Quelle place pour les apprentissages personnalisés ?

Janvier 1996

Travail individualisé, travail per­sonnalisé : quelles différences ? Comment se traduisent-ils dans les faits, quelle application, notamment dans l'emploi du temps ?

Jean François Grande, enseignant au cycle II à Ladignac (19), fait le point sur la façon dont il les conçoit actuellement, sur la place de chacun dans sa classe, en nous rappe­lant que le principal est sans doute la responsabilisation des enfants, la prise en charge au moins partielle par eux de leurs apprentissages...
Il s'agit d'une réflexion à un moment donné, dans le cursus pédagigique personnel d'un enseignant, et Le Nou­vel Educateur accueillera avec inté­rêt les réactions de ses lecteurs.
 
Du travail indivi­dualisé...
 
Une tradition de l'école nouvelle
 
Le travail individualisé a connu son heure de gloire dans l'I.C.E.M et en­core maintenant sans doute. Il s'organise autour des fichiers et di­vers outils, plans de travail etc... Il est supposé répondre à la fois aux exigences du programme pour les dif­férents cours et au respect de l'identité de l'élève apprenant (démarches, tâtonnements, évalua­tion...). Il forme à l'autonomie.
La décentration du maître (le souci de ne rien imposer, de garantir la liberté d'épanouissement de l'enfant...) a nourri le rêve des ma­chines à enseigner qui est très an­cien : il s'est développé aux Etats Unis, il a produit de nombreux didac­ticiels, Freinet s'en est inspiré avec les boites enseignantes... Les logiciels sont tout près de reprendre le relais, mais je pense que cette forme de relation au savoir n'est ni l'aboutissement, ni le point de dé­part d'une pédagogie centrée sur l'enfant, ses besoins, ses démarches. Le substitut de l'outil à l'homme ne garantit ni la liberté de l'apprentissage ni celle de l'apprenant.
Nous savons depuis longtemps que tout apprentissage, toute relation au sa­voir ne peut exister sans l'interaction sociale avec les autres enfants et les maîtres médiateurs et sans la connaissance et l'adhésion aux finalités de l'apprentissage. Freinet d'ailleurs était le premier à mettre en garde contre ce "dialogue muet" avec l'outil.
 
Une idée nouvelle de l'école tradi­tionnelle
 
La différenciation des apprentis­sages, l'individualisation des ensei­gnements sont au coeur de tous les dispositifs éducatifs expérimentés et mis en oeuvre au cours des années 80-90. L'hétérogénéité des classes, la communication au public des travaux des chercheurs en sciences de l'Education, les modèles de formation hors éducation nationale avec réfé­renciels, la mise en place de la loi d'orientation, l'ordinateur, tout ceci explique ce nouvel engouement pour des itinéraires individualisés d'apprentissage.
La pédagogie différenciée a contribué à vulgariser de nombreuses idées et de nombreuses formes de travail en groupe et d'individualisation, même si celle-ci est plus effective dans les livres que dans les classes, et pour cause : différencier est un casse-tête sans cesse renouvelé et ce sont rarement ceux qui exposent qui appliquent.
Elle a permis aux éditeurs de nourrir le marché de nouveaux produits avec des fiches de programme individuel, auto évaluation, analyse des er­reurs... Le développement du photoco­pieur a énormément facilité les pos­sibilités de diversifier le travail dans la classe, les éditeurs ayant su adapter leur produit à ce moyen de duplication.
Je reprocherai à cette forme de dif­férenciation d'être presque toujours pensée par rapport à la notion d'échec, pour traiter l'échec ou l'erreur soit en amont, soit en aval. Groupes de besoin, de soutien, de re­médiation etc... : tout un jargon qui fait la joie des éditeurs et des for­mateurs de l'I.U.F.M.
Je ne prétends pas faire mieux, mais tout simplement rejustifier la néces­sité d'individualiser ou de personna­liser le travail pour répondre à une philosophie de l'éducation sans doute moins technicienne, mais peut-être plus relationnelle, moins pessimiste et centrée sur l'échec de quelques-uns mais plus optimiste et centrée sur la réussite de tous.
 
... au travail personnalisé
 
Je définirai le travail personnalisé tel que je l'envisage selon trois grands axes pédagogiques :
le travail personnalisé est indivi­dualisé, socialisé, créatif.
Individualisé :
parce qu'il est centré sur la per­sonne, sa culture (ses représenta­tions, ses savoirs antérieurs), ses désirs, ses besoins, ses envies, ses goûts. Il favorise l'expression et l'affirmation d'une liberté indivi­duelle parce qu'il se construit sur l'expression d'un choix qui demande d'être capable de prendre une déci­sion, de s'engager. Il favorise l'autonomie et responsabilise chacun dans son travail par rapport à lui-même.
Socialisé :
parce qu'il s'inscrit dans une dyna­mique collective. Il favorise l'entraide, sollicite la coopération aux dépens de la compétition.
Il nécessite la communication, expli­cation des processus intellectuels et personnels ("comment j'ai fait, pour­quoi j'ai fait, quelle est ma mé­thode...) et des produits finalisés (ce que j'ai fait, lecture du texte par exemple).
Il s'appuie sur la notion de contrat, il établit une relation de confiance en l'autre, le maître en particulier, et aux autres (inutile de cacher ou de tricher).
créatif :
parce qu'il s'appuie sur et favorise les activités d'expression, d'imagination et les activités expé­rimentales tâtonnées. Il favorise et développe des démarches personnelles d'apprentissage.
 
De l'intérêt de personnaliser les apprentissages...
 
J'accorde depuis longtemps une grande importance à la possibilité d'offrir aux élèves des temps de travail per­sonnel. Je vois dans ce principe pé­dagogique une orientation fondatrice de toute pratique de transformation de la vie scolaire. Elle garantit la possibilité pour l'élève de ne pas être soumis toute la journée à l'injonction et à la démonstration magistrale ; elle implique l'élève dans des situations d'apprentissage généralement choisies, volontaires, au cours desquelles il exerce son pouvoir d'agir et de créer. Il est le sujet et non plus l'objet de l'apprentissage ; il est maître au moins partiellement du contrat dont il définit le contenu, le rythme et la finalité ; il participe à l'évaluation de son travail.
Les interventions du maître sont alors nécessairement adaptées aux de­mandes exprimées, aux besoins consta­tés, elles sont ciblées, individuali­sées et extrêmement plus efficaces qu'une parole adressée à l'ensemble du groupe.
J'ai la certitude que c'est au cours des temps de travail personnel que l'enfant construit le mieux ses sa­voirs, qu'il modélise le mieux les démarches intellectuelles qui entraî­nent la réussite, la compréhension, la mémorisation. C'est à partir de ses expériences personnelles réussies qu'il élabore les modèles cognitifs qui pourront être transférés à d'autres situations, d'autres ma­tières. Cette forme de travail est évidemment grandement plus exigeante pour l'élève que la simple participa­tion à un cours collectif. Elle n'est pas simple à mettre en oeuvre pour le maître.
Si j'avais à résumer les grands prin­cipes pédagogiques qui justifient l'organisation du travail personna­lisé, je dirais qu'ils sont les sui­vants :
- possibilité pour l'élève d'exercer des choix.
- possibilité d'agir et de créer.
- possibilité de communiquer.
J'ai dit souvent, sous forme de bou­tade, que c'était plus à l'espace et au temps réservé à l'élève dans la classe qu'au volume de fichiers sur les étagères qu'on mesurait le degré de transformation pédagogique d'une classe.
 
... à leur mise en oeuvre dans une classe de CP-CE1 de 24 élèves
 
Dans la classe, actuellement, les temps de l'élève se découpent en trois catégories :
- les temps collectifs
- les temps individuels
- les temps personnels.
 
Les temps collec­tifs
 
Il s'agit des temps d'explication, de leçons, de corrections, généralement dirigés par le maître mais pas tou­jours ; de présentation aux autres (d'un livre, d'un texte par exemple) ; de la découverte d'une lettre ; de la préparation d'un projet ; de la mise en place d'expériences, de re­cherches collectives en art, en mu­sique...; de l'exposé ou de la visite d'une personne extérieure à la classe...
Mais faudrait-il bannir la leçon ?
Je ne le pense pas. Elle a été long­temps associée aux cours magistraux (et inutiles ?) caractérisant une école traditionnelle fondée sur un modèle d'enseignement des élites au lycée. Les séances de travail collec­tif peuvent être bien autre chose. Le maître est indispensable à l'entrainement intellectuel des élèves (voir Britt Mari Barth et A Lagaranderie) et les leçons collec­tives ne riment plus systématique­ment avec somnolence et ennui, même si de nombreuses études ont montré que le temps de vigilance intellec­tuelle des élèves est très faible, et que seuls peu d'élèves participent et profitent réellement de l'enseignement, que ces mises en scène du savoir "renarcissisent" les maîtres : une formule sans doute im­parfaite, mais incontournable !
 
Les temps indivi­duels
 
Le travail individuel regroupe tous les temps d'exercices d'entraînement imposés et généralement les mêmes pour tous, sous diverses formes (exercices sur manuel, fichiers auto-correctifs ou pas, logiciels d'orthographe, de lecture...).
Le temps est un concept difficile à mesurer et morceler, tant sont impor­tantes les variables qui, dans la classe, interviennent dans la répar­tition de ces temps (variables liées aux élèves, à l'adulte, aux objets d'étude, aux horaires...). Un calcul peu rigoureux ferait apparaître la répartition suivante :
Travail collectif : 60 %
Travail individuel : 20 %
Travail personnel : 20 %
Après ce que je viens de dire précé­demment, ces pourcentages étonnent sans doute par la part relativement relativement faible du travail per­sonnalisé. Il est toujours difficile de confronter théories et pratiques. et je constate aussi qu'il n'est fi­nalement pas si facile d'intégrer des temps de travail personnel dans la grille de la journée. Car ce temps personnel, s'il favorise des dé­marches de travail très riches, n'est pas toujours compatible avec le res­pect des exigences liées aux pro­grammes, aus attentes diverses et pressantes qui pèsent sur l'école en général (parents éventuellement, mais surtout évaluation officialisée au CE, 6ème...). Le travail personnalisé est souvent difficile à gérer, très lourd à superviser et demande une grosse préparation...
Une classe Freinet serait selon moi dans une fourchette de répartition proche de la suivante :
Travail collectif : 40 %
Travail individualisé : 10 %
Travail personnalisé : 50 %
... à discuter !
Au niveau du CE1, l'alternance sur une journée dans ma classe est la suivante : elle a été établie en fonction de la présence d'un autre cours dans la classe (le CP) et des recommandations des chercheurs sur les rythmes de la journée :
matin : TC / TP / TC / TI / TP ou TI ou TC
Après midi : TC / TC (souvent éclaté en groupes) / TI ou TP.
 
Exemples d'application
 
Travail personna­lisé en français le matin, environ 45 mn
 
Au cours du matin, les enfants dispo­sent d'un temps personnel en français au cours duquel ils ont le choix entre diverses activités de lecture - écriture, qui varient selon les pé­riodes de l'année. De nouvelles acti­vités sont proposées, d'autres dispa­raissent, soit parce qu'elles ont été achevées, soit parce que le niveau du groupe les rend inutiles. Pour la pé­riode 3 (janvier-février), le choix était le suivant :
- activités de lecture : fichiers PEMF (voir Le Nouvel Educateur N° 43 de novembre 92), mais aussi coin lec­ture niveau 3 éditions MDI. Tout le monde connaît ces valises anciennes mais très bien faites, qui entraînent à la lecture par un travail sur fiche, texte, questions, auto correc­tion, pointage des résultats sur un graphique personnel. Différents ni­veaux par couleurs...
- des contes à lire : petits livrets de 16 pages avec questions.
- activités d'écriture :
écriture libre de textes vécus, textes imaginaires, compte rendus, lettres, fiches incitatrices du type "histoires pour rire", "recettes pour rire"...
ou des livrets qui consistent à écrire une histoire sur une page A4 pliée en quatre , formant ainsi un petit livre dépliable qui commence toujours par "il était une fois...".
- logiciels sur ordinateur (pour des raisons d'organisation, peu souvent en service !).
Les élèves disposent d'une fiche de bilan qui permet de suivre ce qui a été fait.
 
Travail personna­lisé en fin d'après midi à la suite d'une leçon de grammaire le matin
 
Dans un colloque, Philippe Peirieu avançait une idée toute simple qui pourrait bien apparaître comme déma­gogique et qui surprend par son effi­cacité : "si vous commenciez tout simplement par dire à vos élèves : "nous sommes en train d'apprendre ceci... Pour voir si vous avez com­pris... si vous êtes capables d'utiliser... essayez de faire les exercices que vous voulez page ..., nous les corrigerons ensemble et nous verrons". L'exercice n'est plus exer­cice de contrôle ou de vérification, il devient situation d'apprentissage, situation problème stimulante, on ne va pas tricher, on va chercher.
Les élèves du CE font ce choix et je les trouve dans ce cas très responsa­bilisés. Certains respectent l'ordre 1,2,3... comme s'ils avaient peur de déroger à une règle implicite de l'ouvrage, d'autres, pour affirmer leur liberté, commencent par le der­nier.
"Moi, je vais refaire celui qu'on a fait hier ensemble pour voir si je saurais le refaire" m'a dit une pe­tite fille un jour. Tous sont respon­sabilisés par rapport à leurs appren­tissages, travaillent très sèrieuse­ment.
On pourrait objecter : "et s'ils ne veulent faire aucun exercice, comment faire ?"
Je répondrai clairement qu'ils n'ont pas ce choix là.
Je me souviens d'avoir vu à l'école Freinet de vence, en 1989, une petite fille qui travaillait sur le Bled et faisait, de son propre chef, tous les exercices dans l'ordre.
Dans le même ordre d'idées, Meirieu conseillait aux profs de donner le sujet du contrôle la veille : les élèves sauraient au moins ce que l'on attend d'eux réellement et pourraient réviser efficacement, non pour avoir une bonne note, mais pour acquérir de manière solide des savoirs jugés es­sentiels pour eux par l'institution. Mais c'est une autre histoire ...