Il y a tâtonnement et tâtonnement... expérimental

Mars 1996
Existe - t- il une similitude ou une différence caractéristique entre tâ­tonner, c'est - à -dire procéder, au ha­sard, par essais - erreurs et ap­prendre par l'expérience tâtonnée ?
Si le tâtonnement s'exerce bien dans ces deux formes d'apprentissage, s'agit - t - il, en réalité, du même processus ?
 
 
Le tâtonnement est une forme d'apprentissage par essais et er­reurs.
 
Il est commun à l'homme et l'animal.
C.Freinet, pour se situer vis à vis des behavioristes, avait relevé cette défi­nition (1) :
"Il y a, selon Watson, l'auteur du beha­viorisme, plusieurs manières d'apprendre : par tâtonnement, par imitation, par éducation, mais toutes ces méthodes se ramènent en défini­tive à la première : la méthode des essais et des erreurs...
...En présence d'une situation nou­velle pour laquelle, dans son réper­toire réac­tionnel, il ne possède pas toute faite la réponse appropriée, l'organisme ani­mal ou humain exécute une succession de mouvements variés. A force de varier les réponses, l'organisme accomplit par ha­sard la réponse exacte. Lors des répéti­tions ultérieures de la situation, les mou­vements incorrects qui précèdent la réponse correcte sont de moins en moins nombreux, la réponse correcte se produit de plus en plus tôt, et finalement elle est la seule exécutée et cela dès la présentation de la si­tuation."
Olivier Reboul (2) qui oppose longue­ment tâtonnement et méthode, tout en recon­naissant que ces deux formes n'existent pas à l'état pur (3), dé­finit, lui aussi, et illustre d'exemples ce qu'il faut entendre par l'apprentissage par essais et erreurs :
"Le sujet procède aveuglément, en tâ­tonnant, et les erreurs, c'est - à - dire les actes parasites, s'éliminent progressivement au cours des perfor­mances successives, alors que les es­sais utiles se confirment et s'enchaînent avec de plus en plus d'aisance. Appren­tissage aveugle, mais qui diffère pour­tant totalement du conditionnement pav­lovien...". Un exemple :
"On place un rat affamé à l'entrée d'un labyrinthe ; à force de tâton­ner, il fi­nit par en sortir. Au cours de l'expérience suivante, il fera un peu moins d'erreurs, puis de moins en moins, jusqu'à ce qu'il arrive à par­courir le labyrinthe sans la moindre hésitation. La première fois, l'animal a découvert par tâtonnement la sortie du labyrinthe, mais il n'a pas encore appris à  en sor­tir. L'apprentissage se poursuit d'une épreuve à l'autre par élimination pro­gressive des erreurs, autrement dit des impasses ; cette élimination, d'abord très lente, va s'accélérer brusquement jusqu'à ce que l'animal arrive à une performance parfaite, ce qui donne à l'apprentissage la forme d'une courbe de Gauss."
L'analyse de Christian George (4) nous confirme que :
"L'apprentissage est conçu comme une sé­lection, parmi le répertoire des conduites ou réponses initialement dis­ponibles, d'une d'entre elles au détri­ment des autres ; et le méca­nisme fonda­mental de l'apprentissage réside dans l'effet produit par les diverses ré­ponses émises dans un en­vironnement donné, satisfaction ou désagrément."
Il faut noter que C. Freinet ne re­jette pas totalement cet aspect empi­rique au début (1) :
"Ce n'est qu'au tout début de nos contacts avec le milieu que nous pou­vons agir exclusivement par le pro­cédé des essais et des erreurs. C'est la démarche classique où, dans l'impossibilité où l'on se trouve de prendre une décision expérimentale, on fait tourner un sou. Mais il suf­fit d'un début d'expérience pour que ce ne soit plus le hasard seul qui décide." (1)
Cependant, C. Freinet s'interroge sur l'émergence de la réponse correcte ; il insiste alors, dans divers autres écrit aussi, sur l'importance de ce facteur complémentaire qu'il désigne : perméa­bilité à l'expérience, pour distinguer le tâtonnement expérimen­tal de ce pro­cessus.
"En vertu de quelle loi ou de quelle tendance la réponse correcte émerge - t- elle de l'ensemble des tâtonne­ments ? Les behavioristes n'y ont pas répondu. On dit bien que Thorndike (5) a formulé, sous le nom de loi de l'effet, le prin­cipe suivant : un acte qui aboutit à un résultat satis­faisant tend à se répéter, mais nul n'a vu l'importance décisive de ce que nous avons appelé perméabilité à l'expérience. On a conclu tout juste que la réussite produisait un renfor­cement. Et on a cultivé ce renforce­ment d'une façon mécanique par la ré­compense qui, avec la théorie du tâ­tonnement et du vrai ou faux, est à la base de toutes les théories améri­caines."
Nous pouvons aujourd'hui, semble - t- il, approfondir notre connaissance de cette forme d'apprentissage, en em­pruntant à l'analyse de Christian George (4).
"Pour Thorndike ces progrès ne sont pas imputables à un quelconque rai­sonnement, mais à un processus d'apprentissage par essais et erreurs avec réussite acciden­telle dans le­quel le résultat obtenu dé­termine la sélection de la bonne ré­ponse".(4)
Si cette loi se vérifie particulière­ment chez l'animal, est - ce aussi caracté­ristique chez l'homme ?
"Thorndike recherchera constamment de nouveaux arguments expérimentaux en fa­veur de la loi de l'effet, et éten­dra son domaine de validité à l'homme".(4)
Nous retrouvons cette mise en doute dans l'ouvrage de synthèse d' Annick Weil - Barais (6) à propos des di­vers méca­nismes d'apprentissage :
"Pour Thorndike, l'apprentissage par es­sai et erreur se produirait en de­hors de toute perception consciente ou de quelque forme de pensée. Ceci est contesté par les auteurs qui ont étudié l'apprentissage par essai et erreur chez l'homme. Il semblerait que l'apprentissage soit difficile voire im­possible si les sujets ne font pas de liens explicites entre les résultats ob­tenus et leurs conduites".
C'est, semble - t - il, la différence entre l'apprentissage par essais et er­reurs chez l'animal et chez l'homme pour qui :
"la conséquence d'une action n'affecte pas seulement sa probabi­lité mais de­vient l'agent déterminant de l'apprentissage".(4)
 
Le tâtonnement expé­rimental est une autre forme d'apprentissage fon­dée sur l'expérience tâtonnée.
 
C.Freinet, pavlo­visme et cyberné­tique
 
"Freinet, continuant sur sa lancée maté­rialiste, avait le projet d'aborder un troisième niveau de son oeuvre centré sur le tâtonnement expérimental, en pre­nant appui sur les principes fondamen­taux du Pavlovisme et de la cyberné­tique." (Elise Freinet) (7)
"Mon expérience par tâtonnement basée sur la trace que laisse en l'individu l'acte réussi devenu automatique, c'est le réflexe conditionné qui s'inscrit dans le comportement matériel et automa­tique de l'individu.
... Tout le processus, au deuxième et au troisième degré, de l'expérience tâton­née qui va se diversifiant pour at­teindre les zones les plus évoluées de l'organisme, c'est la théorie des ré­flexes qui, partis des zones mineures (physiologiques), portent leur action jusqu'à la zone corticale où ils in­fluencent la pensée qui devient ainsi comme une émanation de ce tâtonnement complexe." (C.Freinet) (7)
 
L'acte réussi et la perméabilité à l'expérience
 
"Certains êtres, animaux ou humains, ont la faculté de faire passer tout de suite l'acte réussi dans l'automatisme et de libérer ainsi, dans l'immédiat, une énergie qui s'oriente vers de nouveaux tâtonnements pour d'autres buts." (Elise Freinet) (7)
"Ici intervient une nouvelle propriété : la perméabilité à l'expérience qui est le premier échelon de l'intelligence. Le tâtonnement, de mécanique qu'il était, devient intelligent. C'est même à la ra­pidité et à la sûreté avec lesquelles l'individu profite intuitivement ou ex­périmentalement des leçons de ses tâton­nements que nous mesurons son degré d'intelligence. (8ème loi du tâtonnement intelligent)". (C.Freinet) (7)
"Nous pouvons, dès à présent, représen­ter de façon schématique le comportement élémentaire et normal des êtres par le processus automatique de l'expérience et de l'imprégnation de l'exemple. La ma­chine vitale opère par feed - back. Re­gardons - y de plus près." (Elise Frei­net) (7) (Encart 1)
 
L'expérience tâton­née : un processus de base expérimental
 
Comme nous l'avons vu (8), l'expérience tâtonnée est le processus de base du tâ­tonnement expérimental. Il se déroule en plusieurs phases, décrites et illustrées dans ce précédent dossier (8) que nous rappelons ici brièvement. (Encart 2)
Ces phases successives, présentes dans les conduites à tout âge, révèlent le fonctionnement d'une véritable régula­tion par l'individu apprenant, régula­tion de nature cybernétique au cours de laquelle interviennent, de manière im­plicite la plupart du temps chez les jeunes enfants et adolescents, diverses formes de pensée : analogique, induc­tive, dialectique, inférentielle, déduc­tive...
L'émission d'hypothèses, liée aux facul­tés créatrices de l'individu, hypothèses prenant progressivement la forme d'inférences (si...alors...), et cette régulation naturelle constituent déjà une différence fondamentale avec le pro­cessus des essais et des erreurs.
L'expérience tâtonnée présente donc une grande similitude avec
- le processus fondamental de l'apprentissage défini par Franck Smith (9) rappelé ici (Encart 3)
- le test d'hypothèse, tel que le pré­sente puis l'analyse Christian George (4 - p.196).
"On peut discerner trois aspects fonda­mentaux dans la conduite de test d'hypothèses :
- la formulation des hypothèses ;
- la collecte des informations ;
- le traitement des informations afin d'aboutir à une décision.
...Notons enfin que ces trois aspects ne doivent pas suggérer que la conduite est divisible en trois moments successifs, car la non - découverte d'une correspon­dance (entre modalité d'un facteur dans une situation et modalité de l'issue) entraîne la collecte d'informations sup­plémentaires ou la formation d'hypothèses nouvelles."
 
Quelles différences entre ces deux formes d'apprentissage ?
  
Une autre différence fondamentale avec les essais et erreursréside dans la prise en compte des échecs par le sujet. Christian George précise celle - ci en distinguant apprentissages comportemen­taux et cognitifs :
"...la différence est que les variations de la conduite subséquente à un échec ne tiennent pas compte des caractéristiques de celui - ci dans le premier cas, alors qu'elles sont fonction de la nature de l'erreur et constituent des tentatives de correction dans le second cas." (4 - p.222)
Dans l'apprentissage par expérience tâ­tonnée existe constamment un phénomène de régulation rétroactive : les essais d'hypothèses, l'action de vérification volontaire, la comparaison de la réponse à l'hypothèse essayée, sa conservation ou le rejet et sa modification, ainsi que la modification ou à la conservation renforcée de la connaissance en mémoire.
Cette modifiabilité comportementaliste et cognitive n'est plus dépendante du hasard au fur et à mesure de la pra­tique, de la maturation, de la prise de conscience de cette démarche par l'apprenant.
"C'est l'expérience réelle, productrice et créatrice qui permet de passer de la connaissance sensible à la connaissance logique et d'établir, de construire l'unité organique de la pratique et de la théorie." (Elise Freinet) (7)
Toute la différence entre ces deux formes d'apprentissage par tâtonnement apparaît donc ici et maintenant :
- pour l'un, de nature "mécaniste", aveugle, au hasard, lent, il y a "autonomie de l'action par rapport à la compréhension" (4)
- pour l'autre qui, d'empirique au début devient expérimental, "action et compré­hension progressent simultanément puis la compréhension se libère de l'action et dirige celle - ci " .(4)
 
 
Ce mon­tage de textes à été réalisé par Ed­mond Lèmery
à par­tir des ouvrages suivants :
 
(1) C.Freinet - Oeuvres pédagogiques - Tome 2 - Méthode naturelle de lec­ture - Seuil - p.220 / 221
(2) O.Reboul - Qu'est - ce qu'apprendre ? - Col : L'éducateur - PUF - p.52
(3) Ibid - 61 à 63 - Le Nouvel Educa­teur n° 72 - Octobre 95 - p.17
(4) Christian George - Apprendre par l'action - Col : psychologie au­jourd'hui - PUF - p.20 / 22 -Ch.I
(5) Thorndike (1874 - 1949) a étudié cette forme d'apprentissage par es­sais et erreurs et formulé une pre­mière théo­rie.
(6) Annick Weil - Barais - L'homme co­gnitif - Col : 1er cycle - Ch.XXII - p.447
(7) Elise Freinet - L'itinéraire de Cé­lestin Freinet - Petite bibliothèque Payot - Ch. V et VII .
(8) Le Nouvel Educateur n° 69 -Mai 95 - Dossier : l'enfant expérimentateur p.5 - 11 - 12
(9) Franck Smith - La compréhension et l'apprentissage - Ed : HRW Montréal 1980 - Ch.4
 
Encart 1
                                                                                              Recharge d'énergie
      Energie----> Tâtonnement----> Acte réussi ---->Perméabilité ----> Règle de Vie
      vitale                                                                  à l'expérience
Encart 2 : Résumé des phases de l'expérience tâtonnée
 
Situations----> Naissance d'une hy­pothèse---->Action - essai---->Feed - back---->Evaluation---->
diverses           (implicite ou ex­plicite)             de l'hypothèse        (information        du feed - back
                                                                                                       ou critique)
                                   -------------------------------------                       
           
            Renforcement ou modification de la connaissance
---->                             ou
            Rejet ou modification de l'hypothèse ----------------
 
 
 
 
Encart 3 : Le processus fondamental de l'apprentissage chez tous les êtres humains (F.Smith)
 
 Tous les enfants et tous les adultes sont normalement dotés du processus de base qui permet la       modification et l'élargissement de la structure cognitive ; ils ont ainsi une capacité innée d'apprendre. Ce processus peut être vu comme une procédure en quatre étapes :
a) élaboration d'une hypothèse basée sur un essai de modification de la structure cognitive
b) vérification de l'hypothèse
c) évaluation du feed - back 
d) confirmation ou rejet de la modi­fication de la structure cognitive