il est vrai que le fait de tout regrouper sous le terme générique de "français" n'a pas arrangé les choses; cela ne permettait guère de faire la distinction.
3. Autre chose encore : la lecture. D'abord on veut faire apprendre à lire aux élèves. Et quand cette première étape est franchie -même si le décodage reste longtemps balbutiant- on veut qu'ils lisent. Or, d'une part, le comportement de lecteur n'a pas grand chose à voir avec le fait d'avoir compris le mécanisme de la lecture; d'autre part ça n'a pas directement à voir avec la littérature. Etre lecteur, c'est un comportement. Comme tel, il implique l'acquisition d'un certain nombre de savoirs, d'attitudes, d'aptitudes, par les enfants. Mais comme tout comportement se greffe sur tous les comportements précédemment acquis, pour chaque enfant c'est différent. C'est cette multiplicité qui est difficile à prendre en compte pour un enseignant.
En gros, pour qu'un enfant devienne lecteur autonome, il faut qu'il ait découvert, intégré et transformé en outils tout un tas de choses : savoir ce qu'est un livre; connaître la variété des livres; connaître les lieux où on trouve des livres et le mode d'emploi de ces lieux; exploré ses propres désirs et découvert qu'ils peuvent se satisfaire dans la lecture; fait la distinction entre exercices scolaires de lecture, contraignants, et lecture autonome de désir; etc. Or chacun de ces items est très complexe et il faut beaucoup de temps pour les acquérir. Ce pourquoi les enfants qui commencent tôt, bien avant d'apprendre à lire, sont favorisés. Ils découvrent, par exemple, bébés, dans leur famille, ou à l'école maternelle, qu'un livre est un truc qui procure du plaisir, qu'il y a des pages qu'on tourne, dans un certain sens, que les images s'enchaînent pour raconter une histoire; qu'il y a quelque chose d'autre de permanent -l'écriture- et que ce sont sans doute ces signes qu'ils ne comprennent pas. Plus tard, ils découvrent les différentes variétés de livres (format, avec ou sans images, collections, éditeurs, auteurs, modes de classification, modes d'emprunt ou d'achat, etc.) Et tout ceci paraît indispensable au comportement de lecteur.
La méthode qui paraît la plus efficace, à l'école, pour faire acquérir peu à peu tout ceci, c'est ce que j'ai appelé les animations lecture. J'y ai consacré plusieurs livres et de nombreux articles, je n'y reviens donc pas ici. Sauf pour dire que si le rôle d'une animation lecture est de permettre aux enfants de découvrir, sans contrainte, le maximum de livres, dans les situations les plus variées, dans les lieux les plus variés, ces animations ont aussi l'avantage, au-delà de ces premiers effets, de pouvoir servir à introduire des techniques littéraires en faisant agir les enfants.
Les techniques littéraires, c'est quoi ?
Quand un écrivain commence à rêver d'un livre qu'il va écrire, c'est un peu comme un océan formé de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il a vécu, senti, ressenti, océan sur lequel flottent déjà quelques îles, matérialisations de son désir. Ces îles sont des bribes diverses: une envie de personnage particulier, un thème, un type d'écriture jamais encore exploré (par exemple avec une narration en "je" et au présent alors que jusque là il n'écrivait qu'en "il" et au passé), etc.
Peu à peu, à force de rêve, de vie intérieure, chacune des îles s'étend, certaines se rejoignent, jusqu'au moment où l'ensemble devient à la fois trop vaste et trop complexe pour que l'écrivain se contente de sa mémoire ou des bribes notées sur le papier, et où il a besoin d'écrire tout ça. Or les modes de transformation de l'histoireintérieure en texte passent par de multiples techniques littéraires que l'écrivain maîtrise consciemment ou inconsciemment. La plupart du temps l'écrivain est conscient qu'il maîtrise certaines techniques apparentes (la réécriture par exemple) mais ne perçoit pas qu'il en maîtrise bien d'autres, moins apparentes (l'exploration d'un même champ lexical par exemple). Or, avec du recul, on peut parvenir à mettre à jour et à décrire un grand nombre de ces techniques. Depuis que la narratologie s'est détournée du désir de définir la littérature pour se contenter de décrire l'organisation de la littérature, quelques dizaines de ces techniques ont déjà été explorées (cela reste encore fort peu cohérent d'un auteur à l'autre, mais peu à peu on voit se dessiner des constantes).
A l'inverse, quand on lit un livre, on ne fonctionne guère différemment. A partir de ce qu'on lit initialement, des îles naissent dans sa pensée rêveuse. On va chercher au fond de soi les matériaux pour concrétiser ces îles sous forme d'images. En avançant à la fois dans sa lecture et dans sa rêverie, on relie peu à peu ces îles, jusqu'à créer un continent, c'est-à-dire attribuer un sens à ce qu'on lit. Et peu importe alors que ce sens soit différent de celui que donnerait l'auteur. Toutes les approches contemporaines mettent en avant la liberté du lecteur, ou à tout le moins sa nécessaire coopération. Les seules restrictions portent sur la prise en compte plus ou moins grande du texte.
Or entre création et lecture il y a de fortes ressemblances de fonctionnement. Pareillement, le lecteur maîtrise inconsciemment un certain nombre de techniques littéraires. Et on pourrait même dire que plus il en maîtrise, plus il est susceptible d'avoir du plaisir en lisant.
En ce sens, travailler sur les techniques littéraires, permet à la fois de former un meilleur lecteur, au sens où il est plus apte au plaisir; et également d'initier à l'écriture de type littéraire, puisque c'est devenu récemment une nouvelle mission de l'école.
En didactique, on parle d'un savoir savant à transmettre par transposition didactique. Mais jusque-là on ne disposait pas d'un savoir savant dans le domaine de la littérature. On peut donc considérer que ce savoir savant, c'est l'ensemble des techniques littéraires utilisées par l'écrivain pour construire un récit, par le lecteur, pour construire sa signification de ce récit.
Quelques techniques littéraires
- lecteur modèle
- narrateur
- espace fictionnel
- temps fictionnel
- forme, genre, ton
- mode de narration
- construction du personnage
- écriture et style (dont champ lexical et figures)
- etc.
Dans ces conditions on peut faire indifféremment travailler les enfants sur l'écriture ou la lecture, si l'on utilise les techniques littéraires en cherchant à les leur faire découvrir. A condition, bien sûr, de ne pas s'enfermer dans des exercices contraignants relevant d'une pédagogie surannée.
Exemples à partir du livre "Tropical center" Bruno Heitz, Mango Magnard
question 1: qui est le narrateur?
question 2: de quel type d'écrit s'agit-il?
question 3: à qui s'adresse le livre?
Interrompre la lecture après première page, puis après "champagne du réveillon".
1e phrase: "Dès qu'ils ont su s'armer" + image d'homo sapiens à l'ancienne.
"Ils" désigne donc un groupe humain auquel n'appartient pas le narrateur, ni le destinataire! Bizarrerie initiale.
En même temps texte + image renvoie à la forme "album".
2e et 3e phrase: "Ils ont attrapé des bêtes pour les manger. Normal. Tout le monde le fait."
Narrateur et destinataire appartiennent forcément à l'ensemble "tout le monde". Ce qui suppose donc qu'ils attrapent des bêtes pour les manger. Qui sont-ils ?
Les pages qui suivent se caractérisent par l'enchaînement et la justification des informations historiques avancées: "profiter de", "pour aller voir si", "comme... ne leur suffisaient pas, ils...", "mais...", "su remédier en...", etc. Nous voici donc devant un texte de type argumentatif similaire au documentaire scientifique ou historique. A ce stade on pourrait supposer avoir affaire à un album documentaire, par conséquent, s'il n'y avait pas ce mystère initial du narrateur et du destinataire.
Ultérieurement, phrase de jugement : "Mais il faut leur reconnaître une chose: ils ne se découragent pas vite !"
Ce qui suppose que, par ailleurs, le narrateur a des griefs contre les hommes.
Plus on avance dans le livre, plus on constate que les termes désignant les inventions humaines sont approximatifs, bien que la structure argumentative subsiste: "des bêtes à quatre pattes", "un machin à roulettes", "ces constructions", "des papiers couverts de signes", "divers engins", "des boîtes qui parlaient", "d'autres qui s'allumaient et dont l'image vivait comme la mémoire", "des boîtes à l'oeil de verre qui leur rendaient ensuite de petites images", comme si le narrateur ignorait les termes exacts.
Et pourtant, au fur et à mesure, les termes deviennent de plus en plus précis: "chariots", "les hommes (c'est d'eux dont il s'agit)" -confirmation ; "la Thaïlande", "la lune", "éléphants", "Afrique", "crocodile", "safari", "circuit" etc. Comme si le narrateur, au fur et à mesure, apprenait les mots correspondant aux choses.
Noter, cependant, que cela correspond également à un changement de forme. Désormais, il y a des phylactères où les hommes peuvent s'exprimer en direct. Comme s'il y avait un lien entre le savoir nouveau du narrateur et ce qu'il a entendu dire par des hommes. De fait, le mot lune, par exemple, figure à la fois dans le commentaire et dans la bulle, à la première page où le procédé est utilisé.
Nous avons affaire, pour toute cette partie, à un double ton parodique et faussement naïf. Parodique du documentaire scientifique; faussement naïf du narrateur extérieur à une réalité décrite (voir, par exemple, unesérie d'albums qui utilisent exactement les mêmes tons: Dr Xorgol).
"Le soir-même, je mangeai le plus gros".
Le narrateur apparaît pour la première fois, en "je" dans le texte, et en image.
"Nous allions nous régaler du troisième..."
Il y a bien là un collectif différent de celui des hommes, et les griefs informulés précédemment sont narrés à ce moment-là: capture, enfermement.
"Mais avant de les croquer, je les cuisine, je les fais parler".
Au-delà du jeu de mots, cela explique pourquoi le narrateur est de plus en plus précis tout au long du livre. Et confirme donc l'hypothèse précédente.
"Et toi aussi, petit, tu en apprendras..."
Le destinataire n'apparaît donc qu'à la dernière page. Mais il n'est pas forcément censé être le lecteur du livre. Simplement le destinataire d'un récit qui lui est narré par son père, et qui est rapporté, en plus, dans un livre, dont le lecteur modèle n'est sans doute pas un jeune tigre. Mais ce type de point de vue force pratiquement le lecteur à s'identifier au jeune tigre, contre les hommes, et donc renforce le caractère de critique humoristique du texte.
Une analyse de ce genre peut fort bien se faire en explication de texte; mais ce qui manque alors à une explication de texte c'est un substrat organisateur permettant de référer tel ou tel constat à la technique du narrateur, au genre, au ton, au destinataire, etc. Alors qu'en référant à ce substrat, on peut passer à un autre texte, très différent, tout en maintenant les mêmes catégories d'étude.
Christian POSLANIEC