Théâtre, service public

Juin 1998

 

 


CréAtions 82 - Créer avec le corps - publié en mai-juin 1998

 


Théâtre, service public
  

Le théâtre n’est pas qu’un phénomène artistique. Il n’est pas qu’un phénomène social. Il est aussi, et avant tout – du moins, dans certaines grandes périodes de son histoire – un phénomène politique. Il n’est pas né un jour dans un bistrot ou dans un studio ; il est né sur le forum ou dans la sacristie […] De tous les métiers, de tous les arts, il est le seul, semble-t-il, qui ne peut s’éloigner (sans s’appauvrir, sans perdre de son acuité) des misères, des troubles, des inquiétudes morales, confessionnelles, politiques, sociales de son temps.        Jean Vilar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la Grèce antique où il est né, le théâtre était un art communautaire. Il s’est développé à partir des rites et célébrations officielles de la cité et des fêtes villageoises et paysannes. Les sujets des tragédies étaient tirés des mythes et des légendes communs aux principales cités grecques. Les comédies étaient les fêtes de la vie, des plaisirs, où l’on aimait transgresser les interdits.

Chez les Romains, on vit se développer une comédie populaire pratiquée par des troupes itinérantes et ancêtres des jongleurs, saltimbanques et bateleurs du Moyen Age et, plus tard, à la Renaissance, de la commedia dell’arte.

« La tragédie classique française elle-même n’est pas née dans les théâtres, mais dans les jeux de paume, c’est-à-dire sur un terrain de sport […] Elle est née aussi, jadis, sur des tréteaux. » Jean Vilar

Le XIXe siècle, qui voit l’essor de la bourgeoisie capitaliste, possède un théâtre à l’image et au service de cette classe sociale. Le public populaire, qui a peu de moyens pour vivre, ne peut que rarement s’offrir un divertissement au théâtre.

« Depuis trois siècles, de nombreux efforts furent tentés pour ramener à ses origines populaires le théâtre aristocratisé, puis embourgeoisé et snobinisé… Il fallait de toute urgence ramener au théâtre tout un immense public qui s’en était détaché, qu’on avait détaché ». Léon Chancerel, élève de Jacques Copeau.

Firmin Gémier tente le pari du vrai théâtre populaire. En 1911, il part sur les routes de France vers la grande aventure du Théâtre national ambulant pour retrouver la formule d’un théâtre de masse qui rappelle les grandes fêtes civiques de la Révolution.

Cette aventure est interrompue parla Première Guerre mondiale, mais, en 1920, Gémier crée le TNP au Trocadéro.

« L’histoire du théâtre en France se caractérise désormais la lutte acharnée de certains amateurs, acteurs, directeurs, auteurs, contre la commercialisation du spectacle qui ne fait que s’accentuer. » Léon Moussinac.

Des expériences marquantes jalonnent alors cette première moitié du XXe siècle, avec Copeau, Jouvet, Dullin…, puis Barrault, jusqu’à l’arrivée de Vilar et son festival d’Avignon.

« J’ai rappelé souvent que l’expérience menée pendant cinq ans en Avignon (1947-1951) nous fut extrêmement précieuse. C’est là qu’il nous fut donné de vérifier que le seul véritable avenir du théâtre était dans le théâtre populaire, dans le théâtre où allaient devoir être assumées conjointement ces trois obligations majeures : un public de masse, un répertoire de haute culture, une régie qui ne s’embourgeoise pas, ne falsifie pas les œuvres. » Jean Vilar

Avignon, lieu « magique » où vont se rencontrer chaque été des milliers de spectateurs, de jeunes enthousiastes, tel celui dont le témoignage de P. Paux suit : « Je n’oublierai jamais notre arrivée à Avignon, quelques jours avant le début du festival. Nous voulions vivre avec la ville. Nous arrivions de bonne heure pour voir surgir les centaines de spectateurs accueillis par de jolies Provençales en costume. Il y avait aussi les rencontres, ces moments de paix où acteurs, artisans des spectacles venaient dialoguer avec nous, le public… au Verger, dans les cours d’écoles, les centres de jeunes et de séjour, dans les lumières, sans maquillage : occasion nouvelle et différente de se connaître. »
« La première grâce d’Avignon, c’est d’avoir rendu au théâtre le caractère sacral de ses origines […] Car ce lieu est un lieu culte ; il a son autel, le tréteau de bois… » M.T. Serrière

Le rapport au spectacle est changé par une préparation, une réflexion, la pratique d’activités d’expression, pour une participation active.

« Le festival d’Avignon a dix-huit ans d’existence. Cette manifestation annuelle est désormais ferme et durable. Bien, parfait, victoire… Cependant, où en sommes-nous ? […] Tout le monde est heureux, tout le monde se réjouit, c’est parfait. Cependant, est-ce que les festivals n’ont d’autre ambition que de faire désormais partie de la panoplie du bonhomme moderne : frigidaire, télévision, 2CV ? […] Le théâtre n’est valable, comme la poésie et la peinture, que dans la mesure où, précisément, il ne cède pas aux coutumes, aux goûts, aux besoins souvent grégaires de la masse. Il ne joue bien son rôle, il n’est utile aux hommes que s’il secoue ses manies collectives, lutte contre ses sclérose, lui dit comme le père Ubu : « Merde ! » Jean Vilar

En effet, les risques d’enlisement ne sont-ils pas dans le conservatisme qui suit les périodes de conquête ?

Quid de la vocation du festival de « changer l’ordre des choses » ?

Mais bientôt, c’est la contestation de mai 68.

Parallèlement, Jean Vilar, à la tête du TNP, impose son optique théâtre-service public « tout comme le gaz, l’eau, l’électricité ! » dit-il.

« Notre ambition : faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru devoir réserver jusqu’ici à une élite. » Comités d’entreprises, collectivités locales, syndicats, associations culturelles, mouvements de jeunesse… aident à drainer un public des quartiers populaires, des banlieues, qui n’a jamais franchi les portes d’un théâtre. Les autocars affluent. Dans les entreprises, dans les associations, des comédiens viennent dialoguer avec ce nouveau public. « Pas de répertoire pauvre ni de spectacle bon marché. Il n’y a que les places qui doivent être bon marché. » Jean Vilar

L’aventure de TNP s’est poursuivie avec R. Planchon, P. Chéreau, et elle fut décentralisée.

Des critiques débattent :
« Malgré les efforts du TNP, le théâtre demeure l’apanage des privilégiés.» Simone de Beauvoir
« Le grand art est accessible à tous, mais l’erreur serait de croire qu’il le soit sans préparation aucune. »
M. Delarue, Travail et culture.

« Je crois que le public a du mal à franchir les portes d’un théâtre traditionnel… Le public s’y rendra plus facilement, si c’est un lieu disponible plus ouvert… » J. Boucher.
« Il me faudrait un théâtre vide, très grand, très haut, très large, très long, qui ne soit pas en béton… Un théâtre doit être simple. »
Ariane Mnouchkine, 1968.

« Après tout, si le théâtre n’est pas encore absolument populaire, c’est aussi parce que la culture n’est pas encore devenue populaire, non plus que la philosophie, les sciences et le reste. » Jean Vilar

Est-ce au théâtre de faire l’initiation culturelle des plus défavorisés ? L’Etat et son système éducatif ne doivent-ils pas faire en sorte que les plus démunis soient initiés à la culture pour aller ensuite au théâtre ?
Dans quelques classes, en France, le théâtre est intégré aux disciplines artistiques. Des enfants créent ou récrivent un conte, une légende, qu’ils mettent en forme dramatique avec l’aide d’un adulte enseignant ou professionnel. Ils peignent des décors, préparent des masques et des costumes. Ils deviennent ainsi les acteurs actifs d’une culture vivante.
Pour avoir appris à jouer et aimer le théâtre très jeunes, ces enfants devenus adolescents, puis adultes, fréquentent plus assidûment les théâtres tout en faisant preuve d’une plus grande lucidité devant la représentation.

                                                                                                    

 

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