Un savoir-faire qui se cultive : l'orientation vers le futur

Avril 1996

L'article ci-dessous est extrait de "Savoir faire, savoir dire" de Jerome Bruner, psychologue américain qui a étudié l'acquisition du langage et le développement cognitif de l'enfant. La traduction est de 1983, éditée aux Presses Universitaires de France.

Si certains chiffres ne sont plus d'actualité (ce qui explique que nous ayons passé quelques paragraphes), le sujet reste d'une actualité brûlante : nous sommes de plus en plus confrontés journellement, hélas, à ce que l'auteur appelle la "culture de la désespérance".  
 
 D'une certaine manière, parler de compétence c'est parler d'intelligence au sens le plus large, de l'intelligence opérative du savoir comment  plutôt que simplement du sa­voir que. La compétence suppose en effet l'action, la modification de l'environnement. Elle suppose au moins, en un certain sens, trois choses : 1) que l'on soit capable de sélectionner dans la totalité de l'environnement les éléments qui ap­portent l'information nécessaire pour fixer une ligne d'action (activité qui porte selon les cas les noms de constitution de schéma, élaboration de programme, ou autres) ; 2) que, ayant défini une ligne d'action, on puisse mettre en oeuvre une séquence de mouvements, ou d'activités, per­mettant la réalisation de l'objectif que l'on s'est fixé et 3) que ce que l'on a appris de ses réussites ou de ses échecs soit pris en compte dans la définition de nouveaux projets. De toute évidence, ces trois aspects du problème ont tous un rapport avec le développement ; mais c'est le dernier d'entre eux qui y touche de plus près (...)
Notre connaissance de l'évolution du concept de l'enfance au fil de l'histoire est terriblement insuffi­sante. Il nous faudrait savoir com­ment on peut, par diverses formes d'éducation (à l'école ou hors de l'école), produire un enfant non seu­lement adapté à la société, mais en­core capable de changer cette so­ciété. En même temps, nous devons nous garder d'un empirisme abusif qui nous pousserait à "utiliser" l'enfance au mieux. Il faut en effet que les enfants puissent être eux-mêmes : les années qui précèdent la maturité ne sont pas uniquement un terrain d'entraînement et l'enfance a, selon nous, une valeur intrinsèque pour l'individu. Le rapport Plowden (1) ne dit-il pas que "les enfants ont besoin d'être eux-mêmes, de vivre avec d'autres enfants et avec des adultes, de s'instruire à partir de ce que leur apporte leur environne­ment, de se préparer pour l'avenir, de créer et d'aimer, d'apprendre à affronter l'adversité..." (...)
Dans toute société, de toute évi­dence, il existe un ensemble de sa­voir-faire sans lesquels on ne peut faire face aux réalités. Ceci n'est peut-être nulle part plus évident que dans les sociétés technologiques de la seconde moitié de ce siècle. Cer­tains de ces savoir-faire sont très spécifiques, certains autres bien plus généraux mais tout aussi essen­tiels. Les plus intéressants sont les savoir-faire d'ordre général : il est impossible de conduire une activité d'ordre technologique sans une cer­taine connaissance générale de l'ordre des choses dans la nature, sans des modes de pensée au moins compatibles avec les sciences et les mathématiques (...)
Les savoir-faire généraux que donne une éducation bourgeoise "technologiqque" incluent la capacité de combiner des éléments d'information afin d'en accraître la souplesse d'utilisation, de dépasser l'information reçue, de faire des in­férences à propos de choses que l'on n'a pas encore rencontrées, d'établir et de rechercher des relations (...)
Le processus est presque analogue à celui de l'apprentissage du langage où l'on commence par apprendre un lexique étendu, puis une grammaire, avant de générer des énoncés origi­naux et efficaces. Nous avons long­temps, dans nos environnements tech­nologiques modernes, considéré qu'il allait de soi que c'était ainsi que les enfants apprenaient. Nous ne le croyons plus. Les recherches effec­tuées au cours de ces dernières an­nées nous ont beaucoup appris. Le taudis, le ghetto, les sous-cultures de désespérance ne dotent pas les en­fants qui en sont issus des savoir-faire abstraits accessibles aux en­fants de médecins, d'avocats ou de professeurs.
Les savoir-faire intellectuels non déterminés ne doivent pas nous faire oublier les savoir-faire affectifs non déterminés dont la confiance en soi nous offre un bon exemple. La confiance en soi n'est généralement pas considérée comme un savoir-faire, mais plutôt comme une qualité ou une attitude vis-à-vis de soi-même. Il s'agit pourtant aussi de savoir-faire dans la mesure où elle suppose que l'on ait appris que l'on peut faire telle chose avec une certaine chance de succès et, aussi, que l'on est ca­pable de reprendre la démarche en cas d'échec. Des travaux sur l'impuissance conditionnée chez les êtres humains et les animaux ont mon­tré que, quand un organisme se trouve convaincu que le répertoire de ses actions ne lui permet plus de relever les défis et d'accomplir les tâches qui lui sont présentées, il entre dans une phase passive dans laquelle il n'effectue plus aucune tentative et se contente d'apprendre à subir les conséquences de ses échecs. Les travaux de Walter Mischel (1961) nous ont appris que l'enfant qui manque de confiance en sa capacité de faire face se met à rechercher la récom­pense à court terme et ne prendra plus jamais par la suite le risque de miser sur une récompense plus forte à long terme. L'orientation vers le fu­tur est donc un savoir-faire qui se cultive.
Les savoir-faire d'ordre général, co­gnitifs ou affectifs, semblent dé­pendre de ce que l'on a appelé à juste titre le "programme tacite" d'apprentissage au sein de la fa­mille, mais il serait faux de croire que l'on puisse régler le problème en se contentant de la traiter au niveau de la famille et du milieu familial. Il nous faut dépasser ce cadre pour aborder les réalités économiques que connaissent l'enfant et sa famille au foyer. S'il n'est pas vrai qu'il existe des cultures de la pauvreté, on peut au moins affirmer qu'il existe des sous-cultures de désespé­rance par lesquelles il semble que des groupes aient renoncé et aban­donné tout espoir de pouvoir contrô­ler leur propre destin. Le chômage, la discrimination à l'embauche et d'autres maux du même genre sont sus­ceptibles de générer dans un groupe une idéologie officielle de la déses­pérance (...)
Celle-ci se communique aux jeunes de manière subtile et nous avons com­mencé à comprendre, après l'étude in­génieuse de Hess et Shipman (1965), que les parents pouvaient effective­ment orienter les enfants dans le sens d'une restriction de l'efficacité de leur action. Nous sa­vons aussi (Schoggen, 1967) qu'il se crée souvent dans les foyers où règne depuis longtemps la pauvreté un cli­mat qui n'encourage pas les spécula­tions et où la famill, désespérant de l'avenir, cesse de se poser des ques­tions.
En ce domaine, le développement de l'individu traduit l'échec de la so­ciété qui ne peut assurer une égalité de chances aux plus défavorisés. Faut-il préparer l'enfant à accepter ce genre de société ou faut-il au contraire former de jeunes révolu­tionnaires, à supposer que nous sa­chions comment ? (...)
Comment mettre en place des institu­tions qui assureraient un meilleur épanouissement pour les jeunes ? Une telle question aurait semblé gro­tesque si on l'avait posée il y a quelques dizaines d'années mais il est aujourd'hui indiscutable que nous devons mettre en place des institu­tions dont la vocation serait d'aider les familles à élever les enfants (...) Aux Etats Unis, plus le revenu familial est bas et plus il est vrai­semblable que la mère d'un jeune en­fant ne peut se permettre de ne pas travailler. Que peut-on, dans ces conditions, dire du rôle de la mère dans l'éducation des très jeunes en­fants ? (...)
Nous avons créé la famille nucléaire isolée sans mettre à sa disposition suffisamment de moyens d'assistance complémentaire soit par le recours à la parenté, soit sous forme de ser­vices. Nous n'avons su répondre, principalement, que par la garde as­surée par l'adolescente et par la garderie payante. Il faut mettre en place un système complet d'aide à l'enfance qui ne remplacerait pas la famille mais en serait le soutien et, malheureusement, ce système tarde à se dessiner. Il est fort possible que l'un des principaux moyens de prépa­rer les jeunes à l'avenir afin qu'ils soient en mesure de prendre leur place dans la société consiste préci­sément à mettre en place l'assistance aux familles pour que la famille nu­cléaire citadine, maintenant coupée du dehors, soit pénétrée une fois pour toutes par les forces d'une com­munauté vivante.
(1) : Rapport de la commission consultative britannique sur les pro­blèmes de l'Education 1967
 
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