Le Nouvel Educateur n° 73

Novembre 1995

 

 

Entre utopie et réalité

Novembre 1995

Freinet aurait cent ans cette année. Et pourtant, sa pédagogie a traversé ce siècle en restant novatrice, entre utopie et réalité.

L'utopie qui nous anime est la certitude d'une évolution à venir, sinon d'une révolution.
 
Ici le socialisme ou le communisme et leurs interprétations, ont abouti à des dictatures, au Goulag, à Tien An Men et même, un jour de printemps, à Prague...
A distance, nous éduquons, applaudissant à la chute d'un mur, impuissants quand d'autres, invisibles, se dressent.
 
Là, le capitalisme, re-nommé pudiquement libéralisme , sous le joug de l'argent, conduit aussi insidieusement à l'exploitation de l'Homme.
De plus près, nous éduquons, subissant et luttant contre les dérives qu'il engendre.
 
Partout apparaissent individualisme, exclusion, intolérance et l'intolérable : extrémismes, terrorisme, génocides.
Chaque jour, nous éduquons, "rejetant l'illusion d'une éducation qui se suffirait à elle-même hors des grands courants sociaux et politiques qui la conditionnent".
 
Ici et là, partout, les fractures sociales s'agrandissent. Un système économique et politique futur différent reste à créer. Notre devoir est de former des individus capables de l' inventer et de placer l'Homme au centre de ce système. Plus que jamais, l'article 2 de la Charte de l'Ecole Moderne, pourtant écrite il y a une trentaine d'années, reste d'actualité :
 
"Nous ne prétendons pas définir d'avance ce que sera l'enfant que nous éduquons ; nous ne le préparons pas à servir et à continuer le monde d'aujourd'hui mais à construire la société qui garantira au mieux son épanouissement. Nous nous refusons à plier son esprit à un dogme infaillible et préétabli quelqu'il soit. Nous nous appliquons à faire de nos élèves des adultes conscients et responsables qui bâtiront un monde d'où seront proscrits la guerre, le racisme et toutes les formes de discrimination et d'exploitation de l'Homme".
                                     
 
                                     Nicole Bizieau
                                   Présidente de l'ICEM

 

 

Expérience tâtonnée en mathématiques

Novembre 1995

"...Là, nous n'aurons pas besoin de pousser si minutieusement notre démonstration puisque mathématiques et sciences restent des techniques exclusive­ment tâtonnées.

Quand vous cherchez la solution d'un pro­blème, que faites - vous, sinon tâtonner incessamment ? Vous essayez dans telle di­rection, vous vous ac­crochez à un souvenir, vous suivez une piste qui vous est familière et qui, vous l'espérez, vous mènera quelque part, vous avancez dans la direction qui vous paraît la plus fa­vorable. Vous imaginez des solutions ; vous comparez, vous mesu­rez, vous ajustez. Si elles ne conviennent pas, vous faites ma­chine arrière pour chercher dans d'autres directions. Si elles conviennent, vous fon­cez dans la brèche dé­couverte...
... Arithmétique et géomètrie sont le do­maine par excellence de l'expérience tâton­née. Il ne resterait qu'à précipiter cette expérience en mettant en relief certaines analogies, en attirant l'attention sur les dé­tails qui les différen­cient, en multipliant sans cesse les expé­riences.
L'enfant se rebute en calcul si vous lui pré­sentez comme une be­sogne rationnelle, si vous lui faites croire qu'il suffit de connaître quelques règles et théorèmes pour posséder la clef de l'expérience. Il n'en sera plus de même si vous en subordonnez l'étude à une constante expérience tâtonnée, liée le plus possible à la vie bien sûr, mais par - delà même la nécessité im­médiate jusqu'à une sorte de gymnastique qui correspond, par son exaltation,à la virtuosité acquise par les mêmes procédés dans les domaines les plus matériels de l'activité constructive.
Pourquoi l'enfant se passionne - t - il pour les problèmes - rébus posés dans les jour­naux, ou pour les mots croisés ? Parce qu'ils sont présentés exclu­sivement comme des énigmes à percer, comme des souterrains à explorer, des pics à gravir. On ne lui dit pas : "Il faut que tu étudies cela selon telle méthode". On lui pré­sente la difficulté et l'enfant s'y précipite avec une avidité éton­nante et significative.
En partant de ces ob­servations, nous ver­rions volontiers tout l'enseignement des mathématiques s'ordonner selon ces mêmes principes d'expérience tâtonnée.
Des problèmes seraient posés.
Les uns auraient trait au comportement fami­lier des enfants et à l'infinie variété de combinaisons que sus­cite le milieu social. Ce seraient en général les plus facilement com­préhensibles. Mais l'enfant aime bien s'évader du cadre trop étroit de la vie et ga­gner les domaines de la fiction et de l'imagination où tout devient licite.
Il suffirait de s'arranger pour que l'enfant puisse réussir.
Si, dans un journal, le problème qualifié d'amusant est trop difficile, l'enfant passe outre, sans plus ; s'il est trop facile, il ne s'y arrête pas davan­tage. C'est ce dosage seul qui est délicat.
Il faudrait, par ail­leurs, classer soigneu­sement les expériences par degrés de diffi­cultés, et indiquer les trucs à retenir, les règles à reconnaître pour qu'une expé­rience réussie puisse servir à d'autres réussites - processus qui est absolument fa­milier à l'enfant et dans la ligne de ses préoccupations.
Arithmétique amusante, dira - t- on ? On connaît ça ! ...
Non : pas forcément amusante. Expériences tâtonnées qui peuvent être indirectement tra­vail - jeu ou jeu - travail selon les conditions extérieures qui les dominent. Il ne s'agit plus ici d'un amusement mineur et superficiel destiné à escamoter l'effort vi­vant et voulu. On part de l'expérience et la règle sort de cette ex­périence, à l'envers de ce qui se pratique communément.
Il restera à opérer techniquement ce re­dressement."
C. Freinet
 On reconnaîtra dans ces quelques réflexions de C.Freinet, la jus­tification des dé­marches qui se sont affinées dans les pratiques du calcul vivant d'une part et de la méthode natu­relle de mathéma­tiques d'autre part.
 
Texte extrait de Essai de psychologie sen­sible p.510 Oeuvres Pédagogiques de C. Freinet - Tome 1 Edi­tions du SEUIL (Septembre 1994)

J'ai deux, trois ou quatre ans et je vais à l'école (II)

Novembre 1995

(Maternelle au cycle I)

                                  
Dans le précedent dossier, paru dans le Nouvel Educateur n° 72 d'octobre 1995, nous avons insisté sur le rôle médiateur de l'adulte qui accueille l'enfant et doit amé­nager l'espace et le temps pour son bien-être et son apprentissage de la société, sans oublier que la vie est aussi (et surtout ?) à l'extérieur.
Ce second dossier contient de nom­breux témoignages, qui ne sont certes pas des modèles à reproduire tels quels, concernant les appren­tissages fondamentaux que permet la mise en place d'une pédagogie co­opérative, déjà chez les tout pe­tits.
 
Apprendre
 
L'enfant n'agit pas pour apprendre, il transforme, par son action le monde qui l'entoure, et c'est au cours de cette action qu'il ap­prend.
"Il y a ceux qui voudraient retar­der le plus possible les apprentis­sages qui iraient à l'encontre de l'épanouissement et seraient donc prématurés. D'autres voudraient les commencer le plus tôt possible pour prévenir l'échec. On parle d'apprentissages précoces.
La question posée est alors : quand commencer les apprentissages ? Il me semble que c'est un faux pro­blème : l'enfant n'apprend-il pas dès sa naissance à communiquer et à parler ?..." (1)
 
Rappelons, simplement pour mémoire, l'apprentissage de la socialisa­tion, déjà développé dans le dos­sier I, ainsi que l'établissement nécessaire de passerelles entre le monde exté­rieur et l'école.
Pour cette action sur le monde, il a besoin d'outils que la famille, mais aussi principalement l'école peuvent lui fournir :
- le langage, en premier lieu.
- le dessin (différent des arts plas­tiques) qui est souvent l'instrument privilégié de la com­munication : c'est en quelque sorte une première écriture.
- les outils de repérage dans le temps et dans l'espace.
- tout ce qui permet de quantifier le monde (ce qu'on appellera plus tard les mathématiques).
"... Je crois qu'il n'est jamais trop tôt pour apprendre si l'enfant en a le désir et le besoin. Le dé­sir parce qu'il veut ressembler et imiter, le besoin parce qu'il dis­pose d'une li­berté et d'une autono­mie suffisante, quand les adultes ne font pas tout à sa place sous prétexte qu'il est pe­tit." (1)
Nous sommes bien là au coeur du pro­blème : l'enfant doit être respon­sable, le plus possible, de ses acti­vités et donc de ses ap­prentissages.
Un enfant passif, un enfant à qui l'on impose une activité n'apprend pas. Un enfant maître d'oeuvre, même et surtout à deux ou trois ans, oui.
Mais même si "une école maternelle n'a surtout pas comme finalité d'être une école préélémentaire" (Jean Ep­stein), même si "à aucun moment l'organisation des savoirs de l'école maternelle ne relève du découpage traditionnel des disci­plines sco­laires" (2), l'enfant ap­prend dans les domaines de l'écrit, des mathéma­tiques , des sciences, de la langue orale. Il n'est pas possible ici de détailler tous ces différents appren­tissages pos­sibles, mais dans les pa­ragraphes suivants seront abordées plusieurs séquences.
 
L'entretien du ma­tin
 
L'un des objectifs à atteindre au cycle 1 est l'acquisition de compé­tences langagières. Présent dans toutes les sé­quences, le langage est également une activité en lui-même. Il constitue le "fil rouge" à l'école maternelle.
L'entretien est l'une des activités dont l'objectif princi­pal est l'apprentissage du vocabulaire, des tournures syn­taxiques fondamen­tales, de l'"oser prendre la pa­role" aussi. l'enfant apprendra à parler par la pratique, en imi­tant les autres, en­fants ou adulte, dont le rôle est ici primordial.
Savoir parler, c'est aussi savoir écouter : pour qu'il y ait expres­sion, il faut qu'il y ait un audi­toire (sinon, pourquoi, pour qui par­ler ?) ; pour qu'il y ait dia­logue, il faut être au moins deux. L'enfant sera donc à tour de rôle émetteur et récepteur. Là est la difficulté ma­jeure chez les tout petits : trans­former les monologues en dia­logues.
L'entretien, c'est l'apprentissage du pouvoir de la parole, dont nous connaissons tous l'importance. Un bon orateur dé­tient une forme de pouvoir.
C'est un outil au service de l'expression des enfants, au même titre que le dessin et, plus tard, l'écrit.
C'est aussi une bonne occasion d'apprendre le respect de l'autre : qu'il est difficile, en effet, d'écouter le cama­rade, en accordant à ce qu'il dit autant d'importance qu'à ce qu'on souhaite soi-même ra­conter. Qu'il est difficile de par­ler chacun à son tour, d'attendre pour prendre le pou­voir que le voi­sin s'est oc­troyé provisoirement !
L'entretien est découverte de la so­ciété : tiens, l'autre existe, il a la même histoire que moi, ou au contraire une histoire totalement différente. Je prends sa place quelques instants dans son his­toire, il est moi et je suis lui, mal­gré nos différences. Je n'ai pas (plus) peur de lui, j'existe, moi aussi, puisque je peux parler avec lui dans le groupe.
Mais l'émergence de cette parole né­cessite quelques points d'appui. Un support concret à l'expression (objets amenés par les enfants, la maîtresse), est souvent nécessaire, en particulier chez les tout petits ou en début d'année chez les moyens.
" Les enfants ont amené des objets qu'ils ont déposés dans un panier au­tour duquel ils sont maintenant re­groupés :
- le puzzle d'Hansel et Gretel : les enfants posent des questions à celui qui l'a amené. Il sera en­suite invité à laisser son puzzle à l'école pour que tout le monde puisse essayer de le faire.
- des fleurs apportées pour faire des bouquets.
- les livres choisis par un groupe d'enfants la veille à la B.C.D sur le thème de la mer après une visite à NAUSSICAA.
- La cassette vidéo achetée à NAUSSI­CAA.
- Les jouets de Florent, hospita­lisé, restés à l'école.
C'est à partir de ce moment que la maîtresse explique les points obs­curs et angoissants (hospitalisation), choisit avec les enfants des pistes pour un travail ultérieur : expéri­mentation, al­bum..."
Martine Castier
Les rites, nécessaires parce qu'ils se répètent tous les jours, qu'ils favorisent la prise de parole de tous et parce qu'ils constituent un jalon dans le temps, existent.
"Au fur et à mesure que la vie du groupe se renforce, que les enfants augmentent leur capacité de concen­tration, l'entretien du matin va se développer (acquisition de re­pères temporels leur permettant de situer leurs activités dans la journée et entraînant la mémorisation de plus en plus fine de leurs actions, améliora­tion des compétences dans la maîtrise de la langue orale.
- Qui est là ?
- Quel jour est-ce, aujourd'hui ?
- Qui a collé quelque-chose dans son cahier de vie ?
- Qu'allons-nous faire aujourd'hui ?
Puis nous découvrons les objets so­ciaux, les revues, les livres appor­tés en classe par les enfants ou par moi-même en fonction des projets ."
Sylvie Becchino
 
Des pistes pour un travail ulté­rieur sont souvent issues de ce mo­ment d'expression orale : on pourra, selon l'intérêt manifesté par les enfants, proposer la confection d'un al­bum, des expéri­mentations, un travail en direction des cor­respondants, du journal, des parents, lire un conte...
Mais cette émergence de la parole, difficile pour certains, doit être régulée si l'on veut éviter les prises de pouvoir abusives, cer­tains la monopolisant au détriment des autres, moins habiles à s'exprimer.
 
Quelques "trucs" pratiques pour l'entretien avec des petits
Avant de commencer, tous les en­fants ayant quelque-chose à racon­ter ou à présenter lèvent le doigt en silence.
Au fur et à mesure, j'accroche les prénoms au tableau, de gauche à droite et sur plusieurs lignes.
On désigne le responsable de l'entretien qui prend la ba­guette et montre tour à tour chaque pré­nom, dans le sens de la lecture. C'est en même temps un bon exercice de recon­naissance des prénoms. Chaque enfant désigné intervient au fur et à me­sure.
Ce système limite la pagaille, cana­lise les bavards, chacun sait qui a demandé la parole et qui l'a, et per­sonne ne peut être oublié.
Avec la pratique, des règles supplé­mentaires émergent : si quelqu'un perturbe à plusieurs re­prises, on place son éti­quette en bout de liste, et il n'a la parole que s'il a res­pecté celle des autres. En cas d'abus grave, son éti­quette peut même être retirée !"
Odile Fichaux-Radovanovic
 
Les ateliers
 
Organiser le travail en ateliers, c'est favoriser l'accession à l'autonomie et à la responsabilisa­tion. L'enfant devra choisir son ac­tivité parmi l'éventail proposé (définir et mener à terme un pro­jet), savoir où se trouve le maté­riel né­cessaire, apprendre à l'utiliser et le ranger etc...
C'est mettre en place les condi­tions du tâtonnement expérimental, proces­sus qui conduira aux appren­tissages les plus solides, en pro­posant des activités privilégiées mais aussi et surtout en lui per­mettant l'expérience, en étant prêt à donner le coup de pouce néces­saire au bon moment. Se trouvant confronté à une situation qui lui pose problème, il devra émettre une hypothèse (même non formulée) et mener à bien l'action qui lui per­mettra (du moins le pense-t-il) de faire aboutir son projet.
C'est donner aux enfants les moyens de l'action dans et sur le monde, pour le transformer dans le sens qu'il souhaite. Il n'agira pas pour apprendre mais il apprendra en agis­sant.
C'est conduire aux apprentissages so­ciaux : respect de l'autre et de ses différences dans sa personne et son travail, élaboration et accep­tation des règles de vie.
C'est mettre en place les éléments d'une véritable éducation du tra­vail : seul intéresse l'enfant le "travail" qu'il a choisi, et il de­vra apprendre à le mener à bien (aller jusqu'au bout d'un projet) en respec­tant les lois de la so­ciété dans la­quelle il se trouve.
"Projeter de jouer avec l'eau, be­soin fondamental pour les tout pe­tits, c'est pour l'enfant : expri­mer son désir, préparer le maté­riel, mettre un tablier, attendre son tour ou de­mander à un copain d'attendre son tour, nettoyer les éclaboussures, ranger et se changer si besoin. Tout un programme quand on a deux ou trois ans..."
Isabelle Godron
 
Le rôle de l'enseignant
 
L'enseignant a, lors de ces activi­tés, deux fonctions essentielles :
- il est l'organisateur au départ, c'est à dire qu'il prévoit les ate­liers possibles, souhaitables selon l'évolution des enfants et du groupe et selon les types d'apprentissages qu'il souhaite fa­voriser ; il prévoit l'aménagement matériel de la classe ; il fait émerger les règles de vie et de fonctionnement au fur et à mesure des besoins.
- il est le recours, l'aide perma­nent. Servant de secrétaire puisque les enfants ne savent pas écrire, donnant un conseil pour aller plus loin, rappelant les règles de fonc­tionnement. Il encourage les uns, respecte et favorise les initia­tives, aide à la formulation des objectifs, des projets, des diffi­cultés...
Son rôle est délicat : il doit tout faire pour favoriser l'aboutissement des projets... tout en s'effaçant le plus possible. Il n'est pas toujours souhaitable, par exemple, de préparer tout le maté­riel nécessaire à l'avance pour ga­gner du temps et évi­ter l'effet de fourmilière. Trouver les outils ou matériaux nécessaires peut faire partie intégrante d'un projet.
 
Les règles de fonctionnement
 
Elles seront au départ données par l'adulte, notamment les règles de sé­curité. Tel atelier se déroulera tou­jours à tel endroit, en fonction de la place disponible et néces­saire et pourra accueillir un maxi­mum de tant d'enfants. Ceux-ci de­vront prendre le matériel qui se trouve à tel endroit. Il est impor­tant aussi de définir avec préci­sion les droits et devoirs, et no­tamment le "quand on a fini". Mais dès que possible (c'est à dire dès que les compétences langagières le permettront), ces règles seront précisées, transformées, de nou­velles seront proposées avec et par le groupe. Même si les possibilités sont réduites au cycle 1, il paraît impor­tant que le groupe classe dé­cide que "y faut ranger" ou "faut pas se battre" ou encore "faut mettre un ta­blier".
"Les ateliers fonctionnent d'abord à partir de règles élaborées en commun lors de la présentation de chacun d'eux :
- Qu'allons-nous (pouvoir) faire ici ?
- Combien pouvons-nous être dans cet atelier ?
- Où se trouve le matériel correspon­dant ?
- Que faudra-t-il faire lorsque nous voudrons changer d'activité ?
Afin de permettre à chacun de se re­pérer et de respecter les règles éla­borées ensemble, nous étiquetons les ateliers, donnant aux enfants des re­pères visuels que viennent renforcer les supports écrits ca­ractérisant chaque atelier, et que l'enfant re­trouvera en moyenne puis en grande section.
Ainsi dans la classe chacun est res­ponsable de ses actes. Chacun sait ce qu'il peut (et ne peut pas) faire."
Sylvie Becchino
 
L'organisation ma­térielle
 
Les ateliers doivent être diversi­fiés et proposer aux enfants de nombreux types d'activité : pein­ture, brico­lage, découpage, col­lage, construc­tions, jeux de so­ciété, graphisme, jeux d'eau... au­tant d'activités de découverte, de tâtonnement, d'expérimentation ou d'apprentissages "techniques" qui permettront à l'enfant d'affirmer son autonomie dans l'espace par rappport aux ob­jets, aux personnes, d'adapter son comportement aux si­tuations, de res­pecter ses pairs et les règles de la vie collective, d'imaginer, de créer, et à travers toutes ces compétences d'apprendre (autrement dit de "grandir").
L organisation matérielle doit être immuable : à chaque activité sa place précise, son nombre de par­ticipants possible, décidé en com­mun. Une partie du matériel, qui doit être sorti et rangé par eux, est placée à la portée des enfants.
"Afin de permettre à chacun d'aller chercher le matériel dont il a be­soin (par exemple pinceaux, colle, brosses, ciseaux...) les étagères et les boîtes de rangement sont elles aussi étiquetées. De même pour les jeux de construction et les puzzles, afin de pouvoir les remettre en place après utilisa­tion."
Sylvie Becchino
 
Le choix de l'atelier est libre, mais il doit cependant être assez rapide­ment pointé, organisé, pour permettre une rotation des activi­tés pour cha­cun et éviter l'engorgement pour cer­tains ate­liers et le vide pour d'autres. Mais là encore, la sou­plesse doit être de rigueur.
Les enfants se sont inscrits pour un de ces ateliers (pendant la ré­union) et peuvent choisir en plus un deuxième atelier au dernier mo­ment, car je ne veux pas que l'inscription soit un piège : à deux ans, quand on s'inscrit, ce n'est pas toujours en connaissance de cause malgré toutes les précau­tions prises par l'enseignant.
Il faut absolument que les enfants soient heureux d'être à ce qu'ils font, et c'est pourquoi nous respec­tons une grande souplesse du genre :
- Tu fais ton collage (sous entendu : celui pour lequel tu t'es ins­crit) puis tu pourras aller faire ton col­lier si ça te tente.
Car si le mot collier (ou le des­sin) ne l'ont pas tenté à l'inscription, maintenant qu'il voit la boîte de perles ou son co­pain Jules devant, il en a très en­vie... et je le com­prends."
Christine Saindon
Quelquefois même, si les enfants sont capables de le comprendre et de l'accepter, un premier contrat de travail peut être proposé :
"J'ai établi, en accord avec les en­fants, un "contrat du jour" mi­nimum à exécuter dans la journée :
- un passage à l'atelier "arts plas­tiques (peinture ou dessin ou collage ou encre...).
- une activité dirigée (répondant à une consigne précise) : mathéma­tiques ou graphisme ou attention visuelle.
Deux tableaux sur lesquels les en­fants accrochent une étiquette avec leur photo, leur prénom et leur nom, leur signe leur permettent de marquer leur passage dans les ate­liers et de vérifier en fin de journée si le contrat a été rempli ou non."
Sylvie Becchino
Mais n'oublions pas que chaque en­fant, surtout dans les petites sec­tions, doit y trouver son inté­rêt."Avec les tout petits, il s'agit de prendre en compte les réalités spécifiques de chaque en­fant : ses désirs, ses craintes, sa personna­lité. C'est aussi respecter l'enfant que d'accepter qu'il ne participe pas : incitation mais pas obligation.
"Nous acceptons qu'un enfant ait le statut d'observateur aussi long­temps qu'il le désirera avant de participer à une activité (que celle-ci soit d'ordre éducatif : sieste, repas, ou d'ordre pédago­gique : ateliers par exemple)".
Isabelle Godron
 
Un exemple : les ateliers de des­sin et peinture
 
Ne pouvant détailler la mise en place et le déroulement de tous les ate­liers possibles, nous avons choisi de publier ici un témoignage décrivant les ateliers de dessin et peinture, ateliers "classiques" que l'on re­trouve dans toutes les classes.
1. Organisation matérielle des ate­liers
* Peinture :
- des panneaux verticaux où l'on ac­croche, épingle facilement du pa­pier
- des pots par couleur
- des récipients pour faire les mé­langes
- des tabliers pour se protéger
- des chiffons pour essuyer les dé­gâts
- un matériel de qualité, que ce soit la gouache (couleurs qui ne pâlissent pas), les outils : pin­ceaux de toutes sortes (grosseur, longueur) aux poils très résis­tants, des rouleaux, des peignes, des éponges etc...
- de l'espace, car il faut pouvoir être à l'aise
- de la lumière (penser aux ate­liers des peintres, sous les ver­rières).
C'est un atelier permanent prêt à fonctionner hors de tous les mo­ments collectifs avec 1 à 9 en­fants.
* Dessin :
Pour dessiner : feutres, craies grasses, crayons noirs, crayons de couleur, encre de chine, drawing gum, encres de couleur sont tou­jours prêts avec les outils corres­pondants : feuilles et calepins in­dividuels. Par périodes, j'ajoute crayons blancs ou noirs (très gras), fusains, feutres POSCA, encres d'écoliers.
Papiers ordinaires, papiers glacés, rugueux, calques, stencils, car­bones etc...
2. Comment cela se passe-t-il ?
Tous les enfants du monde dessi­nent. On leur fait confiance pour grandir, marcher, parler et ils s'en sortent. On peut leur faire confiance pour dessiner et peindre.
Dans la classe, on fait du dessin libre personnel chaque jour, sur son calepin. C'est un passage obligé. Ils dessinent ce qu'ils veulent, comme ils veulent, quand ils veulent (mais hors des moments collectifs et pas­sages obligés), individuellement ou collectivement. Il y a des jours "sans feutres" qui obligent à dessi­ner avec un autre matériel.
Les dessins sont datés et commentés à postériori. Cela va du "gribouillage" expliqué : "c'est des orages, des feux d'artifice, un homme écrabouillé sous une voiture" ou pas :"j'en sais rien" au dessin dit "réaliste" des plus grands.
Les dessins peuvent aussi être pro­grammés au moment de l'inscription à l'atelier "je vais faire".
On n'a pas de méthode pour ap­prendre à dessiner, pas de modèle, pas de tampons, pas de progression. Les cou­leurs, on les apprend en les utili­sant.
On dessine et on dessine encore. On échange. On écoute, on commente les histoires des dessins ou peintures des autres.
Les enfants s'inscrivent (ou pas) à l'atelier peinture. On s'aide techni­quement pour un mélange, un outil qui manque, pour arrêter le geste mal­adroit qui va tout gâcher (mais là certains refusent), pour pousser à continuer, à reprendre.
3. Que font-ils ?
Les enfants entraînés au dessin libre, à la peinture hésitent peu de­vant la feuille blanche : l'inspiration est soudaine. Trois contre-exemples cette année, avec trois enfants ayant fait un ou deux ans de maternelle ailleurs : ils ont "peur" de dessiner, de prendre plu­sieurs couleurs, d'occuper tout l'espace de la feuille, de ne pas faire vrai.
Ils osent tout quand ils ne se po­sent pas la question du "je ne sais pas quoi faire, donc je ne fais pas". Avec eux, c'est plutôt "je ne sais pas faire, mais je fais quand-même" et cela pose un problème lorsque l'enfant reste à l'étape du "gribouillage expliqué".
Dans les créations il y a en perma­nence le réel et l'imaginaire. La peinture et le dessin même les plus réalistes seront faits d'une petite fille aux cheveux roses, d'une mai­son bleue, de vaches noires (celles que nous avions vues étaient blanches et marron). Et si un pois­son apparaît dans un coin de la feuille, posé là, c'est "qu'il n'y avait pas assez de place pour faire toute la mer".
Il y a des erreurs temporaires : les bras attachés à la tête, le cou ab­sent... Cela dure le temps néces­saire.
Il y a temporairement (temps plus ou moins long) des spécialistes : Benja­min ne dessine que des mai­sons, Ma­thilde mélange, Anaëlle aime les ta­pis et les fleurs et ... donner des conseils aux autres ! Bruno, c'est tout en couleurs. Ti­phaine, Marie et Amélie "se co­pient". Et à chacun son style ! Ils ne font pas tous toujours la même chose.
De toute façon, l'imagination se tra­vaille, l'imaginaire se cultive. Le bébé n'imagine rien, lui qui vient de naître et n'a pas encore stocké d'image. Nos enfants en ont des tonnes : il suffit de les faire s'associer (opération mentale), re­surgir.
Si j'ai l'impression que l'atelier ronronne trop, qu'il y a panne d'imagination (peintures ou dessins se répétant un peu trop, moins d'enthousiasme à faire), alors je propose un atelier avec une tech­nique nouvelle, un thème, un objet présent, un modèle (reproduction ou dessin d'un copain). Ce sera l'enthousiasme d'un jour, bizarre­ment vite calmé. Mais l'élan est repris et, plus tard, les enfants redemandent ou font "comme le jour où...". Je ne crains pas de propo­ser, voire de les désta­biliser dans leurs certitudes.
Les enfants, spontanément, ne dessi­nent ni ne peignent un objet présent. Ils disent : "je l'ai dans ma tête" et leurs divagations mal­adroites, aux couleurs souvent criardes, parfois d'un "drôle de goût" dans un climat d'expression libre, sont bien l'expression de leur joie de vivre. Crainte, espoir ou angoisse de leur rêve et de leur imagination. "L'important c'est d'aller dans la lune, mais celle des poètes" dit LA­BORIT.
Annie Bard
 
Le bilan
 
La dynamique du fonctionnement des ateliers dépend des règles de vie de la classe qui naissent, s'élaborent ou se rappellent quoti­diennement. C'est pourquoi les mo­ments de regrou­pement collectif qui suivent sont particulièrement im­portants. On y présentera quelques "oeuvres", on y fera un bref bilan de ce qu'on vient de vivre : on y abordera les pro­blèmes qui n'ont pas manqué de surgir (non respect des règles, mauvaise or­ganisation, problèmes affectifs ou relation­nels, rangement...) et sur­tout on cherchera ensemble les moyens d'amélioration ou de résolution des problèmes. Le tout bien-sûr très ra­pidement et selon les compétences langagières des enfants.
Ce moment pourra également être un tremplin de rebondissement pour cer­taines activités : en voyant ce que les autres ont réalisé, cer­tains en­fants projetteront d'aller à cet ate­lier là le lendemain. Cer­tains tra­vaux réalisés par l'un ou l'autre pourront rebondir en tra­vaux ou re­cherches collectives...

 

Le dessin
Expression spontanée, intention­nelle, conformiste, le des­sin est tout cela à la fois, avec prédomi­nance d'une forme sur l'autre selon l'âge de l'enfant. Et, comme le dit Ma­rie-Claire Debienne le dessin est : "expression de son in­telligence, tra­duction d'une perception de plus en plus af­finée de la réalité et de ce qu'il y projette, le graphisme de l'enfant lui est un miroir fi­dèle, précieux point de re­père évo­lutif" (M.C Debienne : le dessin chez l'enfant. PUF 1968). Pourtant, l'âge d'or du dessin, le moment où il tra­duit tout l'épanouissement est bien la seconde enfance (entre 3 et 6 ans) dans sa magie et son indifférence au contrôle social.
L'expression spontanée caractérise le dessin jusqu'à deux ans : c'est le temps du gribouillis (peut-être une inten­tion est-elle en germe dans le gribouillis rond). Le sujet paraît jusque là vouloir manifester un sen­timent en liaison avec le mo­ment pré­sent, mais sans penser s'adresser à quelqu'un. Bientôt ap­paraît un pro­jet, une intention et il donne un nom à son gribouillis ; il y a donc in­tention et projet même si la réalisa­tion n'a aucune ressemblance.
Après trois ans, on peut parler de dessin, car la réalisa­tion exprime une intention et est proposée à l'entourage. S'il l'approuve, elle sera reproduite. Si elle est corri­gée et modifiée, l'enfant adopte la forme rectifiée. L'imitation joue donc un grand rôle, comme le lan­gage dont le parallélisme dans le développement est frappant.
Vers trois ou quatre ans, lenfant dessine des personnages humains. Le processus est toujours le même : un rond plus ou moins "rond", auquel se rattachent plusieurs lignes qui "sont" des bras et des jambes. Dans la ligne fermée sont situés les yeux, la bouche, le nez. Telle est l'invention spontanée de tous les en­fants du monde...
... Mais au "bonhomme tétard" succè­dent des maisons, des véhi­cules, des chiens, des chats, en­suite des oi­seaux, des arbres, puis des meubles, des jouets... L'enfant dessine selon un modèle interne. Dans un modèle, les détails sont perçus et reproduits dans la mesure où ils intéressent l'enfant, et proportionnellement à l'importance qu'il leur attribue. Connaître cette subjectivité est fon­damental pour cmprendre le dessin d'un en­fant. Il "met dans son dessin les éléments qu'il juge essentiels à celui-ci, même quand ils ne sont pas visibles". Il est capable de négliger les éléments visibles qui lui parais­sent secondaires... De la sorte, un animal vu de profil - et l'enfant dessine tou­jours pour com­mencer les animaux vus de profil et les êtres humains de face - a deux yeux et quatre pattes. Les hommes de face ont les pieds de profil...
Pourtant l'idéalisme n'est jamais complètement absent chez l'enfant. Dans ses dessins, il embellit la na­ture, aime les coloris chauds, en un mot la beauté..."
Louise Pepin (3)
 
 
 

 

 
 

 

 
Une activité "lecture" chez les petits
 
Dès la petite section de maternelle (et même avant, à la maison), l'enfant doit être mis en présence de cet objet mystérieux qu'est le livre. Bien sûr il est d'abord at­tiré par l'image. Mais on doit lui montrer que le texte, parce qu'il véhicule les détails qui rendent l'histoire plus intéressante, est au moins sinon plus important.
C'est pourquoi il est primordial que les enfants écoutent le maître ou la maîtresse raconter, mais aussi lire.
Rendre les enfants actifs, acteurs n'est pas toujours chose aisée, mais est possible ... si les en­fants ont la motivation suffisante. La corres­pondance, là comme pour beaucoup d'autres activités, peut fournir cette motivation.
 
Parmi les activités de la classe fonctionnent depuis le début de l'année scolaire une correspondance régulière avec des enfants d'une pe­tite ville voisine de notre vil­lage, ainsi qu'une activité biblio­thèque au cours de laquelle les en­fants appren­nent à interpréter les informations graphiques, les images, les codages, à donner un sens logique à ces infor­mations, à avoir un sens critique par rapport à ces informations et à leur inter­prétation.
Lors d'un précédent courrier aux cor­respondants, un "petit" avait demandé qu'ils nous envoient des livres ou des histoires. L'idée a fait son che­min et avant même la réponse des "amis", mes élèves sug­gèrent de ra­conter un livre pour le leur envoyer.
Pour les correspondants, nous organi­sons donc une activité bi­bliothèque.
Ils choisissent dans la biblio­thèque (livres variés et à leurs niveaux, avec un endroit spécial pour les "bébés") deux livres de la collection "LEO et POPI". Deux en­fants demandent à lire : Lydia, 4 ans, choisit "LEO et POPI dans l'herbe" et Cécile, 3 ans, "LEO et le bonhomme de neige".
Lydia raconte le premier récit en s'appuyant sur les images. Elle est aidée par d'autres enfants qui pren­nent la parole lorsqu'ils pen­sent avoir une précision à fournir aux correspondants.
Afin que tous puissent participer, c'est moi qui montre les images, les enfants étant assis face aux livres. Après le lecture de chacune des cinq images par les élèves, du­rant la­quelle je note tout ce qui est dit, je lis ce qui est écrit sous les il­lustrations puis nous comparons en­semble la version des enfants et celle écrite par l'auteur. Je précise toujours : "vous avez dit... L'auteur a écrit..." ou "je lis ce qui est écrit..." afin de leur donner envie de savoir déchiffrer eux-mêmes et de devenir des lecteurs. Nous déci­dons d'envoyer aux correspondants tout ce qui a été "lu"/ dit par les élèves, ainsi que la photocopie du livre (texte et illustrations) co­loriée par eux (voir l'encadré). De la sorte, les correspondants pour­ront avoir à leur tour leur propre lecture, ainsi que la nôtre et celle de l'auteur.
L'expression dans toutes ses formes (orale, écrite, graphique, musi­cale...) doit trouver ses motiva­tions. La correspondance scolaire peut en être une. Le livre peut en être un outil."
Marie-Claude Vaysset
(Voir l'encadré)
 
 
LEO et POPI dans l'herbe (je ne donne pas le titre avant la "lecture" pour ne pas influencer leur interprétation des images)
P 2 L : le petit garçon sur l'herbe lance son singe en l'air
    V : il se couche dans l'herbe
    A : il le lance
    M : il le rattrape
P 3 L : le singe et le petit garçon regardent une araignée sur une pelle rouge et jaune
P 4 L : le petit garçon dit à son singe : "ça, c'est un tronc d'arbre qui a été coupé"
    J : il y a une coccinelle sur le genou du pantalon du garçon
    A : il y a un grand pot avec des fleurs derrière le tronc
    V : des fourmis marchent, elles vont sur le tronc.
P5 L : le petit garçon dit : "viens, on part !" Une coccinelle est montée sur le pantalon du garçon.
    V et J : la coccinelle est mon­tée du genou jusqu'à la cuisse.
P 6 L : il souffle sur la cocci­nelle pour qu'elle parte
    V : elle s'envole
    J : un papillon arrive
 
 
Texte de Helen Oxenburg
P 2 Léo aime bien l'herbe, c'est tout doux pour rouler.
 
 
 
P 3 Tiens, en voilà une découverte ! C'est un beau scarabée.
 
 
 
P 4 Et là, il y a plein de fourmis qui montent à la queue leu leu.
 
 
 
 
 
P 5 Oh, la petite coccinelle. Et en plus, elle sait voler.
 
 
Le cahier de vie
 
Excellent lien entre l'école et la maison, le "cahier de vie" offre aux enfants un contact progressif avec l'écrit.
Sa mise en place demande une collabo­ration avec les familles ainsi qu'une grande disponibilité de l'enseignant. Mais il s'agit d'une technique très porteuse comme le souligne le témoi­gnage suivant.
"Tous les matins, les enfants amè­nent leur cahier et le dé­posent dans la boîte de rangement. Lors de l'entretien, chacun parle de ce qu'il a collé ou écrit, et le groupe est invité à participer ac­tivement en faisant des commen­taires. Pendant les moments de tra­vail en ateliers, chaque enfant a la possibilité de me dicter ce qu'il veut raconter dans son ca­hier. Tous les soirs ils le ra­mènent à la maison.
Ce cahier contient les "trouvailles" que peuvent faire les enfants dans la vie de tous les jours, et que bien souvent les adultes jettent sans en sentir l'intérêt, laissant quelque­fois l'enfant déçu ou résigné. Il leur permet ainsi de collectionner des éléments d'écrit : tickets de bus, pa­piers de bonbons, étiquettes de yaourts, timbres poste... Il peut contenir aussi des informations concernant l'école : vie de la classe, fête, sortie... Il contient aussi ce que l'enfant me dicte (ce qu'il veut rapporter de ses activi­tés, de ses sensations à l'école) et parallèlement ce qu'il dicte à ses parents (ses activités, sa vie à la maison). Il contient enfin les comp­tines, formulettes, chants, poèmes appris en classe, ce qui permet aux parents de les dire et de les chanter avec leur enfant.
Rapidement, certains pren­nent des re­pères : marques de pro­duits alimen­taires par exemple (couleurs, formes, puis signes non linguis­tiques et en­fin nom de la marque). C'est le début de la lec­ture.
Cette activité permet aussi aux en­fants de se repérer dans le temps (trouvailles caractéristiques de cer­taines pé­riodes : automne, Noël, Pâques...)
Enfin, sur le plan affectif, l'enfant est valorisé par sa "trouvaille" face au groupe."
Sylvie Becchino
 
Une matinée dans une classe de pe­tits et moyens
 
En ce matin ensoleillé, Martine ac­cueille dans les locaux neufs de la petite maternelle villageoise sa trentaine de jeunes enfants répar­tis en trois sections : onze tout petits, dix petits et treize moyens. Les grands sont avec le CP-CE1.
Autonomie naissante
Ici, tout est prévu pour favoriser l'autonomie naissante des bambins et éviter les pertes de temps.
Après avoir accroché son manteau et être passé aux toilettes avec papa ou maman, l'enfant prend son éti­quette prénom fixée par un velcro sur le ta­bleau de présence ( une couleur par section : tout petits, jaune ; pe­tits, rouge ; moyens, bleu), dit au revoir à celui qui l'a accompagné et pénètre dans la classe. Il dit bon­jour à la maî­tresse ou à l'ATSEM qui se trouve à la porte et pose son éti­quette pré­nom sur un tableau d'activités. Le nombre de cases ré­servées par acti­vité limite le nombre d'enfants possible dans les ateliers.
Les activités commencent dès l'accueil : puzzles, encastrements, peinture, collage, dessin aux feutres, jeux dans les coins cui­sine, poupée, garage, eau, biblio­thèque, jeux de construction, mode­lage.
Les activités peuvent changer au cours de l'année. Les ateliers sont aménagés de façon à permettre aux en­fants de se servir et de ranger seuls. Lorsque l'activité est termi­née, l'enfant peut en choisir une autre en déplaçant son éti­quette pré­nom sur le tableau. On s'aperçoit que les enfants se re­groupent par affi­nité. Aucun ne reste seul dans une activité.
Auto-discipline
Les enfants ont élaboré avec la maî­tresse des règles de vie selon les besoins ressentis au cours de la vie collective.
Un tableau accroché en évidence les récapitule. Il est consulté chaque fois qu'il y a débordement et non respect de la loi.
Texte libre
Chaque matin, tandis que les en­fants sont occupés aux différentes activi­tés sous l'oeil vigilant de l'ATSEM, qui est toujours présente dans la classe, la maîtresse s'installle à une table avec un en­fant. Elle ins­crit le texte que ce­lui-ci lui dit, aidé si nécessaire par le questionne­ment de l'adulte. Deux ou trois en­fants "passent" ainsi par jour. La maîtresse veille au passage régulier des enfants dans cet atelier en res­pectant néanmoins le désir de chacun d'y venir.
L'enfant illustrera ensuite le texte sur la page dessin vis à vis du texte inscrit.
Tableaux repères
Les enfants sont maintenant regrou­pés sur des bancs dans la salle de jeux où sont affichés les diffé­rents ta­bleaux repères :
- le tableau des responsabilités où sont notés les responsabilités et qui les exerce pendant la semaine.
- le tableau des présences : à ce mo­ment de la journée, les "maisons" sont vides, tous les prénoms ayant été regroupés par le responsable des présents au moment du range­ment. Les étiquettes des prénoms sont beaucoup manipulées par les enfants, ce qui leur permet de mé­moriser très vite l'écriture de leur prénom et de celui des autres, et ce qui permet égale­ment de pro­céder à l'acquisition de notions mathématiques comme les en­sembles, sous-ensembles, dénombre­ment, équi­valence...
- le tableau des absences : le res­ponsable "absents" a regroupé les trois étiquettes non apposées sur le tableau des présences et les place convenablement sur le tableau des ab­sences. On saura ainsi qui n'est pas venu et on évoquera les causes des absences.
- les tableaux repères dans le temps :
Année, mois, jour, numéro du mois.
Sur une bande rectiligne orientée sont inscrits les jours du mois. Un enfant est chargé de placer les re­pères convenablement (mois, jour, nu­méro) sous le contrôle des autres. La comptine des jours, ainsi que la comptine numérique jusqu'à 30 est ainsi numérisée pro­gressivement, plus ou moins rapide­ment selon l'âge des enfants.. Les enfants apprennent ainsi également le caractère cyclique du calen­drier, ainsi que les notions de temps passé, présent ou futur.
- la météo :
un enfant choisit le pictogrammme qui correspond au temps de la mati­née.
Chanson
Les enfants, ayant fait une sortie au centre de NAUSICAA ont appris une chanson sur le thème : Touchez pas à la mer.
Entretien
Le matin, au fur et à mesure de leur arrivée, des enfants ont améné des objets qu'ils ont déposé dans un pa­nier autour duquel ils sont mainte­nant regroupés. Questions, reponses et commentaires se succè­dent.
Goûter
Il est 10 H. Les enfants mangent leur goûter apporté de la maison.
Danse
Dans la salle de jeux, les enfants cherchent différentes façons d'évoluer sur une musique d'une ma­nière pesante ou légère. Arrêt au si­gnal... Deux groupes d'enfants se partagent l'espace à tour de rôle et évoluent avec des foulards. Le groupe observateur commente en­suite.
Récréation
Dans le terrain de jeux, les en­fants choisissent leur activité : bac à sable, vélos, jeux libres...
Travail individuel
Le groupe des petits, avec l'ATSEM, illustre le cahier de comptines, puis choisit un puzzle lorsque le travail est terminé. Chaque enfant possède une feuille récapitulant les puzzles (images réduites) dis­ponibles et ap­pose la date lorsqu'il a été capable de le faire. La maîtresse peut alors connaître le niveau de compétence de chaque enfant et ses progrès.
Le groupe des moyens travaille de ma­nière autonome sur des fiches (deux au minimum) préparée par la maîtresse dans une chamise à son nom. Les fiches sont choisies selon le niveau de l'enfant et tiennent compte de sa progression plus ou moins rapide.
B.C.D
Dans une pièce de l'ancien logement de fonction une bibliothèque a été aménagée avec présentoirs, matelas, coussins, tables et chaises.
La moitié des enfants présents ce jour s'y rendent avec la maîtresse. Les enfants du groupe des moyens cherchent dans la partie documen­taire des livres ayant un rapport avec le thème qui les préoccupe à cette époque : le thème de la mer. Les en­fants du groupe des petits feuillè­tent des livres dans le coin "lecture plaisir". la maîtresse les observe et leur demande les raisons de leur choix. Chaque enfant doit choisir un livre qui sera préparé par un élève du CE1-CE2-CM1-CM2. Quand les grands seront prêts, ils viendront lire le livre aux petits, dans la BCD, par petits groupes. Cela permet aux grands et petits de se retrouver dans un lieu privilé­gié qu'est la biblio­thèque autour des livres...
12 H, la demi-journée s'achève.
Classe de M. Castier
Compte rendu de M. Crammer
 
 
Et l'évaluation ?
 
Il parait difficile de proposer un dossier sans dire un mot sur l'évaluation, aujourd'hui obliga­toire dans les textes.
Pourtant : quelles compétences ? A quoi se limiter ? Est-il intéres­sant, par exemple, de noter les progrès graphiques : je sais faire une croix, un rond...
Les enfants adorent naturellement s'évaluer : je sais faire... je saute jusqu'à ...parce qu'ils mesu­rent ainsi à quel point ils gran­dissent.
N'y a-t-il pas danger de compéti­tion, sinon entre les en­fants, du moins entre les parents ? Nous dé­sirons, au contraire, favoriser un esprit de co­opération, d'entr'aide : ceux qui sa­vent aident ceux qui savent moins.
L'intérêt d'un système d'évaluation, à condition qu'il soit à la portée des tout petits, est de permettre aux enfants et à eux seuls d'avoir des objectifs "pour grandir" et de se si­tuer par rapport à ces objectifs. Vaste pro­gramme ! Les deux témoi­gnages ci-dessous nous proposent des outils simples à la portée des en­fants, outils qui impliquent bien sûr des choix quant aux compétences à éva­luer chez les pe­tits.
"J'ai choisi d'évaluer des compé­tences relevant strictement de l'autonomie et non du comportement ou des acquis sco­laires.
Je propose aux enfants des "chenilles" en carton à "habiller" avec des vignettes symbolisant leurs progrès.
J'ai confectionné des "plaques d'entraînement" : cartons de 20 x 25 cm recouvertes de tissu avec cro­chets, fermetures éclairs, pres­sions, boutonnières, boucles, la­cets, rivets etc... Il y en a une aussi, percée d'un trou, qui sert à remettre une manche à l'endroit. Les enfants peu­vent ainsi découvrir le principe, puis s'entraîner avant de passer à l'entraînement sur leurs propres ha­bits. Je donne la vi­gnette à coller lorsque l'enfant sait sur lui-même et non sur les plaques, qui ne sont qu'une aide à l'apprentissage.
Cela marche assez bien pour l'instant : les enfants com­prennent ainsi que grandir, c'est fait de "petits bouts" que l'on peut se fixer comme buts."
Laurence Destrade (voir encadré 1)
 
 
                          
"Le principe d'utilisation du "livret individuel d'évaluation et de gestion des apprentissages" (titre ron­flant qui désigne une sorte de catalogue des compétences possibles et que chaque enfant ap­prend à utiliser dès la petite sec­tion) est simple : chaque fois que je repère une réus­site dans l'une de ses activités spontanées, je de­mande à l'enfant d'aller chercher son livret et je lui montre où il peut noter sa nouvelle compétence. Très vite, celui-ci com­prend le côté positif d'une telle dé­marche, et c'est un peu comme s'il construisait son blason, au sens où l'entend Michel Authier dans "les arbres de connaissance"(4).
J'utilise dans ma classe un livret différent pour chaque section de ma­ternelle. Il va de soi qu'il n'y a pas de li­mite vers le haut et qu'un enfant peut prendre en cours d'année un livret de l'année sui­vante.
Après huit années d'utilisation, je continue à le modifier chaque année en fonction de mes observations ou des de­mandes des enfants."
André Laffont (voir encadré 2)
 
 
 
                        
 
Conclusion : ne pas faire, mais faire faire
 
Longtemps, on a considéré l'enfant comme un être à la fois inachevé et dangereux, un petit animal :
"De tous les animaux, c'est l'enfant qui est le plus diffi­cile à manier : par l'excellence même de cette source de raison qui est en lui, non encore disciplinée, c'est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes. Aussi doit-on la lier de brides multiples... (5)
On n'en est plus là, sans doute. En offrant à l'enfant une classe coopé­rative, nous le traiterons en être à part en­tière, en "être de même nature que l'adulte" (6), nous for­merons des Pierre et non des Paul :
"Il y a un monde entre Pierre qui ose faire ses premiers pas, après avoir expérimenté tout à loisir sa re­cherche de l'équilibre, et Paul que l'on oblige à se tenir debout pour passer des bras de sa mère à ceux de son père. Il y a un monde entre Pierre qui découvre peu à peu toutes ses possi­bilités grapho-mo­trices, grâce à une exploration très large, encouragée et stimulée par l'interaction avec un ainé ou un adulte médiateur, et Paul que l'on soumet à la fiche quotidienne de gra­phisme qui lui demande de suivre des pointillés ou de tracer les rayures du pyjama... Il y a un monde entre Pierre qui découvre que B et A, ça fait BA et Paul que l'on oblige à ré­péter que B et A ça fait BA." (1)
 
Bien-sûr, des enfants pleurent en­core les jours de rentrée, certains plus longtemps. Mais ce qui les at­tend, ce n'est pas une maîtresse, aussi douce et attentionnée soit-elle, qui pense pour lui, prépare pour lui, prévoit toutes les étapes d'un enseignement soigneusement ca­libré, "scientifiquement" étalonné, et qui ne lui laisse aucune place.
Ce qui attend l'enfant dans une classe telle que nous la proposons ici, c'est un lieu de vie, un monde dans lequel il existe, prend des ini­tiatives, choisit son travail, ses copains, communique, apprend l'entr'aide et le respect des autres, accède progressivement à l'autonomie, imagine, crée, cri­tique, grandit parce qu'il sait ce qu'il faut faire pour grandir, se sent bien parce qu'il se sent chez lui. C'est SA classe, SON école. Non, il n'est pas trop pe­tit !
"Milieu ouvert, l'école maternelle doit aussi être un lieu protégé où les enfants construisent des rela­tions de qua­lité avec d'autres en­fants et avec des adultes. Parce qu'ils s'y sentent reconnus, parce qu'ils "deviennent grands" et qu'ils apprennent, les enfants prennent confiance en eux et éprou­vent du plaisir à venir à l'école". Instruc­tions Officielles (2)
On est bien loin ici du désespoir avec lequel nous avons ouvert ce dos­sier. C'est que l'école qui l'attend au­jourd'hui n'est sans doute pas, et c'est heureux, la même.
 
 
Notes
 
(1) N.Pradel, "L'école à deux ans, pourquoi pas ?" Hachette Education
(2) Programmes de l'école primaire. B.O de l'Education Nationale n° 5 mars 95              
(3) L. Pepin, "L'enfant dans le monde actuel. Sa psycholo­gie, sa vie, ses problèmes", Bordas Pédago­gique 1977 
(4) Michel Authier, Pierre Levy, Les arbres de connais­sances, La décou­verte/essais, 1993
(5) Platon Lois, VII, 808 d 7 seq
(6) C. Freinet, Oeuvres pédagogiques Ed du Seuil 1994
 
Dossier de Christian Bizieau. Remerciements aux nombreux collaborateurs, et en particulier pour ce dossier :
M. Castier, Escoeuilles (59), S. Becchino, La Seyne Sur Mer (83), O. Fichaux Radovanovic (59), I. Godron, Aizenay (85), C. Saindon, Clipponville (76); A. Bard, Aix en Provence (13), M.C Vaysset (34), L. Destrades, Lunel (34), A. Laffont, Estivareilles (42). lles (59), S. Becchino, La Seyne Sur Mer (83), O. Fichaux Radovanovic (59), I. Godron, Aizenay
 
 
Bibliographie
 
Outre les ouvrages cités dans les deux dossiers :
 
J.Bruner : Comment les enfants ap­prennent à parler, Nathan, 1987
B. Bettelheim : Des parents accep­tables, Laffont, 1982
F. Dolto : Tout est langage, Car­rère, 1987
D. Durif, J. Bardonnet, J. Mercier, Les citoyens de la ma­ternelle, Na­than, 1980
H. Laborit, L'agressivité détour­née, Union Rencontre, Mul­house, 1970
K.Lorentz, L'agressivité, une his­toire du mal, Flammarion, 1969
B. Zazzo, L'école maternelle à deux ans, oui ou non ? Stock, 1984
Le Nouvel Educateur, Pratiques péda­gogiques en maternelle, dossier n° 218, supplément au n° 21 de sep­tembre 1980
 

 

 
 
 

 

L'école "libre " au Japon

Novembre 1995

Quand Célestin Freinet a jeté les premières bases de sa méthode, il existait d'autres mouvements de péda­gogie nouvelle, y compris au Japon. Il y avait plusieurs écoles de péda­gogie nouvelle dans les grandes villes ; c'étaient des écoles privées pour les petits bourgeois intellec­tuels. Ces écoles ont été fermées ou écrasées lors de la militarisation du Japon et du renforcement du système impérial. Dans les années 30 existait un mouvement de pédagogie nouvelle né dans les zones agricoles pauvres du Japon : le Mouvement du Texte de la Vie. Il consistait à demander aux en­fants de décrire le plus fidèlement possible leur vie quotidienne. Il y avait des échanges de textes entre classes...

 
Dans les autres matières existaient des manuels scolaires (contrôlés très sévèrement) qui de­vaient être utilisés. Par-contre, la liberté était totale en ce qui concerne les textes. En 1937, lors de l'invasion de la Chine, les institu­teurs qui pratiquaient cette tech­nique furent arrêtés, d'où la dispa­rition du mouvement. Jusqu'en 1945, il n'y eut aucune possibilité d'innovation en quelque domaine que ce soit. Vu l'effort de guerre, le contrôle de la population était to­tal.
 
Recherches et re­mous : 1945 - 1955
 
Après la défaite de 1945, sous l'occupation américaine, s'instaura un système démocratique. C'est à ce moment que fut connue la théorie pé­dagogique de Dewey. J'ai connu ce changement radical d'éducation au Ja­pon en tant qu'enfant. Les institu­teurs ont remis en question leurs mé­thodes d'enseignement : arrêt de l'enseignement imposé, recherches libres... Il y avait une demande très forte au niveau pédagogique, mais la Pédagogie Freinet était absente car elle-même en reconstruction en France. Le gouvernement était prêt à offrir la liberté pédagogique, mais peu d'enseignants y étaient prêts. Il faut du temps pour que l'éducation libre prenne pied ! D'autre part, les familles avaient peur que le niveau baisse.
A partir de 1950, le Japon sert de base aux Américains pour la guerre de Corée. Devant la demande des nouveaux capitalistes d'avoir des ouvriers avec des connaissances de base éle­vées, l'expérimentation Dewey dispa­raît rapidement. En 1952/53, on as­siste à la renaissance du Mouvement du Texte de la Vie redécouvert par les enseignants libéraux. Il est très proche des théories de C. Freinet : imprimerie, textes d'enfants, corres­pondance entre les classes, mais uni­quement centré sur l'expression écrite. Vers la fin des années 50, la demande d'ouvriers qualifiés devient vraiment forte et les capitalistes demandent à l'enseignement de s'adapter aux nécessités de la méca­nisation. Les enseignants syndiqués (500 000) contrecarrent cette pres­sion en mettant en avant les acquisi­tions de base. Dans les années 60, les mouvements de modernisation de l'éducation (libéraux) parlent de transmission de connaissances. Les mouvements innovateurs se divisent par matières disciplinaires. Les chercheurs prennent la parole en orientant leurs travaux sur la trans­mission des connaissances et devien­nent quelque peu hégémoniques. Ces mouvements ont une forte audience : 10000 participants lors de certaines réunions. On assiste à des manifesta­tions de la droite contre celles-ci ! Beaucoup d'enseignants cherchent à changer quelque-chose dans leur en­seignement, mais peu connaissent C. Freinet. Les changements portent donc sur des domaines très partiels, très divisés. Ces enseignants, au demeu­rant sincères, progressistes, sympa­thiques, sont responsables de la mise en place d'une éducation sans autono­mie, de l'incapacité de réfléchir des enfants et de leur incapacité à ap­prendre par eux-même.
 
Crise actuelle et perspectives
 
L'éducation est devenue catastro­phique. Tout y est contrôlé, y com­pris le langage, l'habillement, et un malaise se traduit dans les actes : refus d'aller à l'école, suicides, brimades. D'où l'importance d'apprendre à apprendre et donc que la Pédagogie Freinet marque sa pré­sence.
Beaucoup de mouvements innovateurs d'enseignants se posent des ques­tions, mais ils sont très divisés. Un mouvement plus global serait souhai­table, mais la portée du Mouvement de l'Ecole Moderne risque d'être limitée si le nom de Freinet est utilisé. Il est donc inutile d'en faire une éti­quette, mais il est important qu'il soit présent sous la forme d'éditions, par exemple. Le livre de Satomi (autre participant aux RIDEF), consacré à Freinet, a été tiré à 3000 exemplaires avec réédition possible. A l'occasion de la sortie de ce livre (février 95) a eu lieu un symposium.
D'après Murata Elichi
 

 

 

L'école buissonnière

Novembre 1995

Face à une situation difficile due à la surpopulation scolaire dans des locaux devenus inadaptés, les enfants de CP-CE1 de Pollionnay (69) et leur enseignant, Roger Beaumont, ont re­noué avec l'école buissonnière. A vrai dire, cela n'a pas été une déci­sion volontariste de leur part, mais l'option s'est peu à peu imposée à eux comme une évidence. Au début, la moitié seulement d'un après-midi était consacrée aux activités exté­rieures. Mais très vite le temps a manqué pour répondre aux innombrables découvertes et émerveillements devant la richesse du milieu local. C'est l'après-midi entier qui est mainte­nant consacré à cette "classe buis­sonnière".

 
 
Le jeudi après-midi (sauf cas de pluie qui reporte la sortie sur le premier jour de beau temps qui suit), nous partons dès 13 H 30. Au fil des sorties, mon sac à dos ressemble de plus en plus à une petite caverne d'Ali-Baba :
- deux cordes de 25 m
- des bandes de plastique noir pour se masquer les yeux
- des plans du secteur à petite échelle
- un couteau
- quelques sacs et flacons plastiques
- des outils divers en fonction des projets en cours
... et dans les poches du sac :
- un décamètre et un double décamètre
- une bombe de peinture jaune
- des pochoirs
- quelques appeaux
- ...sans oublier bien-sûr l'indispensable trousse à pharmacie.
 
Premier objectif : la notion de dis­tance au sortir de l'école
 
Nous avons entrepris de mesurer le chemin qui mène au bois sur une lon­gueur de 1 Km en réalisant un mar­quage sur la route tous les 10 m sur les 250 premiers mètres puis tous les 100 m. Nous avoçns d'abord progressé de 100 m à chaque sortie, puis de 200 m au-delà du demi kilomètre.
Concrètement, l'organisation est la suivante pour assurer la sécurité au bord de la route. Avanr de quitter la classe, quatre enfants sont désignés pour manipuler les décamètres, deux autres pour les pochoirs et un der­nier pour la bombe de peinture. Pen­dant que ces sept enfants travaillent au bord de la route, les autres res­tent de l'autre côté en suivant l'avancement du balisage. La seule personne qui est amenée à traverser la chaussée, c'est moi.
Quand les 100 m sont balisés, nous déposons le matériel dans le fossé pour le récupérer au retour.
 
Deuxième objectif : course de fond
 
Essayer de courir régulièrement le plus longtemps possible.
Les repères établis sur la route lors des sorties précédentes permettront à chacun de mesurer sa progression. Cette séquence de course est complé­tée ensuite par des moments plus ra­pides en parcourant les sous-bois.
Ensuite, les objectifs s'entremêlent au cours du temps et des lieux par­courus, mais pour simplifier je les exposerai un à un.
 
Troisième objectif : découverte du milieu
 
Interaction entre les différents élé­ments du milieu. A chaque sortie, nous suivons le même parcours dans les bois, pas toujours dans le même sens et parfois avec quelques va­riantes. Pourquoi ne pas partir au hasard et à la découverte de l'inconnu ?
- pour suivre d'une semaine sur l'autre l'évolution de la nature
- pour approfondir chaque fois l'exploration d'un lieu précis
- pour apprendre à mieux connaître et mieux sentir la vie grouillante qui s'abrite dans le bois.
C'est ainsi que peu à peu nous appre­nons à nous déplacer sans bruit, en tenant compte du vent, à ouvrir grand nos yeux en nous concentrant soit sur les arbres, soit sur le sol, à lais­ser les sons guider notre regard etc... Peu à peu notre connaissance de l'habitat se complexifie.
Nous avons découvert des nids de pics-verts, des couches de che­vreuils, des oeufs de grenouille etc...
Les deux cordes de 25 m servent à ba­liser un parcours entre les arbres. Alors les enfants un à un se bandent les yeux et suivent la corde en exer­çant leur odorat et leur ouïe. Et puis, quand le lieu s'y prête, une partie de cache-cache ou de grimper aux arbres fait toujours briller les yeux.
 
Quatrième objectif : l'arbre et son écosystème
 
Tout au long du parcours nous avons choisi lors de la première sortie des arbres d'espèces différentes que nous avons numérotés afin que les enfants puissent essayer par la suite de les identifier par des recherches sur do­cuments. La plupart étant des feuil­lus, nous les avons sélectionnés d'après leur silhouette. La texture de l'écorce a fourni aussi de pré­cieuses indications pour les diffé­rencier les uns des autres et surtout pour découvrir leurs semblables dis­séminés dans le bois. L'exploration du sol au pied de chacun a permis d'aider les recherches par la décou­verte des feuilles mortes et des fruits. C'est grâce à l'enveloppe de son fruit que le hêtre a été identi­fié par Loïc, tout comme le chêne, d'ailleurs. Le peuplier, lui, l'a été par sa forme. Pour les autres les ob­servations continuent. Avec le prin­temps, les bourgeons, les fleurs et les feuilles seront des indices qui permettront de les reconnaître avec certitude.
 
Cinquième objectif : éveil de la cu­riosité
 
Découvrir soudain ce que l'on n'avait jamais vu lors des précédents pas­sages parce que les souvenirs permet­tent d'établir des comparaisons. Dé­couvrir les petits changements prou­vant l'existance de la vie végétale et animale. J'essaie de répondre aux questions au fur et à mesure. Si le problème est complexe et nécessite un travail plus approfondi, nous empor­tons en classe un échantillon ou nous prenons une photo (diapos) pour l'explorer plus tard. Plus les en­fants se familiarisent avec les lieux, plus ils perçoivent de choses parce qu'ils ont accumulé des élé­ments de comparaison lors des orties précédentes.
La dernière fois, ils se sont mis à ramasser les vieilles bouteilles et détritus plastiques qui gâchaient le plaisir de la vue. Le retour a été laborieux parce que les bras étaient fort chargés, mais quelle fierté d'avoir empli la grande poubelle de l'école !
 
Prolongements dans la classe
 
Après chaque sortie, nous reportons sur un plan notre itinéraire en uti­lisant différentes couleurs. En vert le chemin que nous avons mesuré, en marron celui où nous avons couru, en bleu la clairière qui a servi au jeu de cache-cache etc... Nous situons aussi nos arbres sur le parcours.
Les enfants ont planté dans des bacs des glands, des châtaignes, des graines d'érables etc... Les oeufs de grenouille ont été installés dans un aquarium et les diapos prises permet­tent de dialoguer calmement sur les interactions qui se produisent entre les différents acteurs du milieu.
Depuis j'ai appris que plusieurs en­fants avaient fait découvrir le par­cours à leurs parents et qu'ils avaient pu montrer "leurs" arbres (une petite marque jaune à la base est là pour convaincre les scep­tiques), "leurs" nids, "leurs" té­tards...
Plus les séances se succèdent, plus je pense que ce type de travail peut se développer en ville aussi bien qu'à la campagne. Les observations seront différentes, bien-sûr, mais le quartier recèle des animaux, des vé­gétaux et des traces de l'activité humaine qui permettent tout autant que les bois d'accumuler les observa­tions pour mieux percevoir son envi­ronnement immédiat...
Alors vive la classe buissonnière. Même lorsque nous disposerons d'un observatoire ouvrant sur la vallée du Rhône, les Alpes et le bois dans le futur groupe scolaire, rien ne rem­placera le contact direct de tous nos sens avec l'environnement.
Roger Beaumont
 

 

La lecture littéraire

Novembre 1995

On n'apprend pas la littérature à l'école : c'est le constat que fait ici Christian Poslaniec, chargé de mission à l'INRP et responsable de PROMOLEJ (Promotion Lecture Jeunesse).

                                              
Situation de cette approche
 
1. L'enseignement de la littéra­ture, que ce soit à l'école, au collège, ou même en formation, souffre depuis des années d'un dé­ficit définitionnel. En effet, de­puis que Jakobson, il y a bien des décennies, a avancé l'idée qu'un jour on pourrait définir ce qu'est la littérature -ce qu'il a nommé littérarité, c'est-à-dire caracté­ristique de ce qui est littéraire- on n'a guère avancé. En d'autres termes, si l'on se place du point de vue de l'esthétique, en 1993, comme dans la seconde moitié du XIXe siècle, époque où s'autonomise la définition moderne du littéraire, on en est au même point: dans l'incapacité d'énoncer une définition claire et nette de ce qui est littéraire et de ce qui ne l'est pas. Pendant un siècle on a cherché cette définition dans divers lieux. Du côté de l'auteur d'abord, considéré comme créateur de beau ex nihilo -et on cherchait alors dans sa biographie ce qui pouvait l'avoir fait ainsi créa­teur. Puis, après avoir tué l'auteur, on a cherché la défini­tion du côté du texte -notamment à partir du structuralisme- en vain. Plus récemment, on a commencé à la chercher du côté du récepteur -puisque les textes ne sont pas es­thétiques en eux-mêmes, mais rela­tivement à la façon dont ils sont perçus; Jauss, Iser, en Allemagne, Sartre en France, Eco en Italie, et bien d'autres, ont exploré di­vers aspects de cette voie. Mais, en définitive, on aboutit à la même tautologie que précédemment. Dire qu'un texte est littéraire parce qu'il est beau, ou dire qu'un texte est littéraire parce qu'il apparaît beau aux lecteurs, ce n'est pas très différent. En fait, à ce point, on a dû consta­ter que définir le littéraire ne pouvait pas être quelque chose de simple; qu'il fallait prendre en compte la complexité. Autrement dit appréhender la totalité du champ littéraire, comme point de départ. Ce qu'on commence à faire ici et là. Et le dernier livre de Pierre Bourdieu "Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire", Seuil, 1992, tente précisément de faire évoluer dans un même champ, les auteurs, leurs créations, les destina­taires, champ à la fois social et symbolique, où se jouent des rap­ports de pouvoir et d'argent, de valorisation et de sous-valorisa­tion ; le tout étant en évolution permanente depuis la fin du XIXe siècle où Bourdieu place le début des champs artistiques au sens contemporain de l'art.
Mais la prise en compte de la com­plexité, les approches les plus récentes, montrent seulement qu'il y a bien du chemin à faire avant de mieux comprendre le phénomène de la littérature. Ce qui ne peut pas fairel'affaire des ensei­gnants qui ont, tout de suite, à se préoccuper d'enseigner la lit­térature, et sont mal à l'aise à un moment où les certitudes an­ciennes basculent, sans que soit proposée pour autant une didac­tique nouvelle.
2. Encore faut-il ne pas confondre les diverses missions de l'enseignant de français. Essayer de définir la littérature ou ten­ter de la faire définir par ses élèves c'est une chose -pratique­ment jamais effectuée faute d'outils. Cela n'empêche pas de continuer à enseigner divers as­pects du français, comme on le fait depuis un siècle, à savoir la maîtrise de la langue et le patri­moine littéraire.
Pendant longtemps on a mélangé ces missions. On a trop souvent pensé, par exemple, que faire découvrir les textes "classiques" aux en­fants (ce qui ressortit au patri­moine) était une initiation à la littérature. Il n'en est rien. Ce faisant on leur fait comprendre que ces textes sont admirables, c'est-à-dire considérés comme de­vant être admirés dans notre so­ciété. C'est cette forme d'admiration qui surdétermine toutes les approches de ces textes canoniques (Molière, par exemple, reste, et de loin, l'auteur le plus étudié au collège ; Baude­laire l'auteur le plus étudié au lycée ; et même à l'école pri­maire, où il est difficile de faire étudier des textes des siècles passés, on s'efforce au moins de puiser dans les clas­siques de la littérature de jeu­nesse, par exemple: Verne, la com­tesse de Ségur, les contes de Per­rault ou de Mme d'Aulnoye, etc.). Or, si on était en mesure d'analyser le caractère littéraire de ces textes, on pourrait tout aussi bien utiliser les mêmes techniques pour analyser n'importe quel texte, ce qu'on ne fait pas.
Pareillement, toutes les approches contribuant à la maîtrise de la langue française par les élèves, même si l'on recourt à la linguis­tique, ne sert pas prioritairement à la littérature. Ou marginale­ment. Quand on étudie les temps et les modes, par exemple, il y a du grain à moudre du point de vue littéraire, mais il faudrait alors étudier les aspects du verbe, ce qui n'est guère concevable à l'école primaire.
La simple prudence consiste donc à savoir que quand on fait de la grammaire, on fait de la gram­maire, et pas grand chose d'autre; quand on fait prendre en compte le patrimoine, on est dans une ap­proche culturelle, et nulle part ailleurs; etc. Il est vrai que le fait de tout regrouper sous le terme générique de "français" n'a pas arrangé les choses; cela ne permettait guère de faire la dis­tinction.
3. Autre chose encore : la lec­ture. D'abord on veut faire ap­prendre à lire aux élèves. Et quand cette première étape est franchie -même si le décodage reste longtemps balbutiant- on veut qu'ils lisent. Or, d'une part, le comportement de lecteur n'a pas grand chose à voir avec le fait d'avoir compris le mécanisme de la lecture; d'autre part ça n'a pas directement à voir avec la littérature. Etre lecteur, c'est un comportement. Comme tel, il im­plique l'acquisition d'un certain nombre de savoirs, d'attitudes, d'aptitudes, par les enfants. Mais comme tout comportement se greffe sur tous les comportements précé­demment acquis, pour chaque enfant c'est différent. C'est cette mul­tiplicité qui est difficile à prendre en compte pour un ensei­gnant.
En gros, pour qu'un enfant de­vienne lecteur autonome, il faut qu'il ait découvert, intégré et transformé en outils tout un tas de choses : savoir ce qu'est un livre; connaître la variété des livres; connaître les lieux où on trouve des livres et le mode d'emploi de ces lieux; exploré ses propres désirs et découvert qu'ils peuvent se satisfaire dans la lec­ture; fait la distinction entre exercices scolaires de lecture, contraignants, et lecture autonome de désir; etc. Or chacun de ces items est très complexe et il faut beaucoup de temps pour les acqué­rir. Ce pourquoi les enfants qui commencent tôt, bien avant d'apprendre à lire, sont favori­sés. Ils découvrent, par exemple, bébés, dans leur famille, ou à l'école maternelle, qu'un livre est un truc qui procure du plai­sir, qu'il y a des pages qu'on tourne, dans un certain sens, que les images s'enchaînent pour ra­conter une histoire; qu'il y a quelque chose d'autre de permanent -l'écriture- et que ce sont sans doute ces signes qu'ils ne com­prennent pas. Plus tard, ils dé­couvrent les différentes variétés de livres (format, avec ou sans images, collections, éditeurs, au­teurs, modes de classification, modes d'emprunt ou d'achat, etc.) Et tout ceci paraît indispensable au comportement de lecteur.
La méthode qui paraît la plus ef­ficace, à l'école, pour faire ac­quérir peu à peu tout ceci, c'est ce que j'ai appelé les animations lecture. J'y ai consacré plusieurs livres et de nombreux articles, je n'y reviens donc pas ici. Sauf pour dire que si le rôle d'une animation lecture est de permettre aux enfants de découvrir, sans contrainte, le maximum de livres, dans les situations les plus va­riées, dans les lieux les plus va­riés, ces animations ont aussi l'avantage, au-delà de ces pre­miers effets, de pouvoir servir à introduire des techniques litté­raires en faisant agir les en­fants.
 
Les techniques littéraires, c'est quoi ?
 
Quand un écrivain commence à rêver d'un livre qu'il va écrire, c'est un peu comme un océan formé de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il a vécu, senti, ressenti, océan sur lequel flottent déjà quelques îles, matérialisations de son désir. Ces îles sont des bribes diverses: une envie de per­sonnage particulier, un thème, un type d'écriture jamais encore ex­ploré (par exemple avec une narra­tion en "je" et au présent alors que jusque là il n'écrivait qu'en "il" et au passé), etc.
Peu à peu, à force de rêve, de vie intérieure, chacune des îles s'étend, certaines se rejoignent, jusqu'au moment où l'ensemble de­vient à la fois trop vaste et trop complexe pour que l'écrivain se contente de sa mémoire ou des bribes notées sur le papier, et où il a besoin d'écrire tout ça. Or les modes de transformation de l'histoireintérieure en texte passent par de multiples tech­niques littéraires que l'écrivain maîtrise consciemment ou incons­ciemment. La plupart du temps l'écrivain est conscient qu'il maîtrise certaines techniques ap­parentes (la réécriture par exemple) mais ne perçoit pas qu'il en maîtrise bien d'autres, moins apparentes (l'exploration d'un même champ lexical par exemple). Or, avec du recul, on peut parve­nir à mettre à jour et à décrire un grand nombre de ces techniques. Depuis que la narratologie s'est détournée du désir de définir la littérature pour se contenter de décrire l'organisation de la lit­térature, quelques dizaines de ces techniques ont déjà été explorées (cela reste encore fort peu cohé­rent d'un auteur à l'autre, mais peu à peu on voit se dessiner des constantes).
A l'inverse, quand on lit un livre, on ne fonctionne guère dif­féremment. A partir de ce qu'on lit initialement, des îles nais­sent dans sa pensée rêveuse. On va chercher au fond de soi les maté­riaux pour concrétiser ces îles sous forme d'images. En avançant à la fois dans sa lecture et dans sa rêverie, on relie peu à peu ces îles, jusqu'à créer un continent, c'est-à-dire attribuer un sens à ce qu'on lit. Et peu importe alors que ce sens soit différent de ce­lui que donnerait l'auteur. Toutes les approches contemporaines met­tent en avant la liberté du lec­teur, ou à tout le moins sa néces­saire coopération. Les seules res­trictions portent sur la prise en compte plus ou moins grande du texte.
Or entre création et lecture il y a de fortes ressemblances de fonc­tionnement. Pareillement, le lec­teur maîtrise inconsciemment un certain nombre de techniques lit­téraires. Et on pourrait même dire que plus il en maîtrise, plus il est susceptible d'avoir du plaisir en lisant.
En ce sens, travailler sur les techniques littéraires, permet à la fois de former un meilleur lec­teur, au sens où il est plus apte au plaisir; et également d'initier à l'écriture de type littéraire, puisque c'est devenu récemment une nouvelle mission de l'école.
En didactique, on parle d'un sa­voir savant à transmettre par transposition didactique. Mais jusque-là on ne disposait pas d'un savoir savant dans le domaine de la littérature. On peut donc considérer que ce savoir savant, c'est l'ensemble des techniques littéraires utilisées par l'écrivain pour construire un ré­cit, par le lecteur, pour construire sa signification de ce récit.
 
Quelques tech­niques litté­raires
 
            - lecteur modèle
            - narrateur
            - espace fictionnel
            - temps fictionnel
            - forme, genre, ton
            - mode de narration
            - construction du per­sonnage
            - écriture et style (dont champ lexical et figures)
            - etc.
Dans ces conditions on peut faire indifféremment travailler les en­fants sur l'écriture ou la lec­ture, si l'on utilise les tech­niques littéraires en cherchant à les leur faire découvrir. A condi­tion, bien sûr, de ne pas s'enfermer dans des exercices contraignants relevant d'une péda­gogie surannée.
 
Exemples à partir du livre "Tropical center" Bruno Heitz, Mango Magnard
 
question 1: qui est le narrateur?
question 2: de quel type d'écrit s'agit-il?
question 3: à qui s'adresse le livre?
Interrompre la lecture après pre­mière page, puis après "champagne du réveillon".
1e phrase: "Dès qu'ils ont su s'armer" + image d'homo sapiens à l'ancienne.
"Ils" désigne donc un groupe hu­main auquel n'appartient pas le narrateur, ni le destinataire! Bi­zarrerie initiale.
En même temps texte + image ren­voie à la forme "album".
2e et 3e phrase: "Ils ont attrapé des bêtes pour les manger. Normal. Tout le monde le fait."
Narrateur et destinataire appar­tiennent forcément à l'ensemble "tout le monde". Ce qui suppose donc qu'ils attrapent des bêtes pour les manger. Qui sont-ils ?
Les pages qui suivent se caracté­risent par l'enchaînement et la justification des informations historiques avancées: "profiter de", "pour aller voir si", "comme... ne leur suffisaient pas, ils...", "mais...", "su remédier en...", etc. Nous voici donc de­vant un texte de type argumentatif similaire au documentaire scienti­fique ou historique. A ce stade on pourrait supposer avoir affaire à un album documentaire, par consé­quent, s'il n'y avait pas ce mys­tère initial du narrateur et du destinataire.
Ultérieurement, phrase de jugement : "Mais il faut leur reconnaître une chose: ils ne se découragent pas vite !"
Ce qui suppose que, par ailleurs, le narrateur a des griefs contre les hommes.
Plus on avance dans le livre, plus on constate que les termes dési­gnant les inventions humaines sont approximatifs, bien que la struc­ture argumentative subsiste: "des bêtes à quatre pattes", "un machin à roulettes", "ces constructions", "des papiers couverts de signes", "divers engins", "des boîtes qui parlaient", "d'autres qui s'allumaient et dont l'image vi­vait comme la mémoire", "des boîtes à l'oeil de verre qui leur rendaient ensuite de petites images", comme si le narrateur ignorait les termes exacts.
Et pourtant, au fur et à mesure, les termes deviennent de plus en plus précis: "chariots", "les hommes (c'est d'eux dont il s'agit)" -confirmation ; "la Thaï­lande", "la lune", "éléphants", "Afrique", "crocodile", "safari", "circuit" etc. Comme si le narra­teur, au fur et à mesure, appre­nait les mots correspondant aux choses.
Noter, cependant, que cela corres­pond également à un changement de forme. Désormais, il y a des phy­lactères où les hommes peuvent s'exprimer en direct. Comme s'il y avait un lien entre le savoir nou­veau du narrateur et ce qu'il a entendu dire par des hommes. De fait, le mot lune, par exemple, figure à la fois dans le commen­taire et dans la bulle, à la pre­mière page où le procédé est uti­lisé.
Nous avons affaire, pour toute cette partie, à un double ton pa­rodique et faussement naïf. Paro­dique du documentaire scienti­fique; faussement naïf du narra­teur extérieur à une réalité dé­crite (voir, par exemple, unesé­rie d'albums qui utilisent exacte­ment les mêmes tons: Dr Xorgol).
"Le soir-même, je man­geai le plus gros".
Le narrateur apparaît pour la pre­mière fois, en "je" dans le texte, et en image.
"Nous allions nous réga­ler du troisième..."
Il y a bien là un col­lectif diffé­rent de celui des hommes, et les griefs informulés précédemment sont narrés à ce mo­ment-là: cap­ture, enfermement.
"Mais avant de les cro­quer, je les cuisine, je les fais parler".
Au-delà du jeu de mots, cela ex­plique pourquoi le narrateur est de plus en plus précis tout au long du livre. Et confirme donc l'hypothèse précédente.
"Et toi aussi, petit, tu en ap­prendras..."
Le destinataire n'apparaît donc qu'à la dernière page. Mais il n'est pas forcément censé être le lecteur du livre. Simplement le destinataire d'un récit qui lui est narré par son père, et qui est rapporté, en plus, dans un livre, dont le lec­teur modèle n'est sans doute pas un jeune tigre. Mais ce type de point de vue force prati­quement le lecteur à s'identifier au jeune tigre, contre les hommes, et donc renforce le caractère de critique humoristique du texte.
Une analyse de ce genre peut fort bien se faire en explication de texte; mais ce qui manque alors à une explication de texte c'est un substrat organisateur permettant de référer tel ou tel constat à la technique du narrateur, au genre, au ton, au destinataire, etc. Alors qu'en référant à ce sub­strat, on peut passer à un autre texte, très différent, tout en maintenant les mêmes catégories d'étude.
Christian POSLANIEC