Ecole : la violence et ses mensonges

Juin 1992

La violence à l’école, loin de pouvoir être traitée par une stratégie répressive, ne pourra l’être que par une mutation éducative

 
La violence en milieu scolaire est parfois appréhendée par les médias comme un phénomène relativement neuf, traitée comme un événement récent, fort croustillant pour notre société de consommation outrancière. Fort dangereuse pour la démocratie tant elle alimente de fantasmes sécuritaires. Eh oui, en France on ne touche ni aux enfants, ni aux petites vieilles. Ça tremble dans les campagnes : les hordes barbaresques déferlent sur l'école. Et de regretter le bon vieux temps.
 
La seule solution envisageable ne serait-elle pas une sanctuarisation de l'espace scolaire ? Une école-bunker fermée sur les violences extérieures où régnerait la bonne vieille discipline de jadis ? Il est des penseurs de tout bord politique et de tout progressisme pour affirmer, au nom d'une transmission démocratique des savoirs, que l'école doit se replier sur elle-même.
 
La peur est exploitée. Tel humoriste tente un dessin à la une du Figaro, où l'on voit le ministre de l'Intérieur s'exclamer : « Tant que mes flics n'auront pas compris que nos consignes laxistes donnent aux Beurs le droit de les écraser avec des voitures volées, nous auronsà déplorerdes bavures policières ». Ce n'est pas du racisme, paraît-il. Pas plus que la une du quotidien d'extrême droite, Présent, qui titre : « Ce n'est pas parce que ce sont des jeunes, c'est parce qu'ils sont restés des sauvages ! Et parce que les autorités morales et politiques n'arrêtent pas de les excuser, de les plaindre, de les comprendre, de les justifier ».
 
Pas question de faire le procès de l'ensemble de la grande Presse, bien sûr. D'autres dossiers sont remarquablement bien faits. Je pense par exemple à des dossiers du Monde de l'éducation (M.Valo), de Marie-Claire (E.Canestrier) ou de l’Express (M.L. de Léotard). Il n'empêche : le climat est délétère. Le climat est à l'antipédagogie. Significatif par exemple cet article du Point, lors des « événements lycéens » de 90 : « Autrefois l'école était un sanctuaire. On a tellement voulu l'ouvrir sur la société qu’on y a fait entrer la violence. Ne faut-il pas refermer les portes des lycees ? » Et de parler de « cauchemar américain : agressions, homicides, viols, trafic de drogue».
Il faut pour assainir le débat répondre d'abord à trois questions : la violence à l'école est-elle un phénomène récent ? Quelle est son importance actuelle ? Qu'estce que la violence ?
En chemin, nous nous interrogerons aussi sur un des « mensonges» essentiels de la violence : suffit-il de punir pour lutter contre elle ?
 
La violence en milieu scolaire est parfois appréhendée par les médias comme un phénomène relativement neuf, traitée comme un événement récent, fort croustillant pour notre société de consommation outrancière. Fort dangereuse pour la démocratie tant elle alimente de fantasmes sécuritaires. Eh oui, en France on ne touche ni aux enfants, ni aux petites vieilles. Ça tremble dans les campagnes : les hordes barbaresques déferlent sur l'école. Et de regretter le bon vieux temps.
 
La seule solution envisageable ne serait-elle pas une sanctuarisation de l'espace scolaire ? Une école-bunker fermée sur les violences extérieures où régnerait la bonne vieille discipline de jadis ? Il est des penseurs de tout bord politique et de tout progressisme pour affirmer, au nom d'une transmission démocratique des savoirs, que l'école doit se replier sur elle-même.
 
La peur est exploitée. Tel humoriste tente un dessin à la une du Figaro, où l'on voit le ministre de l'Intérieur s'exclamer : « Tant que mes flics n'auront pas compris que nos consignes laxistes donnent aux Beurs le droit de les écraser avec des voitures volées, nous auronsà déplorerdes bavures policières » . Ce n'est pas du racisme, paraît-il. Pas plus que la une du quotidien d'extrême droite, Présent, qui titre : « Ce n'est pas parce que ce sont des jeunes, c'est parce qu'ils sont restés des sauvages ! Et parce que les autorités morales et politiques n'arrêtent pas de les excuser, de les plaindre, de les comprendre, de les justifier ».
 
Pas question de faire le procès de l'ensemble de la grande Presse, bien sûr. D'autres dossiers sont remarquablement bien faits. Je pense par exemple à des dossiers du Monde de l'éducation (M.Valo), de Marie-Claire (E.Canestrier) ou de l’Express (M.L. de Léotard). Il n'empêche : le climat est délétère. Le climat est à l'antipédagogie. Significatif par exemple cet article du Point, lors des « événements lycéens » de 90 : « Autrefois l'école était un sanctuaire. On a tellement voulu l'ouvrir sur la société qu’on y a fait entrer la violence. Ne faut-il pas refermer les portes des lycees ? » Et de parler de « cauchemar américain : agressions, homicides, viols, trafic de drogue».
Il faut pour assainir le débat répondre d'abord à trois questions : la violence à l'école est-elle un phénomène récent ? Quelle est son importance actuelle ? Qu'estce que la violence ?
En chemin, nous nous interrogerons aussi sur un des « mensonges» essentiels de la violence : suffit-il de punir pour lutter contre elle ?
 
La violence à l’école : de l’histoire ancienne
 
La violence à l'école est loin d'être un phénomène nouveau. C'est même de l'histoire ancienne, très ancienne. Je relèverai simplement quelques faits extraits d'une recherche en cours. Histoire de relativiser notre violence. Le respect se perd ? Les profs se font injurier ? A Pompéi, on a relevé des graffitis où un enseignant se voit affublé des doux noms de «sale pédé», «vieux mignon », « suceur ». Un autre maître, Orbilius, se plaint dans son Souffre-douleur des mauvais traitements subis du fait de « la négligence et de la morgue des parents ». Juvénal, dans ses Satires, évoque les coups donnés aux maîtres par les enfants (1).
 
C'est loin tout cela ? Faisons un bond dans le temps pour arriver à une grande époque des violences scolaires, le XIXe siècle. Sont-ils si « nouveaux » ces rapports d'inspecteurs (2) :
« Le gouvermement du collège appartient à un certain nombre de mauvais sujets qui ont eu l'ascendant de soumettre leurs camarades au despotisme de leur volonté. Les fonctionnaires de l'établissement appelés par leur place à y maintenir l'ordre n'y sont plus traités qu'en ennemis et les enfants qui leur obéissent encore y sont regardés comme des esclaves. Aussi les maîtres n'entrent en classe qu'auec frayeur. Les maîtres d'études tremblent en présence de leur division. Le censeur ose à peine se montrer dans les cours du collège ».
 
Ceci se passait à Marseille en 1828. A Charleville en 1872, un collégien est trouvé assommé à la porte du collège. Une expédition punitive est montée par des collégiens armés de casse-têtes (les battes de base-ball de l'époque) et sept ou huit élèves de l'école privée sont copieusement rossés. Le principal se plaint d'être obligé d'accompagner les « grands » à chaque promenade, de peur d'une rixe. A Louis-le-Grand en 1883, les élèves, après avoir conspué le nom du chef d'établissement, forcent une grille. Ils assaillent son bureau, commence à briser les vitres de l'antichambre. Un dortoir est mis à sac. Une escouade de sergents de ville finira par rétablir l'ordre après un combat homérique. Pour terminer une liste qui pourrait être fort longue, citons encore cette lettre d'un recteur d'Académie au ministre qui raconte comment un maître répétiteur est « étourdi de coups », puis ligoté, traîné sur le parquet, la barbe rasée à moitié. Et qui conclut ainsi :  « Le censeur, le surveillant général et d'autres maîtres, éueillés par le tapage, sont accourus et ont réussi non sans peine, après auoir enfoncé la porte, à rétablir l'ordre. Il était temps, les élèves avaient passé la corde au cou du maître et délibéraients s’ls le jetteraient par la fenêtre ». On imagine les «unes » actuelles si un pareil fait se produisait !
 
De la répression
 
En fait, fréquents seront au XIXème siècle les recours à la troupe et à la gendarmerie : à Nantes, à Pontivy, à Poitiers, à Toulouse, Amiens, Bourges, etc. Il y a plusieurs leçons à tirer de ces événements, avant d'évoquer des violences plus récentes : d'abord l'extrême ancienneté du phénomène bien sûr. Ensuite le fait que les « violences » actuelles sont sans doute bien loin d'atteindre les sommets connus au siècle dernier. Ce qui a changé c'est notre rapport à la violence, que nous supportons moins, la violence ayant été fortement dévalorisée par l'idéologie bourgeoise qui a proposé un idéal de non-violence en éducation. Enfin et surtout, les violences évoquées dans nos exemples ont lieu dans des périodes où l'arsenal répressif est très important et appliqué sans faiblesse, comme un recours naturel de l'adulte. Dans la Rome antique c'était un spectacle familier, parfois prisé, de voir frapper un enfant par son maître. Qu'on se rappelle le « cachot »qui n'est aboli qu'en 1863, qu'on se rappelle la férule ou le «robinet » (3). Bien qu'interdite depuis des années par l'école laïque la férule n'est-elle pas encore si naturelle au XXesiècle que Marcel Pagnol, dans le beau portrait de hussard noir de la République qu'il dresse à la gloire de son père le décrit : « Il tenait à la main une baguette de bambou : elle lui servait à montrer les lettres et les mots qu'il écriuait au tableau noir, et quelquefois à frapper les doigts d'un cancre ».
 
Les pensums et les retenues sont monnaie tellement courante que Jules Simon, dès 1874, en dénonce l'absurdité manifeste, tout en ne sachant pas par quoi les remplacer. Elles donnent plus de travail à ceux qui déjà ne s'en sortent pas : « la retenue ne vaut rien, mais elle vaut mieux que le reste ». Il faudrait continuer par une histoire du chahut, qui signe les relations scolaires conflictuelles jusqu'au début des années 70 et qui disparaît progressivement avec la montée de l'individualisme. Même si ce chahut est une forme admise, presque normale de la socialité scolaire (4), quel enseignant désigne boucémissaire ne le ressentirait comme une violence terrible : ce sont les cris et les jets d'objets, les taches sur les blouses et les fléchettes, l'arsenal des bombes puantes, bombes « algériennes» et autres « ondes lacrymogènes » dont les bazars situés près des écoles faisaient autant commerce que de bonbons et sucreries diverses.  Tout cela existant malgré l'autorité, malgré une répression moins honteuse d'être ce qu'elle est : un système pénal scolaire. Mais l'essentiel est dit, n'allons pas plus avant dans notre rétromanie, le premier acquis est de montrer l'ancienneté des problèmes de violence à l’école et ce malgré un arsenal disciplinaire important. La violence ce n'est ni nouveau, ni dépendant simplement d'un « laxisme » nouvelle vague. Il ne suffit pas de punir.
 
Des violences actuelles
 
Le rapport Léon, une des premières études quantitatives officielles portant sur la violence à l'école, montre que ce phénomène est loin d'être marginal (5). Ce sont ainsi, dans les collèges de l'échantillon, 80,5 % de ces établissements qui connaissent des déprédations souvent graves, les rackets existent dans 58,5 % des collèges. 74,5 % des lycées professionnels connaissent des bagarres. Les agressions verbales contre les adultes sont très fréquentes (elles concernent 43,9 % des collèges et 72,9 % des LP). Les dommages aux biens des adultes sont présents dans 17 % des établissements et, si elles sont très minoritaires, les agressions contre les personnes existent dans 10,2 % des établisssements. Disons d'abord que le rapport Léon est établi en 1983, d'après les chiffres de l'inspection générale de 1979 et 1980. Autrement dit la violence à l'école n'est pas née avec la « gauche au pouvoir » ! D'autre part, la fiabilité de ce rapport est limitée : l'échantillonnage s'appuie sur « des établissements a priori à problèmes » et ne peut recenser que les faits indubitables. La violence n'est pas si aisément quantifiable, nous y reviendrons. De plus, plus que le nombre d'établissements touchés, il serait important d'avoir une statistique plus fiable sur la fréquence.
 
Pas question bien sûr de minimiser l'importance des problèmes de violence à l'école. Elle est pour moi un des problèmes éducatifs majeurs (6). Mais l'aborder sainement exige de l'aborder objectivement. Ainsi un sondage paru dans le Monde du 30 mai 1991 est très éclairant. A la question : Y a-t-il de la violence dans votre lycée ? » 2 % des lycéens seulement répondent beaucoup, 8 % assez, 45 % peu et 45 % pas du tout. La situation est donc loin d'être aussi catastrophique qu'un sensationnalisme outrancier l'a prétendu. Un rapport du ministère de l'Éducation nationale (MEN, 1988) sur les « Regards des jeunes sur le système éducatif » montre toutefois que 66 % des jeues déclarent avoir été témoins d'agressivité ou de violence dans leur collège. La violence n'est pas fréquente, sans doute, mais elle est largement présente. Les dégradations viennent en tête des problèmes qui se posent pour une forte minorité déjeunes (32 %) dans leur établissement.
 
Violence, violences
 
Il y a cependant une singulière hypocrisie à n'évoquer que la violence des jeunes. Comme si l'on ne parlait que des parents battus... Peut-être est-ce douloureux à entendre, mais il faut bien le dire, il y a plus d'enfants recevant gifles, fessées ou subissant diverses contraintes physiques que d'enseignants agressés dans les écoles françaises ! Silence sur cela, pourtant les faits sont clairs. P. Jubin a ainsi montré que 77 % des enseignants du second degré reconnaissaient « avoir malmené physiquement », des élèves désignés comme «tête à claques » (7) et B. Douet a de son côté relevé que 44,2 % des enseignants du primaire ont vu donner des fessées (19 % reconnaissent en avoir donné, ce qui fait quand même un sur cinq). 95 % des élèves du CP disent avoir vu un enseignant administrer gifle ou fessée (8). Une mutuelle d'assurances a fait paraître dans un de ses derniers bulletins (SAU. no 67, mars 1992) un dossier spécial sur les châtiments corporels montrant à ses adhérents que, quels qu'en soient les règlements administratifs, la justice française reconnaît par jurisprudence le droit à la correction pour les enseignants. Il y a de quoi s'indigner. Il ne s'agit pas pour autant de culpabiliser, mais de mettre en mains les faits réels.
 
Mais le plus grand mensonge de la violence n'est pas là. Il est dans son invisibilité beaucoup plus que dans son caractère spectaculaire. Celle qui fait problème n'est pas massivement celle qu'on peut comptabiliser, observer. Une approche qualitative est nécessaire. Dans un travail encore inédit que je mène avec des étudiants de Bordeaux II et de Paris V il est remarquable de constater qu'à la question : « Connaissez-vous ou avez vous ressenti de la violence dans votre classe ou dans notre école ? » , c'est la relation pédagogique qui est mise en cause. Près de 100 entretiens ont été menés auprès d'enseignants et d'élèves dans des établissements de tous types. Des entretiens de groupe et des interventions diverses viennent compléter ces données. L'analyse thématique en cours sur ce matériau montre que si la violence entre élèves est présente, essentiellement sous la forme de bagarres, elle n'est pas la plus problématique, et ce même dans les établissements « à problèmes ». Massivement chez les élèves c'est la violence « morale » exercée par les enseignants qui est mise en cause : ce thème est présent dans 74 % des entretiens. Le constat est amer avec particulièrement le thème du non-respect, de l'humiliation, voire du racisme. La communication élève-enseignant semble particulièrement problématique, ce qui corrobore les enquêtes réalisées par le ministère (66 % des élèves pensent qu'on ne les écoute pas assez). Pêle-mêle il faut noter aussi la mise en cause des processus d'orientation, la trop grande contrainte des corps ou le manque de sens. Chez l'enseignant c'est le sentiment d'une ambiance dégradée, d'une non-écoute. La remise en cause du rôle de l'enseignant crée une forte insécurité qui augmente le désir de restauration d'un ordre mythique.
 
Bref, la violence à l'école n'est pas neuve, elle n'est pas non plus celle des seuls élèves. Surtout, elle n'est pas essentiellement la violence des coups ni seulement la violence tonitruante des injures. Il ne s'agit pas de s'en désespérer, ou de s'en culpabiliser. La violence à l'école, loin de pouvoir être traitée par une stratégie répressive ne pourra l'être que par une mutation éducative. A quoi le dossier joint à ce numéro vous invite à réfléchir.
 
Éric Debarbieux
 
 
 
 
(1)           cf J. -P. Neraudeau, Etre enfant à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
 
(2)           cf. M. Crubellier, L'enfance et la jeunesse dans la société française, -Paris, A. Colin, 1979 et R..-H. Guerrand, C'est la faute aux profs, Paris, La Découverte, 1987.
 
(3)           P. Giolitio, Abécédaire et férule. Maître et écolier de Charlemagne à Jules Ferry, Paris, Imago, 1986. Voir a ussi B. Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Ouest-France Université, 1984.
 
(4)           J. Testanière, Chahut traditionnel et chahut anomique dans l'enseignement du second degré, Revue française de sociologie, n' 8, 1967, pp. 17-33.
 
(5)           J.-M. Leon, Violence et déviance chez les jeunes : problèmes de l'école, problèmes de la cité, rapport présenté à M. Savary, exemplaire dactylographié.
 
(6)           cf. É. Debarbieux, La violence dans la classe, Paris, ESF, 1990, ouvrage réalisé avec l'aide d'un groupe de travail de l’ICEM
 
(7)           P. Jubin, L'élève Tête-à-claques, Paris, ESF, 1988
 
(8)           B. Douet, Discipline et punitions à l'école, Paris, PUF, 1987