Le cran de l'abattu

Octobre 2004

 

     
 

 CréAtions 113 - Patrimoine et création - publié en septembre-octobre 2004

Metteur en scène : Pierre-Etienne Heymann et le théâtre de la Planchette – Scénographie : Henri Cueco – Musique : Pablo Cueco, Albert Hamann – Les musiciens : Pablo Cueco et Mirtha Pozzi, percussions ; David Rueff, saxophone ; Benoît Urbain, accordéon – Les acteurs : l’ouvrier, Pierre-Etienne Heymann ; la guide, Marion Maret – Avec la participation d’ouvriers de la Manufacture d’armes de Tulle (Corrèze).

Le cran de l’abattu


L’aventure théâtrale comme partage d’une mémoire collective


Rencontrés au cours d’un stage « Créations » en Corrèze, Pierre-Etienne Heymann et Henri Cueco nous ont fait partager un projet théâtral déjà bien engagé : rendre compte de l’histoire de « la Manu ». Entreprise ancestrale et vitale pour la ville de Tulle, la Manu est alors victime comme beaucoup d’autres entreprises de restructuration industrielle, conduite au nom d’une mondialisation libérale, sacrifiant avec indifférence savoirs-faires et mémoire ouvrière.

 

  La Manu : manufacture d’armes de Tulle, poumon économique de la ville et des environs, a été créée en 1777 sous Louis XVI. De manufacture royale, elle est devenue manufacture d’Etat, puis établissement du groupe GIAT-Industries en 1989, reconversion payée d’une érosion spectaculaire des effectifs : 16000 salariés en 1980 contre environ 300 actuellement, et les plans sociaux de GIAT sont encore d’actualité.
C’est dans ce contexte que le spectacle « le cran de l’abattu » a été conçu et présenté à Tulle en septembre 2003.

   La mémoire peut réarmer l’espoir

« Réarmer », ce terme prend son sens dans le titre donné à l’œuvre. Pierre-Etienne Heymann s’en explique : « Je voulais éviter d’en rester à la nostalgie et bâtir un projet qui dynamise les luttes. Le « cran de l’abattu » est une expression militaire tombée en désuétude qui signifie que, quand on a tiré, le cran du fusil est en vas. C’est une expression à double sens qui me va bien. Il ne faut pas en en rester au cran de l’abattu, sinon on est perdu. »
Le point de départ du texte à l’œuvre dans le projet est une enquête de journaliste sur les « Nez noirs », ouvriers de la Manu, pour l’Echo de Tulle, travail relayé par l’association Peuple et Culture*
Puis par le projet de Pierre-Etienne Heymann :
« A partir de ces éléments, j’ai reconstitué le témoignage d’un ancien qui fait le récit de sa vie dans un atelier transformé en Musée. »

   

 

  Au Musée, les Nez noirs 

Visite guidée, son départ est programmé devant les grilles de GIAT, à défaut de pouvoir utiliser pour le spectacle un ancien local de l’usine, vendu par GIAT, autorisation d’abord accordée puis retirée à la suite de pressions de l’entreprise.
L’espace théâtral investi et le parcours auquel le public est invité ancrent dans l’actualité l’histoire à laquelle la guide (Marion Maret) donne d’abord la couleur d’une chanson réaliste : la Ballade des Nez noirs qu’accompagne l’accordéon résume le destin de ces « mi artisans mi paysans » :
« […] Ils sont devenus des Nez noirs
Parce qu’à Tulle l’Histoire le dit
Les bourgeois se firent rentes et gloire
Dans le commerce d’armur’rie […
] »
Chansons populaires ou réalistes, et musique de Pablo Cueco (quatuor de percussions, saxophone et accordéon) accompagneront la rencontre, annoncée par la guide, d’un « authentique spécimen d’ouvrier de la Maun – le dernier de son espèce, conservé vivant ».
Dans l’atelier, la salle des machines du lycée professionnel René-Cassin de Tulle**, transformée en Musée, lieu de mémoire, Henri Cueco installe les signes d’une présence humaine : des bleus de travail pendus au mur de grillage dessinent d’improbables silhouettes d’ouvriers résistant à leur disparition. C’est dans une « cage »vitrée, à l’entré de l’atelier-Musée, que l’on peut observer le dernier spécimen des Nez noirs, travaillant sur sa machine. L’ouvrier (Pierre-Etienne Heymann) est secondé o ce moment-là par un ancien et authentique ouvrier de la Manu.
L’ouvrier raconte son histoire qui est aussi celle des Nez noirs. Récits et anecdotes font revivre le quotidien de la Manu, les coups durs comme les parties de rire et les blagues, « La Manu, c’était comme qui dirait une ambiance familiale. Quand les machines sont côte à côte, l’intimité, c’est obligatoire […] » Intimité aussi, le langage codé partagé dont la guide se fait la traductrice un peu condescendante : « Vous n’avez évidemment rien compris à ce dialogue !... En voici la traduction en français correct. Ça bique ou ça bique pas : c’est ajusté ou pas. Les centièmes sont dans le bac : intraduisible… il s’agit du bac à copeaux, cela veut dire qu’il y a eu un incident grave. Qu’est-ce qu’elle dit la marmotte […] Vous n’ignorez pas, Mesdames et Messieurs, que d’une manière générale le parler populaire des ouvriers, leur vocabulaire étroitement fonctionnel, constituent une couche fossilisée de notre langue […] » Jugement que contredit l’étonnant inventaires des chafres, les surnoms, ressuscitant l’univers chaleureux et moqueur des relations quotidiennes, et que la guide égraine comme un inventaire à la Prévert : « Le Bol, Le Bull, Le Blond, bongo, Blégeau, Le Baron, La Boule, Le Blaireau, Bambi, Bécane, Bégonia, Le Billy, Nid de Pie, Khadafi, Le Fillou, LLe Rinou, Le Dahout, etc. : une infime partie de la liste qu’on m’a fournie, une liste de mille et trois surnoms, les surnoms de plusieurs générations de Nez noirs […]» Le récit fait revivre grandeurs et décadence de la Manu : quand commencent les réductions d’effectifs, l’individualisme va chasser la solidarité, casser l’esprit syndical et l’engagement politique. Dans l’entreprise, les projets de diversification sont un échec ... « On nous a roulés dans la farine ».
Mais notre spécimen « homo manufacturus », prisonnier du Musée de la Manu, comme l’Indien dans sa réserve, est brutalement saisi de furor ideologica et appelle à « réarmer l’espoir ».

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P.E. Heymann, metteur en scène
H Cueco, scénographe