Le Nouvel Educateur n° 75

Janvier 1996


 

 

Parmi les voeux possibles

Janvier 1996

 



Construction sociale du savoir

Janvier 1996

Construction sociale du savoir

 
Un exemple : le fer à repasser
 
 
Interactivité. Sys­témique. Symbiose. Synergie dans le tâ­tonnement expérimen­tal d'un groupe. Ap­proches concep­tuelles scienti­fiques et natu­relles. Transforma­tion du savoir : des savoirs privés vers des savoirs pu­blics
 
 
Un débat coopératif, véritable dialogue socio-cognitif
 
"Ma grand-mère a gardé le fer à re­passer de mam'ma Tine. C'était mon arrière grand-mère qui est morte main­tenant. Elle ne le prend plus pour re­passer, elle le garde en souvenir. Elle en a un autre, un électrique.
Marc M.
 
 
1-Le jour où il écrit ce texte, Marc ap­porte également ce "vieux fer à repas­ser". En le montrant il explique qu'il n'a pas besoin de moteur ni d'électricité et pas de câble.
 
 
2-"- Moi je connais, dit Mélanie, c'était dans le temps. Ma grand-mère m'a déjà raconté comment elle faisait: elle le mettait sur la cuisinière, il devenait tout brûlant et après elle repassait.
 
3-- Y avait des flammes ? (Nathalie)
- ça va pas, non! Tu sais pas ce qu'ça veut dire "chaud" ? (Mélanie)
- Tu avais dit "brûlant". (Nathalie)
Ici a lieu une rapide discussion sur les sens voisins des mots.
 
4- Mais moi je me demande comment ça se chauffait, ce fer... (Marlène)
 
5-- Elle le branchait peut-être sur la cuisinière ? (Marc C.)
- Mais c'était pas une cuisinière élec­trique ! (Mélanie)
- Mais alors comment le fer pouvait se chauffer ? (Marlène)
- Y a peut-être un truc dedans, sans qu'on le voie. (Fabien)
- ça se peut parce qu'il est lourd. Mais on n'peut pas l'ouvrir, y a pas de vis, rien de tout ça ! (Marc M.)
 
6-- ça doit sûrement se faire tout seul. (Christelle)
 
7- Moi je ne comprends pas comment... (Nathalie)
- Moi je trouve normal que ça chauffe parce que c'est du fer. En hiver ma grand-mère fait cuire son manger sur la même cuisinière où elle mettait le fer et ça chauffait aussi sans électricité. La plaque de la cuisinière est en fer et quand elle est chaude par le bois elle donne sa chaleur au fer et à la casse­role qu'on pose dessus. Mais du plas­tique, faut surtout pas en mettre, il fondrait. Et du bois non plus parce qu'il cramerait." (Mélanie)
L'entretien s'arrête là, il sera repris l'après midi.
 
8"- Maintenant le fer, il faut le bran­cher, et ça use du courant. (Fabien)
 
9- Et ça peut brûler le linge. Ma mère a brûlé une chemise de mon père, elle a pleuré. (Cynthia)
- Parce qu'elle s'est fait mal ? (Mélanie)
- Mais non... (Cynthia)
- En plus, c'est fragile! Ma petite soeur a fait tomber le fer de ma mère par terre et il s'est cassé. Ouf, heu­reusement que mon père a pu le réparer. (Marc M.)
- Il connaît l'électricité ? (Nathalie)
- Tu savais pas que c'est son boulot ? (Marc M.)
 
10- Oui, mais comment ça se passe pour que le fer chauffe ? (Marlène)
 
11- Y a sûrement quelque chose dans le fer qui le fait chauffer. (Mathieu)
- Sans doute un moteur, enfin un tout petit moteur... (Fabien)
 
12- En tout cas à l'intérieur du fer il y a un tuyau dans lequel maman met de l'eau. (Mathieu)
- Oui le fer de ma mère c'est pareil. Et ça fait du bruit quand la vapeur sort. (Mélanie)
- Elle sort par des petits trous et ça aplatit mieux le linge. (Nathalie)
- Mais d'où elle vient, la vapeur ? (Vianney)
 
13- Elle vient du moteur qui chauffe le fer. (Fabien)
 
14- Peut-être qu'il y a un moteur pour chauffer le fer et un moteur pour faire la vapeur. (Vincent)
- Moi je ne crois pas qu'il y a un mo­teur dans le fer parce que on n'entend jamais le bruit du moteur. (Marlène)
- Mais on a bien dit que la vapeur fait du bruit quand elle sort. (Mélanie)
- Oui la vapeur, mais pas un moteur ! (Mathieu)
 
15- Mais d'où elle vient la vapeur ? (Vianney)
- Tu te rappelles quand on avait un jour fait bouillir de l'eau et qu'on avait vu la vapeur comme de la fumée ? Ca doit être pareil pour le fer... (Vincent)
 
16- Ah mais oui, j'ai compris : on verse de l'eau dans le fer par un tuyau, on branche le fer, le fer se chauffe et en même temps il chauffe l'eau et elle fait de la vapeur. (Mathieu)
 
17- Vous avez une idée de la manière dont ça se passe pour que le fer chauffe ? (Maîtresse)
- Si c'est vrai qu'il n'y a pas de mo­teur dedans, il doit quand même y avoir quelque chose, sinon il ne pourrait pas chauffer. Ca ne se fait pas tout seul, c'est pas de la magie! (Fabien)
 
 
18- S'il y avait un moteur, il faudrait que quelque chose tourne ou bouge et puis il y a rien qui se passe. (Mathieu)
 
19- Mon papa m'a dit que dedans il y a des fils qui chauffent quand le courant passe et que c'est ces fils qui chauf­fent le fer". (Marc M.)
Nous arrêtons ce travail ici et décidons de le poursuivre le lendemain. Vendredi après-midi, après un rappel de la ques­tion que nous nous posons et des élé­ments de réponses apportés, je propose que nous fassions des expériences avec des piles, des morceaux de fil de fer, des petits ressorts et divers petits ob­jets.               Après le temps de manipula­tions et l'expression des conclusions nous mettons par écrit (dessins, et textes) ce que nous avons constaté, dé­couvert, compris... Pendant ce temps les plus petits découpent dans des cata­logues les objets quifonctionnent avec du courant.
 
20 Un conseil de Mathieu :
"- Si vous les collez sur une feuille vous pouvez mettre ensemble tous les ob­jets qui n'ont pas de moteur.
- Mais comment le sait-on ? (Maîtresse)
- Quand il n'y a pas de moteur on n'entend pas de bruit et on ne voit rien tourner ni bouger". (Mathieu)
Sont ainsi regroupés ensemble: le four électrique, le grille-pain, le four à raclette, la cafetière électrique. La séance se termine sur la présentation de ce travail.
Nous poursuivons lundi.
 
21- "J'ai réfléchi. La plaque de la cuisi­nière électrique et la semelle du fer à repasser se ressemblent : quand on les met en marche, il faut attendre un peu pour que ça chauffe. (Mélanie)
 
22- Alors si on tient le fer à l'envers, c'est comme une plaque de cuisinière ? dit Fabien en souriant.
 
23- On pourrait essayer!" (Mélanie)
Elle remplit d'eau la petite casserole de la dînette, Marc branche le fer et le retourne, Mélanie pose la casserole sur le fer et nous attendons. L'expérience est concluante. Mélanie en rédige ainsi le compte-rendu:
"J'ai mis de l'eau dans la petite casse­role. Marc a branché le fer et il l'a tenu à l'envers. J'ai posé la casse­role sur la semelle du fer et j'ai at­tendu. Le fer a commencé à chauffer len­tement. Puis j'ai trempé mon doigt dans l'eau et j'ai senti qu'elle n'était plus si froide. J'ai encore attendu et tout d'un              coup, l'eau était tellement chaude qu'elle a commencé à bouillir".
On a tous vu que c'était vrai ce que Fa­bien avait dit.
 
24- "Moi je sais comment le four devient chaud. En haut et en bas il y a de gros tuyaux électriques qui deviennent rouges et chauds. Ma soeur s'est déjà brûlée. C'est eux qui chauffent le four. Mon père m'a dit que ça s'appelle des résis­tances. (Mathieu)
 
25- Mais oui, le four à raclette c'est pa­reil, j'ai aussi vu les résistances. (Cynthia)
- Alors sûrement que dans le fer c'est pareil. (Fabien)
 
26- Si seulement votre fer était cassé, on pourrait le démonter et on verrait". (Marc C.)
La consigne est donnée aux mamans qu'elles ne jettent pas leur fer quand il sera cassé.
- "Mais alors, dit Nathalie, si le fer est cassé on ne pourra pas voir comment c'était quand il fonctionnait!
- Si, ça sera pareil, seulement ça ne marchera plus. (Vincent)
 
 
 
 
 
 
COMMENTAIRES
(3è colonne)
 
 
1-Apport d'un enfant: un objet à valeur affective forte. Marc écrit, il en parle. Il situe l'objet dans le temps.
Il esquisse la notion historique de l'évolution de l'objet technologique: le fer à repasser. En même temps il exprime sa représentation que l'Älectricité est associée au câble et au moteur.
 
2-Mélanie apporte un témoignage également teinté d'affectif. J'y perçois une in­tuition de la notion de transmission de la chaleur.
 
3-Problèmes de compréhension liés au voca­bulaire, à la représentation que nous avons chacun du sens des mots.
 
4-Pour Marlène, sans doute aussi pour d'autres dont elle peut être le porte parole, le témoignage de Mélanie n'apporte rien. Dans peu de temps elle reposera la même question.
 
5-Des hypothèses sont émises, qui "se ré­pondent". Est-ce un dialogue socio-co­gnitif qui donne lieu à la construction sociale d'une compréhension partielle exprimée par Christelle ?
 
6-Je ne crois pas que cette intervention de Christelle soit teintée de finalisme. J'y vois plutôt une manière d'exprimer sa compréhension de ce que Mélanie a ex­pliqué. Les mots "tout seuls" peuvent vouloir dire qu'elle pense qu'il n'y a rien dans le fer.
 
7-On pourrait penser que pour Mélanie cette notion de transmission de chaleur est une évidence: "c'est normal". Elle explique très clairement ce qu'elle en comprend. Cette explication n'est d'ailleurs pas contestée.
 
8-Fabien marque une transition en parlant du fer actuel, le fer électrique.
 
9-Les enfants ont le sentiment que "l'électricité c'est compliqué....", que c'est une affaire de spécialiste.
 
10-Marlène pose à nouveau la même question (si elle ne le faisait pas, je serais obligée de la faire!)
 
11-L'hypothèse de Fabien complète celle de Mathieu. Fabien est très prudent. Tout en disant qu'il pourrait y avoir un mo­teur dans le fer à repasser il exprime un doute: "enfin un tout petit mo­teur..."
 
12-Le problème n'est pas résolu. Est-ce une fuite, un contournement de la part de Mathieu pour ne pas rester sur un constat de non-savoir?
 
13-La réponse de Fabien à la question de Vianney montre que sa représentation de la présence d'un moteur dans le fer est toujours présente.
 
14-Vincent double la mise: selon lui il y aurait deux moteurs dans le fer à va­peur. Hypothèse contredite aussitôt par Marlène, argument à l'appui. C'est la premiÅre fois qu'elle intervient autre­ment que pour poser une question. Est-elle en train de se construire sa repré­sentation ?
 
15-Pour répondre à Vianney, Vincent rap­pelle un acquis antérieur qui lui semble applicable au fer. Il oublie que Vianney est plus jeune et qu'il n'a peut-être pas intégré ce savoir à ce moment-là. Pour Vincent est-ce le début de la géné­ralisation d'une loi ?
 
16-S'appuyant sur ce que dit Vincent, Ma­thieu énonce une explication claire qui peut être le résultat d'une construction sociale. Il vient de comprendre grâce à ce qui s'est dit auparavant.
 
17-Une nouvelle fois -et ce sera la der­nière- Fabien parle du moteur qui chauffe le fer, mais il se montre prêt à abandonner cette représentation à condi­tion qu'on l'aide à la remplacer par une autre, valable, scientifique... Car "c'est pas de la magie"!
 
18-L'argument de Mathieu va peut-être contribuer à éliminer définitivement l'hypothèse de la présence d'un moteur dans le fer à repasser.
 
19-Je ne comprends pas pourquoi Marc inter­vient aussi tardivement dans le débat. Il ne vient à l'idée de personne de contester ce qu'il affirme; il le tient tout de même de son père, un spécia­liste...
 
20-Mathieu précise sa conception du moteur : il fait du bruit.
 
21-Le travail des petits (section enfan­tine) donne sans doute à Mélanie l'idée de comparer le four et le fer, utilisant le mode analogique. De plus une nouvelle idée est émise: il y a un temps d'attente avant que ça ne chauffe.
 
22-Les mots "c'est comme..." révèlent que Fabien rattache l'inconnu au connu, qu'il élargit son savoir dans ce domaine précis.
 
23-Mélanie doit avoir l'intuition que Fa­bien et elle ont raison. Elle est sé­duite par l'idée de réaliser cette expé­rience qui le prouverait (Je tiens à dire en passant qu'il ne me serait pas venu à l'idée de proposer de chauffer de l'eau sur un fer à repasser!) L'expérimentation est importante pour croire, pour faire évoluer, pour changer ses représentations, et sans doute aussi pour se souvenir (car ils en ont parlé souvent par la suite: "Tu te rappelles quand on a ...")
 
24-Une nouvelle explication claire de Ma­thieu. Le vécu, les constats l'emportent.
 
25-Fabien a construit sa nouvelle représen­tation qui remplacera l'ancienne ; cette dernière avait été destabilisée, puis détruite. les mots "alors sûrement" son­nent comme une trompette et s'opposent à ceux plus estompés, plus nu­ancés de Fa­bien : "sans doute un moteur, enfin un tout petit..."
 
26-Le besoin de preuve est exprimé par Marc C.
 
Des commentaires gé­néraux sur la dé­marche
 
Dans les pages qui précèdent, j'ai re­transcrit scrupuleusement la démarche que nous avons suivie. J'ai essayé d'analyser ce qui s'est passé. C'était ma manière de théoriser ma pratique.
Les différentes étapes et les résultats de nos travaux ont été consignés par écrit : dessins, textes et croquis. Il m'a paru sans intérêt de les reproduire ici. J'ai trouvé plus intéressant de me centrer sur le commentaire.
Avec ce témoignage je voudrais dire (ou redire) que, quel que soit le sujet, les enfants en savent parfois beaucoup, sou­vent plus qu'on ne le croit, et qu'il est sans doute plus facile d'apprendre quand on sait de quoi il est question et ce qu'on cherche à savoir (exemple : les questions répétées et obstinées de Mar­lène qui finit par entrer dans le débat et dans la construction de son savoir). Je suis sûr également que les enfants savent très bien dialoguer ensemble, qu'ils peuvent se rendre compte qu'ils sont utiles les uns aux autres (en somme, ils expérimentent le bonheur et le bénéfice de la coopération) et qu'ils n'ont pas besoin que les adultes leur mâchent le travail.
Bien sûr cela suppose un certain climat de la classe, des techniques de travail et des outils appropriés :
- permettre, faciliter, encourager la pratique de l'expression libre, de l'écoute bienveillante, pousser à la formulation aussi précise que possible, aider à la mise en réseau des diffé­rentes notions qui se font jour...
- apporter les outils nécessaires (cf la fiche de travail "ça chauffe").
- laisser, donner le temps nécessaire.
Voilà le rôle du maître.
Mais cela suppose également que le maître ne travaille pas tout seul dans son coin, qu'il ait lui aussi - au même titre que les enfants et dans le même esprit - des échanges avec ses pairs en­gagés dans la même recherche.Des approches concep­tuelles scienti­fiques et naturelles
 
Une fois de plus on découvre dans ce do­cument, que les situations vivantes ap­portées par les enfants et leurs ques­tionnements sont toujours conceptuelle­ment riches. Ici on peut recenser quelques uns de ces concepts dont ces jeunes enfants ne font qu'approcher cer­tains aspects :
- la transmission de la chaleur - conduction en calorimètrie,
- les propriétés calorifiques du courant électrique - résistances,
- les propriétés électro - magnétiques du courant - moteurs
- le phénomène de vaporisation de l'eau - ébullition.
Les autres pistes, explorées ou non, nous en font deviner d'autres.(1)
On sait que ce sont par les rapproche­ments de telles situations apportant exemples et contre - exemples , analo­gies et différences, comme c'est le cas ici entre la vapeur du fer et l'ébullition de l'eau ou encore les plaques électriques de cuisinière, le four et le fer pour la production de chaleur, que commence le long processus de généralisation et d'abstraction. Ce processus permettra, beaucoup plus tard, par l'analyse des invariants, l'émergence des attributs essentiels du concept.
C'est tout le problème du transfert de "savoirs construits" encore non formels qui se pose là et une telle démarche, au niveau des apprentissages premiers, ne peut que le favoriser ensuite.
On sait aussi que les concepts ne se construisent pas seuls et indépendamment mais au contraire en réseaux : ici, la production de chaleur, le courant élec­trique, les résistances, la vaporisation de l'eau sont en interaction, c'est une approche systèmique tout à fait natu­relle.
Dans cette coopération entre individus engagés dans une recherche commune, au travers de ce dialogue, de ces échanges de savoirs, de questions, se manifestent des phénomènes de symbiose, de synergie cognitives favorisant l'invention so­ciale mais aussi le rôle des facteurs affectifs et socio - affectifs liés et déterminants dans cette appropriation personnalisée du savoir par chaque en­fant.
(1) Voir plus loin : " Des pistes ou­vertes ".
Edmond Lèmery 
 
 
Des pistes ouvertes
 
Je voudrais dire aussi que beaucoup de pistes ont été ouvertes. Nous en avons exploré certaines et abandonné d'autres, faute de temps. Nous avons exploré la notion de conduction de chaleur. Nous avons rassemblé quelques observations, fait des expériences... et là, je me suis rendu compte, une fois de plus, que l'adulte a une fâcheuse tendance à aller trop vite ; pour moi, c'était évident que conduction de la chaleur et conduc­tion du froid c'était la même chose et que cela allait venir tout naturellement ; mais pas du tout : ce n'est que quelques semaines plus tard que Fabien relançait le débat.
 
Un matin, en déballant son cartable, Fa­bien s'écrie :
- "Oh la la, ma boîte de couleurs est glacée chaque fois le matin et pas ma trousse. Je vais  mettre mes couleurs dans une trousse!" Je demande à Fabien et aux autres s'ils voient une explica­tion à ça.
- "C'est qu'il a trop longtemps laissé traîner son sac dehors !
- Mais cela explique -t- il que la trousse ne soit pas froide alors que la boîte de couleurs l'est ? (la maîtresse)
- C'est pareil que notre bidon de lait ; quand on le laisse dehors la nuit, il est tout glacé le lendemain matin. (Mathieu)
- Tu peux en dire plus ? (la maîtresse). C'est Fabien qui répond :
- C'est normal, ils sont tous les deux en métal ! Et le froid, c'est comme le chaud, ça passe dans le métal tout seul.
- Oui, mais... une trousse si elle est en métal ça marche aussi pour le froid". (Mélanie)
 
Commentaires :
 
Elle doit se souvenir ici de conclusions de travaux précédents autour de " ça flotte ou ça coule ?" ou du magnétisme, travaux pour lesquels il a fallu faire la distinction entre le concept d'objet et le concept de matière, distinction qu'elle semble avoir intégrée. C'est bon qu'elle le rappelle à ce moment, cela a permis de vérifier et d'asseoir des connaissances. Je passe ici sur la série d'exemples qui ont été évoqués. C'est clair que les connaissances ne se juxta­posent pas, elles se relient, s'emboîtent...
J'ai rappelé à cette occasion l'idée que nous avions déjà découverte : un savoir n'est jamais clos, mais il s'agrandit, s'étend, rebondit. Mathieu a même ex­primé que c'est ça qui est bien et il en a parlé comme d'une expérience grisante et que plus tard il voudrait bien deve­nir un savant qui cherche toujours des choses nouvelles que les autres ne sa­vent pas encore.
Nous aurions pu explorer d'autres pistes : les isolants, bien sûr, piste que nous n'avons qu'effleurée. La fusion, le mo­teur, la transmission du mouvement ( nous y avons travaillé un peu), les ré­sistances, la vapeur d'eau, l'électricité... et tout ce que je n'ai pas vu.
Une piste dans laquelle nous avons échoué : établir un parallèle entre la frise chronologique de nos famille ( un travail sur la famille et la généalogie que nous avions fait) et l'évolution du fer à repasser.
J'ai fini par ne plus me culpabiliser quand nous n'exploitions pas tout, nous n'en aurions matériellement pas eu le temps ; il y avait des recherches tout aussi passionnantes à mener dans d'autres domaines et puis il y a des su­jets pour lesquels je manquais tout sim­plement de savoir - faire. Cependant, j'ai aussi fini par penser qu'il était important que les enfants se posent des questions, même si on n'apportait pas de réponses immédiates, parce que tôt ou tard ils se donneraient les moyens d'en trouver.
Quand j'évoque le manque de temps, c'est parce que la vie de la classe, les expé­riences et le vécu qu'ils apportaient à l'école ne s'arrêtaient pas et qu'à par­tir d'un moment, à vouloir poursuivre des pistes ouvertes au cours d'un tra­vail, on finissait par se sentir en dé­calage par rapport à la vie et cela ris­quait de devenir scolastique.
                                                                              Anne - Marie Mislin
 
 
Transformation du savoir : du savoir privé au savoir pu­blic
 
Comme le révèle ce document, "le savoir devient une recherche commune, une péné­tration d'un objet de connaissance com­mun, un processus de dialogue et de confrontation, de questions et de ré­ponses..." (1).
— Dans ce tâtonnement expérimental col­lectif, on peut remarquer qu'il y a, à la fois, destruction, déformation, transformation, combinaison de savoirs privés ; savoirs que les enfants ont déjàconstruits, de manière implicite, par leurs propres observations (Mélanie - réf 19/24), leurs propres hypothèses (Mathieu - réf 35) ou expériences (Vincent - réf 49/50), ou encore leurs informations diverses (Marc réf 59/60).
On comprend aussi que le statut de l'erreur n'est plus le même et que celle - ci est ici partie intégrante de la construction conceptuelle par approxima­tions successives (Fabien réf 36 et 41).
— On peut encore remarquer, dans cette appropriation de savoirs privés par d'autres enfants, (Fabien réf.69 & 84) comment cette transformation du savoir privé produit par certains devient pro­gressivement, parfois lentement après périodes de latence, élaboration d'un savoir public ou semi - public (celui du groupe d'abord), reconnu et accepté par tous (Mathieu 51/52 puis 80 - 81 - 82).
"L'enquête sur le savoir... montre bien que le milieu scolaire - que ce soient les enseignants, les formateurs, les psychologues, les inspecteurs ou les élèves - privilégie un aspect du savoir : le savoir construit . La vision du sa­voir comme une entité validée, qui re­présente la somme de nos connaissances constituées, est prédominante. On semble oublier l'autre face du savoir, la face cachée : celle qui est en train de se structurer dans le cerveau de nos élèves, celle qui évolue, celle qui est relative au temps, au contexte et à l'affectivité, celle qui est provisoire et qui a besoin de la médiation d'autrui pour devenir un savoir validé : le sa­voir en construction."(2)
Edmond Lèmery
(1) Britt - Mari Barth - Le savoir en construction - Retz - Chap.3 - p.74
(2) Ibid - p.69
 
 
 
 
 

À propos du conseil

Janvier 1996

Le Conseil est un élément indispen­sable au fonctionnement d'une classe coopérative, mais difficile à mettre en place et déli­cat à gérer, surtout dans les classes de petits. Mireille Vedrines raconte ici très utilement comment se passe le conseil dans sa classe de CP/CE1 à Lansargues (34).

 
 
Dans ma classe (CP/CE1), le conseil se réunit chaque vendredi de 11 H à 12 H.
La séance débute par une phrase ri­tuelle : "le conseil commence".
Les critiques, les propositions, les félicitations se succèdent dans un ordre variable.
Les critiques permettent de parler de ce qui ne va pas, les propositions d'influer sur les projets de la classe, les félicitations de recon­naître les progrès accomplis en com­portement et en travail.
Le déroulement est identique dans chacune de ces trois parties :
"Qui a des critiques (ou des proposi­tions, ou des félicitations) à faire ?"
Les enfants lèvent la main, j'inscris les noms.
Celui qui ne s'inscrit pas garde uni­quement le droit d'intervenir.
La parole est donnée dans l'ordre des inscriptions.
La partie la plus difficile pour moi est évidemment celle des critiques.
 
Les critiques
 
Comment faire en sorte que les en­fants trouvent des sanctions éduca­tives et non des punitions pour les problèmes soulevés ?
Après avoir quelque peu "galéré" et glané quelques pistes dans d'autres conseils, j'ai en réserve quelques questions :
"- Qui a quelque chose à dire sur ce problème ?
- Qui a des propositions à faire ?
- Comment peut-on aider Untel à ne plus taper, déranger, agresser...?
- Est-ce que tu crois que ta proposi­tion va l'aider à ne plus taper, dé­ranger, ...?"
Quand des propositions sont faites, je demande à l'enfant qui critique s'il y en a une qui lui convient et si cette proposition met en cause ce­lui qui est critiqué, je lui demande à son tour s'il accepte la solution choisie.
En cas de litige, le conseil cherche d'autres solutions. S'il le faut, pour éviter les longueurs, j'interviens en proposant une solu­tion.
Il m'est arrivé récemment de faire signer un "contrat" à l'enfant criti­qué, à l'enfant qui s'est proposé pour l'aider et de signer moi aussi pour laisser une trace de l'engagement pris.
Il arrive que le seul fait d'avoir énoncé une critique suffise à celui qui critique et alors "on passe" à l'enfant suivant.
Il arrive, quand une règle n'a pas été respectée et que l'enfant en question le reconnaît tout de suite, qu'on vote "l'avertissement" ou "la chance".
L'avertissement signifie "tu connais­sais la règle, tu ne l'as pas respec­tée, attention, ce n'est pas la pre­mière fois !"
La chance signifie "tu connaissais la règle, tu ne l'as pas respectée, c'est la première fois, on te donne un jocker".
Au bout de trois avertissements, l'enfant perd son métier pendant la semaine qui sui le conseil.
 
Les propositions et félicitations
 
Les propositions sont en général nom­breuses et je remarque que certains enfants font preuve de tenacité en réitérant leurs propositions plu­sieurs semaines consécutivement.
Quelques exemples de propositions adoptées par le conseil ;
- faire de la pâte à sel
- faire une sortie à vélo
- mélanger les CP et les CE dans la disposition de la classe
- faire du théâtre
- faire des ateliers cuisine...
Les félicitations s'adressent parfois à un autre, parfois... à soi-même !
Une institutrice en visite dans la classe s'est même vue félicitée par un enfant parce qu'elle faisait bien son travail (elle prenait des notes !)
 
Apprentissage de la citoyenneté
 
Le conseil évolue avec les enfants : je l'ai d'autant mieux observé cette année que j'ai gardé au CE1 des en­fants que j'avais en CP. C'est un mmoment toujours très attendu. La tension qui peut s'observer au moment des critiques montre à quel point les conflits existent et confirme la né­cessité d'avoir une instance à qui les exprimer, autre qu'une maîtresse qui n'est pas toujours disponible.
 

 

 

 

Education à la Paix

Janvier 1996

Eviter l'épreuve de force

Janvier 1996

 

Quelle place pour les apprentissages personnalisés ?

Janvier 1996

Travail individualisé, travail per­sonnalisé : quelles différences ? Comment se traduisent-ils dans les faits, quelle application, notamment dans l'emploi du temps ?

Jean François Grande, enseignant au cycle II à Ladignac (19), fait le point sur la façon dont il les conçoit actuellement, sur la place de chacun dans sa classe, en nous rappe­lant que le principal est sans doute la responsabilisation des enfants, la prise en charge au moins partielle par eux de leurs apprentissages...
Il s'agit d'une réflexion à un moment donné, dans le cursus pédagigique personnel d'un enseignant, et Le Nou­vel Educateur accueillera avec inté­rêt les réactions de ses lecteurs.
 
Du travail indivi­dualisé...
 
Une tradition de l'école nouvelle
 
Le travail individualisé a connu son heure de gloire dans l'I.C.E.M et en­core maintenant sans doute. Il s'organise autour des fichiers et di­vers outils, plans de travail etc... Il est supposé répondre à la fois aux exigences du programme pour les dif­férents cours et au respect de l'identité de l'élève apprenant (démarches, tâtonnements, évalua­tion...). Il forme à l'autonomie.
La décentration du maître (le souci de ne rien imposer, de garantir la liberté d'épanouissement de l'enfant...) a nourri le rêve des ma­chines à enseigner qui est très an­cien : il s'est développé aux Etats Unis, il a produit de nombreux didac­ticiels, Freinet s'en est inspiré avec les boites enseignantes... Les logiciels sont tout près de reprendre le relais, mais je pense que cette forme de relation au savoir n'est ni l'aboutissement, ni le point de dé­part d'une pédagogie centrée sur l'enfant, ses besoins, ses démarches. Le substitut de l'outil à l'homme ne garantit ni la liberté de l'apprentissage ni celle de l'apprenant.
Nous savons depuis longtemps que tout apprentissage, toute relation au sa­voir ne peut exister sans l'interaction sociale avec les autres enfants et les maîtres médiateurs et sans la connaissance et l'adhésion aux finalités de l'apprentissage. Freinet d'ailleurs était le premier à mettre en garde contre ce "dialogue muet" avec l'outil.
 
Une idée nouvelle de l'école tradi­tionnelle
 
La différenciation des apprentis­sages, l'individualisation des ensei­gnements sont au coeur de tous les dispositifs éducatifs expérimentés et mis en oeuvre au cours des années 80-90. L'hétérogénéité des classes, la communication au public des travaux des chercheurs en sciences de l'Education, les modèles de formation hors éducation nationale avec réfé­renciels, la mise en place de la loi d'orientation, l'ordinateur, tout ceci explique ce nouvel engouement pour des itinéraires individualisés d'apprentissage.
La pédagogie différenciée a contribué à vulgariser de nombreuses idées et de nombreuses formes de travail en groupe et d'individualisation, même si celle-ci est plus effective dans les livres que dans les classes, et pour cause : différencier est un casse-tête sans cesse renouvelé et ce sont rarement ceux qui exposent qui appliquent.
Elle a permis aux éditeurs de nourrir le marché de nouveaux produits avec des fiches de programme individuel, auto évaluation, analyse des er­reurs... Le développement du photoco­pieur a énormément facilité les pos­sibilités de diversifier le travail dans la classe, les éditeurs ayant su adapter leur produit à ce moyen de duplication.
Je reprocherai à cette forme de dif­férenciation d'être presque toujours pensée par rapport à la notion d'échec, pour traiter l'échec ou l'erreur soit en amont, soit en aval. Groupes de besoin, de soutien, de re­médiation etc... : tout un jargon qui fait la joie des éditeurs et des for­mateurs de l'I.U.F.M.
Je ne prétends pas faire mieux, mais tout simplement rejustifier la néces­sité d'individualiser ou de personna­liser le travail pour répondre à une philosophie de l'éducation sans doute moins technicienne, mais peut-être plus relationnelle, moins pessimiste et centrée sur l'échec de quelques-uns mais plus optimiste et centrée sur la réussite de tous.
 
... au travail personnalisé
 
Je définirai le travail personnalisé tel que je l'envisage selon trois grands axes pédagogiques :
le travail personnalisé est indivi­dualisé, socialisé, créatif.
Individualisé :
parce qu'il est centré sur la per­sonne, sa culture (ses représenta­tions, ses savoirs antérieurs), ses désirs, ses besoins, ses envies, ses goûts. Il favorise l'expression et l'affirmation d'une liberté indivi­duelle parce qu'il se construit sur l'expression d'un choix qui demande d'être capable de prendre une déci­sion, de s'engager. Il favorise l'autonomie et responsabilise chacun dans son travail par rapport à lui-même.
Socialisé :
parce qu'il s'inscrit dans une dyna­mique collective. Il favorise l'entraide, sollicite la coopération aux dépens de la compétition.
Il nécessite la communication, expli­cation des processus intellectuels et personnels ("comment j'ai fait, pour­quoi j'ai fait, quelle est ma mé­thode...) et des produits finalisés (ce que j'ai fait, lecture du texte par exemple).
Il s'appuie sur la notion de contrat, il établit une relation de confiance en l'autre, le maître en particulier, et aux autres (inutile de cacher ou de tricher).
créatif :
parce qu'il s'appuie sur et favorise les activités d'expression, d'imagination et les activités expé­rimentales tâtonnées. Il favorise et développe des démarches personnelles d'apprentissage.
 
De l'intérêt de personnaliser les apprentissages...
 
J'accorde depuis longtemps une grande importance à la possibilité d'offrir aux élèves des temps de travail per­sonnel. Je vois dans ce principe pé­dagogique une orientation fondatrice de toute pratique de transformation de la vie scolaire. Elle garantit la possibilité pour l'élève de ne pas être soumis toute la journée à l'injonction et à la démonstration magistrale ; elle implique l'élève dans des situations d'apprentissage généralement choisies, volontaires, au cours desquelles il exerce son pouvoir d'agir et de créer. Il est le sujet et non plus l'objet de l'apprentissage ; il est maître au moins partiellement du contrat dont il définit le contenu, le rythme et la finalité ; il participe à l'évaluation de son travail.
Les interventions du maître sont alors nécessairement adaptées aux de­mandes exprimées, aux besoins consta­tés, elles sont ciblées, individuali­sées et extrêmement plus efficaces qu'une parole adressée à l'ensemble du groupe.
J'ai la certitude que c'est au cours des temps de travail personnel que l'enfant construit le mieux ses sa­voirs, qu'il modélise le mieux les démarches intellectuelles qui entraî­nent la réussite, la compréhension, la mémorisation. C'est à partir de ses expériences personnelles réussies qu'il élabore les modèles cognitifs qui pourront être transférés à d'autres situations, d'autres ma­tières. Cette forme de travail est évidemment grandement plus exigeante pour l'élève que la simple participa­tion à un cours collectif. Elle n'est pas simple à mettre en oeuvre pour le maître.
Si j'avais à résumer les grands prin­cipes pédagogiques qui justifient l'organisation du travail personna­lisé, je dirais qu'ils sont les sui­vants :
- possibilité pour l'élève d'exercer des choix.
- possibilité d'agir et de créer.
- possibilité de communiquer.
J'ai dit souvent, sous forme de bou­tade, que c'était plus à l'espace et au temps réservé à l'élève dans la classe qu'au volume de fichiers sur les étagères qu'on mesurait le degré de transformation pédagogique d'une classe.
 
... à leur mise en oeuvre dans une classe de CP-CE1 de 24 élèves
 
Dans la classe, actuellement, les temps de l'élève se découpent en trois catégories :
- les temps collectifs
- les temps individuels
- les temps personnels.
 
Les temps collec­tifs
 
Il s'agit des temps d'explication, de leçons, de corrections, généralement dirigés par le maître mais pas tou­jours ; de présentation aux autres (d'un livre, d'un texte par exemple) ; de la découverte d'une lettre ; de la préparation d'un projet ; de la mise en place d'expériences, de re­cherches collectives en art, en mu­sique...; de l'exposé ou de la visite d'une personne extérieure à la classe...
Mais faudrait-il bannir la leçon ?
Je ne le pense pas. Elle a été long­temps associée aux cours magistraux (et inutiles ?) caractérisant une école traditionnelle fondée sur un modèle d'enseignement des élites au lycée. Les séances de travail collec­tif peuvent être bien autre chose. Le maître est indispensable à l'entrainement intellectuel des élèves (voir Britt Mari Barth et A Lagaranderie) et les leçons collec­tives ne riment plus systématique­ment avec somnolence et ennui, même si de nombreuses études ont montré que le temps de vigilance intellec­tuelle des élèves est très faible, et que seuls peu d'élèves participent et profitent réellement de l'enseignement, que ces mises en scène du savoir "renarcissisent" les maîtres : une formule sans doute im­parfaite, mais incontournable !
 
Les temps indivi­duels
 
Le travail individuel regroupe tous les temps d'exercices d'entraînement imposés et généralement les mêmes pour tous, sous diverses formes (exercices sur manuel, fichiers auto-correctifs ou pas, logiciels d'orthographe, de lecture...).
Le temps est un concept difficile à mesurer et morceler, tant sont impor­tantes les variables qui, dans la classe, interviennent dans la répar­tition de ces temps (variables liées aux élèves, à l'adulte, aux objets d'étude, aux horaires...). Un calcul peu rigoureux ferait apparaître la répartition suivante :
Travail collectif : 60 %
Travail individuel : 20 %
Travail personnel : 20 %
Après ce que je viens de dire précé­demment, ces pourcentages étonnent sans doute par la part relativement relativement faible du travail per­sonnalisé. Il est toujours difficile de confronter théories et pratiques. et je constate aussi qu'il n'est fi­nalement pas si facile d'intégrer des temps de travail personnel dans la grille de la journée. Car ce temps personnel, s'il favorise des dé­marches de travail très riches, n'est pas toujours compatible avec le res­pect des exigences liées aux pro­grammes, aus attentes diverses et pressantes qui pèsent sur l'école en général (parents éventuellement, mais surtout évaluation officialisée au CE, 6ème...). Le travail personnalisé est souvent difficile à gérer, très lourd à superviser et demande une grosse préparation...
Une classe Freinet serait selon moi dans une fourchette de répartition proche de la suivante :
Travail collectif : 40 %
Travail individualisé : 10 %
Travail personnalisé : 50 %
... à discuter !
Au niveau du CE1, l'alternance sur une journée dans ma classe est la suivante : elle a été établie en fonction de la présence d'un autre cours dans la classe (le CP) et des recommandations des chercheurs sur les rythmes de la journée :
matin : TC / TP / TC / TI / TP ou TI ou TC
Après midi : TC / TC (souvent éclaté en groupes) / TI ou TP.
 
Exemples d'application
 
Travail personna­lisé en français le matin, environ 45 mn
 
Au cours du matin, les enfants dispo­sent d'un temps personnel en français au cours duquel ils ont le choix entre diverses activités de lecture - écriture, qui varient selon les pé­riodes de l'année. De nouvelles acti­vités sont proposées, d'autres dispa­raissent, soit parce qu'elles ont été achevées, soit parce que le niveau du groupe les rend inutiles. Pour la pé­riode 3 (janvier-février), le choix était le suivant :
- activités de lecture : fichiers PEMF (voir Le Nouvel Educateur N° 43 de novembre 92), mais aussi coin lec­ture niveau 3 éditions MDI. Tout le monde connaît ces valises anciennes mais très bien faites, qui entraînent à la lecture par un travail sur fiche, texte, questions, auto correc­tion, pointage des résultats sur un graphique personnel. Différents ni­veaux par couleurs...
- des contes à lire : petits livrets de 16 pages avec questions.
- activités d'écriture :
écriture libre de textes vécus, textes imaginaires, compte rendus, lettres, fiches incitatrices du type "histoires pour rire", "recettes pour rire"...
ou des livrets qui consistent à écrire une histoire sur une page A4 pliée en quatre , formant ainsi un petit livre dépliable qui commence toujours par "il était une fois...".
- logiciels sur ordinateur (pour des raisons d'organisation, peu souvent en service !).
Les élèves disposent d'une fiche de bilan qui permet de suivre ce qui a été fait.
 
Travail personna­lisé en fin d'après midi à la suite d'une leçon de grammaire le matin
 
Dans un colloque, Philippe Peirieu avançait une idée toute simple qui pourrait bien apparaître comme déma­gogique et qui surprend par son effi­cacité : "si vous commenciez tout simplement par dire à vos élèves : "nous sommes en train d'apprendre ceci... Pour voir si vous avez com­pris... si vous êtes capables d'utiliser... essayez de faire les exercices que vous voulez page ..., nous les corrigerons ensemble et nous verrons". L'exercice n'est plus exer­cice de contrôle ou de vérification, il devient situation d'apprentissage, situation problème stimulante, on ne va pas tricher, on va chercher.
Les élèves du CE font ce choix et je les trouve dans ce cas très responsa­bilisés. Certains respectent l'ordre 1,2,3... comme s'ils avaient peur de déroger à une règle implicite de l'ouvrage, d'autres, pour affirmer leur liberté, commencent par le der­nier.
"Moi, je vais refaire celui qu'on a fait hier ensemble pour voir si je saurais le refaire" m'a dit une pe­tite fille un jour. Tous sont respon­sabilisés par rapport à leurs appren­tissages, travaillent très sèrieuse­ment.
On pourrait objecter : "et s'ils ne veulent faire aucun exercice, comment faire ?"
Je répondrai clairement qu'ils n'ont pas ce choix là.
Je me souviens d'avoir vu à l'école Freinet de vence, en 1989, une petite fille qui travaillait sur le Bled et faisait, de son propre chef, tous les exercices dans l'ordre.
Dans le même ordre d'idées, Meirieu conseillait aux profs de donner le sujet du contrôle la veille : les élèves sauraient au moins ce que l'on attend d'eux réellement et pourraient réviser efficacement, non pour avoir une bonne note, mais pour acquérir de manière solide des savoirs jugés es­sentiels pour eux par l'institution. Mais c'est une autre histoire ...

 

 

 

L'école algérienne, otage de l'obscurantisme

Janvier 1996

Ayant reçu une longue lettre d'Algérie, nous avons choisi d'en pu­blier d'importants extraits en res­pectant l'anonymat de son auteur, comme chacun le comprendra aisément.

 
Comme beaucoup d'écoles du Tiers Monde, l'école algérienne souffre d'un tas de problèmes qui freinent son évolution : manque de moyens pé­dagogiques, surcharge des classes, retard dans la construction scolaire, formation insuffisante du personnel enseignant, incompétence des cadres etc... Mais le mal le plus profond qui ronge réellement l'Institution est sans conteste l'indigence et l'obsolescence des programmes et des méthodes pédagogiques qui ont large­ment contribué à la régression du système éducatif national et à l'apparition de l'intégrisme reli­gieux qui ensanglante le pays depuis trois années.
En effet, si le climat de violence que vit actuellement l'Algérie a des origines politiques et sociales, il n'en demeure pas moins que la vraie source du drame vient de l'école. L'écrivain, poète et journaliste Ta­har Djaout a été l'un des premiers intellectuels algériens à mettre en cause le système scolaire dans la dé­rive actuelle du pays. pour lui, l'école algérienne est "une usine de la haine et de l'obscurantisme qui fabrique des monstres qui éteignent les étoiles". Il fut, hélas ! le pre­mier écrivain et journaliste algérien à être exécuté par "la haine et l'obscurantisme" le 23 mai 1993.
Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à reconnaître, après lui, que tout le mal de l'Algérie provient de son sys­tème éducatif...
...Depuis l'indépendance du pays en 1962, aucune véritable politique édu­cative n'a été appliquée si ce n'est quelques semblants de réformes qui, au lieu de sauver l'école, l'ont al­lègrement enfoncée.
C'est à partir des débuts des années 80 que le système éducatif national entamait un long processus de déla­brement et de régression, après no­tamment l'introduction d'une nouvelle réforme inspirée du modèle Est-Alle­mand de l'époque qu'on baptisa offi­ciellement "enseignement fondamen­tal"...
...Cette réforme qui institua entre autres l'arabisation totale de toutes les matières a été mal préparée. Elle était très ambitieuse certes, mais ne possédait pas les moyens de sa poli­tique. De nouveaux programmes ont été ainsi mis à la disposition d'enseignants désabusés, ne sachant quoi faire devant un chois politique imposé et arbitraire et une réforme à laquelle ils n'étaient pas préparés.
Les contenus de certains programmes ont été conçus de telle sorte que l'idéologie prenne le pas sur la pé­dagogie et que l'endoctrinement reli­gieux soit de règle.
Au lieu et place d'une éducation à la vie et à la citoyenneté, d'un savoir scientifique et technique de base, nos enfants "s'abreuvent" tout au long de leur scolarité d'une culture de l'intolérance et de l'obscurantisme où la violence et la haine de l'autre sont les aspects les plus dominants.
C'est ainsi par exemple que, dans les manuels de littérature, les meil­leures oeuvres littéraires arabes sont évacuées pour laisser place à des textes vidés de leur quintessence artistique et à des tracts politiques militants.
Le choix des textes reste largement dominé par la référence à la reli­gion, à l'histoire ou au nationalisme et rarement à la littérature...
...Le constat est le même concernant les contenus de certains programmes d'histoire où le nationalisme étroit et l'apologie de l'omnipotence et de la force ont la part belle...
...Quant aux programmes de l'éducation religieuse qui est une matière omniprésente et omnipotente, ils constituent une arme à double tranchant aux mains de personnes en mal de prosélytisme qui, faisant fi de toute loi et respect, endoctrinent à tout va en semant leurs idées obs­curantistes qui sont contraires au vrai message de tolérance et d'humanisme que véhicule l'Islam...
...Et, pour couronner le massacre, nos "décideurs" ont mis en place une méthodologie d'enseignement qui étouffe toute vélléité d'esprit cri­tique et toute aptitude au discerne­ment, à la comparaison et à la créa­tivité.
Nos enfants, comme disait une péda­gogue bien de chez nous, ignorent jusqu'à l'existence des hirondelles. C'est tout dire quant au degré de dé­labrement de notre système éducatif dont l'intégrisme religieux se nour­rit actuellement.
 

 

 

Technique et Culture

Janvier 1996

Les enjeux de la culture technique débordent largement son champ strict d'application : où se reposent les questions de formation, de culture "tout court" et de choix de société.

 
Si l'on prend le terme de culture tel qu'il est employé communément, on doit constater que l'acceptation en est assez floue et qu'il y a souvent confusion entre un rassemblement en­cyclopédique, une érudition cumula­tive, et la culture prise comme une sorte de qualité dont, d'ailleurs, il est rarement fait état dans l'absolu. On lui adjoint généralement un second terme qui fixe les limites de ce qui est cultivé et que nous appellerons le champ de la culture : c'est ainsi qu'on parle de culture mathématique, historique, technique, scientifique, ouvrière, artisanale... avec parfois des champs de culture restreints par une double spécification : une cul­ture musicale moderne (et non clas­sique).
Un champ de culture est peuplé d'objets en rapport entre eux ou entre lesquels la culture établit des rapports. Ces objets de culture sont des êtres physiques, ou des savoirs, des savoir-faire, des principes, des schèmes ou schémas... Quant à la cul­ture générale, on peut retenir que sa généralité n'est pas due à une grande étendue du champ ou à une multipli­cité d'objets, mais plutôt à une gé­néralité instrumentale.
Dès lors nous pouvons préciser ce que nous entendons par culture au sens le plus courant : c'est le résultat d'une réflexion sur un champ. Ré­flexion qui conduit, chaque fois, à une nouvelle appréhension des rap­ports entre les objets du champ et à un nouveau niveau de culture. La cul­ture générale, souvent présentée comme une acquisition scolaire, per­met d'attaquer tous les champs de culture avec des outils omnibus, tels ceux que l'on rassemble dans les cours de logique, sous le titre des procédés généraux de la pensée ré­flexive ou avec des outils spéci­fiques plus ou moins transférables comme la méthode scientifique ou la méthode historique ou encore l'analyse technique. L'épistémologie définie comme "l'"tude de la consti­tution des connaissances valables et du passage d'un état de moindre connaissance à un état de connais­sances plus poussées" (J. Piaget) et l'épistémologie historique de G. Ba­chelard sont des méthodes plus spéci­fiques mais qui participent encore d'une culture générale. Nous avons nous-même préconisé une approche gé­nétique et systémique pour tracer une évolution et en comprendre les rai­sons.
Depuis les temps les plus reculés, les techniques de la chasse, de la pêche, de la subsistance etc... ont d'abord été inventées puis transmises par l'exemple et le contact. Mais ces techniques seraient restées figées s'il n'y avait pas eu réflexion sur elles. Même si elle fut lente, il y a eu évolution, on peut donc faire l'hypothèse d'un premier étage ré­flexif attestée par une amélioration (ou une dérive) des résultats. C'est un pas franchi, à la fois culturel et technique.
 
Le rôle de l'écrit
 
Au moyen âge apparaissent des ou­vrages imprimés (et illustrés) qui sont des recueils de pratiques algo­rithmisées. On passe d'un mode de transmission oral et ésotérique à un exposé écrit dont la présentation né­cessite une mise en ordre des pra­tiques décrites et la mise au point d'un vocabulaire écrit et graphique. C'est un nouvel effort de réflexion que l'on peut retenir comme ayant produit un peu plus de culture pour les lecteurs de ces ouvrages et une approche plus raisonnée des pratiques pour les praticiens. Bien que le terme n'ait été employé que plus tard, on peut déjà parler d'une tech­nologie pratique ou professionnelle qui vient surmonter les savoir-faire primitifs.
A partir du XVIIème siècle, la ré­flexion sur les résultats précédents donne des ouvrages de technologie gé­nérale qui ne traitent plus de cas particuliers mais présentent, induc­tivement, des lois, des principes, des préceptes, des règles. La techno­logie prend de la hauteur ; elle de­vient même, au XVIIIème siècle, une matière de culture générale avec la technologie des physiocrates-écono­mistes. Mais la généralité de la technologie lui fait perdre de son applicabilité et elle doit alors, pour faire le raccord avec le réel, ou bien s'appliquer à un milieu très spécifique ou bien se compléter d'une technologie pratique et de savoir-faire. C'est ainsi qu'apparaît, au XIXème siècle, la science indus­trielle dont les expressions intè­grent la technologie générale et la technologie pratique par une sorte de modélisation hybride dont les effets sont assimilables à ceux que donne­rait une science expérimentale dont la constitution se serait étalée sur une très longue période et qui appa­raît effectivement vers le XIIIème siècle en concurrence avec une science purement déductive découlant des théories et d'hypothèses.
Elles donneront, au milieu du XIXème siècle, la science appliquée (d'origine déductive) qui entrera alors en collision avec la science industrielle d'origine pratique in­ductive.
Un exemple précoce de cette collision qui marque un conflit d'origine et de culture (la science industrielle est pour les praticiens et la science ap­pliquée pour les ingénieurs) est donné par les tracés de la coupe des pierres et du bois qui relevaient, avant la géométrie descriptive de G. Monge, de l'art du trait et de la stéréotomie. Pour le bois, un char­pentier disposait, avec l'art du trait, d'un algorithme de tracé effi­cace mais non justifié. G. Monge, ex­cédé du manque de cohérence des prin­cipes du trait développe sa géométrie descriptive ou science générale de la description des corps qui atteint, avec des principes explicites et des méthodes rationnelles (intersections, rabattements, changements de plans), le résultat attendu : ici, la valeur qu'il faut donner à l'angle de l'arêtier ; ou là, la vraie dimmen­sion d'une pièce oblique. Mais les praticiens conserveront longtemps leurs tracés d'après l'art du trait.
 
Les temps modernes
 
Un autre exemple plus tardif nous est donné par la structuration des sys­tèmes de production à la fin du XIXème siècle. L'organisation de la production artisanale et manufactu­rière reposait jusqu'alors sur des principes qui étaient techniques quant à la structuration (hiérarchisation, répartition des tâches et des savoirs) et s'accompagnaient, quant au fonction­nement, d'une culture spécifique (respect du travail bien fait, le bien étant aussi éthique que tech­nique). Ces principes sont compromis une première fois avec la suppression des corporations et une seconde fois avec la grande industrie et l'organisation scientifique du tra­vail inspirée des principes taylo­riens. Dès lors, le savoir scienti­fique organisationnel est capté par les ingénieurs et la culture profes­sionnelle du praticien devient une culture ouvrière, souvent d'opposition, issue d'une réflexion sur la position des travailleurs dans les systèmes. La réflexion systémique (issue de la technologie des phisio­crates) génératrice d'une conscience de classe ("prolétaires de tous pays...") est la marque de la culture ouvrière de l'époque.
En même temps, l'effet culturel de l'évolution des systèmes de produc­tion sur un large public bourgeois s'accompagne de la propagation d'une édéologie pro-technique et pro-scien­tifique alimentée par la multiplica­tion des publications magnifiant l'avenir préparé par la science et la technique ; par l'acculturation de cette idéologie ; par l'éducation et surtout par les grandes Expositions universelles avec le culte du gigan­tisme et des prouesses techniques.
Le rapide parcours que nous venons de faire a surtout été axé sur les tech­niques de productions matérielles : il faudrait aussi considérer d'autres techniques (agricoles, médicales, bancaires...) génératrices, elles aussi, de cultures spécifiques (si on y regarde de près) mais qui sont toutes surmontées d'une culture tech­nique générale si l'on se place à un niveau d'examen et de réflexion assez élevé.
Quant à la science, si nous repre­nions, comme nous l'avons esquissé pour la technologie, son évolution du point de vue épistémologique et his­torique, nous verrions qu'elle ne permet pas de développer un concept de culture scientifique symétrique de celui de culture technique et que c'est abusivement qu'on amalgame les deux cultures.
 
Les enjeux
 
La science est une action pensante, elle est tournée vers la compréhen­sion. la technologie est une pensée active. La réflexion sur la science donne une culture scientifique re­pliée sur elle-même. La réflexion sur la technologie donne une culture technique en relation avec le monde environnant.
Ce que nous suggérons, c'est de mettre la technique et la science sous le contrôle d'une culture clair­voyante et agissante. C'est ce que proposait G. Simondon pour qui la culture technique ne pouvait être construite que sur une technologie issue d'un étage élevé de réflexion puisqu'il l'assimile à "une science inductive et générale des scèmes (ou des principes) techniques". Cette culture exige la connaissance objec­tive et opératoire du monde technique (et scientifique) mais aussi, au-delà, une aptitude à la pensée symbo­lique et universelle, c'est à dire proprement philosophique. Tel devrait être l'un des contenus d'une forma­tion pour les enseignants de toutes les disciplines, de tous les étu­diants et d'une façon générale de tous les citoyens car la culture technique ainsi comprise intervient dans les débats les plus quotidiens ou les plus élevés : le fonctionne­ment d'un grille-pain mais aussi l'écologie, le devenir de nos socié­tés industrielles et l'éthique de la technique et de la science.
Yves Deforge
Chargé de cours à l'Université de Compiègne
Inspecteur des enseignements tech­niques honoraire
Cet article est tiré de la revue Ar­gos n° 13, avec son aimable autorisa­tion.
 
Notes bibliogra­phiques :
On trouvera des développements et une bibliographie relative au texte qui précède dans les trois ouvrages sui­vants :
Y. Deforge, Technologie et Génétique de l'objet industriel, Maloine, Pa­ris, 1986
Y. Deforge, L'oeuvre et le Produit, Champ Vallon, Seyssel, 1990
Y. Deforge, De l'éducation technolo­gique à la culture technique, ESF, Paris, 1993
 

 

Pistes

Janvier 1996