La raison du plus fort

FĂ©vrier 2000

Chronique

La raison du moins fort
 
"Je crois, dit Hakim, qu'il faudrait quand même le laisser dans le journal.
- Moi non, dis-je. Lorsque les gens du village vont lire dans notre « Ribambelle » que Gaston a volontairement crevé le ballon, ils ne vont pas aimer.
- Mais quoi, qu'est-ce qu'ils ne vont pas aimer ?
- Ils vont penser que nous, à l'école, vous les enfants, vous vous permettez de critiquer les adultes.
- On n'a pas le droit de critiquer les adultes ?
- Si, on a le droit, mais...
- Mais le ballon, il l'a crevé. Il l'a donné à son chien qui l'a mordu. Même qu'on regardait tous ça derrière le grillage. Le chien était enragé sur le ballon. On pouvait rien faire."
Ce,jour-là, j'observais moi aussi de la cour d'école la brute s'acharner sur le ballon, frémissant comme les enfants d'indignation et d'impuissance. Mais Hakim poursuivit :
"Ca faisait drôlement peur. C'est quand même pas bien.
- Non, c'est sûr...
- Et c'est pas la première fois qu'il ne nous rend pas le ballon qui tombe chez lui, pendant la récré !
- Oui, c'est vrai...
- Alors ce serait bien que les gens du village, ils "savent" que Gaston il est pas sympa avec nous.
- Comprends aussi que ça l'embête quand même, ce ballon qui tombe comme ça si souvent dans son jardin...
- Pas si souvent ! Nous on fait attention, mais la cour d'école est petite, on ne le fait pas exprès.
- Mais pour le journal, ce texte, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose.
- Moi, je crois que si parce que..."
Ainsi échangions-nous, Hakim, les enfants et moi au cours d'un conseil mémorable, où il était question, on l'aura compris, de la parution ou non d'un texte au titre évocateur :
"Méfiez-vous du chien de Gaston !". Ce texte mettait en cause un voisin de l'école qui, à plusieurs reprises, avait refusé de nous rendre le ballon tombé dans son jardin pendant la récréation. J'hésitais à le faire paraître parce qu'il est toujours très délicat d'accuser un adulte.
Je voulais protéger mes élèves d'abord du racisme anti-jeune très en vogue en milieu rural, et Hakim, du racisme tout court ( Le Front National obtient ici, jusqu'à 35 % des voix).
Le président passa au vote. Il m'arrive de censurer, d'utiliser mon veto. Mais pour l'occurrence, je préférai m'en abstenir ; plus encore, je choisis de me rallier à la proposition de Hakim, je votai finalement pour la parution du texte.
Hakim ouvrit des yeux grands comme des soucoupes. Il n’en revenait pas. A l’issue du Conseil, il vint me demander pourquoi j’avais opté pour sa proposition alors que j’avais défendu une opinion contraire. Je lui répondis qu’il m’avait convaincue. L’étonnement que je lus sur son visage m’ouvrit bien des perspectives sur le rapport à l’adulte, au savoir, à l’école, à soi-même...
Car s’il est naturel, lorsque l’on pratique une pédagogie de type coopératif, de permettre aux enfants de parler librement, de leur donner ainsi du pouvoir que d’autres pratiques viennent renforcer (expression libre sous diverses formes, métiers, responsabilités, auto-évaluation, travail individualisé, etc.), qu’en est-il réellement de ce pouvoir bien plus difficile à céder, et qui consiste à avoir le dernier mot ?
Martine Boncourt