Techniques de vie n°2

Décembre 1959

Alain et les techniques modernes

Décembre 1959

Je viens de lire dans l'Education Nationale (numéro du 8 octobre 1959), l'article où M, Bloch oppose votre orientation pédagogique à celle d'Alain, Pour ce qui est de cette opposition proprement dite, rien à ajouter. M. Bloch a parfaitement caractérisé et l'esprit d'Alain et le vôtre. Alain demeure de formation cartésienne. C'est un classique. Il a foi dans la fécondité des grandes œuvres (littéraires, philosophiques) ; il pense que leur méditation, formant et enrichissant l'intelligence, suffira pour nourrir et orienter l'action de l'homme. L'art pédagogique consiste à hisser l'enfant (contre vents et marées) au niveau des grandes œuvres, à l'amener à en assimiler Sa substance. L'enfance n'a aucune valeur particulière ; elle vaut dans la mesure où, d'avance, elle témoigne de l'âge adulte.

M. Bloch a raison d'affirmer que votre pédagogie est radicalement inconciliable avec celle d'Alain. Chez Alain, l'éducation se réalise nécessairement dans la contrainte, car il faut faire violence à l'enfant pour l'amener aussi tôt que possible à la maturité adulte. Chez vous, au contraire, l'éducation n'est possible que dans un climat de liberté qui permette à la vie de s'épanouir dans sa profusion et son originalité. Le dialogue entre les disciples d'Alain et les militants de l'Ecole Moderne n'est pas pour demain. Un abîme les sépare : une vision totalement différente du monde enfantin, du sens de l'enfance, et de la fonction du « maître ». Pour Alain, l'autorité du maître n'est que le reflet de l'autorité des Maîtres de l'Art et de la Pensée. Pour vous, il ne peut y avoir d'autorité que dans la mesure où la Présence du maître est reconnue par l'enfant dans sa dimension d'accueil, de compréhension. Le maître n'ordonne pas, mais il suscite l'effort et l'entretient. Pour vous encore (comme pour Rousseau), chaque période de l'enfance possède sa perfection propre. Sans doute l'enfance reste-t-elle ouverte sur l'âge adulte. Mais le passage s'effectue de crise en crise, de mutation en mutation. Pour atteindre à la perfection de l'âge adulte, il faut s'être enfoncé au cœur de l'enfance et au cœur de l'adolescence. A brûler les étapes, on n'aboutit qu'à une intellectualisation forcenée. Pas de maturité affective pour celui qui n'a pas vécu intensément l'innocence et la naïveté de l'enfance ; l'enthousiasme et la pudeur de l'adolescence. Innocence, naïveté, enthousiasme, pudeur — ces dimensions de l'affectivité cherchent à s'exprimer. Mais qui leur en donne l'occasion ? Le rationalisme d'Alain et de ses disciples ne voit là qu'infantilisme à combattre et éliminer, {Langage de grandes personnes qui ont, à jamais, coupé les ponts avec leur enfance et ne la reconnaissent plus.)
L'enfant connaîtra la pensée adulte, il en retiendra quelque chose. Mais, à travers toute son enfance et toute son adolescence, jamais il n'aura l'occasion de s'éprouver comme une force créatrice ; jamais il ne fera l'expérience de lui-même comme d'un être original, riche de possibilités esthétiques et pratiques. C'est justement le sens et la mission de l'Ecole Moderne d'amener l'enfant à s'exprimer « tel qu'en lui-même », à travers tout le cheminement de son existence juvénile. Et sans doute le terme même de libre expression agace l'oreille des doctes, car il y a là une menace certaine pour leur autorité scolastique et comme l'annonce du crépuscule du prestige adulte — une révolution !
C'est justement en nous situant dans l'esprit et dans les perspectives de cette révolution que la pensée d'Alain nous apparaît réactionnaire. Alain, écrit M. Bloch, « veut que l'école soit avant tout pour l'élève une école d'humilité et de respect ». Respect du passé. Humilité de celui dont la seule ressource est de recevoir. Avec de telles valeurs, nous créerons deux types d'enfants : les raisonnables qui appuieront leur puissance sur l'ordre établi et qui se recruteront parmi l'élite (intellectuelle) de la classe et les ratés qui remâcheront, toute leur vie durant, l'amertume de leurs années scolaires, tellement impressionnés par les modèles de la littérature adulte et tellement conscients de leur incapacité personnelle que leur horizon esthétique se bornera désormais aux bandes dessinées de la presse quotidienne et aux feuilletons mélodramatiques des magazines sentimentaux. Les modèles de la littérature adulte n'atteignent l'enfant que très rarement, car il ne se reconnaît pas en eux. A quelles expériences vécues par l'enfant font appel le théâtre de Racine et les romans de Flaubert ? Pour la plupart des enfants, les contacts forcés avec les classiques suffisent pour les en dégoûter à jamais. Les classiques exigent du lecteur une maturité d'expérience que nul n'est en droit d'attendre de l'enfant.
C'est pourquoi la formule d'une littérature créée par l'enfant, avec ses propres moyens, me paraît au contraire réellement pédagogique. Et certes, il ne s'agit pas, ensuite, de mettre en compétition la littérature enfantine et la littérature adulte, d'accorder à l'art enfantin une dimension esthétique au même titre qu'à l'art adulte. Les projets de l'être enfantin sont sans commune mesure avec ceux de l'Être adulte. La volonté d'art de l'enfant témoigne d'une existence sous le signe d'un éternel présent et se concilie le hasard : c'est souvent le triomphe du fortuit ; chez l'enfant, au contraire de chez l'adulte, l'intention échoue mais la grâce fait le reste — et c'est d'elle que nous jugeons.
Toutefois, il me semble injuste de vous reprocher, comme le fait M. Bloch, d'avoir « gravement surestimé la valeur littéraire et esthétique des œuvres enfantines ». Si je me reporte aux textes que vous publiez dans la Gerbe Enfantine, j'y découvre d'authentiques qualités de clarté d'expression, de fraîcheur d'imagination, d'humour et de tendresse auxquelles les devoirs traditionnels ne nous ont guère habitués. Les enfants qui lisent La Gerbe trouvent, là des modèles à leur nature, des modèles avec lesquels ils peuvent efficacement rivaliser.
L'expérience littéraire, chez l'enfant comme chez l'adulte, consiste à exprimer une façon particulière d'habiter le monde. Exiger de l'enfant qu'il imite le style de l'adulte sans avoir traversé les expériences qui en sont le fondement, voilà le mensonge et la supercherie où conduit l'enseignement traditionnel. Le style, dans ce cas, est considéré par le maître comme un simple ornement, sans rapport avec la vie. Le style imité ressemble à ces moulures de plâtre qui encombrent les halls des musées et leur donnent l'aspect des cimetières. Et ce n'est pas à couler des moulures mais à tailler le bois et la pierre que l'on devient sculpteur. L'important, c'est en réalité de libérer le style de l'enfant ; que l'enfant se crée un style à son image et qu'il produise des œuvres où il reconnaisse sa façon d'être au monde i telle est la vertu du texte libre, du dessin libre, de la danse libre.
Mais la critique de M. Bloch vise encore plus loin. D'après lui, vous auriez
 « trop présumé de la force et plus encore de la généralité du besoin d'expression» de l'enfant. A vrai dire, cher Freinet, vous n'êtes pas seul à tomber sous le coup de ce verdict ; il atteint aussi bien les courants les plus avancés de la psychologie moderne : la psychanalyse et la phénoménologie. Pour Freud comme pour Scheler, pour Jung comme pour Merleau-Ponty, l'être humain est radicalement expressif. Des phénomènes tels que l'art ou la littérature, la religion ou la philosophie, le jeu ou le rêve sont des expressions de l'homme, c'est-à-dire des images de sa situation dans le monde. Le besoin d'expression est aussi général et aussi vigoureux qu'il peut l'être, puisqu'il puise son fondement dans le caractère existentiel de l'être de l'homme. Exister, s'exprimer, être temporel — autant d'équivalences. Il n'y a donc pas à craindre de présumer trop du besoin d'expression de l'enfant, de tabler exagérément sur lui. C'est au contraire pour l'avoir méconnu que l'enseignement traditionnel est arrivé à dessécher les sensibilités et à paralyser les imaginations.
 

 

 

 

 

La méthode naturelle de lecture à la lumière de I. P. Pavlov

Décembre 1959

Que l'œuvre de Pavlov soit à l'origine de découvertes marquantes dans la recherche fondamentale (problème des rapports entre le langage et la pensée...) et de techniques particulièrement avantageuses dans des domaines aussi capitaux que la médecine (accouchement sans douleur, cure de sommeil...) ou la psychiatrie (rééducation de la parole...), nul ne le conteste aujourd'hui. Ce qu'on sait moins, c'est qu'elle a des incidences directes sur la pédagogie.
L'apprentissage de la lecture est là pour le montrer.
Jusqu'à Decroly, il a paru évident qu'une seule méthode était possible, à savoir la méthode synthétique. Que dit, en effet, la logique ? Pour lire, il faut connaître les lettres puis leurs combinaisons : commençons donc par faire identifier successivement les 26 lettres de l'alphabet dans l'ordre qui s'y prête le mieux ; et, après seulement, apprenons à les assembler en syllabes, puis en mots et enfin en phrases. Cette méthode mérite bien la qualification de « traditionnelle » puisqu'on n'a pas opéré autrement jusqu'au début du siècle.
Elle continuerait son règne si le docteur Decroly n'avait découvert ce qu'on appelle aujourd'hui « le globalisme » de la perception. Quand l'œil déchiffre pour la première fois, il appréhende d'emblée aussi bien l'ensemble (d'une manière encore confuse, évidemment) que les détails : d'où l'idée d'une méthode « globale » qui consiste au contraire à partir du mot et même de la phrase.
Thèse et antithèse : il manquait la synthèse. On crut la trouver dans la méthode mixte : en réalité, la perception enfantine s'avère simultanément « globale » et « pointilliste » (avec propension plus marquée dans un sens ou dans l'autre, selon les individus) ; toute opération mentale chez l'adulte et, à plus forte raison, chez l'enfant, débute par une phase de syncrétisme ; dès lors, il est parfaitement indiqué de commencer par le mot, mais à condition de favoriser presque immédiatement l'analyse ; la bonne méthode ne peut être qu'une méthode «mixte», c'est-à-dire un compromis entre la méthode «analytique » et la méthode « synthétique ».
Analyse et synthèse : il est bien exact que ces deux démarches fondamentales de l'esprit sont à l'œuvre dans l'initiation à la lecture et qu'elles le sont simultanément. Pourrait-il, d'ailleurs, en être autrement, puisque cette collaboration se retrouve dans tous les domaines ? Là-dessus, pas de contestation possible.
Mais en résulte-t-il ipso facto ce compromis que représente la méthode mixte, à la manière purement empirique et finalement très éclectique dont on l'entend d'ordinaire ?
C'est le grand mérite de Freinet d'avoir apporté la lumière sur ce point dans l'étude intitulée : «La méthode globale, cette galeuse ! » (1).
Il y a, effectivement, globalisme et pointillisme tout à la fois : « De tout temps, l'enfant a éprouvé le besoin de soutenir la lecture analytique, syllabe après syllabe et mot à mot, par un mécanisme global sans lequel toute lecture serait impossible » (2). Comment cela ? « L'enfant fixe un mot pour en reconnaître la structure. Mais ce mot n'a évidemment de sens que dans le contexte. Et c'est ce contexte que l'enfant interroge. L'œil part en reconnaissance en avant du mot déchiffré. Il va parfois même jusqu'à la ligne suivante, revient en arrière, repart en avant. Le lecteur est en exploration » (3). D'où cette constatation : « L'analyse ne saurait se suffire sans globalisation, et inversement, Une bonne méthode doit faire fonds sur les deux processus, comme cela se produit dans toute acquisition naturelle vitale. D'autant plus — et on l'a souvent négligé — que le fonctionnement de ces processus n'est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préétabli comme règle uniforme et obligatoire » (4),
Mais encore faut-il sauvegarder ce qu'il y a de meilleur dans le syncrétisme initial, c'est-à-dire la nécessité d'enlever chaque acquisition particulière sur le fond de la réalité vivante elle-même. « Le Docteur Decroly avait montré, par ses observations et expériences, que l'enfant est capable d'appréhender le mot et la phrase avant d'en distinguer les éléments constitutifs, mais à condition bien sûr que cette phrase soit insérée intimement dans le contexte de vie des individus » (5), Et Freinet rend compte très exactement de ce qui se passe dans de nombreuses classes quand il ajoute : « L'Ecole a pris dans la méthode globale la mécanique, mais elle a oublié la vie. » (6). Toutes les fois, en effet, que la mécanisation se trouve coupée, prématurément, de la compréhension, on va inévitablement à l'échec : « Sentant justement la faiblesse de cette méthode hybride, l'Ecole a prévu une illustration, qui est là pour apporter un ersatz de vie. Ce n'est, hélas ! qu'un ersatz qui a jeté des fondations mais on a oublié d'y couler le mortier. Il manque à notre texte la chaleur de l'événement qui aurait inséré normalement la phrase dans une expérience individuelle et collective. Les piles ont été raccordées par un cordon mauvais conducteur et rien ne s'éclaire de ce qui justifierait le processus de globalisation ». Ce qu'il faut sauvegarder pour éviter que la lecture devienne un exercice « gratuit » avec toutes les perversions qui en résultent (isoffexie, etc.), ce sont les rapports que l'individu entretient naturellement avec son milieu.
Voilà ce que prouve l'expérience. Et cette preuve est, en soi, amplement suffisante. Mais l'affirmation de la nécessité d'un accord entre l'individu et le milieu ne risque-t-elle pas de demeurer elle-même « gratuite » sur le plan théorique ?
C'est ici qu'intervient Pavlov :

1. Mieux que quiconque, Pavlov a déjà eu le mérite immense de prouver à quel point analyse et synthèse sont inséparables en toutes circonstances ; et cela dès les degrés tes plus humbles de l'activité animale,
A dire vrai, Engels avait déjà nettement souligné cette universalité : « Sont communs à nous comme aux animaux, les procédés principaux de la pensée : intuition, déduction et, par suite, l'abstraction, l'analyse des objets inconnus (le fait de casser une noix est un début d'analyse), la synthèse (dans le cas des ruses des animaux) et, liant les deux, l'expérience (obstacles surmontés et situation embarrassantes) » (7).
Pavlov, toutefois, en a administré des preuves décisives et tiré clairement les conséquences : « Les grands hémisphères du chien réalisent constamment, à des degrés les plus divers, aussi bien l'analyse que la synthèse des excitations qu'ils subissent. C'est ce que l'on peut appeler et que l'on doit appeler « pensée concrète élémentaire ». Ainsi, cette pensée conditionne la possibilité pour l'organisme de s'équilibrer exactement, de s'adapter parfaitement aux conditions du milieu environnant. » (8)
2. Mais aussi Pavlov a réussi précisément à prouver ce que d'autres avaient jusque-là obscurément pressenti : l'unité dialectique de l'individu et du milieu.
L'apport génial de Pavlov est de s'être douté qu'à l'occasion du phénomène du réflexe conditionné, se trouvait révélé quelque chose d'infiniment plus important qu'un simple mode de réaction en face d'une excitation donnée, à savoir le processus même d'équilibration du complexe individu-milieu, dans ce qu'il peut avoir de plus typique et de plus déterminant.
3. Et surtout, en introduisant sa célèbre distinction entre premier et second systèmes de signalisation et en indiquant comment s'opère le passage du premier au second, Pavlov est parvenu à préciser qu'en réagissant, non plus simplement et directement aux signaux, mais à ces « signaux de signaux» que sont les mots, l'individu humain n'échappait pas pour autant aux règles valables au premier niveau.
Or, qu'impliquent ces règles ?
Dans le cas de l'activité physiologique, un nouvel excitant peut être substitué à l'excitant normal en vue de provoquer une réaction déterminée. Pour ce qui est du principe, il n'en va pas différemment dans le cas de l'activité mentale.
Ramené à sa structure purement mécanique, l'apprentissage de la lecture ne se propose pas d'autre fin que de créer, à l'occasion de chaque difficulté particulière, une association permanente et indissoluble entre un son donné d'une part et, d'autre part, l'identification visuelle et le tracé graphique correspondants : en entendant le son, ou il faut que l'enfant soit immédiatement capable d'identifier son symbole dans un ensemble et de l'écrire, ou inversement.
Par des moyens opposés, c'est bien finalement vers ce même but que tendent la méthode traditionnelle ou la méthode globale, comme la méthode mixte.
Mais précisément, y a-t-il lieu de le faire, d'une manière purement mécanique et comment faut-il concevoir ce « mécanisme » ? Toute la question est là.
« Les principes de l'expérience tâtonnée, l'économie d'efforts pour un maximum de réussites, qui apparaît comme une des grandes lois du comportement des êtres vivants font que l'individu a tendance à répéter l'acte réussi », constate Freinet (9). Et il précise : « Dans la série presque indéfinie des actes que tente l'individu pour vivre et dominer le milieu, seuls quelques-uns de ces actes sont réussis, c'est-à-dire qu'ils apportent à l'individu une partie au moins de celte puissance dont il a besoin pour vivre... Cet acte réussi va se reproduire. Et cette reproduction de l'acte se poursuit jusqu'à ce qu'elle soit devenue automatique, qu'elle se soit incorporée au comportement de l'individu comme règle ou technique de vie et ne nécessite plus, de ce fait, aucune réflexion, ni aucun tâtonnement, qu'elle ait acquis la sûreté de l'acte instinctif, » (10)
Ce que Freinet décrit magistralement dans ces lignes, c'est l'apparition d'un réflexe conditionnel et la transformation progressive de ce réflexe conditionnel, en réflexe inconditionnel.
Précisément, toute l'œuvre de Pavlov est là pour attester l'universalité de ce processus.
Mais la formation de ce mécanisme n'a précisément rien de mécanique. Et c'est là que nous touchons au nœud du problème.
Plus que jamais aujourd'hui, on voudrait ramener la « philosophie » de Pavlov à son exacte antithèse, à savoir le matérialisme mécaniste, et on ne s'élèvera jamais assez contre cette misérable caricature. Parce que Pavlov a recouru à des expériences rigoureuses par pure probité scientifique, on en a aussitôt déduit qu'il mutilait arbitrairement la Réalité. Parce qu'il a reconnu toute leur importance à certains modes d'association où dominait l'automatisme, on en a immédiatement conclu qu'il en prenait vraiment à son aise avec la souplesse de la vie. Parce qu'il s'est penché avec attention sur quelques phénomènes élémentaires du comportement animal, on en a sur le champ inféré qu'il se révélait par là-même incapable de s'élever jusqu'à ces hauteurs où souffle l'Esprit. Comme Freinet, il est plus facile de le condamner que de le lire (11),
En réalité, nul plus que l'illustre savant n'a eu le sentiment de la complexité des phénomènes vitaux. Aucun chercheur n'a davantage été frappé par l'enchevêtrement des actions réciproques et par l'infinie diversité de leurs effets. II n'est pas de penseur qui n'ait reconnu autant de labilité, dans la singularité des cas, aux causes susceptibles d'agir hic et nunc. Pouvait-il en être autrement alors que la tâche de la physiologie nerveuse consiste, selon lui, à confronter avec précision les transformations du monde extérieur avec les transformations correspondantes de l'organisme et à établir les lois de ces relations ? Sa propre conception de la sensibilité l'y conduisait irrésistiblement : le premier, en effet, il a vigoureusement souligné que l'organisme de tout être vivant existe au sein de la nature environnante seulement en raison de ses réactions appropriées aux multiples excitations externes. Dès lors, pour peu que le milieu soit extrêmement varié et en perpétuel développement, il en résulte inéluctablement que l'Activité Nerveuse Supérieure doit être elle-même extrêmement plastique et changeante, sans quoi les animaux ne pourraient refléter correctement les variations du milieu et, par conséquent, s'y adapter.
On lui a reproché d'avoir eu recours à des moyens artificiels d'expérimentation. Mais c'est là un reproche encore plus fallacieux que superficiel. Sans doute en enfermant ses chiens dans des « chambres de mort » pour les rendre sensibles à certains stimuli bien déterminés, a-t-il simplifié les conditions naturelles d'établissement d'un nouvel équilibre. Mais nul n'en a eu conscience plus que lui. Il s'agissait justement d'étudier la formation des rétroactions engendrées par les stimuli précis. Or s'il est vrai que toute expérimentation suppose préjudiciellement la détermination exhaustive des influences en jeu, comme dans le cas d'un système mécanique inventé par l'homme il était normal de réaliser les conditions en quelque sorte optima de rétroaction parfaitement nette. C'est pour éviter l'influence inhibitrice des moindres fluctuations du milieu que Pavlov dut recourir aux « tours de silence». Comme le reconnaît Guillaume, « s'il faut rapporter la conduite au milieu naturel de l'animal pour en saisir la signification, il n'est pas moins nécessaire, pour comprendre le déterminisme, de le reproduire dans un milieu artificiel » (12).
 

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Toute l'erreur vient de ce qu'on a voulu voir dans le réflexe conditionné son résultat stéréotypé et s'intéresser aux phases de sa formation en quelque sorte pour elle-même au lieu d'accepter de retrouver, dans le processus d'adaptation naturelle et générale au milieu, les raisons mêmes de cette formation, « L'organisme sans milieu extérieur entretenant son existence est impossible : c'est pourquoi la définition scientifique de l'organisme doit comprendre le milieu qui agit sur lui », écrivait Setchenov (13). Ce qui frappe surtout dans le fonctionnement d'un réflexe, c'est son automatisme absolu. Aussi a-t-on peine à croire qu'il fut un temps où ce réflexe ne jouait pas avec la même rigueur et qu'il ait pu se former à partir des conditions mouvantes du milieu. Pour peu que les circonstances s'y prêtent comme c'est le cas dans un laboratoire spécialement équipé, un réflexe conditionnel peut être acquis durablement : d'innombrables expériences le prouvent Mais il pourrait l'être tout aussi bien dans les circonstances ordinaires de la vie. En matière de réflexologie surtout et en raison même des précautions déployées, une légende tenace tend à faire croire que ce qui est vrai au laboratoire ne l'est plus dans la vie tout court. Et, pourtant les expériences in vitro ne seraient d'aucun intérêt si elles n'avaient pas leur équivalent dans les conditions où se trouve placé normalement l'animal. Elles facilitent peut-être un certain comportement en réduisant une situation donnée à ses éléments les plus typiques. Mais elles ne vont pas jusqu'à en dénaturer le statut car elles ont précisément pour but d'en faire l'analyse dans des conditions qui sont seulement un peu plus commodes. Chez l'animal en liberté, les faits présentent beaucoup moins de netteté en raison même des interférences multiples tenant à des facteurs secondaires. Aussi l'excitant qui stimule le chien de laboratoire n'aurait peut- être pas strictement le même effet dans le cadre de vie du chien de chasse ou de berger. Mais si ce dernier ne réagit pas au sifflet de son maître exactement comme l'autre à la sonnerie électrique, dans les deux cas les lois elles-mêmes ne se trouvent pas fondamentalement modifiées. Encore et toujours c'est au sein du complexe individu-milieu que les phénomènes prennent toute leur signification. Et c'est ainsi qu'ils convient de les interpréter.
Ce qui fait illusion à cet égard, c'est le contraste entre la rigidité du réflexe et les conditions mouvantes de sa formation. On a peine à imaginer qu'un automatisme aussi rigoureux puisse être créé là où la vie ne présente que changements multiples et incessants. De la simplicité de son fonctionnement on est tenté généralement de conclure à la simplicité de ses causes et on en reste le plus souvent à une conception elle-même simpliste de leurs rapports. Mais l'appréciation se modifie quand psychologiquement on ne détache plus l'être vivant de son milieu naturel et quand on constate à quels phénomènes étonnamment fluides sont liées tant de conduites, phénomènes mouvants d'élaboration, d'extinction, de retard et de différenciation de la réaction conditionnée en fonction des modifications apportées à la valeur signalatrice pour l'organisme de l'excitant conditionnel. C'est alors qu'on en vient à l'idée que l'automaticité du réflexe doit son origine et dialectiquement répond à tout un ensemble de circonstances qui ont joué d'abord librement. Loin de se profiler comme la conséquence immédiate et directe d'un développement étroitement linéaire, elle représente la forme pétrifiée et en quelque sorte résiduelle d'une situation complexe qui y trouve son mode d'achèvement. Sous son aspect spécialisé et durci, le réflexe ne constitue jamais que le point d'aboutissement d'une série d'ajustements progressifs qui s'enlèvent eux-mêmes sur un fond fort riche et divers. Une telle rigidité représente un pôle lui-même inséparable de cet autre pôle qu'est la spontanéité.
Aussi est-il ridicule, déjà chez l'animal, de vouloir ramener et réduire le conditionnement des réflexes à un associationnisme qui ne tiendrait aucun compte des conditions réelles et mobiles de la vie. Qu'on sépare arbitrairement l'activité animale de ses conditions normales d'exercice dans le milieu correspondant, et il sera tout aussi malaisé de comprendre comment dans sa conduite la spontanéité se concilie avec l'automatisme et comment un comportement peut s'adapter souplement aux circonstances ambiantes alors qu'il paraît uniquement guidé par des mécanismes plus ou moins emboîtés les uns dans les autres. Si la légende de l'animal-machine a pu persister si longtemps c'est parce qu'on s'en est tenu à certaines conduites stéréotypées sans se préoccuper de savoir où elles puisaient leur motivation. Il en sera ainsi toutes les fois qu'on voudra réajuster comportement et milieu après les avoir dissociés arbitrairement, au lieu de les appréhender d'abord dialectiquement.
Qu'il en soit également ainsi au niveau proprement humain, cela ne saurait faire de doute (14). En réalité, durant le jeune âge, toute acquisition nouvelle est inséparable des circonstances qui la motivent. L'apprentissage de la lecture en fournit un exemple frappant.
Tout le travail initial du maître ne revient jamais qu'à créer une association étroite et désormais indéfectible entre une graphie et un son. Or il n'existe après tout que 26 lettres dans l'alphabet ; et les combinaisons particulières du genre ph, ch„. peuvent être elles-mêmes aisément répertoriées. Dès lors il est tentant d'attaquer de front ces difficultés et, quitte à s'en prendre d'abord aux plus aisément identifiables, de « rabâcher » chacune à satiété jusqu'à sa reconnaissance infaillible et instantanée. C'est précisément ainsi qu'on opérait autrefois... en méconnaissant simplement qu'un perroquet lui aussi peut proférer certains sons mais qu'il reste incapable de leur attribuer un sens. Après avoir consacré tant d'efforts ingrats à distinguer le « d » du « t » et à combiner les diphtongues « oi » ou « ien », il reste l'essentiel à faire qui est de reconnaître le sens auquel ils prétendent dans un mot et plus encore dans une phrase. Tandis que si j'avais saisi les occasions naturelles de m'intéresser d'abord à tel ensemble qui reflétait les préoccupations collectives du moment rien ne m'aurait empêché de déceler plus particulièrement telle acquisition nouvelle et, à ce moment-là seulement, d'apporter à son montage toute l'opiniâtreté nécessaire.
Assurément les trois méthodes «réussissent», qu'il s'agisse de la méthode analytique, de la méthode synthétique ou de la méthode dite mixte. Elles « réussissent » toutes trois en ce sens que toutes les combinaisons de lettres finissent par être connues et que, sauf cas d'arriération mentale, on parvient bien à faire correspondre un sens à ces assemblages plus ou moins disparates. Mais croit-on qu'en l'occurrence la méthode du dressage ait été la meilleure ? S'il est vrai que des associations peuvent toujours être créées artificiellement comme c'est le cas lors du recours au syllabaire, il ne l'est pas moins que ces associations gagnent à être révélées à des occasions naturelles qui s'y prêtent spontanément et dans l'ordre même impliqué par les circonstances. Comme le veut la méthode mixte, on a cru lever la difficulté en présentant la lettre non plus nue mais insérée dans un mot, voire un contexte — où il était aisé de la mettre en évidence à l'aide d'artifices multiples. A la pure et simple identification de suites de lettres sur le manuel, on a substitué le « tableau de lecture » composé par le maître et porté au tableau noir le plus synoptiquement possible.
Sans doute un progrès a été réalisé dans la mesure où la lettre a retrouvé sa valeur fonctionnelle du fait qu'elle a contribué à rendre le sens immédiatement apparent. Mais l'artifice ne demeurait-il pas en ce sens que, malgré les précautions prises par le maître pour introduire la difficulté nouvelle à l'aide d'un dessin associé au texte par exemple, l'intérêt ne se trouve pas spontanément éveillé comme il l'aurait été s'il s'était agi d'un obstacle apparu spontanément ? A l'avant-garde comme toujours, les maîtresses d'école maternelle l'ont bien montré qui étudient le son « ou » quand un enfant se trouve avoir apporté « un beau bouquet de fleurs ». Le texte n'est pas inspiré par la difficulté qu'il faut à tout prix aborder ce jour-là. C'est bien plutôt l'occasion qui commande l'acquisition. L'ensemble de la situation est restitué par la phrase entière qui résume en une formule frappante «l'histoire» née spontanément. Et c'est sur ce fond général que s'enlève la difficulté nouvelle, appelée par les nécessités de la transcription et répondant par là même à une évidence. Voilà le contexte vital où une lacune est naturellement ressentie comme telle. Et si l'on allègue qu'à l'école maternelle une telle méthode est aisée puisqu'on n'est pas tenu d'apprendre à lire et qu'on trouvera toujours suffisantes les acquisitions faites en ce domaine alors qu'il n'en va plus de même au Cours Préparatoire, on en revient une fois de plus au fait que de la nécessité de savoir lire à la fin de l'année ne découle nullement, pour la suite des lettres à apprendre, un ordre imposé. Du fait même de leurs combinaisons envisagées fonctionnellement, le problème déborde largement celui de leur simple identification. C'est bien d'associer à la graphie « ou » un certain son qu'il s'agit. Mais il n'est pas indifférent que cette association se crée à l'occasion du bouquet qu'un élève vient réellement d'apporter. En fait cela change tout. De toute manière il faudra bien ensuite une mécanisation tenace. Mais pourquoi vouloir qu'elle précède ?

 

Quels rapports avec le réflexe conditionné ? Ils sont frappants. Dans les deux cas, il s'agit d'une association à créer. Au lieu que la sonnerie électrique par exemple vienne en substitution de la présentation du plat dans le cas du réflexe salivaire, la reconnaissance de la lettre vient en substitution du son dans le cas de sa prononciation opportune. Au signal qui appelait normalement un certain type de réponse est substitué un autre signal qui acquiert la même valeur excitatrice. A l'avenir la réaction surviendra automatiquement dès l'instant que le nouveau signal sera apparu. Dans les deux cas donc, il s'agit bien d'un véritable mécanisme à instituer. Ce n'est pas dès la première rencontre que cet automatisme est acquis. Il en faut un certain nombre. Et leur sommation obéit à des lois. Ce sont, précisément les lois que l'école pavlovienne s'est efforcée de dégager avec le succès que l'on sait. Il s'agit tout simplement de celles qui régissent l'activité nerveuse supérieure. Pas plus que l'animal, l'homme n'y échappe. Dans les deux cas nous retrouvons « l'alternance continuelle ou, pour mieux dire, l'équilibre » des trois processus fondamentaux que sont l'excitation, l'inhibition et la désinhibition. Une phase de concentration peut succéder tout aussi bien à la phase d'irradiation. L'induction réciproque peut pareillement se révéler simultanée ou successive. En cas de trouble on note les mêmes phases paradoxale et ultra-paradoxale. L'association elle-même a beau être de types différents dans l'une et l'autre substitution ; elle a beau relever du second système de signalisation dans un cas alors que dans l'autre elle relève du premier : elle se trouve gouvernée par les mêmes règles.
A première vue, c'est le mécanisme lui-même qui semble devoir requérir toute l'attention. Il s'instaure à coups de répétitions. On répète la lettre comme on répète la sonnerie : plus ces répétitions sont fréquentes, plus l'association se grave profondément. Et pourtant le nombre n'est pas à lui seul déterminant. La relation entre l'excitation et la réaction n'est pas si simple. Il ne suffit pas d'excitations un peu plus fortes, et un peu plus fréquentes pour obtenir mathématiques des réactions elles-mêmes plus intenses. En réalité l'excitation positive ne va pas sans ce corollaire qu'est l'excitation négative. Il peut y avoir inhibition supramaximale. Les phénomènes de retard et de différen¬ciation ont un rôle capital, bien que parfois déconcertant et même illogique. C'est à ces lois apparemment mystérieuses que d'instinct le maître se soumet plus ou moins confusément lorsqu'il varie les procédés au cours d'une même séance, lorsqu'il ménage des temps de maturation d'une séance à l'autre, etc. Tout maître expérimenté sait pertinemment qu'une acquisition qui a suscité de nombreuses répétitions n'est pas définitivement consolidée par là-même et qu'un procédé qui a réussi dans un cas peut fort bien s'avérer inopérant dans des circonstances en principes identiques. Du moins cette répétition bien comprise reste encore l'âme de l'enseignement. Si souples qu'en puissent être les formes, il ne viendrait à l'idée de personne d'en nier la nécessité. « Dans l'enseignement du premier degré, il y a une part inévitable de mécanisme qu'il faut avoir le courage de reconnaître, et à laquelle il faut, non pas se résigner, mais consacrer volontairement du temps, des efforts et de l'intelligence », précisent les instructions officielles de 1938.
Mais si la cause est bien entendue en ce qui concerne l'importance capitale de cette phase de mécanisation, s'ensuit-il obligatoirement que du point de vue chronologique elle doive passer la première? Faut-il s'en prendre directement à elle ? Est-ce nécessairement la négliger que de vouloir préalablement satisfaire à d'autres exigences ? Et n'est-ce pas au contraire la mieux servir que de l'engager de la manière la plus rentable pour elle ? Je puis faire apprendre la lettre « u» en la présentant ex abrupto et en la livrant à tous les exercices de haute voltige possible devant les yeux effarés de mon élève. Mais je puis tout aussi bien en faire apparaître l'utilité lors de la transcription collective du mot « lune » par exemple, si Alain a remarqué qu'hier la lune semblait le suivre à travers les arbres. Et ce sentiment de sa nécessité incite bien davantage à des efforts qui n'en seront ni moins patients ni moins féconds. Car même si l'attention ne se cristallise pas immédiatement sur « u » comme je l'aurais souhaité, du moins cette lettre tiendra un rôle dans des ensembles qui ont l'avantage de refléter les préoccupations du moment ; et quand la maturité requise sera atteinte en vue d'une discrimination spontanée, nul doute que les évocations antérieures faciliteront largement l'analyse. Le chien de laboratoire n'a certes aucun « besoin » de la sonnerie électrique en lieu et place du plat de viande. Mais déjà le chien de berger peut avoir besoin du sifflet de son maître. Et en tout cas la gazelle a besoin d'identifier le bruit fait par la bête de proie pour se mettre hors d'atteinte. C'est en songeant au dernier cas que Pavlov a expérimenté le premier. L'attitude conditionnelle est dictée par le discernement d'un élément dans un ensemble aussi riche et mouvant que peut l'être la vie elle-même. Et c'est en fonction de son utilité proprement vitale qu'elle en vient à se stéréotyper parfois définitivement. Chez le jeune enfant il est bien rare que l'acquisition nouvelle réponde à un « besoin » aussi « dramatique ». Mais le processus d'assimilation, dans son principe du moins, reste le même.
Qui dit apprentissage de la lecture dit simultanément et aussi bien :
1° Acquisition d'un certain nombre de mécanismes du fait de l'identification des lettres ;
2° Intervention de l'intelligence pour la compréhension du texte déchiffré.
Et comme la pédagogie traditionnelle se flatte d'être « logique », il lui paraît nécessaire d'accorder d'abord tous les soins au montage des automatismes, sur la perfection duquel on ne saurait se montrer d'ailleurs trop exigeant. Aussi n'éprouve-t-elle aucun scrupule à dissocier ces deux opérations, tenant cette dissociation elle-même pour parfaitement légitime et jugeant qu'il lui appartient de décider en toute liberté de leurs rapports réciproques. D'où ce paradoxe que dans la méthode mixte il est bien fait appel au sens... dans la seule mesure où le sens facilite le mécanisme et se subordonne à lui !
Mais est-il indiqué de monter ces automatismes indépendamment des circonstances qui les motivent ? Toute la question est là.
L'acquisition du réflexe conditionné implique elle aussi une part de mécanisme. Elle l'implique même si bien qu'on a voulu n'y déceler rien d'autre. Et pourtant elle n'en constitue jamais que l'aspect peut-être le plus frappant mais aussi le plus superficiel. En réalité tout réflexe conditionné sur le point de s'organiser par le jeu libre de la vie quotidienne est étroitement solidaire de l'ensemble du contexte où il s'insère et auquel il doit son apparition. Désormais infaillible dans son déroulement, il n'en a pas moins été contingent dans sa genèse et précaire dans sa formation. Non seulement il plie son développement aux modalités particulières du hic et nunc mais il emprunte sa signification tout entière au rôle précis qui lui est assigné.
C'est qu'entre l'individu et son milieu il existe une unité dialectique telle qu'à tous les étages de la vie le comportement devient inintelligible dès l'instant qu'on le coupe des conditions où il est appelé à s'exercer. Dès le bas de l'échelle ce qui paraît le plus mécanique cesse de l'être une fois replacé dans l'ensemble de la situation singulière et néanmoins spécifique qui en définit l'inspiration. C'est en fonction du tout que se déterminent les automatismes les plus humbles et leur rigidité apparente, à la fois fait premier et résultat, plonge ses racines et puise son suc dans la situation globale. Loin de reproduire passivement et du même coup stérilement la réaction caractéristique du stimulus inconditionné, le stimulus conditionné admet dans son principe même un certain jeu de variations qui impliquent précisément une conduite de préparation en prévision de l'événement attendu. Tout le jeu des réflexes paraît se ramener à un jeu d'associations automatisâtes et simplistes dès l'instant qu'on pratique une coupe dans l'évolution et que l'étude statique du phénomène cesse de se détacher sur le fond d'une étude dynamique.
Dès 1927, Pavlov précise que, si le sujet n'a encore jamais fait office de patient, c'est dans son ensemble que le milieu expérimental acquiert pour lui des propriétés de conditionnement. Le réflexe initial apparaît véritablement comme un réflexe conditionné par le milieu. Ce n'est que plus tard, lorsqu'une liaison précise s'est établie entre le réflexe spécial et le stimulus déterminé, que les autres éléments du milieu perdent graduellement leur signification conditionnée. Qu'inversement un chien acquière artificiellement pendant maintes années des réflexes dont la nécessité n'apparaît pas dictée par les besoins ambiants, et il en viendra progressivement à des réactions émoussées qui montrent bien l'obligation d'un fondement pratique aux liaisons établies hic et nunc. Toujours en pratique c'est dans le cadre de l'action et par le truchement du milieu que l'individu organise ses conduites. Or c'est dans la mesure exacte où le réflexe conditionné part d'une situation totale pour se spécifier en une réaction nettement adaptée qu'il perd de sa rigidité et de son apparente indifférence. Comme l'écrit Mourad (15), « dans ces conditions, grâce à la constatation des véritables caractères du réflexe conditionné tels qu'ils se dégagent d'un examen attentif des faits, l'apprentissage par le conditionnement perd de son caractère automatique et passif pour se rapprocher d'un apprentissage actif qui implique un dynamisme psychique. Il constitue une forme inférieure d'apprentissage qui permet d'analyser l'acquisition d'une nouvelle conduite dans des conditions expérimentales de simplicité relative et de dégager les linéaments d'un apprentissage supérieur. »
De cet «apprentissage supérieur», l'apprentissage de la lecture est une forme particulièrement importante.
Dès le bas de l'échelle et pour peu que les conditions naturelles de la vie soient restituées, le montage de l'automatisme le plus simple, si aveugle et spécialisé qu'il puisse devenir, ne saurait être dissocié des circonstances qui le motivent. Or, comme nous aurons l'occasion de le montrer ultérieurement, les mêmes lois générales jouent également au niveau de l'homme si l'on veut bien les observer objectivement et surtout n'en pas fausser l'exercice. Pas plus que l'animal, l'enfant ne saurait échapper aux impératifs du milieu. Comme lui, il vit essentiellement « en situation » et dans toutes ses conduites se trouve « dramatiquement » lié à tout ce qui l'entoure. C'est dans cette perspective d'ensemble qu'il faut replacer notamment l'apprentissage de la lecture.
Il n'y a pas d'un côté les lettres à acquérir, de l'autre l'enfant qui les acquiert. Il y a initialement ce complexe vital où le jeune être est tout entier immergé et qui appelle l'identification des lettres dans la seule mesure où leur emploi opportun est requis pour permettre à certaines significations d'être saisies et interprétées. Un déchiffrage de plus en plus sûr et rapide des mêmes lettres en vient bien, chemin faisant, à se produire et c'est ainsi que peu à peu l'enfant se rend maître de l'alphabet. Mais dans la situation primitivement donnée et appréhendée, l'automatisation de cette reconnaissance est un pôle dont l'autre est la signification elle-même. L'un est livré par l'autre et en fonction de l'autre. Il n'y a pas à apprendre les lettres puis à chercher le sens de leurs combinaisons comme on le ferait d'un rébus. C'est à travers leur signification quotidiennement éprouvée que le discernement des lettres s'opère de plus en plus distinctement, A aucun moment et surtout pas au début de l'apprentissage il ne faut les départir de leur rôle fonctionnel.
Dans cet esprit le recours au « tableau de lecture » quotidiennement renouvelé au tableau noir comme cela se pratique dans tant de Cours Préparatoires vaut déjà beaucoup mieux évidemment que le recours immédiat et unilatéral au manuel. Mais Freinet a raison de le dénoncer comme un « ersatz » s'il n'a pas été préalablement motivé. Pour la plupart des activités, la motivation est fournie par le texte libre à partir du Cours Elémentaire, Au niveau du Cours Préparatoire elle est apportée pour la lecture par ces « histoires » que les enfants ont envie de raconter en début de classe et dont ils ne sont jamais avares pour peu qu'on s'adresse à l'enfant et non point à l'écolier. Pour raconter cette histoire aux correspondants il est « naturel » qu'on en porte la trace au tableau noir ; et la nécessité fonctionnelle de recourir aux lettres de l'imprimerie appelle et justifie dialectiquement leur identification.
Comme l'a dit un humoriste, on n'a pas encore inventé de méthode pour empêcher d'apprendre à lire. Et il est bien certain qu'en raison même de la complexité des possibilités d'appréhension et de la diversité des cheminements perceptifs, tout enfant normalement doué finit par trouver son bien dans n'importe quelle méthode de lecture, si rétrograde soit-elle : c'est précisément ce qui permet à tant de sceptiques en la matière de triompher bruyamment. Mais il n'en demeure pas moins qu'un apprentissage raté pèse fâcheusement sur le reste de la scolarité, voire sur la vie entière, et qu'il suffit de séparer cet apprentissage de son complexe vital pour méconnaître la nécessité non seulement de ne jamais couper la mécanisation de la compréhension mais plus généralement de ne jamais rompre le commerce que le jeune être entretient naturellement avec son milieu : Pavlov et Freinet sont là pour nous en administrer conjointement les preuves.

(1) En supplément de
(2) Id. ibid. p. 6.
(3) Id, ibid.
(4) Id. ibid, p. e.
(5) Id, ibid. p. 3,l'Educateur, n° 9 du 30 juin 1959.
(6) Id. ibid, p. 3.
(7) F, ENGELS : Dialectique de la Nature, p. 176.
(8) PAVLOV : Rapport au Congrès International de Physiologie de Rome, 1932.
(9) FREINET : Méthode naturelle de dessin, p. 7. Ed. de l'Ecole Moderne Française, Cannes.
(10) FREINET, ibid, P, 5.
(11) I. P. PAVLOV ; Typologie et pathologie de l'activité nerveuse supérieure, Paris, P.U.F. 1955. Lire également À titre d'introduction : 1. SETCHENOV : Œuvres philosophiques et psychologique! choisies.
(12) GUILLAUME: Psychologie animale, p . 40, Colin; 1947,
(13) SETCHENOV, ibid, p. 501.
(14) Nous en administrerons de nombreuses preuves ultérieurement
(15) MOURAD : L'éveil de l'intelligence, p. 129-130, Paria, P.U.F,

 

 

Le sens des lointains dans le monde de l'adolescent et son expression poétique

Décembre 1959

Tous les oiseaux se sont posés sur mon cœur

Et l'ont blessé de leurs becs frais.
Il est coulé un jet doux et chaud,
Puis je me suis endormi
D'un sommeil lourd.
Je suis parti
Dans un pays
Inconnu,
D'où je ne suis pas revenu.
Jean-Pierre GASTALDI, 14 ans.
Enfants-Poètes - P. 182.

 
Nous nous proposons d'élucider la question du sens des lointains dans le monde de l'adolescent et d'en noter l'expression poétique. Nous nous référons uniquement au recueil des Enfants-Poètes publié par Freinet en 1954 (Editions de la Table Ronde). Outre que ce recueil réunit des textes d'une incontestable valeur esthétique, il présente l'avantage d'être facilement accessible. Comme nous ne pouvons citer ici tous les poèmes qui le mériteraient, nous invitons nos lecteurs à se reporter à cet ouvrage et à y poursuivre eux-mêmes leurs investigations. Nous ne faisons ici que dégager quelques thèmes essentiels qui pourront servir de points de repère pour une lecture en profondeur des productions littéraires de l'adolescence.
En langage courant, le mot « sens » évoque l'idée de direction, d'orientation — mais non pas d'une direction in abstracto comme dans le cas d'un vecteur ; il s'agit d'une orientation vécue, la pente épousée d'une montagne, par exemple, à l'instant de la redescente, ou l'effort du vent sur notre corps et sur les arbres, ou aussi notre marche fidèle et, bien plus fidèle, notre regard ouvert sur un point de la mémoire ou de l'horizon. Nous sommes orientés, c'est-à-dire que nous avons le sens de l'espace et du temps, que nous les ressentons ou les pressentons comme des dimensions vécues de notre existence. L'orientation de notre marche, l'élan de notre stature, la portée de notre geste, la direction de notre regard, son élargissement et son rétrécissement — sa largesse ou son étroitesse tout cela dévoile notre mode de présence au monde selon l'avant et l'arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche, la face et le biais, le proche et le lointain.
Il est donc du plus grand intérêt, pour qui cherche à comprendre l'être de l'adolescent, de bien percevoir les structures spatio-temporelles du monde où il advient. Mais notre démarche ne peut s'en tenir à la seule recherche et à la simple description de ces structures. « Sens des lointains » veut encore dire « signification des lointains ». L'orientation de l'adolescent dans l'espace et dans le temps, sa sensibilité à certaines expériences vécues précisément sous le signe des lointains — ce sont là des indications psychologiques qui nous offrent un accès au plus intime de l'affectivité juvénile. Mais par là-bas, ce n'est que de biais et sur la pointe des pieds que nous pénétrerons, ayant appris de Nietzsche que le plus léger seul est le plus grave.
 
I
 
L'expérience vécue de l'espace est inséparable du sentiment de notre présence corporelle motrice. Notre corps, comme foyer du monde, hante l'espace non seulement dans chacun de ses gestes, mais dans sa position même, dans sa verticalité — et par là, séducteur séduit, il risque bien, un beau jour, d'être hanté, d'être en proie à l'espace, d'être à sa merci et de lui céder pour de bon — vertige !
L'espace. Il est tantôt celui de l'action immédiate sur une chose tout entière offerte à la main : la lessive de la ménagère, l'osier du vannier, la glaise du potier ; tantôt le champ plus ouvert d'une action déjà médiatisée comme l'est celle du mécanicien emporté et dépassé par le volume, la puissance et, pour ainsi dire, la vie intérieure de la locomotive dont il est à la fois le maître et le rouage. Ou bien encore, c'est l'espace illimité du paysage où le sol et le ciel s'accueillent infiniment et où, saisis à l'improviste à quelque détour unique du sentier de la vie — à quelque détour où, justement, cesse tout sentier — nous perdons pied, bouleversés soudain et comme niés et reniés par notre propre verticalité. Mais voici que, revenant à nous et nous secouant comme des naufragés, nous reprenons notre regard analytique et retrouvons nos habitudes ; et quand nous nous remémorons l'aventure, nous nous représentons un espace et nous nous donnons des objets pour le délimiter : ce n'est plus, alentour de nous et nous submergeant, la prairie scintillante et frissonnante englobée elle-même dans le sourire du ciel — mais ici, à droite, ce sommet bien connu des géographes ; à portée de la main ce buisson d'aubépines ; et, dans notre dos, cette forêt légendaire d'où nous sortions quand nous fûmes saisis. Ainsi, nous nommons et énumérons des éléments de paysage, rapidement cousus au gros fil de la logique. Nous reconstruisons l'espace, un espace secourable, un espace bien humain dont les lignes de force ne se liguent plus contre nous, mais tiennent à nous comme des rênes — ou des ficelles ! Un espace les chiffres reprennent leur droit, où les distances se mesurent en kilomètres et l'état du ciel en millibars, où les choses perdent leur magie et se laissent classer, désormais, parmi d'autres.
Négligeons donc l'espace de la représentation qui est, par définition, le contraire d'une expérience poétique et dont l'étude n'offre d'intérêt que pour les psychologues de l'activité intellectuelle pure. Il reste l'espace de l'action et l'espace du paysage. Tous deux se réfèrent à notre corps comme à leur source, l'un répondant à l'efficacité de notre geste et de notre intention, l'autre nous saisissant à plein corps et nous ressourçant nous-mêmes — et notre seul geste est alors de surprise.
Si le corps est foyer de directions, s'il est le centre actif et chaleureux .le la rose des vents, nous comprenons qu'il est capital, pour nous, d'interroger le corps de l'adolescent. Lui seul pourra nous révéler les fines nervures et les pentes d'élection de l'espace juvénile.
L'adolescent typique, celui qui s'impose à l'imagination lorsqu'on nous parle d'âge bête ou d'âge ingrat, c'est un grand garçon efflanqué, aux bras trop longs et aux pieds immenses — et nous le reconnaissons de loin, dans la rue, avec sa démarche incohérente, ses gestes brusques et inadaptés, ses vêtements toujours trop courts qui soulignent -comme à plaisir la disgrâce des formes. Ephèbes citadins ou villageois ont, au milieu de nous, l'allure gauche de nouveaux-venus, Pierrots éblouis par le grand jour ou truands évadés de quelque solitude. Et l'impression se précise que ce sont bien des étrangers lorsque nous les entendons parier. Us ont une voix rauque et discordante ; des syllabes se heurtent et éclatent bizarrement à l'angle d'une phrase ou d'un mot ; ils ont parfois des tonalités de basse qui nous surprennent, tant les contours et les reliefs de leur visage sont restés enfantins, malgré la gravité de l'expression, à certaines heures, et la profondeur nouvelle du regard. Et soudain, quelque chose se brise dans leur accent, une note cuivrée leur écorche la gorge et se livre sans espoir au monde des hommes où nul ne l'attend. La solitude de l'adolescent est d'abord une solitude corporelle — celle d'un corps qui ne trouve aucun heu où s'insérer harmonieusement, et qui se voit condamné à pérégriner vainement vers un inaccessible bien-être, hors des prises de la pesanteur : le thème de la marche, de l'errance, de la course sans achèvement précis, de la lévitation même, revient constamment dans les poèmes d'adolescents :

« ... Sans espoir il est parti
Loin de la ville
et des passants.
Les nuages doucement
l'ont voilé... » (p. 160)
 
« Quand les lilas fleuriront
Quand les ajoncs périront
Moi, je ne serai plus là... » (p. 106)
 
Dans le soir,
Dans l'automne,
Dans les feuilles
Qui s'envolent,
Là-bas,
Un enfant courait
Dans la forêt. » (p. 197)
 
« Je suis monté au ciel
Sur un nuage blanc
...
...
Je suis redescendu
avec te cœur tout angoissé. » (p. 110, 111)
 
Et de même que la pratique du test de Rorschach nous apprend que ce sont les sujets les plus statiques qui perçoivent le plus grand nombre de formes dynamiques, on peut avec raison se demander si le corps voué à la plus lamentable pesanteur ne cherchera pas à s'affranchir, à se sublimer dans le poème le plus aérien, le plus transparent, le plus délicatement atmosphérique :
 
« Reflets blancs
qui courent
Le long des feuilles
Et grimpent dans
Les branches
Qui frissonnent
Au vent Léger. » (p. 185)
 
Le corps de l'adolescent semble être un corps d'emprunt (et n'ont-ils pas l'air «emprunté», les garçons de quinze ans?), un corps de passage —- et lui- même en devenir ! Il y a dysharmonie des formes, des gestes, de la parole, et cette dysharmonie est tout un univers en perpétuelle métamorphose. D'un jour à l'autre, d'un moment à l'autre, elle nous révèle des surprises. Nous ne savons jamais à quoi nous en tenir. Dans la même journée, le même adolescent nous paraîtra éclatant de bonne humeur et de bonne santé, heureux de dépenser dans l'effort physique l'exubérance de ses forces ; et puis, comme par enchantement, ou plutôt comme par désenchantement, nous verrons son visage se rembrunir, son ardeur s'éteindre et, dans son propre corps et à travers lui, nous le verrons prendre de la distance, s'éloigner à des milles et des milles comme à la capitale d'un Empire où il nous faudra bien essayer de le rejoindre.
L'adolescent nous apparaît donc comme un être en pleine transformation, en pleine croissance. Alors que l'enfant de dix ans se campait solidement sur ses jambes et s'épanouissait dans la quotidienneté des choses, l'allure même de l'adolescent trahit un désaccord profond avec le réel immédiat, avec le monde tel que nous le voyons. L'enfant de douze ans, stable, appliqué, positif, raisonneur, est beaucoup plus proche de l'adulte que l'adolescent ; il s'intéresse spontanément aux problèmes pratiques, il possède très souvent un sens remarquable des affaires et il a fait de la mécanique son paradis. Or l'adolescent, c'est un paradis tout différent qui l'occupe et le préoccupe.
Ce n'est pas que les objets lui soient devenus étrangers et que leur manipulation ait entièrement cessé de l'intéresser. Mais nous le surprenons parfois rêvant par-delà ses outils, par-delà sa tâche inachevée et ses vains projets, et nous n'apercevons pas le terme d'un regard que le cercle étroit des objets familiers ne suffit plus à accaparer.
 
La musique vient de très loin,
La musique frappe mes oreilles,
La musique fait de grosses taches de sang.
La musique a repris
La tache s'agrandit
Et d'un coup
monte au paradis.
Plus rien ne vit.» (p. 95)
 
« Dans un rêve
J'ai vu s'avancer
Les formes douces de la vie
Et j'ai été
tout ébloui. » (p. 108)
 
Avec son corps en train de grandir et sur lequel il ne peut trop compter, avec ses membres étirés et comme à la démesure de ses désirs, l'adolescent se crée un espace libre, un espace illimité qui le sauve de l'étouffement. Il s'agit, en effet, de respirer plus largement, de se mouvoir à l'aise ; de se dilater aux dimensions de l'univers ; cesser de se heurter à tous les angles, de se cogner aux meubles et aux gens, de briser tout ce que l'on déplace. L'adolescent, dans sa profonde incomplétude, est celui qui refuse tout complément qui serait délimitation, frontière et fixation. Il voit, dans les quatre murs de l'espace familial, l'expression d'une évidente pauvreté — et méprisables sont ceux qui s'en contentent.
C'est pourquoi l'adolescence est l'âge des randonnées, des expéditions et des grandes aventures à travers monts. C'est l'âge de la course en plein vent, l'âge de la bicyclette et du camping. On part de grand matin, on fuit la maison, on fuit la ville. On se livre à l'espace sans bornes, corps perdu et âme saoule. On est à deux ou à trois — des amis. Mais il importe peut-être beaucoup moins de parler que de respirer ensemble. La conversation reprendra ses droits plus tard, lorsque le jeune homme se sera stabilisé, lorsqu'il sera devenu capable de prendre du recul vis-à-vis de lui-même et de juger sa propre aventure, de la situer parmi celles des autres hommes — lorsqu'il se sera rapproché de la cité.
L'adolescent de quinze ans, ce qu'il aime c'est la route infinie, le chemin qui se perd et qui nous perd, de surprise en surprise. Ici n'a plus d'importance. Ce qui compte, c'est Là-bas. Ici et Là-bas sont des valeurs émotionnelles de l'espace.-Ici nous implante, nous enracine, nous fixe. Là-bas nous dilate, nous libère, nous ouvre aux dimensions de l'espace total. Là-bas ne s'atteint jamais, ne se possède jamais. C'est l'espace en fuite, la route inépuisable où cheminent vagabonds et bohémiens, ces errants qui exercent tant de prestige sur l'imagination adolescente.
 
« Inconnu tu es passé
tu es parti
tu es celui
qui ne revient plus
qui de ville en ville
de borne en borne
a laissé ses traces fanées
tu es celui qui n'est plus
Tu es parti
dans l'inconnu des merveilles
dans l'inconnu des ennuis
tu es celui qui n'est plus
tu es passé
et tu n'es plus revenu. » (p. 70)
 
« La mandoline sur le dos
  Il s'en va
    dans la chaleur
      des villages
         à travers herbes
                cailloux
                terre.
    « Où vas-tu
       si loin ?
      — Je vais là
                   d'où nul ne revient... » (p. 116)
 
Et il est taciturne, l'adolescent, de retour à la maison, de retour aux habitudes. Il enferme en son silence les horizons infinis de sa ferveur. Et, toute la semaine, il bâillera dans un espace rétréci, dans un espace comblé par l'épaisseur même des gens et des choses...
Nous visons là surtout l'adolescent citadin. Les rythmes vécus du campagnard sont beaucoup moins heurtés et torturés. Choses et gens alentour, c'est encore la Terre, ou plutôt le terroir où s'enraciner ne signifie pas se figer mais s'approfondir :

« J'ai toujours pris le même chemin.
J'ai toujours rencontré
Le même vieux cerisier
qui croule sous ses branches.
J'ai toujours vu la même meute de foin
Qui se dore au soleil.
Je me suis toujours penché
Sur te même bassin aux grenouilles
Dont tes algues brillent de mille couleurs.
J'ai toujours aimé
Le même chat et le même chien
Qui dorment près de ta porte.
J'ai toujours connu ta même douce maison
Au toit rouge, au balcon usé. » (p. 86)
 
Le citadin, lui, est renvoyé comme une balle d'un espace à un autre, de l'espace libre et vivifiant du jeudi et du dimanche à l'espace hostile, sans issue et sans espoir, de la ville où l'on travaille — où l'on fonctionne, où l'on est là. Reste aussi l'espace artificiel des vitrines du soir éclairées au néon, l'espace criard et détraqué du jazz de quartier, l'espace fardé mais fascinant des affiches et des enseignes. Tout cela, c'est de la maladie et du vertige. On se doute bien qu'on n'en sortira jamais, pourtant l'on y va traînant, nocturnes adolescents, en quête, au sein de cette errance, d'un « ailleurs » et d'un « au- delà ». Le jeune enfant s'extasie devant une vitrine illuminée. Avec l'adolescent, ça ne prend plus. Et non seulement ça ne prend plus, mais ça lui fait mal. sourdement. L'adulte, lui, ça lui est bien égal : illuminés ou non, les objets restent définis par leur usage. Le féerique et l'utilitaire; entre ces deux mondes, le garçon de quinze ans se trouve écartelé. Les lumières l'invitent loin d'ici. Mais c'est un « ailleurs » qui n'existe pas, un mirage savamment entretenu par la vertu de la fluorescence. On s'y casse le nez. Alors l'on s'en retourne, adolescents de Picasso, longues et fugitives ombres bleues, passants étrangers à cet espace et à ce temps — et très graves, pour cette raison, et clos sur soi- même, pour cette déception.
 
« Sans mon esprit Je suis parti.
 
Je suis allé faire le fou
J'ai dépensé mes sous
J'ai joué le beau type
A travers les rues
Mais personne
Ne m'a vu.
J'ai longé les murs,
La nuit,
J'ai tout laissé,
Les belles filles
Aux cheveux noirs
Comme la nuit,
Les belles blondes
Au visage de soleil.
Derrière moi
J'ai laissé La folie,
Le bonheur,
la joie De vivre.
Je suis parti
Tout triste
Sans rien pour moi...» (p. 201-202)
 
L'a ailleurs » dont a souci l'adolescent, la ville ne peut le lui offrir, où tout est limite, où tout est clôture-mécanique, arithmétique. Même le ciel n'évade pas. Trop de cheminées s'y multiplient. On ne recommence à vivre que du côté des terrains vagues ou sur les bords de la rivière — promesses d'infini, fenêtres largement ouvertes à l'espace. Le jeune homme y livre son corps insatisfait et exigeant, et ce monde-frontière et ce monde-passage, à la fois Ville et Nature, ajoutent à l'exaspérante de son désir. A vivre aux confins d'un monde sans avenir et d'un monde sans passé, l'être existe comme un cri, appel en même temps que douleur, La dramatique juvénile n'est peut-être jamais aussi aiguë Que sur les bords du canal ou, par là-bas, près du boulevard de ceinture ; c'est là, certainement, que la tension entre le proche et le lointain est la plus vive et la plus dangereuse ; c'est là que la tentation du vagabondage devient, quelque jour, irrésistible.
Ainsi la bipolarité spatiale est-elle vécue comme un conflit par l'adolescent. Mais l'espace étant une structure de notre présence au monde ou, plutôt, « l'habité » de cette présence, nous sommes conviés à rechercher dans l'ordre de l'existence l'origine et la nature de cette dissension — dissension dont il nous faut, auparavant, déceler les expressions temporelles.
 
II
 

 
L'adolescent, dans la maison familiale, est en proie à l'étouffement, et cela d'autant mieux que la maison est plus anonyme, plus standardisée, vide de tout secret, dépouillé d'humain. Ni la cuisine laboratoire, ni le salon géométrique, avec la dureté de leurs angles, la froideur de leurs lignes et l'inhabitable clarté de leur espace n'offrent d'intérêt pour un garçon de quinze ans, en quête de quelque chose de mystérieux, de quelque chose d'infiniment perdu, mais si réel et si proche toutefois. Dans la maison, le seul vrai domaine de l'adolescent, c'est le grenier, l'authentique grenier aux poutres enchevêtrées dans l'obscurité, par dessus un inénarrable bric-à-brac, témoin de toute une histoire. C'est dans la pénombre et parmi ces vieilleries que l'adolescent se retire, les jours de pluie, surtout ; c'est là qu'il s'éloigne et vient rêver. Et c'est là, si nous étions assez malins pour le suivre, que nous pourrions saisir en son regard un élargissement nouveau, une profondeur et une nuance inaccoutumées.
Car ce regard, voici qu'il porte sur l'intérieur et du côté du passé, voici qu'il lit au-dedans de soi et qu'il se tourne irrésistiblement vers sa propre origine.
Nous admirions et nous aimions dans le regard enfantin son étonnante candeur, sa transparence, limpidité unique de qui s'abandonne sans réserve à l'instant présent. Deux yeux se levaient vers nous, nous interrogeant sur le =aocde, et l'arc des sourcils, la tendresse du profil, la gourmandise de la bouche entrouverte, tout cela se donnait comme l'émerveillement matinal d'un être encore tout neuf.
Avec l'adolescence, un retournement se produit. Le jeune homme a la révélation de sa propre histoire. Il est sensible au travail profond qui s'opère en son ¿corps et en son âme : il s'abandonne aux troubles qu'il ressent, il savoure les émotions diffuses qui se lèvent en lui et l'envahissent. Il en vient ainsi à prendre goût à lui-même, il se passionne pour son propre mystère et il entreprend ite se connaître sur le bout du doigt : de se dévoiler à soi-même du plus fin de 1s main, comme se dévoile un bouton de fleur à qui sait en entreprendre les pétales. C'est l'âge du journal intime ou du carnet confidentiel, l'âge aussi des quelques poèmes par où l'on émerge à soi-même.
Il faut ici faire la part de la culture et du loisir. Au lycée, au collège, l'adolescence se prolonge et s'exacerbe, car l'ambiance scolaire favorise le rêve. Là, les responsabilités de la vie, l'urgence de gagner son pain et d'être « un homme -ne vous saisissent pas à la gorge : l'élève de troisième ou de seconde vit dans une temporalité étalée où l'avenir n'en finit pas de naître, un temps où rien ne presse sinon, en soi, la grande fringale de s'épouser soi-même et d'exister librement — étincelle légère ou genêt griffé des vents ; en somme, le temps d'un roman-fleuve où le présent disparaît, étouffé et débordé par la démesure même du futur et du passé ; un temps gonflé de pluie ; les rives en craquent à de certains moments et le temps sans borne rejoint l'infini de l'espace. Le regard est perdu et perdu Se corps et tout le quotidien avec. Le rêve qui nous prend sur nos cahiers et nos livres nous emporte si loin, c'est comme un nœud qui se défait, nous fluons, nous sommes pure mouvance. Qu'importent alors nos bras trop longs et nos immenses pieds et l'étroitesse et la banalité de l'existence quotidienne. Nous sommes ailleurs. Enfin nous habitons, nous respirons. II a suffi pour s'en aller d'un peu de musique ou de poésie ou du paysage brumeux entrevu par la fenêtre de la classe, ou d'un rayon de soleil sur l'or tardif d'un tilleul ; il a suffi de céder, un instant, à la rythmique du monde.
 
« Chaque heure les cloches sonnent
Et je sais qu'il ne viendra personne
Chaque heure t'horloge sonne
Et je regrette le temps qui s'en va
Comme moi qui passe
Chaque heure.»(p. 82)
 
Par là nous comprenons que l'adolescence possède ses saisons privilégiées, celles où les rythmes du Cosmos sont les plus envoûtants et les plus dissolvants, printemps, automne, climats d'un âge qui est lui-même une intersaison de l'existence. Les grands romans de l'adolescence, werther ou René, Sylvie, Domi­nique ou Le Grand Meaulnes sont des œuvres où l'ambiance climatique joue un rôle capital : les êtres participent de la saison, de l'efflorescence printanière ou de la chute de feuilles ; ils ont l'aspiration et l'expiration du monde lui-même. Les grands effluves d'avril et de mai sont une espérance de la chair et les premières grisailles d'octobre une invitation aux cheminements intérieurs.
 
« Les arbres meurent
Comme les araignées
Dans le soleil.
L'eau dort dans le froid,
L'été s'en est allé.
Les arbres tissent,
Comme les araignées
Dans le ciel triste
Des jours gris
De l'année.
L'été s'en est allé.
Je suis replié
Comme les araignées.
J'ai fermé les volets,
L'été s'en est allé. » (p. 139)
 
Cette idée de cheminement intérieur caractérise la rêverie de l'adolescent, par opposition à celle de l'enfant. Chez le jeune enfant la rêverie est l'accès immédiat à un monde merveilleux. Le petit garçon qui serre son ours entre ses bras avant de s'endormir a quitté cette terre pour un pays franchement fantastique où les objets s'animent et dialoguent comme dans Alice au Pays des Merveilles. L'enfant habite son rêve comme il habite le monde extérieur — un monde devenu carnaval, dont l'étrangeté le captive. Il a l'âme écarquillée sur sa vision.
Chez l'adolescent, au contraire, le rêve ne se joue pas en-dehors de lui. L'adolescent se rêve lui-même. Et plus il cherche à s'atteindre plus son être intime semble reculer et s'enfoncer. On pense à certaines œuvres de Paul Klee : jamais nous n'atteignons la fin du tableau, le cheminement n'a pas de terme, notre conscience du passé ne fait que s'allonger.
Ce passé, l'adolescent ne le découvre pas comme une collection d'événements singuliers. C'est un tout. Une présence. L'intérêt d'un événement tient d'ailleurs beaucoup moins à son contenu objectif qu'à son retentissement affectif. Précisément, le journal intime ou le poème cherchent à entretenir ce retentissement et on a l'impression qu'à travers le passé lui-même, l'adolescent vise un plus que passé. A cet égard, la lecture de Sylvie nous paraît très instructive : c'est d'un par-delà Sylvie que Nerval est en quête ; aussi cherche-t-il moins à décrire une personne qu'à retrouver les impressions ressenties : lorsqu'une jeune fille a la douceur du Valois et lorsqu'une nuit d'Ile de France a la transparence d'un regard aimé, alors le monde est habité. Le par-delà Sylvie, c'est d'élargir aux dimensions de l'univers la féminité saisie dans sa prime apparition.
Nous retrouvons donc une nouvelle fois ce mouvement d'épouser le monde, ce désir d'expansion infinie, de dilatation illimitée — par quoi nous pourrions caractériser l'adolescence comme un âge essentiellement respiratoire.
Le plus que passé du souvenir rejoint le plus que futur du désir dans les mythes de la Princesse lointaine, de l'Ile au Trésor ou de la Quête du Saint- Graal. Il s'agit dans tous les cas d'un voyage, d'un rêve à réaliser, d'un idéal à atteindre, d'une mission à accomplir. Dans cette course, l'instant présent disparaît : l'adolescent n'a de regard que pour un surlendemain où tout peut advenir. Toutefois, il s'agit beaucoup moins d'obtenir un résultat concret que de vivre avec ferveur. L'adolescent de Dostoïevsky veut être Rotschild, une manière de surhomme ; d'avance son projet est voué à l'échec, mais n'importe, l'idée demeure et elle réactive sans cesse son élan. Il en va de même en amour et en religion, il importe que la Pr in esse soit lointaine, que la Fleur bleue de Novalis soit inaccessible et que Dieu soit caché. L'adolescent ne s'attache qu'à l'inatteignable.
Le prestige du héros, pour l'enfant, résidait dans l'accomplissement d'une tâche parfaitement réussie : que le Petit Poucet triomphe de l'Ogre, voilà qui était intéressant. L'enfant était sensible, surtout, au résultat de l'aventure, donné comme présent. Au contraire, l'adolescent attache beaucoup moins d'intérêt au résultat qu'au départ. Ce qui l'attire, c'est que le héros se réalise en s'évadant du quotidien : l'explorateur, le conquérant, l'aviateur ou même le simple baladin sont des gens qui ont rompu avec la monotonie familiale, avec l'ambiance sociale. Us ont tout laissé et ils sont partis :
 
« Nous sommes des types,
Des types comme ça, ça me plaît,
Des types qui marchent des nuits entières,
Suivant une étoile qui les mènera
Loin du bruit, des rumeurs
Et dans la solitude... »     (p. 199)
 
Sacrifier un présent confortable pour un avenir incertain c'est, aux yeux de l'adolescent, la condition première de l'héroïsme.
Souvent on qualifie l'adolescence d'idéaliste, entendant par là que le jeune homme, foncièrement insatisfait de sa condition présente — de n'être que cela— s'évade dans un univers à venir, de la couleur du sentiment, un rêve sans frontières où se mêlent et se confondent érotisme, religiosité, désirs humanitaires et désirs de solitude, bref, un romantisme.
Or le romantisme est un monde en suspens, celui où l'on ne sait encore si le soleil se lève ou s'il se couche, celui de la pénombre et de l'ambivalence ; un monde où l'on n'existe que de biais : peut-être hier, peut-être demain. L'adolescent projette dans le futur le rêve de son passé. Les psychologues se contentent généralement de noter chez l'adolescent une certaine agressivité à l'égard de ce qui lui rappelle son enfance, une certaine rage iconoclaste : il renie ses anciennes ferveurs, il brûle ce qu'il adorait, famille, école, église. On parle à ce propos d'une crise d'originalité juvénile. Mais cette description se trouve dépassée dès que l'on perçoit dans ce comportement l'expression d'un attachement passionné à l'enfance. Cette poussée de révolte et de haine trahit un amour malheureux et douloureux, un amour sans issue. L'adolescent vilipende son enfance parce que son enfance lui échappe, parce qu'elle a coulé comme du sable entre ses doigts ouverts. Les beaux jours sont finis, les lauriers sont coupés, il y eut un matin unique et il n'est plus, un temps de la verte poussée où la venue au monde se fondait dans la douceur, mais c'en est fait de l'éternel présent, le temps est malade, le temps s'est scindé et ses parties se livrent la guerre. L'adolescent accède à l'existence tragique ou plutôt le tragique de l'existence éclate en lui
     et voilà bien qui fait la profondeur et la gravité du regard ; le regard de ceux qui en savent trop long. Impossible de s'accrocher à l'enfance, sinon d'une façon symbolique ; c'est un monde révolu. Aussi l'adolescent s'éprouve-t-il com­me un être abandonné, perdu à quelque croisement où tous les chemins sont nocturnes et ne conduisent nulle part : encore l'univers des dernières œuvres de Klee.
Enfance révolue — mais cependant si envoûtante que l'adolescent fasciné fixera son regard sur elle, ce même regard que nous avons vu s'ouvrir sur l'horizon le plus reculé. Ici, nous touchons à la signification du problème des loin­tains dans le monde de l'adolescent ; nous essaierons de la faire apparaître, de la faire émerger de l'âme de l'adolescent : et peut-être comprendrons-nous qu'elle n'est rien moins que cette âme elle-même.
 
III
 
Ayant reconnu le corps de l'adolescent comme foyer du monde juvénile et comme origine de structures spatio-temporelles caractéristiques, nous commencerons par questionner la biologie et la physiologie sur le fondement de l'orientation de l'adolescent aux lointains. Notre attention en ce domaine est attirée par une remarque de Buytendijk(De la Douleur, p. 10) sur l'interdépendance de la sphère morale et de la sphère organique, interdépendance dont les raisons sont à rechercher dans l'activité du système neuro-végétatif. Or, l'avènement de la puberté entraîne de sérieuses perturbations en ce domaine: la circulation sanguine et la respiration trahissent des irrégularités dans leur régime; de là les sensations d'oppression et d'angoisse qu'éprouve souvent l'adolescent ; le développement de la glande thyroïde s'accompagne d'une émotivité diffuse, d'une sensibilité à fleur de peau ; enfin la maturation sexuelle instaure une nouvelle rythmique du corps, avec des temps d'hypertension et des temps d'hypotension — tumescence et détumescence. Tout cela s'ajoute au sentiment de gêne provoqué par la croissance physique et fait du corps de l'adolescent un habitat éminemment inconfortable, en proie à l'insécurité interne et au déséquilibre. Il y a là certainement un élément d'explication valable ; en particulier, l'émotivité diffuse se présente comme une véritable aspiration de tout l'être aux lointains ; le corps, avec son intense désir de pacification, attend comme une délivrance de se dissoudre dans l'espace ; il en est de lui comme d'un bateau dont la coque semble prête à craquer sous la puissance du moteur. L'adolescent ne peut plus résister aux forces vives qui bouillonnent en lui. Le thème du Bateau Ivre n'a pas seulement la signification métaphysique que lui prête Claudel, il exprime l'incarnation juvénile dans toute sa violence.
Cependant, nous ne saurions nous en tenir à une explication de type biologique — précisément parce que ce n'est qu'une explication. La biologie ne rend pas compte de toutes les conduites de l'adolescent. Elle ne nous dit rien de ses ferveurs ni de ses haines ; elle ne donne aucun sens au contenu de ses rêves. Au terme de l'explication biologique, le mystère demeure absolument opaque. Pas plus que l'habitude ne se réduit à une simple organisation de synapses, l'affectivité humaine ne se comprend à partir de la seule activité hormonale. Le corps dont traitent les sciences de la nature n'est qu'un objet parmi d'autres ; or nous avons parlé du corps de l'adolescent en termes de présence. Ce faisant, c'était à une réalité d'un autre ordre que nous nous référions implicitement. Mais quelle réalité ?

 

S'agit-il de dire que, le corps n'étant que l'instrument de l'intelligence, c'est à cette dernière que nous aurons recours, en une ultime instance, sur la question de découvrir la signification des lointains dans le monde de l'adolescent ? Une psychologie de type intellectualiste verra dans l'acquisition d'une pensée logique achevée et d'un langage syntaxique complet au moment de l'adolescence, la manifestation la plus évidente d'une orientation de l'esprit aux lointains ; elle pourra opposer l'intelligence pratique, comme souci du proche, à l'intelligence théorique comme mise à distance du sujet vis-à-vis de l'objet et de l'objet vis-à-vis de l'idée. Mais tout cela n'est guère convaincant et il ne faut pas confondre distance et lointains. La psychologie intellectualiste reste à la surface des choses. Ce que nous cherchons, c'est à saisir l'être de l'adolescent sous un jour tel que toutes ses conduites nous apparaissent significatives ou, mieux, qu'à travers chaque conduite nous puissions reconnaître une présence. Nous voici donc à la recherche d'une clef de voûte, d'un principe d'unité qui fonde l'orientation aux lointains et nous la rende transparente aussi bien comme simple besoin de respirer largement que comme amour de la terre ou comme inquiétude métaphysique.
Si nous voulons rejoindre l'adolescent au cœur de ses problèmes, dans ce que sa dramatique a de plus aigu et de plus significatif, nous pouvons faire un détour par la pathologie mentale — plus spécialement par la pathologie des névroses de l'adolescence. Les déchirements, les ruptures et les gauchissements dont souffre le névrosé ne font que révéler avec des traits accusés et par là inoubliables, les conflits typiques de tout adolescent. La névrose n'est que l'acte d'une puissance que nous possédons tous. Selon l'expression de Nietzsche, elle est la publication de ce qui se joue sous ta table.
Nous avons caractérisé l'intériorité affective de l'adolescent comme un cheminement nocturne et solitaire et nous avons dit du jeune homme qu'il éprouvait le sentiment d'être abandonné. Or il existe un type de névroses propres à l'adolescence que l'on désigne justement sous le terme de névroses d'abandon. Le malade se sent perdu, seul au monde, délaissé par l'entourage, accusé par lui-même, en bute à la totale indifférence du monde. Il se dit chargé d'un lourd passé, maudit et abandonné par Dieu, condamné à la douloureuse insatisfaction des errants. Le malade est instable, il passe d'une tâche à l'autre sans pouvoir jamais se fixer, d'une affection à l'autre sans pouvoir jamais s'attacher. Il a le tourment du voyage, sollicité qu'il est par un au-delà de toute action, de toute pensée, de tout sentiment. Son attention ne se porte pas à l'immédiat mais toujours à l'à-venir, à l'inaccessible. Il connaît souvent l'élan mystique et il prétend alors que si son âme s'ouvrait à Dieu, se donnait à lui, toutes ses difficultés seraient résolues et il trouverait enfin la paix, le repos, la stabilité
     le sommeil.
S'ouvrir à Dieu, s'abandonner à la Présence divine, nous sentons là comme une effervescence amoureuse et nous nous demandons s'il y a pas lieu de suspecter ce mysticisme et d'y voir surtout l'expression d'une immense nostalgie de la féminité. Tout se passe comme si, au sortir de l'enfance, l'adolescent — et d'une façon plus évidente l'adolescent névrosé — renouait affectivement avec la source même de son enfance, avec la mère. L'orientation aux lointains, dans ses expressions spatio-temporelles, nous paraît être un interminable et profond regard du côté où tout se fondait jadis dans l'en globe mont maternel. Le désir de s'échanger avec l'espace illimité, celui de se dilater aux dimensions du cosmos, ou encore celui de se noyer, de se perdre au grand large — ce sont là autant de formes du désir lancinant de retourner au sein maternel — la chère patrie d'où l'existence nous a exilés, Paradis terrestre, Eldorado, Ile au Trésor
     au Trésor enfoui, enterré à tout jamais dans la Terra Genitrix.La communion panthéiste à l'Univers telle que le Vicaire Savoyard l'enseigne à l'adolescent Emile exprime bien aussi le désir d'épouser la Terre-Mère et d'annuler par cette étreinte, toutes les contradictions de l'existence, d'annuler le Temps.
L'attrait de l'eau dormante comme espérance de liquéfaction doit retenir notre attention. C'est le thème du mythe de Narcisse. Kerenyi (La Mythologie des Grecs, Payot 1952. p. 172) note à ce propos r « On disait du beau Narcisse qu'il n'aperçut son reflet que lorsqu'il eut atteint sa seizième année... Narcisse s'éprit de sa propre image et se laissa dépérir à moins qu'il ne se tua. De son cadavre sortit la fleur nommée aujourd'hui encore narcisse. En ce nom, on retrouve le vieux mot narkè, l'engourdissement.»
Ce récit nous propose des données particulièrement instructives. Le drame est celui d'une fascination irrémédiable de l'adolescent par sa propre beauté, fascination qui l'accapare tout entier dans la contemplation de son image, image au fond des grandes eaux maternelles, et le laisse indifférent et indisponible pour tout autre amour. Ce qu'il est important de saisir ici, c'est la place de la Mère-Eau. Elle forme vraiment le nœud du drame. Narcisse s'apparaît à travers elle ; plus exactement, ce qui lui apparaît, c'est la Mère devenue son visage : souriante effiorescence au plus profond de la mémoire (1). Il y a identification psychique de Narcisse à la Mère et fixation de l'Eros (2) à l'image de la Mère. Enfin, l'amour sans issue se manifeste comme fié à la mort, engendrant la mort par impuissance, engourdissement, sommeil intra-utérin, extinction que symbolise la noyade.
Il est caractéristique que tant de poèmes adolescents évoquent plus ou moins explicitement la mort par noyade. Et cette mort apparaît comme la rançon d'un impossible amour :

« C'est pour toi que j'ai cherché
L'eau verte de l'étang
Où je me suis noyé.
Mais, maintenant, là-haut
Je peux te regarder. » (p. 89)
 
« L'enfant des rues
L'enfant de personne
Il est parti se noyer
dans l'étang ! » (p. 160)
 
« Je suis resté
Dans les flots
Comme un enfant dans son berceau... » (p. 206)
 
L'existence juvénile nous apparaît bien comme une existence tragique : épouser la Mère, c'est le péché, le refus de se prendre en charge et la mort ; renoncer à la Mère, c'est se trouver jeté là brusquement dans un monde inhospitalier où tout doit être construit par soi-même ; c'est s'arracher à la douceur sans mémoire, à la bienfaisance d'un temps sans passé, sans Histoire ; c'est accepter l'irréversible, s'assumer, vivre mais quelle nuit pire que la mort.
 
(1)   Cf. FREUD : « Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » (N.R.F, : Freud analyse, entre autres, le thème du sourire dans l'œuvre de Léonard. Parlant du Saint Jean et du Bacchus, il note : « Ce sont de beaux jeunes gens d'une délicatesse féminine, aux formes efféminées ; ils ne baissent pas les yeux mais nous regardent d'un regard mystérieusement vainqueur, comme s'ils connaissaient un grand triomphe de bonheur que l'on doit taire ; le sourire ensorceleur que nous connaissons laisse deviner qu'il s'agit d'un secret d'amour. Peut-être Léonard a-t-il désavoué et surmonté, par la force de l'art, le malheur de sa vie d'amour en ces figures qu'il créa, et où une telle fusion bienheureuse de l'être mâle avec l'être féminin figure la réalisation des désirs de l'enfant autrefois fasciné par la mère. » (C'est nous qui soulignons.)
(2)   Le terme Eros déborde largement les implications plus strictement sexuelles du terme Libido.
Telle est l'alternative de l'adolescence. Et l'on comprend (3) qu'elle incite à la gravité, à l'isolement et au silence. L'adolescent est en proie à l'ombre, et non seulement parce que l'ombre abolit les contours et dilate l'espace, mais parce qu'elle nous ramène à nous-mêmes et nous rend plus sensibles à notre propre mystère. L'ombre, c'est l'espace de la participation diffuse, l'espace du sein maternel. Et tantôt brûlante. Et tantôt glaciale.
Le devenir de l'adolescence consiste à cheminer à travers cette ombre, à s'y égarer peut-être une bonne fois, condition pour que notre émergence puisse être dite authentique (4). De l'autre côté de l'ombre, mais à travers elle, nous débouchons sur le monde de l'intercommunication humaine, sur le monde du travail et de l'amour.
La liquidation des conflits juvéniles est œuvre délicate et périlleuse. La conquête de notre propre humanité s'opère dans le doute et dans l'effroi. L'expérience de l'ombre, vécue intensément, ne nous laisse pas indemnes. Mais l'affirmation de soi-même dans l'amour et dans la création, l'ouverture du cœur et de l'esprit au plus proche comme au plus lointain — cela n'est possible et n'a de sens que si nous avons longuement erré. L'orientation aux lointains prépare notre retour à l'environ. Minuit, centre du labyrinthe, est aux confins de deux mondes.
Nous ne prétendons pas, dans cette étude, avoir épuisé toutes les significations de la poésie adolescente. Nous n'avons fait que reconnaître le sens des lointains comme l'un des thèmes de prédilection de cette poésie. Bien des questions resteraient à discuter : il faudrait d'abord nuancer nos observations selon qu'il s'agit de filles ou de garçons. L'être féminin accède au sérieux de la vie plus tôt que l'être masculin mais, en même temps, il est moins accaparé par les tâches présentes, moins sollicité par la transformation technique du monde. D'où ce caractère d'immaturité que conserve la femme au sein même de sa gravité. L'existence aux lointains perdure en l'être féminin. La consécration littéraire de ce thème psychologique, c'est évidemment Madame Bovary.
(3)   L'abolition du temps n'est pas un motif particulier à la psychologie individuelle. C'est l'un des grands rêves de la psyché collective. Mircea Eliade, dans « Le Mythe de l'Eternel Retour » (N.R.F.), y voit l'une des constantes de la mentalité orientale et de la mentalité primitive par opposition à la mentalité européenne-occidentale. L'acceptation de l'histoire dans sa dimension de progrès, d'ouverture vers l'avenir est apparue avec le judaïsme et le christianisme (religions de l'attente d'un Sauveur). Etre pleinement homme, c'est accepter avec courage et lucidité les instances temporelles : passé, présent, avenir. L'obliquité existentielle du névrosé lui vient de l'incapacité où il se trouve de vivre son passé comme un stade révolu. De même, l'adolescence se situe comme une longue hésitation entre l'enfance et l'âge d'homme. L'adolescent méprise l'adulte embourgeoisé, dénué de vie intérieure ; et il jalouse la candide innocence de l'enfant. Il en veut aux gosses de mener une vie insouciante, accaparé par les seules tâches du présent. Lui, comme les romantiques allemandes; que dissèque Nietzsche, il est « d'avant-hier et d'après-demain ».
(4)   Mircea Eliade (c Mythes, Rêves et Mystères », éd. N.R.F.) et Charles Kerenyj («L'Enfant Divin», en collaboration avec C.-C. Jung, éd. Payot> ont bien montré la signification existentielle du labyrinthe et de la marche de nuit dans les rites d'initiation qui consacrent la puberté chez les primitifs. Il s'agit de s'enfoncer seul jusqu'au cœur de la brousse, de se perdre en forêt, d'affronter les ténèbres de la mort : c'est !a condition d'accession à l'âge viril.
Dans un conte aussi populaire et aussi innocent, pourrait-on croire, que celui du « Petit Poucet î>, nous voyons que la perdition est nécessaire pour que l'enfant, triomphant de l'ogre (image du père qui dévore ses fils), affirme son indépendance et la valeur de sa personnalité. La psyché collective, dont mythes et légendes concrétisent les rêves, a parfaitement éprouvé et exprimé la dialectique de l'existence humaine.
D'autre part, il serait intéressant d'étudier, sur le plan de l'expression poétique, la relation de l'adolescent avec son milieu social. Jusqu'à quel point l'inspiration poétique et la volonté d'expression esthétique sont-elles indépendantes du milieu de vie ? Quelle part faut-il accorder à la rencontre dans l'éclosion de la personnalité poétique? Sur ce point, nous recommanderions volontiers de méditer l'introduction de Lanza del Vasto aux poèmes de Luc Dietrich(-L'injuste grandeur, Editions Denoël). Del Vasto a révélé Dietrich à lui-même comme probablement Socrate avait révélé à Platon sa vocation philosophique. Mais nous nous trouvons alors au-delà des ambitions possibles de toute sociologie et de toute psychologie, au seuil de cet espace mystérieux où deux êtres se reconnaissent.
La poésie dépasse l'attente.
 

 

 
ENFANTS-POÈTES (La Table Ronde, éditeur) est en vente à la Coopérative de l'Enseignement Laïc, B.P. 145 - Cannes (a.-m.)

 

 

Libres réflexions d'un lecteur et ami

Décembre 1959

 

Mon ami Freinet veut bien me demander de formuler en toute liberté mes réactions de lecteur au premier numéro de Techniques de Vie ; et du même coup quelques suggestions personnelles pour la suite de l'entreprise. Que mes premiers mots soient pour le remercier de cette marque renouvelée d'estime et de confiance.
 
Je commencerai par l'important article de M. Vuillet qui figure presque en tête de ce numéro, et dirai tout à l'heure sur quels points je me sépare de lui ; mais je veux d'abord marquer mon accord substantiel avec la façon dont il caractérise l'originalité profonde de la démarche de Freinet comme une démarche qui, à l'opposé de celles des théoriciens et des déductifs, est sans cesse remontée « de la pratique à la théorie » : celle d'un inventeur ou d'un metteur au point de techniques pédagogiques, dont Bertrand nous rappellera fort justement (p. 37) que la visée commune est de favoriser au maximum l'expression libre de l'enfant.
 
Et ici se pose sans doute la première question, la question préjudicielle qui concerne le sens même et la justification de la création d'une nouvelle revue venant s'ajouter à toutes les publications de l'Ecole Moderne Française : ne pourrait-on penser que ces techniques se suffisaient parfaitement à elles- mêmes, et que ces publications antérieures et parmi elles, au premier rang, l'Educateur répondaient à tous les besoins ? Si nous posons la question, c'est pour la trancher aussitôt par la négative ; non que, nous-mêmes philosophe de l'éducation, nous croyions céder ici à la tentation à la fois présomptueuse et naïve de « plaider pour notre saint » ; mais parce que nous sommes convaincus que toute technique pédagogique, fût-elle la meilleure et la plus valable, est toujours menacée de se dégrader et de se mécaniser si elle n'est pas constamment portée et soutenue par la conscience, constamment entretenue, des fins qu'elle est destinée à servir, par une réflexion vivante sur ces fins et sur la relation qui unit à ces fins les techniques utilisées. C'est à cette nécessité que veulent, croyons-nous, et très légitimement répondre Techniques de Vie : au besoin d'un approfondissement philosophique, par les praticiens de l'école Freinet, des principes qui sous-tendent leur pratique. Et par ces « principes » je n'entends pas seulement les principes de leur pédagogie : d'une façon un peu plus spéculative chez l'un, d'une façon plus directement engagée chez l'autre dans les problèmes moraux et spirituels, familiaux, professionnels et politiques de l'instituteur, C. Combet et Le Bohec ont bien montré que la pédagogie ne peut être isolée, sinon par une vaine abstraction, de toute une philosophie de l'existence,et que celle-ci se trouve toujours, plus ou moins consciemment, impliquée dans les options proprement pédagogiques des enseignants, et surtout de ceux qui se rangent au parti des novateurs. Prendre mieux conscience de la philosophie qui soutient leur effort quotidien dans leur classe, confronter leurs idéaux de vie, éclairer et consolider leur foi commune en ces idéaux dans et par un échange fraternel, n'est-ce pas une des tâches les plus valables que puissent se proposer des éducateurs soucieux de devenir, chaque jour, de meilleurs éducateurs ? Et cette tâche n'est-elle pas la plus haute, et l'une des plus essentielles que puisse s'assigner Techniques de Vie ? Les deux articles que nous venons de citer nous paraissent, dans cette direction, riches des plus belles promesses.
 
Il nous faut pourtant redescendre à présent aux problèmes spécifiques de l'éducation, puisque c'est à eux que notre revue entend essentiellement se consacrer. Elle veut s'y consacrer non pas au niveau de la pratique journalière, mais dans une perspective de large réflexion qu'elle définit elle-même, encore, comme une perspective « philosophique » : elle croit expliquer son titre (qui n'est peut-être pas, il faut l'avouer, parfaitement limpide de « Techniques de Vie » en lui donnant pour sous-titre — plus exactement pour surtitre puisque ces mots figurent en tête sur la couverture — « les fondements philosophiques des Techniques Freinet ». C'est ici, à mon sens, que le malentendu risque de commencer.
 
Qu'entend-on en effet par ces « fondements philosophiques des Techniques Freinet » ? Veut-on dire qu'elles reposent sur une philosophie de l'éducation qui lui soit propre, sur une philosophie entièrement originale, qui, comme le dit Vuillet (p. 14) serait restée jusqu'ici « implicite » et que ce serait la tâche même de la nouvelle revue d'expliciter et d'élaborer. Ce paraît bien être aussi le point de vue de Combet dont l'article représente un effort dans cette direction, aussi intéressant à notre sens que discutable ; tel paraît être le point de vue de Freinet lui-même, puisqu'il estime que « nous aurons à rebâtir notre nouvelle psychologie, notre nouvelle philosophie, bases d'une pédagogie qui s'est déjà renouvelée expérimentalement » (p. 33), et qu'en particulier la découverte du « processus de tâtonnement expérimental » constitue un « retournement décisif» qui à la fois exige et permet cette reconstruction radicale (p. 36). Lorsque au contraire Ferrière voit l'essentiel de la « philosophie de l'Ecole Moderne » dans la volonté — en opposition à « l'école traditionnelle » — de « ne pas tuer chez l'enfant le vouloir savoir, d'apprendre à chaque enfant à vivre, à agir, à croître» (p. 1), ou encore lorsque Bertrand précise cette volonté comme étant celle d'inciter et d'encourager sans cesse l'enfant à « dire, raconter et exprimer, par le dessin, par les couleurs, par la parole, comme par le chant et la danse, ce qu'il ressent» (p. 37), il est clair que les objectifs ainsi définis — dont il est bien exact qu'ils enveloppent toute une « philosophie » de l'éducation et de la culture — ne sont nullement propres à l'Ecole Moderne, mais lui sont strictement communs avec tout ce que l'on appelle depuis quelque cinquante ans le mouvement d'éducation nouvelle, d'où sont sorties bien d'autres didactiques, bien d'autres techniques que celle de l'Ecole Moderne. De ceci d'ailleurs Freinet a au fond tellement conscience qu'il n'hésite pas à écrire, dans un autre article, et peut-être cette fois aussi avec quelque exagération — mais c'est une exagération dans le sens opposé, une exagération dans l'humilité : « Nous sommes les continuateurs de Decroly à qui nous devons tout » (p. 4).
Voici donc la première question que je pose : se propose-t-on de fonder une nouvelle philosophie de l'éducation ou, simplement et beaucoup plus modestement, d'approfondir la « philosophie de l'éducation nouvelle », considérée comme justification et support des techniques Freinet, et dans ses rapports à ces techniques ? Tout le sort de la nouvelle entreprise dans laquelle vient de s'engager Freinet, et pour laquelle il est inutile de dire ma sympathie, dépend de la réponse qui sera finalement donnée à cette question. Ma propre réponse se lit, je pense, à travers les lignes : c'est d'ailleurs celle que suggère mon ami Robert Dottrens dans sa contribution au premier numéro de la revue (pp. 21-23) : le sens de son article est, si je ne m'abuse, d'inviter l'Ecole Moderne à ne pas se couper du grand mouvement de rénovation pédagogique dont elle est un aspect et un moment, à ne renier ni ses origines ni ses pa­rentés, à refuser de s'isoler dans je ne sais quel séparatisme et quel particularisme orgueilleux : il y va, selon nous, de son avenir même.
 
Ma seconde question, d'ailleurs étroitement liée à la première, sera celle-ci : veut-on vraiment que le nouvel organe soit, comme le demande Freinet (p. 29), un organe de « discussion », et même de libre discussion sur les « fondements philosophiques des Techniques Freinet » ? S'il en est bien ainsi, cela signifie et implique qu'il ne saurait y avoir de « tabou », que tout doit pouvoir être soumis à la discussion et mis en question... jusqu'à ces techniques elles-mêmes ; et qu'il doit s'agir moins de chanter leurs « succès » et leurs « vertus » ainsi que le fait Freinet dans la même page que de réfléchir en toute liberté sur les services qu'elles ont rendu, sur tout ce qu'il est légitime d'en attendre et d'en espérer... et éventuellement aussi sur leurs limites ou leurs lacunes. Il me semble y avoir sur ce point aussi une équivoque qu'il est nécessaire, et même urgent de dissiper. Je voudrais en particulier que fût sérieusement discutée la question de savoir si la philosophie de l'école traditionnelle, qui n'est assurément pas celle de l'école Freinet, n'a pas aussi ses valeurs, qu'il faudrait essayer d'intégrer et non de condamner et de rejeter en bloc ; et si les techniques Freinet constituent bien, toujours et dans tous les cas, l'outil suffisant, et le plus efficace, pour les servir et les promouvoir : c'est, en substance, la question que j'ai soulevée dans un récent article de l'Education Natio­nale (8 octobre 1959).
 
Cet article m'a valu une abondante correspondance, venue de bien des villes et des villages de France ; je remercie ici, n'ayant pu encore leur répondre à tous individuellement, ceux qui ont bien voulu me faire part des réflexions qu'il leur avait suggérées.
Que l'on m'entende bien : je ne demande pas que l'on m'accorde que les questions posées par moi aient été bien posées ; je demande seulement que toutes les questions puissent être posées, et que l'on ne se flatte pas de les avoir toutes résolues.
Un dernier mot : nul ne souhaite plus sincèrement, plus ardemment que moi le succès de Techniques de Vie ; je n'ai pas pensé pouvoir apporter plus utilement ma modeste contribution à ce succès qu'en m'exprimant ici avec la franchise parfois un peu rude d'un ami.
 
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Les problèmes bien posés, nous dit-on souvent, sont déjà partiellement résolus. M. Bloch nous permet aujourd'hui, par ses pertinentes observations de mieux situer notre effort.
Et je réponds tout de suite aux deux questions de M. Bloch.
Je laisse aux philosophes qui voudront bien participer à nos discussions le souci de mieux préciser le sens de ce mot philosophie. Je ne vais pas, personnellement, en chercher ta définition dans un dictionnaire ou en considérer le sens selon l'œuvre de tel ou tel de nos maîtres.
Quand, avec Le Bohec, nous avons extériorisé ce besoin de recherches nous avons procédé par éliminations. Il ne s'agissait pas pour nous de préciser les origines ou fondements techniques et sociaux de notre pédagogie — ce que nous nous appliquons à faire dans notre revue l'Educateur. Nous voulions discuter des fondements psychologiques certes mais il n'en restait pas moins une zone de notre curiosité qui n'aurait pas été satisfaite, celle des incidences possibles de nos travaux sur une infinité d'éléments vitaux qui débordent tes conceptions pédagogiques et psychologiques habituelles pour atteindre jusqu'à la conception de la vie, de l'intelligence, de l'effort, de l'affectivité, de  l'humanité et jusqu'à cette notion de bonheur que vont nous poser Bertrand et Le Bohec,
Nous avons pensé que le mot « philosophie » embrassait le mieux ces multiples perspectives.
Dans ce domaine aussi nous sommes partis sans aucun apriorisme. Et surtout, nous n'avons nullement la prétention de fonder une nouvelle philosophie de l'éducation, et encore moins d'approfondir la philosophie d'une éducation nouvelle dont nous ne faisons point notre drapeau, bien que nous n'en ignorions point les conquêtes
Notre requête est toute simple et naturelle. Nous avons découvert et mis en usage dans nos classes de nouveaux outils de travail qui affectent tout particulièrement le comportement scolaire et extrascolaire des élèves et des éducateurs. Tout comme l'invention et la généralisation de l'automobile, de la radio et de la télévision affectent d'une façon parfois décisive le comportement des individus, enfants et adultes qui y sont soumis. Cette influence, en bien ou en mal, mais certaine, vaut d'être étudiée objectivement, scientifiquement si possible, afin de corriger les erreurs éventuelles de technique et d'orientation.
Nous n'avons nullement l'intention de nous couper des mouvements d'éducation nouvelle, ni même des méthodes traditionnelles dont nous restons, par la force des choses, si gravement tributaires, ou du moins la coupure se fera malgré nous, plus ou moins radicale, comme elle s'est faite entre tes transports actuels en automobile et les anciens voyages à chars à bancs. Il y a tout à la fois d'ailleurs coupure et continuité. Mate il n'est pas niable que des éléments nouveaux jouent dont nous ne pouvons ignorer la portée.
Nous voudrions savoir les résonnances profondes de nos techniques sur la vie scolaire et sur notre vie tout court... C'est cela que nous appelons l’aspect philosophique du problème. Qu'on nous excuse l'imprécision possible de cette appellation.
Notre réponse sera plus facile et plus nette à la deuxième question de M. Bloch qui nous apparaît d'ailleurs comme la suite des observations ci-dessus.
Bien sûr, ce sont nos techniques elles-mêmes qui peuvent être remises en question. Nous les remettons d'ailleurs sans cesse en question nous-mêmes. Nous ne nous nourrissons pas de théories mais de technique de travail. Si, à l'usage, une de nos techniques ne répond pas à nos besoins nous ne risquons' pas de ta maintenir artificiellement par explications ou justifications,

 

Si même quelques-uns d'entre nous restent attachés par sentimentalisme à l'une de ces techniques condamnées par la pratique, nous ne nous faisons pas d'illusion : ta masse des éducateurs — car si nos techniques ont vraiment les vertus que nous leur croyons elles seront employées un jour prochain dans toutes les écoles — ta masse des éducateurs n'emploiera nos techniques* que si, tout compte fait, elles s'avèrent supérieures aux méthodes de naguère. Nous sommes bien à la recherche des meilleurs outils, des meilleures techni­ques de travail, que ce soient les nôtres ou d'autres. Nous n'avons en l'occurrence aucun amour propre d'auteur.
Nous n'avons jamais prétendu que nos techniques soient parfaites et suffisantes en toutes circonstances, ni qu'il ne puisse rien y avoir de bon dans les méthodes du passé. Nous disons seulement, à l'expérience — et une expérience qui s'étend à des dizaines de milliers d'éducateurs — qu'elles nous paraissent supérieures aux méthodes traditionnelles. Et cette supériorité est une raison suffisante pour la généralisation de leur emploi.
Il ne saurait y avoir d'Ecole Moderne sans une recherche et une adaptation permanentes des méthodes et des techniques aux nécessités d'une vie plus mouvante que jamais.
C'est cette recherche et cette adaptation que nous voudrions promouvoir avec l'appui de tous les éducateurs qui ont conscience des impératifs radicaux de notre époque.
Célestin Freinet

 

Premiers résultats

Décembre 1959

Nous étions naguère confinés dans notre destin de « primaires », comme ces ouvriers manuels qui, faute d'une culture, ne pourront jamais détacher de leurs mains pourtant subtiles les pensées qui y ont été ébauchées. Nous pariions avec une foi suspecte de la portée psychologique, pédagogique et sociale des outils nouveaux dont nous disions, dont nous prouvions l'éminence. Les textes, les poèmes, les dessins et peintures nés de l'expression libre de nos enfants dégagés du carcan scolastique, nous paraissaient émouvants et significatifs, comme ces gravures qui, sur les parois des grottes préhistoriques, témoignent encore, après des millénaires, d'une humanité, d'une spiritualité chaudes, vibrantes, et actuelles.

Mais nous n'en restions pas moins, en face de productions dont nous sen¬tions les vertus comme le paysan qui, devant l'or de ses blés mûrs ou au milieu d'un verger de fête, éprouve comme une secrète et indéfinissable émotion qu'analysera peut-être, pour la lui révéler, le spécialiste conscient des aspects divers de la poésie et de l'art.

L'artiste et le poète, ou le philosophe, n'avaient point encore pénétré jusqu'à notre demeure. Et si quelque original s'aventurait parfois jusqu'à détecter nos richesses, le chœur des opposants lui prouvait, au nom des Traditions et de la Science, que nous nous étions prétentieusement aventurés dans des voies sans issues.

Et nous en étions parfois indécis et troublés.

Nous avons dit nos certitudes expérimentales et nos doutes théoriques ; nous avons apporté notre œuvre sur les bancs de justice où nous avons appelé à les examiner les experts susceptibles de l'apprécier et de la juger.

Nous avons eu l'avantage de trouver autour de nous l'équipe compréhensive qui nous a permis de démarrer. Le numéro 1 de notre revue Techniques de Vie est déjà parti vers son destin.

Le dialogue est commencé, encourageant et prometteur.

La confrontation que nous souhaitons entre théoriciens et praticiens se fait d'une part dans la juxtaposition d'études spécialisées sur les divers aspects de nos techniques, et nous remercions les amis qui ont bien voulu nous apporter, en avant-garde, des idées qui seront comme un point de départ, et une invite aux discussions à venir.

Les premiers articles ouvraient les chemins. Ceux qui suivent laissent entrevoir déjà une infinité de pistes que nous aurons à examiner ensemble, mois après mois, et qui susciteront, nous en sommes certains, d'autres initiatives. C'est là le travail en profondeur, pour lequel nous aurons à apporter les uns et les autres le meilleur de nous-mêmes.

Ces études sont, dans notre commune entreprise, le pendant des conférences au cours desquelles les auteurs font le tour de la question, rarement suivies d'un vrai débat, et auxquelles répondent parfois d'autres études et conférences.

Mais, parallèlement à ces études et conférences, se pratiquent de plus en plus les colloques, au cours desquels s'affrontent plus directement les positions, préparant les esprits à l'examen en profondeur des positions à venir.

Nous organiserons nous-mêmes, toutes les fois que ce sera possible, de tels colloques sur le plan national. Leur réussite sera plus facile sur le plan départemental et nous en avons eu une preuve encourageante à Bordeaux, le 15 novembre dernier. A l'occasion de l'inauguration d'une exposition Ecole Moderne, au Centre Régional de Documentation Pédagogique, nous avions invité à la dernière minute, par téléphone, un certain nombre de personnalités à une réunion Techniques de Vie. Nous ne nous attendions pas, de ce fait, à une grande affluence. Nous avons été très agréablement surpris, au contraire, de nous trouver devant une salle d'une soixantaine de personnes, dont la moitié étaient des directeurs d'établissements, des professeurs et des inspecteurs des divers enseignements. Le professeur Chateau lui-même nous avait favorisés de sa présence.

De semblables colloques pourront et devront s'organiser un peu partout avec un égal succès, dès que les premiers numéros de Techniques de Vie nous auront permis de poser quelques-uns des problèmes essentiels et de préciser le climat de nos discussions.

Nous redirons encore, au début de ce numéro, que notre revue est avant tout un organe de libre discussion. Et ce n'est pas pour nous une formule mais une nécessité. Nous n'aurions pas créé ce nouvel organe si nous n'avions espéré y intéresser ceux-là justement qui ne pensent pas forcément comme nous sur un certain nombre de questions fondamentales. Nous ne pouvons affirmer d'avance qu'ils ont raison ou qu'ils ont tort. Les barrières, surtout dans le domaine encore mystérieux de l'intelligence et de l'éducation, ne sont jamais si nettement établies que l'un d'entre nous puisse décider ainsi dans l'absolu. La pratique nous départagera.

Nous avons suffisamment montré, depuis trente ans, combien nous sommes sensibles à l'expérience, pour qu'on nous fasse l'honneur de penser que c'est très loyalement, sans aucun parti-pris de propagande, dans le seul but d'améliorer notre comportement pédagogique et notre pratique scolaire, que nous nous engageons dans une aventure dont nous ne méconnaissons pas les dangers.
Ce n'est pas sans dommage que des siècles de scolastique ont creusé le fossé qui sépare le primaire des autres degrés. Nous nous attendons à voir nos amis secondaires défendre, au nom d'une culture que nous ne sous-estimons pas, des positions que dénoncerait parfois notre pratique. Et, déjà, quelques- uns de nos camarades primaires rechignent aux démonstrations jugées trop savantes de nos amis secondaires.

Il faut que nous prenions conscience, d'avance, de ces difficultés, pour que nous sachions surmonter éventuellement les oppositions que nous aurons à affronter.

C'est pourquoi nous voulons aussi, dans cette revue, doubler et compléter nos diverses études par une sorte de confrontation permanente, de colloque écrit, entre les diverses opinions de nos collaborateurs et de nos lecteurs.

C'est d'ailleurs M. le professeur Bloch qui inaugure magistralement ce colloque. Il nous a proposé — et nous avons accepté avec grand intérêt — de nous donner, à la lecture de chaque numéro, ses libres réflexions.

Nous y répondrons dans la mesure du possible, ou nous réserverons tout ou partie de ces réponses pour des études ultérieures. Nous aurons là, du moins, les réactions éclairées d'une sorte de « témoin » qui saura nous plonger jusqu'au nœud des problèmes majeurs.
On lira, à la suite de ces notes, les Libres Réflexions de M. Bloch et nos réponses et mises au point.

* * *

Une personnalité assez haut placée dans la hiérarchie de l'Education Nationale refuse de participer à nos recherches. « Ce n'est pas par ignorance de votre long effort, nous écrit-il. Normalien, élève de Saint-Cloud, professeur d'EN., I.P., directeur d'EU. (et maintenant à un autre poste), et passionné par les problèmes de l'éducation, j'ai eu tout loisir de suivre, depuis un tiers de siècle, votre tentative. Je ne la tiens nullement pour négligeable. J'aime, et j'estime, les hommes de foi et d'espérance. Mais je pense aussi très fermement que votre manière de poser le problème éducatif n'est pas assez rigoureuse, ni fondée sur une doctrine correcte, ni appropriée aux exigences des lendemains, passionnants et difficiles, qui attendent nos enfants.

Je n'ai certes pas à découvrir la fraîcheur de l'enfance, mais je ne puis que tenir pour hérétique une doctrine qui se borne à la louer et à lui complaire au nom d'un naturisme très sommaire, »

Nous citons assez longuement cette lettre pour informer nos lecteurs que nous ne prenons pas forcément à notre compte les critiques formulées par des personnes qui jugent notre pédagogie par simple ouï-dire et en se méprenant radicalement sur son esprit et sur sa pratique.

Il se peut que nos techniques ne soient pas toujours appropriées à 100 % aux exigences des lendemains. Nous prétendons seulement qu'elles leur sont mieux appropriées que les méthodes traditionnelles. La doctrine que critique M. X... n'est point la nôtre. Nous nous tenons à sa disposition pour lui fournir tous documents qui lui montreront le vrai visage de notre commune entreprise.

De la trop courte discussion que nous avons eue avec le professeur Chateau il résulte aussi que nous ne nous connaissons pas suffisamment et que nous nous méprenons mutuellement sur nos conceptions et la plupart du temps sur la valeur des mots que nous employons, des formules que nous avons le tort parfois de répéter sans les avoir minutieusement éprouvées, surtout lorsqu'il s'agit de degrés d'enseignement entre lesquels une barrière a été dressée que nous sommes loin encore de dépasser.

Nous avons ainsi noté des divergences de conception essentielles sur un certain nombre de points que nous aurons à discuter dans les numéros à venir : le travail et le jeu, la volonté, l'intérêt, l'effort et surtout la discipline et l'autorité.

Nous assistons en effet, actuellement, à une sorte de relance, je ne dis pas seulement de l'autorité, mais aussi de la contrainte et de la punition, parfois même des châtiments corporels. Parce qu'une fausse conception de la discipline et une pratique trop verbale de la liberté ont échoué — ce qui ne nous étonne pas — on se jette aujourd'hui à corps perdu vers l'extrême opposé en prônant le retour à des pratiques que nous pouvions croire à jamais révolues. Car, enfin, n'est-il pas douloureusement paradoxal que, à notre époque de démocratie de plus en plus généralisée, quand les anciens peuples colonisés secouent le joug de la brutalité, alors qu'on parle de mettre la guerre hors la loi, on ne trouve rien de mieux, pour la préparation des hommes libres de demain que de leur administrer ostensiblement, légalement, méthodiquement, d'aucuns diront peut-être scientifiquement, l'infinie variété des punitions et des châtiments corporels que nous pouvions supposer à jamais rayés des pratiques de civilisés.

***

Notre première tâche, au début de nos recherches, sera donc de détecter les points principaux sur lesquels devraient et pourraient porter nos discussions, ceux à propos desquels pourront s'affronter théories et pratiques.

Nous laisserons certes le loisir à nos collaborateurs d'étudier plus particulièrement telle ou telle question. Mais nous avons pensé que nous pourrons, de plus, prendre sur quelques-uns de ces thèmes l'opinion d'un certain nombre de personnalités.

Notre siècle est caractérisé par un déséquilibre croissant des individus, déséquilibre qui a des causes individuelles, des causes scolaires et des causes de milieu aussi. L'accroissement dangereux du nombre des désadaptés, des enfants difficiles, des élèves sans concentration ni volonté, rebelles au travail scolaire et à l'effort, les insuffisances de notre enseignement ont à l'origine un déséquilibre physiologique, intellectuel, moral et psychique pour lequel il nous faut trouver prévention et remède.

Il est des méthodes, des techniques de travail qui, par leurs qualités, concourent à donner à nos enfants un comportement, des techniques de vie harmonieux et équilibrés, et qui seront de ce fait recommandables. II en est d'autres par contre qui sont au contraire déséquilibrantes, donc à déconseiller.

C'est à cette première enquête que nous voudrions nous livrer, d'autant plus qu'elle constitue le thème de notre prochain congrès d'Avignon (La pédagogie Freinet au service de la santé mentale des enfants et des éducateurs) et qu'elle s'encastre dans le programme de l'Année Mondiale de la Santé Mentale en 1960.

Voici ce qu'en dit M. Combet, membre du comité de rédaction de la revue :

Une enquête sur les techniques équilibrantes et déséquilibrantes serait certainement d'une grande actualité et comporte d'ailleurs le thème de l'inattention dont nous voulions entreprendre l'étude. En effet, l'inattention apparaît bien souvent comme le symptôme d'un déséquilibre mental plus ou moins léger, plus ou moins grave. La pensée oscille, la pensée vacille, impuissante à se fixer, impuissante à se maîtriser. Les techniques audio-visuelles peuvent favoriser gravement ce déséquilibre : captif de l'image, l'esprit enfantin (et l'esprit de l’adulte !) renonce à prendre en charge tes données abstraites qui lui sont ainsi véhiculées. En termes techniques, un psychologue dirait que l'enfant s'arrête au signifiant (l'image) sans pousser jusqu'au signifié (le monde de significations qui s'ouvre derrière l'image mais à travers elle). Il serait intéressant de savoir jusqu'à quel point la fascination de l'image entraîne ta désorganisation du langage. Mais au fond, l'expérience est facile à réaliser. Il suffit de demander à un enfant de raconter un film. Plus l'enfant sera séduit, plus il aura de peine à mettre en ordre les éléments de son récit — cette mise en ordre suppose en effet un certain détachement par rapport au contenu émotionnel de la perception ; l'enfant n'en est pas capable.

La psychanalyse a mis en lumière un autre aspect des déséquilibres mentaux engendrés par l'image. L'enfant projette sur tel ou tel personnage tout le dynamisme de sa haine ou de son amour (entre amour et haine, la délimitation n'est pas toujours facile à établir). Il joue à Tarzan, par exemple. A travers l'expérience ludique, il devient Tarzan. Pendant quelques instants, il accède, sur un mode imaginaire, à un type d'humanité prestigieuse. Il y accède d'autant plus intensément et cherche à s'y maintenir d'autant plus que son existence quotidienne ne lui offre pas l'occasion d'éprouver sa valeur personnelle. L'identification à un héros traduit une frustration, l'expérience d'un manque ; le héros dompte les fauves comme le garçon, inconsciemment, rêve de dominer la toute-puissance paternelle — et plus il souffre de cette toute puissance, plus il a besoin d'être Tarzan ; de même la fillette qui rêve d'être un garçon s'identifie à un général ou à un champion de football. Il est des cas où la rencontre avec l'image produit un effet cathartique. (On le voit bien dans les expériences de marionnettes de Madeleine Rambert — cf ; La vie affective et morale de l'enfant, édit. Delachaux.) Mais il est plus souvent des cas où cette rencontre ne fait que cristalliser et exacerber l'agressivité sans jamais la liquider. Ainsi se comprend l'influence du cinéma comme facteur de délinquance juvénile.

Pour en revenir directement à l'objet de l'enquête, je pense qu'il faut proposer une liste (non limitative) de techniques, en les classant (techniques audio-visuelles, motrice, manuelles, etc.) ; examiner ensuite chacune d'entre elles ; telle technique est-elle, dans tous les cas, facteur d'équilibre ou de déséquilibre ? Comment se traduit cet équilibre ou ce déséquilibre ? Quelle explication peut en être proposée ? La technique en question peut-elle être équilibrante dans certains cas, déséquilibrante dans d'autres ? A quoi cela tient-il (au milieu enfantin ? à l'âge de l'enfant ? à ta façon dont le maître utilise la technique ?).,.

Nous demandons à nos lecteurs et aux personnes que nous nous permettons de solliciter par l'envoi de ce numéro de répondre avec le plus de détails possibles à l'enquête jointe.

Vous trouverez, encarté dans ce numéro, le questionnaire auquel nous vous demandons de vouloir bien répondre