Jean-Loup Cornilleau

Août 1997

 

CréAtions 77 - L'enfant et son paysage - publié en juillet-août 1997

Entre quatre yeux - Echanges de courrier avec Marcel Lubac

 Jean-Loup Cornilleau

 

 

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Jean-Loup Cornilleau

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Entre quatre yeux - Echanges de courrier avec Marcel Lubac

 

Marcel Lubac : tu dis "l’art c’est la vie". Ne crois-tu pas que l’art, c’est dans la tête ?

Jean-Loup Cornilleau : Plutôt que de te parler d’art, j’ai envie qu’on se taise et qu’on aille manger des huîtres au bord de la mer !
Tu me diras, c’est déjà une réponse, puisqu’en effet depuis longtemps j’essaye au quotidien de ne pas différencier ma pratique artistique et mon vécu. Vie et art sont intiment liés. C’est la même balade, la même situation d’aventure, de vagabondage, le même engagement où esthétique et éthique se rejoignent. De deux choses l’une.
Les « œuvres » que je donne à voir sont davantage le résultat d’un art de vivre que d’un art de faire. Elles sont au plus proche de la fluidité de la vie avec ses moments d’intensité fragile. La vie, l’art, entre l’éblouissement et la révolte.
Le « monde de l’art » se veut souvent un art de produire, moi ce qui m’intéresse c’est un art de vire ! Je remarque au passage qu’il est plus juste d’apprendre à vivre que d’apprendre l’art ! Etre, est-ce saint François d’Assise ou Bibi Fricotin ? J’aime l’art des Marx Brothers, on seulement celui de Groucho, Harpo et Chico mais aussi celui du quatrième qui « n’a rien fait » et dont j’ai même oublié le nom.

Récemment, j’ai trouvé dans un dictionnaire un proverbe relevé en 1821 par La Mésangère : « l’art est de cacher l’art. »
Ta question me fait penser aussi à une phrase de Fernando Pessoa qui dit : « Dans la vie la seule réalité est la sensation, dans l’art la seule réalité est la conscience de la sensation. » Ceci me permet de répondre à la deuxième partie de ta question – l’art c’est dans la tête – qui amène pour moi la question du rapport entre réel et représentation.
Le réel du Tour de France, qu’est-ce que c’est ? Est-ce le vécu des coureurs qui pédalent, celui de la caravane publicitaire qui vend, celui des spectateurs qui crient au bord de la route, celui des téléspectateurs, celui des commentateurs sportifs qui cirent aussi ou celui de Roland Barthes qui écrit « le Tour de France comme épopée » ? (Je remarque tout à coup que Roland Barthes, ça colle bien comme nom de coureur cycliste !).
Je suis d’accord avec toi, l’art est une pensée, une conceptualisation et une vision du monde. Et le réel ?
Si nous étions allés manger des huîtres au lieu de blablater, le restaurant serait là, mais nous serions dans deux restaurants différents, la mer devant nous mais pas la même. Malgré la grande baie vitrée, peut-être n’existerait-elle pas, si pour une raison ou pour une autre nous n’étions pas en état de recevoir le paysage. Le réel aussi est cosa mentale.
Un verre d’eau dans le désert est-ce : un plaisir fou ? un mirage ? une inutilité agricole ? un geste mécanique ? une œuvre d’art ?
Parfois pourtant, j’envie ceux que j’imagine être dans la vie en prise directe, sans représentation : les « imbéciles heureux », les simples ». Entre Prof et Simplet mon choix de nain est fait ! Je t’ai déjà dit en plaisantant (mais est-ce une plaisanterie ?) que je rêvais de me recycler en idiot de village.
L’idiot de village est présent, il fait partie du village, il est aussi seul. Admis, admiré, envié, troublant et faisant peur.
Quand j’étais petit enfant, quelle force donne cet état d’innocence qui permet à la vue d’une étiquette de camembert représentant un paysan tenant dans sa main un camembert avec une étiquette représentant un paysan tenant dans da main un camembert avec une étiquette représentant un paysan tenant dans sa main… de rencontrer, de sentir, de vivre la notion d’infini.
Quelle force donne cet état d’innocence qui m’avait permis étant gosse, non pas de rencontrer Dieu (!) mais d’être surpris, interloqué et de rencontrer, de sentir, de vivre la notion de mystère, quand assis en culotte courte sur le perron de la maison, rêvassant en regardant ma cuisse nue où l’instant d’après apparaissait subitement sur le vide lisse de la peau, une petite masse ronde indéfinie venue de je ne ais où. C’était – en réalité è un caca d’oiseau venu d’en haut…

M.L. : Ange ou papillon ? (écrit au dos d’une carte postale de Bouguereau « Flore et Zephyr » 1875, Musée des Beaux-Arts de Mulhouse).

J.L.C. : Pour moi ces deux figures appartiennent à une espèce bien particulière que l’on appelle les métaphores ! Il me plaît d’envisager l’existence et donc l’art, comme un ange ou comme un papillon.
Il y a quelques années sont apparues dans mes sculptures et mes dessins l’image de l’aile, puis celle de l’ange. L’ange comme passant. Celui qui s’élève et l’autre – le rebelle – qui tombe. Si l’on parle d’envol, ne pas oublier la chute ! Aller-retour (AR), va-et-vient qui dessinent un lieu de réconciliation entre les gouffres et les sommets. Tu te souviens du titre que j’avais donné à une petite sculpture de 19869 : Rocking-chair ou Monument pour sourire aux anges.
Quant au papillon, il me fascine : une vie qui me semble courte et bien remplie, fulgurante, qui va des courbes larvaires et terrestres de la chenille dans l’ombre, au poudroiement des couleurs dans l’éclat du soleil. Quelle belle représentation !
Le vol du papillon ressemble à la pensée créatrice : léger, imprévisible, rebondissant, inexplicable (les scientifiques n’ont toujours pas trouvé), silencieux, apparemment frivole, voire même ironique. Dense et libre comme un haïku.

M.L. : Peut-on évoquer la relation quasi érotique que tu as avec les objets dans ton travail ? l’œil est pour le coup organe du toucher.)

J.L.C. : … et le regard au faîte de la main.
J’entretiens un certain type de relation, disons d’attirance, sans rendez-vous, avec ce qui m’entoure (des fragments très divers), du banal au sublime, rarement des objets ; mon propos n’est ni « l’objet détourné » ni « la trouvaille ». Il y a un rapport de disponibilité donc de séduction. Avec lenteur je lasse venir les choses à moi.
Dans un temps proche ou lointain, les éléments entrevus, ceux qui m’ont touché (tiens !), vont se rencontrer. Parfois ceux aussi qui ne m’ont pas parlé, pour ne pas tomber dans la complaisance et dépasser le bon goût. La sculpture va prendre forme, (s’incarner) par les lisières, par une suite de petites actions d’allégresse : contact, glissement, frottement (abrase-moi !), frôlement, effleurement, caresse… Alors surgit quelquefois une étincelle, une illumination un moment de grâce qui prend forme, forme souvent proche de l’ébauche pour la laisser vivante. La sculpture est là, présente, autonome, dans un fini inachevé.
Je précise que l’attente est très importante (et très érotique !) dans mon « travail ». Attente retenue et retenue attentive. Mais arrêtons ces folies textuelles car je vois bien que finalement dans l’érotisme ce sont peut-être les « travaux préliminaires » que je préfère !

M.L. : Il y a chez toi une espèce d’insolence décontractée, voire provocante – ce qui n’est pas pour me déplaire – enfin j’arrive à la quatrième question : la réalité n’existe que si on l’invente. Ne crois-tu pas plutôt à la nécessité ?

J.L.C. : La réalité existe si on l’invite ! si par nécessité tu entends un besoin vital qui dépasse ce qui pourrait n’être finalement qu’un minable aménagement de confort personnel et qui comprend une morale, je te suis. C’est cette nécessité intérieure qui en souriant me fait répondre aux curieux me demandant, perplexes, si je vis de mon art : « Oui bien sûr, je vis de mon art » et d’ajouter plus tard : « Je n’ai pas dit, gagner ma vie ! »
Mes œuvres découlent de ma façon d’être au monde. Cette façon d’être au monde n’est ni celle d’un romantique, ni celle d’un gourou. J’ai besoin du quotidien au sens social du terme (le quotidien le plus lourd, pour tout le monde) mais aussi d’être seul. Etre à la périphérie est encore une façon pour moi d’être dedans, ce que j’appelle « les voluptés d’alentour ». Il ne s’agit pas de s’extraire, mais de s’impliquer, de trouver les liaisons entre les choses. Je me souviens de cette phrase de sommeil qui m’a habité pendant une nuit : « le monde est mieux depuis qu’il est ici. » Le monde, en effet, car heureusement il y a l’autre, la connivence, le partage. Si je me laisse porter par le vent de l’esquisse sans m’écraser dans le labeur de la réalisation je donne à l’autre la liberté d’aller, tel cet ami sculpteur qui a envie de continuer mes pièces qu’il sent comme des points de départ, ou telle personne de tous les jours qui s’émerveille et reconnaît soudain « des Cornilleau » en contemplant son filtre à café ou goûtant, en faisant la vaisselle, l’infime et délicat dessin des fissures du mur d’en face.

Post-scriptum après relecture, où l’on apprend que la mer est dans l’huître, que le quatrième Marx Brothers pourrait s’appeler Fernando, que Roland Barthes a fait le Tour de France puisque cet hiver mon voisin a fait Cézanne, qu’il est recommandé d’être tyrosémiophile pour entrevoir l’infini, que dorénavant les critiques d’art peuvent épingler le spécimen « artistapopilio », que faire la vaisselle est un ravissement.
Où l’on rencontre l’artique
vagabond et bond et bond petits pas…


Avril 1996

Ce texte a été édité par les Cahiers de l’Artelier, Brax

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