Le sens des lointains dans le monde de l'adolescent et son expression poétique

Décembre 1959

Tous les oiseaux se sont posés sur mon cœur

Et l'ont blessé de leurs becs frais.
Il est coulé un jet doux et chaud,
Puis je me suis endormi
D'un sommeil lourd.
Je suis parti
Dans un pays
Inconnu,
D'où je ne suis pas revenu.
Jean-Pierre GASTALDI, 14 ans.
Enfants-Poètes - P. 182.

 
Nous nous proposons d'élucider la question du sens des lointains dans le monde de l'adolescent et d'en noter l'expression poétique. Nous nous référons uniquement au recueil des Enfants-Poètes publié par Freinet en 1954 (Editions de la Table Ronde). Outre que ce recueil réunit des textes d'une incontestable valeur esthétique, il présente l'avantage d'être facilement accessible. Comme nous ne pouvons citer ici tous les poèmes qui le mériteraient, nous invitons nos lecteurs à se reporter à cet ouvrage et à y poursuivre eux-mêmes leurs investigations. Nous ne faisons ici que dégager quelques thèmes essentiels qui pourront servir de points de repère pour une lecture en profondeur des productions littéraires de l'adolescence.
En langage courant, le mot « sens » évoque l'idée de direction, d'orientation — mais non pas d'une direction in abstracto comme dans le cas d'un vecteur ; il s'agit d'une orientation vécue, la pente épousée d'une montagne, par exemple, à l'instant de la redescente, ou l'effort du vent sur notre corps et sur les arbres, ou aussi notre marche fidèle et, bien plus fidèle, notre regard ouvert sur un point de la mémoire ou de l'horizon. Nous sommes orientés, c'est-à-dire que nous avons le sens de l'espace et du temps, que nous les ressentons ou les pressentons comme des dimensions vécues de notre existence. L'orientation de notre marche, l'élan de notre stature, la portée de notre geste, la direction de notre regard, son élargissement et son rétrécissement — sa largesse ou son étroitesse tout cela dévoile notre mode de présence au monde selon l'avant et l'arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche, la face et le biais, le proche et le lointain.
Il est donc du plus grand intérêt, pour qui cherche à comprendre l'être de l'adolescent, de bien percevoir les structures spatio-temporelles du monde où il advient. Mais notre démarche ne peut s'en tenir à la seule recherche et à la simple description de ces structures. « Sens des lointains » veut encore dire « signification des lointains ». L'orientation de l'adolescent dans l'espace et dans le temps, sa sensibilité à certaines expériences vécues précisément sous le signe des lointains — ce sont là des indications psychologiques qui nous offrent un accès au plus intime de l'affectivité juvénile. Mais par là-bas, ce n'est que de biais et sur la pointe des pieds que nous pénétrerons, ayant appris de Nietzsche que le plus léger seul est le plus grave.
 
I
 
L'expérience vécue de l'espace est inséparable du sentiment de notre présence corporelle motrice. Notre corps, comme foyer du monde, hante l'espace non seulement dans chacun de ses gestes, mais dans sa position même, dans sa verticalité — et par là, séducteur séduit, il risque bien, un beau jour, d'être hanté, d'être en proie à l'espace, d'être à sa merci et de lui céder pour de bon — vertige !
L'espace. Il est tantôt celui de l'action immédiate sur une chose tout entière offerte à la main : la lessive de la ménagère, l'osier du vannier, la glaise du potier ; tantôt le champ plus ouvert d'une action déjà médiatisée comme l'est celle du mécanicien emporté et dépassé par le volume, la puissance et, pour ainsi dire, la vie intérieure de la locomotive dont il est à la fois le maître et le rouage. Ou bien encore, c'est l'espace illimité du paysage où le sol et le ciel s'accueillent infiniment et où, saisis à l'improviste à quelque détour unique du sentier de la vie — à quelque détour où, justement, cesse tout sentier — nous perdons pied, bouleversés soudain et comme niés et reniés par notre propre verticalité. Mais voici que, revenant à nous et nous secouant comme des naufragés, nous reprenons notre regard analytique et retrouvons nos habitudes ; et quand nous nous remémorons l'aventure, nous nous représentons un espace et nous nous donnons des objets pour le délimiter : ce n'est plus, alentour de nous et nous submergeant, la prairie scintillante et frissonnante englobée elle-même dans le sourire du ciel — mais ici, à droite, ce sommet bien connu des géographes ; à portée de la main ce buisson d'aubépines ; et, dans notre dos, cette forêt légendaire d'où nous sortions quand nous fûmes saisis. Ainsi, nous nommons et énumérons des éléments de paysage, rapidement cousus au gros fil de la logique. Nous reconstruisons l'espace, un espace secourable, un espace bien humain dont les lignes de force ne se liguent plus contre nous, mais tiennent à nous comme des rênes — ou des ficelles ! Un espace les chiffres reprennent leur droit, où les distances se mesurent en kilomètres et l'état du ciel en millibars, où les choses perdent leur magie et se laissent classer, désormais, parmi d'autres.
Négligeons donc l'espace de la représentation qui est, par définition, le contraire d'une expérience poétique et dont l'étude n'offre d'intérêt que pour les psychologues de l'activité intellectuelle pure. Il reste l'espace de l'action et l'espace du paysage. Tous deux se réfèrent à notre corps comme à leur source, l'un répondant à l'efficacité de notre geste et de notre intention, l'autre nous saisissant à plein corps et nous ressourçant nous-mêmes — et notre seul geste est alors de surprise.
Si le corps est foyer de directions, s'il est le centre actif et chaleureux .le la rose des vents, nous comprenons qu'il est capital, pour nous, d'interroger le corps de l'adolescent. Lui seul pourra nous révéler les fines nervures et les pentes d'élection de l'espace juvénile.
L'adolescent typique, celui qui s'impose à l'imagination lorsqu'on nous parle d'âge bête ou d'âge ingrat, c'est un grand garçon efflanqué, aux bras trop longs et aux pieds immenses — et nous le reconnaissons de loin, dans la rue, avec sa démarche incohérente, ses gestes brusques et inadaptés, ses vêtements toujours trop courts qui soulignent -comme à plaisir la disgrâce des formes. Ephèbes citadins ou villageois ont, au milieu de nous, l'allure gauche de nouveaux-venus, Pierrots éblouis par le grand jour ou truands évadés de quelque solitude. Et l'impression se précise que ce sont bien des étrangers lorsque nous les entendons parier. Us ont une voix rauque et discordante ; des syllabes se heurtent et éclatent bizarrement à l'angle d'une phrase ou d'un mot ; ils ont parfois des tonalités de basse qui nous surprennent, tant les contours et les reliefs de leur visage sont restés enfantins, malgré la gravité de l'expression, à certaines heures, et la profondeur nouvelle du regard. Et soudain, quelque chose se brise dans leur accent, une note cuivrée leur écorche la gorge et se livre sans espoir au monde des hommes où nul ne l'attend. La solitude de l'adolescent est d'abord une solitude corporelle — celle d'un corps qui ne trouve aucun heu où s'insérer harmonieusement, et qui se voit condamné à pérégriner vainement vers un inaccessible bien-être, hors des prises de la pesanteur : le thème de la marche, de l'errance, de la course sans achèvement précis, de la lévitation même, revient constamment dans les poèmes d'adolescents :

« ... Sans espoir il est parti
Loin de la ville
et des passants.
Les nuages doucement
l'ont voilé... » (p. 160)
 
« Quand les lilas fleuriront
Quand les ajoncs périront
Moi, je ne serai plus là... » (p. 106)
 
Dans le soir,
Dans l'automne,
Dans les feuilles
Qui s'envolent,
Là-bas,
Un enfant courait
Dans la forêt. » (p. 197)
 
« Je suis monté au ciel
Sur un nuage blanc
...
...
Je suis redescendu
avec te cœur tout angoissé. » (p. 110, 111)
 
Et de même que la pratique du test de Rorschach nous apprend que ce sont les sujets les plus statiques qui perçoivent le plus grand nombre de formes dynamiques, on peut avec raison se demander si le corps voué à la plus lamentable pesanteur ne cherchera pas à s'affranchir, à se sublimer dans le poème le plus aérien, le plus transparent, le plus délicatement atmosphérique :
 
« Reflets blancs
qui courent
Le long des feuilles
Et grimpent dans
Les branches
Qui frissonnent
Au vent Léger. » (p. 185)
 
Le corps de l'adolescent semble être un corps d'emprunt (et n'ont-ils pas l'air «emprunté», les garçons de quinze ans?), un corps de passage —- et lui- même en devenir ! Il y a dysharmonie des formes, des gestes, de la parole, et cette dysharmonie est tout un univers en perpétuelle métamorphose. D'un jour à l'autre, d'un moment à l'autre, elle nous révèle des surprises. Nous ne savons jamais à quoi nous en tenir. Dans la même journée, le même adolescent nous paraîtra éclatant de bonne humeur et de bonne santé, heureux de dépenser dans l'effort physique l'exubérance de ses forces ; et puis, comme par enchantement, ou plutôt comme par désenchantement, nous verrons son visage se rembrunir, son ardeur s'éteindre et, dans son propre corps et à travers lui, nous le verrons prendre de la distance, s'éloigner à des milles et des milles comme à la capitale d'un Empire où il nous faudra bien essayer de le rejoindre.
L'adolescent nous apparaît donc comme un être en pleine transformation, en pleine croissance. Alors que l'enfant de dix ans se campait solidement sur ses jambes et s'épanouissait dans la quotidienneté des choses, l'allure même de l'adolescent trahit un désaccord profond avec le réel immédiat, avec le monde tel que nous le voyons. L'enfant de douze ans, stable, appliqué, positif, raisonneur, est beaucoup plus proche de l'adulte que l'adolescent ; il s'intéresse spontanément aux problèmes pratiques, il possède très souvent un sens remarquable des affaires et il a fait de la mécanique son paradis. Or l'adolescent, c'est un paradis tout différent qui l'occupe et le préoccupe.
Ce n'est pas que les objets lui soient devenus étrangers et que leur manipulation ait entièrement cessé de l'intéresser. Mais nous le surprenons parfois rêvant par-delà ses outils, par-delà sa tâche inachevée et ses vains projets, et nous n'apercevons pas le terme d'un regard que le cercle étroit des objets familiers ne suffit plus à accaparer.
 
La musique vient de très loin,
La musique frappe mes oreilles,
La musique fait de grosses taches de sang.
La musique a repris
La tache s'agrandit
Et d'un coup
monte au paradis.
Plus rien ne vit.» (p. 95)
 
« Dans un rêve
J'ai vu s'avancer
Les formes douces de la vie
Et j'ai été
tout ébloui. » (p. 108)
 
Avec son corps en train de grandir et sur lequel il ne peut trop compter, avec ses membres étirés et comme à la démesure de ses désirs, l'adolescent se crée un espace libre, un espace illimité qui le sauve de l'étouffement. Il s'agit, en effet, de respirer plus largement, de se mouvoir à l'aise ; de se dilater aux dimensions de l'univers ; cesser de se heurter à tous les angles, de se cogner aux meubles et aux gens, de briser tout ce que l'on déplace. L'adolescent, dans sa profonde incomplétude, est celui qui refuse tout complément qui serait délimitation, frontière et fixation. Il voit, dans les quatre murs de l'espace familial, l'expression d'une évidente pauvreté — et méprisables sont ceux qui s'en contentent.
C'est pourquoi l'adolescence est l'âge des randonnées, des expéditions et des grandes aventures à travers monts. C'est l'âge de la course en plein vent, l'âge de la bicyclette et du camping. On part de grand matin, on fuit la maison, on fuit la ville. On se livre à l'espace sans bornes, corps perdu et âme saoule. On est à deux ou à trois — des amis. Mais il importe peut-être beaucoup moins de parler que de respirer ensemble. La conversation reprendra ses droits plus tard, lorsque le jeune homme se sera stabilisé, lorsqu'il sera devenu capable de prendre du recul vis-à-vis de lui-même et de juger sa propre aventure, de la situer parmi celles des autres hommes — lorsqu'il se sera rapproché de la cité.
L'adolescent de quinze ans, ce qu'il aime c'est la route infinie, le chemin qui se perd et qui nous perd, de surprise en surprise. Ici n'a plus d'importance. Ce qui compte, c'est Là-bas. Ici et Là-bas sont des valeurs émotionnelles de l'espace.-Ici nous implante, nous enracine, nous fixe. Là-bas nous dilate, nous libère, nous ouvre aux dimensions de l'espace total. Là-bas ne s'atteint jamais, ne se possède jamais. C'est l'espace en fuite, la route inépuisable où cheminent vagabonds et bohémiens, ces errants qui exercent tant de prestige sur l'imagination adolescente.
 
« Inconnu tu es passé
tu es parti
tu es celui
qui ne revient plus
qui de ville en ville
de borne en borne
a laissé ses traces fanées
tu es celui qui n'est plus
Tu es parti
dans l'inconnu des merveilles
dans l'inconnu des ennuis
tu es celui qui n'est plus
tu es passé
et tu n'es plus revenu. » (p. 70)
 
« La mandoline sur le dos
  Il s'en va
    dans la chaleur
      des villages
         à travers herbes
                cailloux
                terre.
    « Où vas-tu
       si loin ?
      — Je vais là
                   d'où nul ne revient... » (p. 116)
 
Et il est taciturne, l'adolescent, de retour à la maison, de retour aux habitudes. Il enferme en son silence les horizons infinis de sa ferveur. Et, toute la semaine, il bâillera dans un espace rétréci, dans un espace comblé par l'épaisseur même des gens et des choses...
Nous visons là surtout l'adolescent citadin. Les rythmes vécus du campagnard sont beaucoup moins heurtés et torturés. Choses et gens alentour, c'est encore la Terre, ou plutôt le terroir où s'enraciner ne signifie pas se figer mais s'approfondir :

« J'ai toujours pris le même chemin.
J'ai toujours rencontré
Le même vieux cerisier
qui croule sous ses branches.
J'ai toujours vu la même meute de foin
Qui se dore au soleil.
Je me suis toujours penché
Sur te même bassin aux grenouilles
Dont tes algues brillent de mille couleurs.
J'ai toujours aimé
Le même chat et le même chien
Qui dorment près de ta porte.
J'ai toujours connu ta même douce maison
Au toit rouge, au balcon usé. » (p. 86)
 
Le citadin, lui, est renvoyé comme une balle d'un espace à un autre, de l'espace libre et vivifiant du jeudi et du dimanche à l'espace hostile, sans issue et sans espoir, de la ville où l'on travaille — où l'on fonctionne, où l'on est là. Reste aussi l'espace artificiel des vitrines du soir éclairées au néon, l'espace criard et détraqué du jazz de quartier, l'espace fardé mais fascinant des affiches et des enseignes. Tout cela, c'est de la maladie et du vertige. On se doute bien qu'on n'en sortira jamais, pourtant l'on y va traînant, nocturnes adolescents, en quête, au sein de cette errance, d'un « ailleurs » et d'un « au- delà ». Le jeune enfant s'extasie devant une vitrine illuminée. Avec l'adolescent, ça ne prend plus. Et non seulement ça ne prend plus, mais ça lui fait mal. sourdement. L'adulte, lui, ça lui est bien égal : illuminés ou non, les objets restent définis par leur usage. Le féerique et l'utilitaire; entre ces deux mondes, le garçon de quinze ans se trouve écartelé. Les lumières l'invitent loin d'ici. Mais c'est un « ailleurs » qui n'existe pas, un mirage savamment entretenu par la vertu de la fluorescence. On s'y casse le nez. Alors l'on s'en retourne, adolescents de Picasso, longues et fugitives ombres bleues, passants étrangers à cet espace et à ce temps — et très graves, pour cette raison, et clos sur soi- même, pour cette déception.
 
« Sans mon esprit Je suis parti.
 
Je suis allé faire le fou
J'ai dépensé mes sous
J'ai joué le beau type
A travers les rues
Mais personne
Ne m'a vu.
J'ai longé les murs,
La nuit,
J'ai tout laissé,
Les belles filles
Aux cheveux noirs
Comme la nuit,
Les belles blondes
Au visage de soleil.
Derrière moi
J'ai laissé La folie,
Le bonheur,
la joie De vivre.
Je suis parti
Tout triste
Sans rien pour moi...» (p. 201-202)
 
L'a ailleurs » dont a souci l'adolescent, la ville ne peut le lui offrir, où tout est limite, où tout est clôture-mécanique, arithmétique. Même le ciel n'évade pas. Trop de cheminées s'y multiplient. On ne recommence à vivre que du côté des terrains vagues ou sur les bords de la rivière — promesses d'infini, fenêtres largement ouvertes à l'espace. Le jeune homme y livre son corps insatisfait et exigeant, et ce monde-frontière et ce monde-passage, à la fois Ville et Nature, ajoutent à l'exaspérante de son désir. A vivre aux confins d'un monde sans avenir et d'un monde sans passé, l'être existe comme un cri, appel en même temps que douleur, La dramatique juvénile n'est peut-être jamais aussi aiguë Que sur les bords du canal ou, par là-bas, près du boulevard de ceinture ; c'est là, certainement, que la tension entre le proche et le lointain est la plus vive et la plus dangereuse ; c'est là que la tentation du vagabondage devient, quelque jour, irrésistible.
Ainsi la bipolarité spatiale est-elle vécue comme un conflit par l'adolescent. Mais l'espace étant une structure de notre présence au monde ou, plutôt, « l'habité » de cette présence, nous sommes conviés à rechercher dans l'ordre de l'existence l'origine et la nature de cette dissension — dissension dont il nous faut, auparavant, déceler les expressions temporelles.
 
II
 

 
L'adolescent, dans la maison familiale, est en proie à l'étouffement, et cela d'autant mieux que la maison est plus anonyme, plus standardisée, vide de tout secret, dépouillé d'humain. Ni la cuisine laboratoire, ni le salon géométrique, avec la dureté de leurs angles, la froideur de leurs lignes et l'inhabitable clarté de leur espace n'offrent d'intérêt pour un garçon de quinze ans, en quête de quelque chose de mystérieux, de quelque chose d'infiniment perdu, mais si réel et si proche toutefois. Dans la maison, le seul vrai domaine de l'adolescent, c'est le grenier, l'authentique grenier aux poutres enchevêtrées dans l'obscurité, par dessus un inénarrable bric-à-brac, témoin de toute une histoire. C'est dans la pénombre et parmi ces vieilleries que l'adolescent se retire, les jours de pluie, surtout ; c'est là qu'il s'éloigne et vient rêver. Et c'est là, si nous étions assez malins pour le suivre, que nous pourrions saisir en son regard un élargissement nouveau, une profondeur et une nuance inaccoutumées.
Car ce regard, voici qu'il porte sur l'intérieur et du côté du passé, voici qu'il lit au-dedans de soi et qu'il se tourne irrésistiblement vers sa propre origine.
Nous admirions et nous aimions dans le regard enfantin son étonnante candeur, sa transparence, limpidité unique de qui s'abandonne sans réserve à l'instant présent. Deux yeux se levaient vers nous, nous interrogeant sur le =aocde, et l'arc des sourcils, la tendresse du profil, la gourmandise de la bouche entrouverte, tout cela se donnait comme l'émerveillement matinal d'un être encore tout neuf.
Avec l'adolescence, un retournement se produit. Le jeune homme a la révélation de sa propre histoire. Il est sensible au travail profond qui s'opère en son ¿corps et en son âme : il s'abandonne aux troubles qu'il ressent, il savoure les émotions diffuses qui se lèvent en lui et l'envahissent. Il en vient ainsi à prendre goût à lui-même, il se passionne pour son propre mystère et il entreprend ite se connaître sur le bout du doigt : de se dévoiler à soi-même du plus fin de 1s main, comme se dévoile un bouton de fleur à qui sait en entreprendre les pétales. C'est l'âge du journal intime ou du carnet confidentiel, l'âge aussi des quelques poèmes par où l'on émerge à soi-même.
Il faut ici faire la part de la culture et du loisir. Au lycée, au collège, l'adolescence se prolonge et s'exacerbe, car l'ambiance scolaire favorise le rêve. Là, les responsabilités de la vie, l'urgence de gagner son pain et d'être « un homme -ne vous saisissent pas à la gorge : l'élève de troisième ou de seconde vit dans une temporalité étalée où l'avenir n'en finit pas de naître, un temps où rien ne presse sinon, en soi, la grande fringale de s'épouser soi-même et d'exister librement — étincelle légère ou genêt griffé des vents ; en somme, le temps d'un roman-fleuve où le présent disparaît, étouffé et débordé par la démesure même du futur et du passé ; un temps gonflé de pluie ; les rives en craquent à de certains moments et le temps sans borne rejoint l'infini de l'espace. Le regard est perdu et perdu Se corps et tout le quotidien avec. Le rêve qui nous prend sur nos cahiers et nos livres nous emporte si loin, c'est comme un nœud qui se défait, nous fluons, nous sommes pure mouvance. Qu'importent alors nos bras trop longs et nos immenses pieds et l'étroitesse et la banalité de l'existence quotidienne. Nous sommes ailleurs. Enfin nous habitons, nous respirons. II a suffi pour s'en aller d'un peu de musique ou de poésie ou du paysage brumeux entrevu par la fenêtre de la classe, ou d'un rayon de soleil sur l'or tardif d'un tilleul ; il a suffi de céder, un instant, à la rythmique du monde.
 
« Chaque heure les cloches sonnent
Et je sais qu'il ne viendra personne
Chaque heure t'horloge sonne
Et je regrette le temps qui s'en va
Comme moi qui passe
Chaque heure.»(p. 82)
 
Par là nous comprenons que l'adolescence possède ses saisons privilégiées, celles où les rythmes du Cosmos sont les plus envoûtants et les plus dissolvants, printemps, automne, climats d'un âge qui est lui-même une intersaison de l'existence. Les grands romans de l'adolescence, werther ou René, Sylvie, Domi­nique ou Le Grand Meaulnes sont des œuvres où l'ambiance climatique joue un rôle capital : les êtres participent de la saison, de l'efflorescence printanière ou de la chute de feuilles ; ils ont l'aspiration et l'expiration du monde lui-même. Les grands effluves d'avril et de mai sont une espérance de la chair et les premières grisailles d'octobre une invitation aux cheminements intérieurs.
 
« Les arbres meurent
Comme les araignées
Dans le soleil.
L'eau dort dans le froid,
L'été s'en est allé.
Les arbres tissent,
Comme les araignées
Dans le ciel triste
Des jours gris
De l'année.
L'été s'en est allé.
Je suis replié
Comme les araignées.
J'ai fermé les volets,
L'été s'en est allé. » (p. 139)
 
Cette idée de cheminement intérieur caractérise la rêverie de l'adolescent, par opposition à celle de l'enfant. Chez le jeune enfant la rêverie est l'accès immédiat à un monde merveilleux. Le petit garçon qui serre son ours entre ses bras avant de s'endormir a quitté cette terre pour un pays franchement fantastique où les objets s'animent et dialoguent comme dans Alice au Pays des Merveilles. L'enfant habite son rêve comme il habite le monde extérieur — un monde devenu carnaval, dont l'étrangeté le captive. Il a l'âme écarquillée sur sa vision.
Chez l'adolescent, au contraire, le rêve ne se joue pas en-dehors de lui. L'adolescent se rêve lui-même. Et plus il cherche à s'atteindre plus son être intime semble reculer et s'enfoncer. On pense à certaines œuvres de Paul Klee : jamais nous n'atteignons la fin du tableau, le cheminement n'a pas de terme, notre conscience du passé ne fait que s'allonger.
Ce passé, l'adolescent ne le découvre pas comme une collection d'événements singuliers. C'est un tout. Une présence. L'intérêt d'un événement tient d'ailleurs beaucoup moins à son contenu objectif qu'à son retentissement affectif. Précisément, le journal intime ou le poème cherchent à entretenir ce retentissement et on a l'impression qu'à travers le passé lui-même, l'adolescent vise un plus que passé. A cet égard, la lecture de Sylvie nous paraît très instructive : c'est d'un par-delà Sylvie que Nerval est en quête ; aussi cherche-t-il moins à décrire une personne qu'à retrouver les impressions ressenties : lorsqu'une jeune fille a la douceur du Valois et lorsqu'une nuit d'Ile de France a la transparence d'un regard aimé, alors le monde est habité. Le par-delà Sylvie, c'est d'élargir aux dimensions de l'univers la féminité saisie dans sa prime apparition.
Nous retrouvons donc une nouvelle fois ce mouvement d'épouser le monde, ce désir d'expansion infinie, de dilatation illimitée — par quoi nous pourrions caractériser l'adolescence comme un âge essentiellement respiratoire.
Le plus que passé du souvenir rejoint le plus que futur du désir dans les mythes de la Princesse lointaine, de l'Ile au Trésor ou de la Quête du Saint- Graal. Il s'agit dans tous les cas d'un voyage, d'un rêve à réaliser, d'un idéal à atteindre, d'une mission à accomplir. Dans cette course, l'instant présent disparaît : l'adolescent n'a de regard que pour un surlendemain où tout peut advenir. Toutefois, il s'agit beaucoup moins d'obtenir un résultat concret que de vivre avec ferveur. L'adolescent de Dostoïevsky veut être Rotschild, une manière de surhomme ; d'avance son projet est voué à l'échec, mais n'importe, l'idée demeure et elle réactive sans cesse son élan. Il en va de même en amour et en religion, il importe que la Pr in esse soit lointaine, que la Fleur bleue de Novalis soit inaccessible et que Dieu soit caché. L'adolescent ne s'attache qu'à l'inatteignable.
Le prestige du héros, pour l'enfant, résidait dans l'accomplissement d'une tâche parfaitement réussie : que le Petit Poucet triomphe de l'Ogre, voilà qui était intéressant. L'enfant était sensible, surtout, au résultat de l'aventure, donné comme présent. Au contraire, l'adolescent attache beaucoup moins d'intérêt au résultat qu'au départ. Ce qui l'attire, c'est que le héros se réalise en s'évadant du quotidien : l'explorateur, le conquérant, l'aviateur ou même le simple baladin sont des gens qui ont rompu avec la monotonie familiale, avec l'ambiance sociale. Us ont tout laissé et ils sont partis :
 
« Nous sommes des types,
Des types comme ça, ça me plaît,
Des types qui marchent des nuits entières,
Suivant une étoile qui les mènera
Loin du bruit, des rumeurs
Et dans la solitude... »     (p. 199)
 
Sacrifier un présent confortable pour un avenir incertain c'est, aux yeux de l'adolescent, la condition première de l'héroïsme.
Souvent on qualifie l'adolescence d'idéaliste, entendant par là que le jeune homme, foncièrement insatisfait de sa condition présente — de n'être que cela— s'évade dans un univers à venir, de la couleur du sentiment, un rêve sans frontières où se mêlent et se confondent érotisme, religiosité, désirs humanitaires et désirs de solitude, bref, un romantisme.
Or le romantisme est un monde en suspens, celui où l'on ne sait encore si le soleil se lève ou s'il se couche, celui de la pénombre et de l'ambivalence ; un monde où l'on n'existe que de biais : peut-être hier, peut-être demain. L'adolescent projette dans le futur le rêve de son passé. Les psychologues se contentent généralement de noter chez l'adolescent une certaine agressivité à l'égard de ce qui lui rappelle son enfance, une certaine rage iconoclaste : il renie ses anciennes ferveurs, il brûle ce qu'il adorait, famille, école, église. On parle à ce propos d'une crise d'originalité juvénile. Mais cette description se trouve dépassée dès que l'on perçoit dans ce comportement l'expression d'un attachement passionné à l'enfance. Cette poussée de révolte et de haine trahit un amour malheureux et douloureux, un amour sans issue. L'adolescent vilipende son enfance parce que son enfance lui échappe, parce qu'elle a coulé comme du sable entre ses doigts ouverts. Les beaux jours sont finis, les lauriers sont coupés, il y eut un matin unique et il n'est plus, un temps de la verte poussée où la venue au monde se fondait dans la douceur, mais c'en est fait de l'éternel présent, le temps est malade, le temps s'est scindé et ses parties se livrent la guerre. L'adolescent accède à l'existence tragique ou plutôt le tragique de l'existence éclate en lui
     et voilà bien qui fait la profondeur et la gravité du regard ; le regard de ceux qui en savent trop long. Impossible de s'accrocher à l'enfance, sinon d'une façon symbolique ; c'est un monde révolu. Aussi l'adolescent s'éprouve-t-il com­me un être abandonné, perdu à quelque croisement où tous les chemins sont nocturnes et ne conduisent nulle part : encore l'univers des dernières œuvres de Klee.
Enfance révolue — mais cependant si envoûtante que l'adolescent fasciné fixera son regard sur elle, ce même regard que nous avons vu s'ouvrir sur l'horizon le plus reculé. Ici, nous touchons à la signification du problème des loin­tains dans le monde de l'adolescent ; nous essaierons de la faire apparaître, de la faire émerger de l'âme de l'adolescent : et peut-être comprendrons-nous qu'elle n'est rien moins que cette âme elle-même.
 
III
 
Ayant reconnu le corps de l'adolescent comme foyer du monde juvénile et comme origine de structures spatio-temporelles caractéristiques, nous commencerons par questionner la biologie et la physiologie sur le fondement de l'orientation de l'adolescent aux lointains. Notre attention en ce domaine est attirée par une remarque de Buytendijk(De la Douleur, p. 10) sur l'interdépendance de la sphère morale et de la sphère organique, interdépendance dont les raisons sont à rechercher dans l'activité du système neuro-végétatif. Or, l'avènement de la puberté entraîne de sérieuses perturbations en ce domaine: la circulation sanguine et la respiration trahissent des irrégularités dans leur régime; de là les sensations d'oppression et d'angoisse qu'éprouve souvent l'adolescent ; le développement de la glande thyroïde s'accompagne d'une émotivité diffuse, d'une sensibilité à fleur de peau ; enfin la maturation sexuelle instaure une nouvelle rythmique du corps, avec des temps d'hypertension et des temps d'hypotension — tumescence et détumescence. Tout cela s'ajoute au sentiment de gêne provoqué par la croissance physique et fait du corps de l'adolescent un habitat éminemment inconfortable, en proie à l'insécurité interne et au déséquilibre. Il y a là certainement un élément d'explication valable ; en particulier, l'émotivité diffuse se présente comme une véritable aspiration de tout l'être aux lointains ; le corps, avec son intense désir de pacification, attend comme une délivrance de se dissoudre dans l'espace ; il en est de lui comme d'un bateau dont la coque semble prête à craquer sous la puissance du moteur. L'adolescent ne peut plus résister aux forces vives qui bouillonnent en lui. Le thème du Bateau Ivre n'a pas seulement la signification métaphysique que lui prête Claudel, il exprime l'incarnation juvénile dans toute sa violence.
Cependant, nous ne saurions nous en tenir à une explication de type biologique — précisément parce que ce n'est qu'une explication. La biologie ne rend pas compte de toutes les conduites de l'adolescent. Elle ne nous dit rien de ses ferveurs ni de ses haines ; elle ne donne aucun sens au contenu de ses rêves. Au terme de l'explication biologique, le mystère demeure absolument opaque. Pas plus que l'habitude ne se réduit à une simple organisation de synapses, l'affectivité humaine ne se comprend à partir de la seule activité hormonale. Le corps dont traitent les sciences de la nature n'est qu'un objet parmi d'autres ; or nous avons parlé du corps de l'adolescent en termes de présence. Ce faisant, c'était à une réalité d'un autre ordre que nous nous référions implicitement. Mais quelle réalité ?

 

S'agit-il de dire que, le corps n'étant que l'instrument de l'intelligence, c'est à cette dernière que nous aurons recours, en une ultime instance, sur la question de découvrir la signification des lointains dans le monde de l'adolescent ? Une psychologie de type intellectualiste verra dans l'acquisition d'une pensée logique achevée et d'un langage syntaxique complet au moment de l'adolescence, la manifestation la plus évidente d'une orientation de l'esprit aux lointains ; elle pourra opposer l'intelligence pratique, comme souci du proche, à l'intelligence théorique comme mise à distance du sujet vis-à-vis de l'objet et de l'objet vis-à-vis de l'idée. Mais tout cela n'est guère convaincant et il ne faut pas confondre distance et lointains. La psychologie intellectualiste reste à la surface des choses. Ce que nous cherchons, c'est à saisir l'être de l'adolescent sous un jour tel que toutes ses conduites nous apparaissent significatives ou, mieux, qu'à travers chaque conduite nous puissions reconnaître une présence. Nous voici donc à la recherche d'une clef de voûte, d'un principe d'unité qui fonde l'orientation aux lointains et nous la rende transparente aussi bien comme simple besoin de respirer largement que comme amour de la terre ou comme inquiétude métaphysique.
Si nous voulons rejoindre l'adolescent au cœur de ses problèmes, dans ce que sa dramatique a de plus aigu et de plus significatif, nous pouvons faire un détour par la pathologie mentale — plus spécialement par la pathologie des névroses de l'adolescence. Les déchirements, les ruptures et les gauchissements dont souffre le névrosé ne font que révéler avec des traits accusés et par là inoubliables, les conflits typiques de tout adolescent. La névrose n'est que l'acte d'une puissance que nous possédons tous. Selon l'expression de Nietzsche, elle est la publication de ce qui se joue sous ta table.
Nous avons caractérisé l'intériorité affective de l'adolescent comme un cheminement nocturne et solitaire et nous avons dit du jeune homme qu'il éprouvait le sentiment d'être abandonné. Or il existe un type de névroses propres à l'adolescence que l'on désigne justement sous le terme de névroses d'abandon. Le malade se sent perdu, seul au monde, délaissé par l'entourage, accusé par lui-même, en bute à la totale indifférence du monde. Il se dit chargé d'un lourd passé, maudit et abandonné par Dieu, condamné à la douloureuse insatisfaction des errants. Le malade est instable, il passe d'une tâche à l'autre sans pouvoir jamais se fixer, d'une affection à l'autre sans pouvoir jamais s'attacher. Il a le tourment du voyage, sollicité qu'il est par un au-delà de toute action, de toute pensée, de tout sentiment. Son attention ne se porte pas à l'immédiat mais toujours à l'à-venir, à l'inaccessible. Il connaît souvent l'élan mystique et il prétend alors que si son âme s'ouvrait à Dieu, se donnait à lui, toutes ses difficultés seraient résolues et il trouverait enfin la paix, le repos, la stabilité
     le sommeil.
S'ouvrir à Dieu, s'abandonner à la Présence divine, nous sentons là comme une effervescence amoureuse et nous nous demandons s'il y a pas lieu de suspecter ce mysticisme et d'y voir surtout l'expression d'une immense nostalgie de la féminité. Tout se passe comme si, au sortir de l'enfance, l'adolescent — et d'une façon plus évidente l'adolescent névrosé — renouait affectivement avec la source même de son enfance, avec la mère. L'orientation aux lointains, dans ses expressions spatio-temporelles, nous paraît être un interminable et profond regard du côté où tout se fondait jadis dans l'en globe mont maternel. Le désir de s'échanger avec l'espace illimité, celui de se dilater aux dimensions du cosmos, ou encore celui de se noyer, de se perdre au grand large — ce sont là autant de formes du désir lancinant de retourner au sein maternel — la chère patrie d'où l'existence nous a exilés, Paradis terrestre, Eldorado, Ile au Trésor
     au Trésor enfoui, enterré à tout jamais dans la Terra Genitrix.La communion panthéiste à l'Univers telle que le Vicaire Savoyard l'enseigne à l'adolescent Emile exprime bien aussi le désir d'épouser la Terre-Mère et d'annuler par cette étreinte, toutes les contradictions de l'existence, d'annuler le Temps.
L'attrait de l'eau dormante comme espérance de liquéfaction doit retenir notre attention. C'est le thème du mythe de Narcisse. Kerenyi (La Mythologie des Grecs, Payot 1952. p. 172) note à ce propos r « On disait du beau Narcisse qu'il n'aperçut son reflet que lorsqu'il eut atteint sa seizième année... Narcisse s'éprit de sa propre image et se laissa dépérir à moins qu'il ne se tua. De son cadavre sortit la fleur nommée aujourd'hui encore narcisse. En ce nom, on retrouve le vieux mot narkè, l'engourdissement.»
Ce récit nous propose des données particulièrement instructives. Le drame est celui d'une fascination irrémédiable de l'adolescent par sa propre beauté, fascination qui l'accapare tout entier dans la contemplation de son image, image au fond des grandes eaux maternelles, et le laisse indifférent et indisponible pour tout autre amour. Ce qu'il est important de saisir ici, c'est la place de la Mère-Eau. Elle forme vraiment le nœud du drame. Narcisse s'apparaît à travers elle ; plus exactement, ce qui lui apparaît, c'est la Mère devenue son visage : souriante effiorescence au plus profond de la mémoire (1). Il y a identification psychique de Narcisse à la Mère et fixation de l'Eros (2) à l'image de la Mère. Enfin, l'amour sans issue se manifeste comme fié à la mort, engendrant la mort par impuissance, engourdissement, sommeil intra-utérin, extinction que symbolise la noyade.
Il est caractéristique que tant de poèmes adolescents évoquent plus ou moins explicitement la mort par noyade. Et cette mort apparaît comme la rançon d'un impossible amour :

« C'est pour toi que j'ai cherché
L'eau verte de l'étang
Où je me suis noyé.
Mais, maintenant, là-haut
Je peux te regarder. » (p. 89)
 
« L'enfant des rues
L'enfant de personne
Il est parti se noyer
dans l'étang ! » (p. 160)
 
« Je suis resté
Dans les flots
Comme un enfant dans son berceau... » (p. 206)
 
L'existence juvénile nous apparaît bien comme une existence tragique : épouser la Mère, c'est le péché, le refus de se prendre en charge et la mort ; renoncer à la Mère, c'est se trouver jeté là brusquement dans un monde inhospitalier où tout doit être construit par soi-même ; c'est s'arracher à la douceur sans mémoire, à la bienfaisance d'un temps sans passé, sans Histoire ; c'est accepter l'irréversible, s'assumer, vivre mais quelle nuit pire que la mort.
 
(1)   Cf. FREUD : « Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » (N.R.F, : Freud analyse, entre autres, le thème du sourire dans l'œuvre de Léonard. Parlant du Saint Jean et du Bacchus, il note : « Ce sont de beaux jeunes gens d'une délicatesse féminine, aux formes efféminées ; ils ne baissent pas les yeux mais nous regardent d'un regard mystérieusement vainqueur, comme s'ils connaissaient un grand triomphe de bonheur que l'on doit taire ; le sourire ensorceleur que nous connaissons laisse deviner qu'il s'agit d'un secret d'amour. Peut-être Léonard a-t-il désavoué et surmonté, par la force de l'art, le malheur de sa vie d'amour en ces figures qu'il créa, et où une telle fusion bienheureuse de l'être mâle avec l'être féminin figure la réalisation des désirs de l'enfant autrefois fasciné par la mère. » (C'est nous qui soulignons.)
(2)   Le terme Eros déborde largement les implications plus strictement sexuelles du terme Libido.
Telle est l'alternative de l'adolescence. Et l'on comprend (3) qu'elle incite à la gravité, à l'isolement et au silence. L'adolescent est en proie à l'ombre, et non seulement parce que l'ombre abolit les contours et dilate l'espace, mais parce qu'elle nous ramène à nous-mêmes et nous rend plus sensibles à notre propre mystère. L'ombre, c'est l'espace de la participation diffuse, l'espace du sein maternel. Et tantôt brûlante. Et tantôt glaciale.
Le devenir de l'adolescence consiste à cheminer à travers cette ombre, à s'y égarer peut-être une bonne fois, condition pour que notre émergence puisse être dite authentique (4). De l'autre côté de l'ombre, mais à travers elle, nous débouchons sur le monde de l'intercommunication humaine, sur le monde du travail et de l'amour.
La liquidation des conflits juvéniles est œuvre délicate et périlleuse. La conquête de notre propre humanité s'opère dans le doute et dans l'effroi. L'expérience de l'ombre, vécue intensément, ne nous laisse pas indemnes. Mais l'affirmation de soi-même dans l'amour et dans la création, l'ouverture du cœur et de l'esprit au plus proche comme au plus lointain — cela n'est possible et n'a de sens que si nous avons longuement erré. L'orientation aux lointains prépare notre retour à l'environ. Minuit, centre du labyrinthe, est aux confins de deux mondes.
Nous ne prétendons pas, dans cette étude, avoir épuisé toutes les significations de la poésie adolescente. Nous n'avons fait que reconnaître le sens des lointains comme l'un des thèmes de prédilection de cette poésie. Bien des questions resteraient à discuter : il faudrait d'abord nuancer nos observations selon qu'il s'agit de filles ou de garçons. L'être féminin accède au sérieux de la vie plus tôt que l'être masculin mais, en même temps, il est moins accaparé par les tâches présentes, moins sollicité par la transformation technique du monde. D'où ce caractère d'immaturité que conserve la femme au sein même de sa gravité. L'existence aux lointains perdure en l'être féminin. La consécration littéraire de ce thème psychologique, c'est évidemment Madame Bovary.
(3)   L'abolition du temps n'est pas un motif particulier à la psychologie individuelle. C'est l'un des grands rêves de la psyché collective. Mircea Eliade, dans « Le Mythe de l'Eternel Retour » (N.R.F.), y voit l'une des constantes de la mentalité orientale et de la mentalité primitive par opposition à la mentalité européenne-occidentale. L'acceptation de l'histoire dans sa dimension de progrès, d'ouverture vers l'avenir est apparue avec le judaïsme et le christianisme (religions de l'attente d'un Sauveur). Etre pleinement homme, c'est accepter avec courage et lucidité les instances temporelles : passé, présent, avenir. L'obliquité existentielle du névrosé lui vient de l'incapacité où il se trouve de vivre son passé comme un stade révolu. De même, l'adolescence se situe comme une longue hésitation entre l'enfance et l'âge d'homme. L'adolescent méprise l'adulte embourgeoisé, dénué de vie intérieure ; et il jalouse la candide innocence de l'enfant. Il en veut aux gosses de mener une vie insouciante, accaparé par les seules tâches du présent. Lui, comme les romantiques allemandes; que dissèque Nietzsche, il est « d'avant-hier et d'après-demain ».
(4)   Mircea Eliade (c Mythes, Rêves et Mystères », éd. N.R.F.) et Charles Kerenyj («L'Enfant Divin», en collaboration avec C.-C. Jung, éd. Payot> ont bien montré la signification existentielle du labyrinthe et de la marche de nuit dans les rites d'initiation qui consacrent la puberté chez les primitifs. Il s'agit de s'enfoncer seul jusqu'au cœur de la brousse, de se perdre en forêt, d'affronter les ténèbres de la mort : c'est !a condition d'accession à l'âge viril.
Dans un conte aussi populaire et aussi innocent, pourrait-on croire, que celui du « Petit Poucet î>, nous voyons que la perdition est nécessaire pour que l'enfant, triomphant de l'ogre (image du père qui dévore ses fils), affirme son indépendance et la valeur de sa personnalité. La psyché collective, dont mythes et légendes concrétisent les rêves, a parfaitement éprouvé et exprimé la dialectique de l'existence humaine.
D'autre part, il serait intéressant d'étudier, sur le plan de l'expression poétique, la relation de l'adolescent avec son milieu social. Jusqu'à quel point l'inspiration poétique et la volonté d'expression esthétique sont-elles indépendantes du milieu de vie ? Quelle part faut-il accorder à la rencontre dans l'éclosion de la personnalité poétique? Sur ce point, nous recommanderions volontiers de méditer l'introduction de Lanza del Vasto aux poèmes de Luc Dietrich(-L'injuste grandeur, Editions Denoël). Del Vasto a révélé Dietrich à lui-même comme probablement Socrate avait révélé à Platon sa vocation philosophique. Mais nous nous trouvons alors au-delà des ambitions possibles de toute sociologie et de toute psychologie, au seuil de cet espace mystérieux où deux êtres se reconnaissent.
La poésie dépasse l'attente.
 

 

 
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